Ce texte est une élaboration à partir de la leçon inaugurale prononcée par François Hollande lors du cycle 2023 de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, dont le Groupe d’études géopolitiques est partenaire.
L’année 2023 s’ouvre avec la perspective d’un conflit long sur le continent européen. Le principal protagoniste est une puissance nucléaire dont le dirigeant, Vladimir Poutine, est capable de conjuguer le chaud et le froid, ou plus exactement le brûlant et le glacial et d’entretenir le risque d’une escalade dont le monde pourrait craindre le pire.
Cette guerre, aujourd’hui dans tous les esprits, n’est pas survenue par l’exacerbation soudaine d’une tension entre l’Ukraine et la Russie. Elle s’inscrit dans un processus qui a commencé il y a dix ans et qui trouve en partie son aboutissement aujourd’hui. Ce processus correspond à la volonté de la Russie et de la Chine de changer l’ordre du monde et de faire prévaloir la force sur le droit.
Poutine et Xi : la tentation d’un ordre mondial autoritaire
Cette stratégie a été établie par Vladimir Poutine, revenu au Kremlin au printemps 2012, et par Xi Jinping, qui a accédé au secrétariat général du Parti communiste chinois à la fin de cette même année. Elle est fondée sur la conviction partagée par les deux dirigeants que les États-Unis — et plus largement les pays occidentaux — vivent l’apogée de leur rayonnement et sont entrés dans un déclin irréversible, justifiant une révision de la hiérarchie internationale qui prévalait jusque-là. Cette prétention est à leurs yeux justifiée par l’établissement d’un nouveau rapport de forces. La Chine estime ainsi qu’elle sera la première économie du monde à l’horizon 2050.
Pour le centenaire de la révolution chinoise en 2049, elle pense pouvoir disposer d’une avance technologique déterminante dans des domaines aussi clefs que le numérique, le cyber et même le spatial. La Russie et la Chine se sont également lancées depuis une dizaine d’années dans des programmes militaires, qui restent, en termes de stocks d’armements, bien en dessous de l’arsenal des Etats-Unis mais qui représentent, en qualité et en quantité des sommes considérables que traduisent une logique de rattrapage voire même de dépassement pour les équipements les plus sophistiqués. Elles se sont également convaincues du caractère inéluctable de l’effacement américain de la scène internationale. Le refus par Barack Obama d’intervenir en Syrie à l’été 2013 en avait été la première preuve : confirmée par la mollesse de la réaction occidentale au moment de l’annexion de la Crimée et l’occupation d’une partie du Donbass. La débâcle en Afghanistan avait fait le reste.
La Chine et la Russie ont également interprété les tourmentes financières qui ont accablé les économies occidentales puis les crises terroristes qui ont frappé l’Europe et les Etats-Unis, et enfin les grands mouvements migratoires qui ont déstabilisé les sociétés occidentales, comme autant de signes de la perte d’influence des régimes de liberté. Ces empires en ont profité pour labourer de nouveaux terrains en Afrique, au Moyen-Orient et pour pousser toujours plus avant leurs frontières. La Russie, et dans une moindre mesure la Chine, ont également encouragé toutes les entreprises susceptibles de mettre en difficulté le cadre démocratique à l’intérieur même de nos Nations, grâce à la présence chez nous de médias sous leur contrôle et à la mobilisation des réseaux sociaux sous leur influence. La conjugaison de leurs opérations a réussi à perturber le cours des élections et à entretenir le complotisme.
La Chine et la Russie en ont conclu qu’après la longue période, qui s’était ouverte avec l’effondrement du mur de Berlin et l’accélération de la globalisation et qu’elles avaient vécu, l’une comme l’autre, comme une phase de discrétion, de soumission et d’humiliation — le temps était venu pour ces deux grandes puissances de passer à l’offensive. À cet égard, 2012 est une année charnière. Depuis lors, en effet, Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont rencontrés quarante fois — y compris au cours de la crise sanitaire, les deux dirigeants étant pourtant réputés s’être totalement isolés pendant cette période.
Au-delà de la fréquence de ces échanges, Poutine et Xi ont entendu nouer une amitié qu’ils décrivent comme « éternelle et infinie ». Ce pacte ne s’est jamais fissuré : ni sur la Syrie, ni sur l’Iran, pas davantage sur la Corée du Nord. Il a tenu bon sur l’Ukraine à travers toutes sortes de coopérations économiques, commerciales, énergétiques et militaires… Sa traduction est explicite : la Russie est aujourd’hui le deuxième fournisseur de pétrole de la Chine et son principal pourvoyeur d’armement. Les deux pays mènent des exercices conjoints, des manœuvres navales comme des patrouilles aériennes.
