Le mini-budget dévoilé le 23 septembre par le Gouvernement Truss a provoqué tout à la fois la défiance des marchés et la désapprobation du public britannique : dépréciation de la Livre Sterling, hausse des taux d’intérêts sur les obligations publiques et chute des Tories dans les sondages. Pourquoi ce projet est-il devenu si dommageable au gouvernement Truss ?
David Edgerton
Le gouvernement pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du soutien ou au moins de l’indifférence populaire à l’égard de son programme. En cette fin Septembre, il a effectué deux annonces clés. La première, c’est un paquet de mesures prévoyant de dépenser jusqu’à 150 milliards de livres en vue de limiter les effets pour les consommateurs de la hausse des prix de l’énergie. La seconde, c’est le mini-budget proprement dit, qui comprend des baisses massives d’impôts, avec une baisse des contributions de sécurité sociale, une baisse de l’impôt sur le revenu pour tous les contribuables et, très important, une baisse de l’impôt sur les sociétés. La suppression du taux marginal d’imposition de 45 %, qui a attiré l’attention et qui a finalement été abandonné, ne représentait qu’une petite proportion du coût budgétaire total.
C’est la réaction financière, à laquelle ils ne s’attendaient pas, qui a fait dérailler les annonces gouvernementales et provoqué des dommages économiques et politiques. Pour Liz Truss et Kwasi Kwarteng, ces réductions d’impôts ne constituent qu’une partie d’un programme de relance de la croissance qui doit également s’appuyer sur un effort de dérégulation de l’économie, pour lequel le Brexit est considéré comme une opportunité, et des réductions de dépenses. Mais il leur était impossible, compte tenu de la situation économique et sociale, d’annoncer un tel programme. Or s’ils avaient annoncé les plans de réduction des dépenses en même temps que leur plan de baisse d’impôts, peut-être que la réaction financière internationale aurait été différente.
Néanmoins, je pense que la réaction financière doit être interprétée, au moins partiellement, comme la manifestation d’une défiance généralisée dans les gouvernements conservateurs. Les capitalistes du monde entier, dont les perspectives sont censées être reflétées dans le Financial Times et The Economist, étaient hostiles au Brexit comme au gouvernement Johnson et aujourd’hui au gouvernement Truss. Dans une époque qui accorde une très grande attention à la macroéconomie, à la stabilité financière et aux interventions des banques centrales, les leaders Tories se retrouvent déconnectés. En effet, la tradition intellectuelle à laquelle se rattachent Liz Truss et Kwasi Kwarteng, plus autrichienne que néo-classique, fait preuve d’un certain désintérêt vis-à-vis de la macroéconomie. Ce qui compte vraiment pour eux, c’est la restructuration de l’économie, le développement de l’esprit d’entreprise, la libération des esprits créatifs.
L’actuel gouvernement conservateur se prépare donc à rejouer la révolution néolibérale des années 1980 ? N’est-ce pas une rupture avec le discours de Johnson et May promouvant un conservatisme plus social ?
Il importe de ne pas voir le gouvernement