Mais cette relation va au-delà de l’affirmation d’intérêts communs. Poutine et Xi partagent les mêmes détestations : celle de l’Occident, qu’ils veulent affaiblir et refouler là où il prétend agir et celle de la démocratie, qui mène selon eux à la décadence et à la désagrégation des nations. Ils adoptent les mêmes méthodes : la crainte à l’intérieur — tantôt douce, tantôt cruelle selon les circonstances — et la domination à l’extérieur. Avec néanmoins une différence de taille, au regard de la place respective de la Chine et de la Russie dans la mondialisation. La Chine a, de fait, besoin pour sa croissance, et donc pour sa stabilité intérieure, de commercer avec le reste du monde et d’accueillir des investissements qui en viennent, alors que la Russie peut vivre dans une relative autarcie — jusqu’à quand il est vrai ? En tout état de cause, Poutine et Xi estiment que, quoi qu’il arrive, le temps travaillent pour eux et que, leur pouvoir étant sans limite dans sa durée comme dans son exercice dès lors qu’il n’y a pas de contre-pouvoir apparent, ils resteront éternellement liés l’un à l’autre.
Ils ont conscience qu’ils obtiennent là un avantage sur les démocraties. Eux peuvent se permettre la patience et la temporisation, quand les gouvernants en démocratie savent bien que leur avenir est forcément sous contrainte, que d’autres leur succèderont mécaniquement et que s’ils sont obligés d’agir à court terme, ils ne sont jamais sûrs de pouvoir inscrire dans la durée son action.
Cette asymétrie, qui a toujours existé entre les dictatures et les démocraties, prend aujourd’hui une dimension particulière. Pour préserver une popularité — car les autocrates ont toujours besoin de mesurer le soutien de leur opinion — les régimes autoritaires jouent la carte d’un patriotisme exacerbé, et feignent d’être agressées par l’impérialisme et le néocolonialisme de l’Occident pour mieux exprimer leurs prétentions. Avec des idéologies aujourd’hui différentes, la référence au communisme pour Xi Jinping, le slavophilisme pour Poutine, ils convergent vers le rejet de ce que fut l’ordre antérieur du monde. C’est là leur message auprès des populations qu’ils veulent enrôler dans ce combat. C’est la raison pour laquelle, même s’il est très difficile de mesurer exactement l’adhésion du peuple russe à ce qui est engagé en Ukraine, ne sous-estimons pas l’efficacité de la propagande sur une large partie du corps social, qui croit sincèrement que son pays est agressé par l’OTAN et menacé par les « nazis » ukrainiens.
Enfin, si Pékin et Moscou agissent séparément sur des zones géographiques certes de plus en plus larges, mais qui ne se recoupent pas nécessairement, elles veillent à ne jamais être en compétition et à ne jamais manifester publiquement une divergence. Ces deux puissances, si elles n’ont pas nécessairement besoin de rappeler en toute occasion qu’elles sont alliées, s’entendent sur une série d’objectifs.
D’abord, faire pièce aux États-Unis, qui restent leur adversaire principal. Il est difficile d’imaginer combien Poutine déteste les États-Unis. Il hait sans doute leur ambition d’imposer un système économique, il les abhorre pour leur mode de vie et pour leur suprématie depuis l’effondrement du mur de Berlin. Ces griefs restent son moteur. Le deuxième objectif est d’impressionner l’Europe. C’est clairement l’un des buts de la guerre en Ukraine. Faire peur. Provoquer, par l’effroi, un repli et une division. Leur troisième objectif est de peser autant qu’il est possible dans les conflits qui affectent des régions particulièrement riches en matières premières, en minerais rares et en énergies fossiles. De ce point de vue, la Russie est en passe de réussir sa manœuvre en Afrique. Elle a également pris des positions fortes au Moyen-Orient, en gardant de bonnes relations aussi bien avec les pays du Golfe et l’Iran qu’avec Israël, tout en veillant, avec la Chine, à contrôler les détroits et les mers.
Les fins de la guerre d’Ukraine
Cette grande alliance qui ne dit pas son nom repose sur un contrat de moins en moins implicite, qui ne se pense plus comme un rééquilibrage des mondes mais comme l’édification d’une nouvelle hiérarchie. Le bouleversement de la planète commence par le défi qui est lancé à nos valeurs de liberté, de démocratie et de droits fondamentaux. C’est dans ce contexte que le conflit ukrainien prend tout son sens. Son enjeu dépasse de loin les batailles territoriales. Il s’y joue un rapport de force à l’échelle de la planète et la constitution d’un précédent qui pourra justifier le recours à la force pour modifier les frontières, voire l’intégrité de plusieurs États. De la façon selon laquelle se conclura la guerre et arrivera la paix dépendra un nouveau paysage international.
À cet égard, l’alternative est relativement simple. Si Vladimir Poutine devait obtenir une victoire, fût-elle partielle, représentée par l’absorption des quatre régions dont il a déjà annoncé l’annexion — même s’il ne les a pas militairement conquises — en plus de la Crimée déjà rattachée depuis 2014, elle signifierait que les États-Unis et l’Europe n’auraient pas réussi, malgré toute l’aide prodiguée à l’Ukraine, à repousser l’invasion. Le risque serait alors d’exposer les pays baltes, la Moldavie, peut-être même la Pologne, à d’autres menaces, pas forcément d’invasion mais en tout cas de pression sur leur propre stabilité. Cela serait également interprété par la Chine comme une nouvelle preuve de la faiblesse occidentale dans le soutien à ses alliés et de la répugnance des démocraties à admettre l’hypothèse de la guerre — autre différence majeure avec les dictatures. Dans cette configuration, il est à craindre que Taïwan serait, à brève échéance, visée.
Ce scénario serait également interprété par les nations qui rêvent d’un destin impérial, comme la Turquie, l’Iran et l’Arabie Saoudite, comme une autorisation à aller plus loin dans la répression intérieure ou dans la conquête extérieure. Les pays émergents comme l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud seraient confortés dans leur position d’équidistance ou d’indifférence par rapport à l’attitude à adopter face à d’autres conflits.
Considérons à contrario la deuxième hypothèse. Si Vladimir Poutine subissait une défaite en Ukraine, s’il était obligé de reculer derrière la ligne qui préexistait à l’invasion et qu’il était même contraint de céder l’ensemble des territoires qu’il occupait depuis 2014 ; alors, au-delà des conséquences intérieures que cette humiliation pourrait provoquer en Russie, cette retraite sonnerait comme un coup d’arrêt aux tentations de faire prévaloir la force sur le droit. La Chine remiserait pour longtemps sa volonté de reprendre par des moyens militaires Taïwan, sans y renoncer pour autant. L’alliance de la Chine avec la Russie, pour éternelle qu’elle soit, demeurerait. Mais cette solidarité deviendrait pour la première un fardeau économique et un boulet politique avec la perspective d’un long isolement. La Chine pourrait alors s’inquiéter des sanctions qui lui seraient forcément infligées, lesquelles pénaliseraient sa croissance déjà affectée par la pandémie ; elle craindrait en particulier les restrictions aux échanges, qui ruineraient son espérance de devenir la première puissance économique du monde.
Pour que le meilleur scénario puisse advenir, plusieurs conditions doivent être réunies. La première est le réengagement américain. Certes, l’hyperpuissance des États-Unis avait pu au temps des années Bush susciter le rejet, l’hostilité et même la confusion. Mais le retrait de la scène mondiale amorcé sous Obama et amplifié sous Trump s’est révélé désastreux, tant il a créé un vide rapidement comblé par les puissances rivales, ouvrant un champ d’expansion à la Russie.
S’il était à craindre que Biden aille dans la même direction, notamment au moment de la débandade en Afghanistan, convenons qu’il a, dans le conflit ukrainien adopté une attitude ferme et courageuse. Les États-Unis ont engagé des sommes considérables et continuent de le faire pour aider les Ukrainiens. La majorité républicaine à la Chambre des Représentants lui permettra-t-elle de poursuivre cet effort ? Et est-ce qu’en novembre 2024, le prochain président élu n’optera pas pour une politique conjuguant le protectionnisme commercial déjà à l’œuvre avec un isolationnisme politique ? C’est sans doute le calcul de Poutine, qui se place dans le temps long. Il attendra et gèlera s’il le peut le conflit ukrainien.
La seconde condition pour un scénario de retour à la paix est le soutien constant des opinions publiques occidentales. Avant l’invasion de l’Ukraine, des raisons pouvaient expliquer la résurgence de l’inflation : l’abondance monétaire provoquée par les politiques accommodantes des banques centrales, le déséquilibre entre l’offre et la demande après la crise sanitaire, les quoi qu’il en coûte à l’échelle européenne, qui avaient d’une certaine façon stimulés le pouvoir d’achat, etc. Mais la guerre d’Ukraine a encore amplifié la hausse des prix, et une partie de l’opinion rapporte les difficultés d’aujourd’hui non pas tant à la fin de la crise sanitaire, mais à l’ouverture du conflit. Dès lors, les craintes de pénuries, les factures qui explosent, la précarité énergétique contredisent forcément le schéma d’une opinion publique en soutien total à la cause ukrainienne.
Une union en de nouveaux termes pour l’Europe
Il y a même tout lieu de penser que des groupes politiques, voire des États européens, appelleront à une négociation ou à des accommodements sur le régime des sanctions. Des tensions apparaissent déjà au sein d’une Europe qui a plutôt bien répondu à la crise ukrainienne. Elles s’exerceront sur ce point névralgique : l’opportunité d’une solution transactionnelle avec la Russie. Un pays se prépare à jouer à cet égard un rôle clef, c’est la Turquie. Elle a même défini une méthode : prendre l’Ukraine région par région, et regarder au cas par cas ce qui pourrait être concédé par les uns ou par les autres. La Turquie a de plus une double relation qui ajoute à l’ambiguïté puisqu’elle est membre de l’OTAN, et la meilleure ennemie de la Russie. C’est dire que Turquie et Russie peuvent être en compétition sur toutes les zones qui les concernent, elles s’arrangent toujours. Nous l’avons observé aussi bien pour la Syrie que pour le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
C’est le second espoir de Vladimir Poutine : penser que les opinions finiront par fléchir, que les Européens se montreront davantage attachés à leur mode de vie qu’à leurs valeurs, à leur confort qu’à la démocratie, et à leur économie plutôt qu’à la sécurité. C’est d’ailleurs la question qui est aujourd’hui posée à l’Union européenne : quel est son destin ? Veut-elle être une puissance économique et commerciale impressionnante, dont les résultats lui assureraient une cohésion intérieure et le respect de l’extérieur à défaut d’exercer une influence politique ? Être un ensemble avec une économie forte à l’échelle mondiale et sans prétention politique ? L’Allemagne a adopté cette vision pendant longtemps. Elle en voit aujourd’hui les limites.
Veut-elle se replier sur son continent ? Puisque son mode de vie est devenu une telle exception dans le monde ne faut-il pas à tout prix le protéger en élevant le plus haut possible les frontières de façon à limiter l’immigration, et à assurer une souveraineté industrielle et énergétique pour ne pas être impacté par les crises ? L’Europe aurait beaucoup de mal à assumer unanimement ce choix. Mais il est d’ores et déjà porté par certains. Car aujourd’hui, les populistes ne veulent plus défaire l’Europe. C’est une victoire paradoxale du Brexit : personne ne veut plus quitter l’Union. Ils veulent en faire une forteresse, un isolat qui ne se préoccupe plus de ce qu’il se passe à l’extérieur, pour mieux protéger ce qu’il se produit en son sein. Un tel schéma de fermeture suppose toutefois une garantie de sécurité. Elle ne peut être fournie que par les États-Unis — c’était d’ailleurs le pari de Donald Trump – qui poseront forcément leurs conditions. Une voie alternative est possible, c’est celle d’une union politique capable d’assurer la force de ces valeurs — et donc de consentir un effort de défense et de sécurité — pour mieux porter un message de stabilité et d’équilibre pour le monde. Cette orientation a longtemps été repoussés dans les débats européens. Elle ne peut plus être différée aujourd’hui.
Nous connaissons les hésitations et les contradictions de nos partenaires : l’Europe du Nord et celle de l’Est ont désormais placé dans l’Alliance atlantique une confiance qui va jusqu’à l’aveuglement. La France, quant à elle, appelle à une autonomie stratégique dans le cadre de l’OTAN, mais avec l’idée de bâtir une industrie européenne de défense, et de constituer demain des forces communes. L’Allemagne quant à elle voudra tout concilier, c’est-à-dire admettre un effort budgétaire plus important, aller vers des fabrications communes, tout en achetant d’ores et déjà aux États-Unis les appareils qui lui manquent — ne jamais rompre avec les États-Unis, tout en faisant en sorte d’avancer autant qu’il est possible avec les Européens.
Il est néanmoins vain d’espérer que l’Europe des Vingt-Sept puisse constituer une union dont la sécurité serait un axe majeur. Ce n’est donc pas avec l’Europe à 27, mais à travers une Europe à quelques pays dans le cas d’une coopération très renforcée, que sera édifiée l’Europe de la défense. Le conflit ukrainien aura permis de clarifier ces différentes options sans en dégager une en particulier.
Vers un nouveau multilatéralisme
Un nouveau temps des relations internationales s’ouvre. Quelle en sera la configuration ? La mondialisation, entendue comme l’ouverture générale des marchés, et avec une intensité accrue des échanges, a atteint ses propres limites. Rappelons qu’en 1975, la part du commerce dans le PIB mondial était de 30 % ; elle est montée jusqu’à 60 % ; la crise sanitaire a entamé une régression de cette part, déclin qui ira s’accentuant, à travers une relocalisation des activités, doublée de nouvelles contraintes et de règles édictées qui restreindront la croissance du commerce international — à quoi il faudra encore ajouter les effets des sanctions qui frappent la Chine et d’autres pays « contrevenants ». L’on commence aussi à mettre en place des chaînes de valeur pour contourner la Chine et la Russie par des dispositifs protectionnistes (friend-shoring) : dans ce domaine, les États-Unis ont déjà pris des mesures et les Européens devront suivre. Des taxes supplémentaires seront introduites et des subventions aux industries nationales se multiplieront. Enfin, la généralisation de normes environnementales contribueront aussi à réduire la place du commerce mondial dans la production. Nous ne sommes pas dans une phase de démondialisation, comme l’ont dit certains, mais bien de recul des échanges à l’échelle du monde.
Parallèlement, une multipolarisation s’organise selon de nouveaux axes. D’un côté le pacte sino-russe se renforcera et soutiendra tous les régimes autoritaires, quels qu’ils soient. Là où l’on exécute, là où l’on pend, il y aura toujours l’un des deux qui soutiendra le gouvernement en place — tantôt la Russie, tantôt la Chine.
En face, il y aura l’alliance des démocraties, si tant est que les États-Unis veuillent bien décider de la solidité de cette relation au regard de leurs propres intérêts — qui ne sont pas forcément convergents avec les nôtres — ; dès lors aussi que l’Europe aura pris l’option que nous développions plus haut pour assurer sa défense, et que d’autres pays, comme le Japon, la Corée, l’Australie et le Canada, seront insérés dans des systèmes d’alliance. Le réhaussement des dépenses de défense dans les démocraties est une preuve qu’une convergence est possible. Entre ces deux blocs, des pays seront tentés de jouer leur propre partition, y compris en ouvrant des confrontations périphériques : ainsi de nouvelles petites puissances s’affirment et jouent un rôle en Afrique, comme le Rwanda, ou en Asie, comme l’Indonésie. Sans oublier la Turquie. Le terrorisme, enfin, ne quittera pas nécessairement la scène, car chaque fois que demeurent des conflits jamais refermés et sur lesquels peuvent se greffer des éléments religieux, il y a nécessairement des débordements qui nous atteignent.
Le multilatéralisme sera le grand perdant de cette nouvelle donne. Le Conseil de sécurité est durablement paralysé par les vétos ; les missions de maintien de la paix de l’ONU font chaque jour la démonstration de leur totale inefficacité et de leur coût rédhibitoire, aussi bien au Mali qu’en RDC. Le secrétaire général des Nations Unies fait courageusement des déclarations qui ne sont entendues que par ceux qui partagent ses valeurs. Alors que ce système est bloqué au plan politique, paradoxalement, les crises sanitaires, le réchauffement climatique ou l’enjeu du numérique ou des communications à l’échelle de la planète, obligent à des coopérations voire à des prises de décisions. Si nos émissions nous empêchent de respirer, si des régions du monde sont sujettes à des catastrophes récurrentes, si les GAFAs menacent notre sécurité, nous sommes tous concernés et donc mobilisés pour en réduire les causes. C’est ce qui explique que, sur des sujets majeurs comme le climat, des accords internationaux soient encore possibles, il y a finalement une lueur d’espoir. Les opinions publiques et les peuples n’ont pas dit leur dernier mot. Ils peuvent surgir à tout moment pour demander l’édification d’un ordre commun.
L’exemple récent de la stratégie zéro-Covid en Chine est éclairant. L’opinion publique a fini par se manifester au moment où on ne l’attendait pas ; un État peut certes confiner pendant un an deux ans une population, mais il vient un moment où, même avec une autorité brutale et des moyens de répression quasi illimités, il bute sur quelque chose d’irrépressible, le besoin de vivre. Il existe une opinion publique mondiale. C’est elle qui viendra bousculer toutes les prétentions.
C’est le seul élément de lumière qu’il nous est permis de voir dans la pièce obscure qu’est devenue le monde. La série de crises dont nous n’arrivons pas à nous sortir devrait cependant nous conduire à un réengagement démocratique. La leçon, en somme, de cet affrontement qui s’opère à l’échelle de la planète, de cette prétention de la force à nier le droit et de cette mise en cause de la liberté, qui n’est pas une décadence mais un projet, c’est que les démocraties sont supérieures à tous les autres régimes — à condition que les citoyens concernés s’en persuadent pour mieux les défendre.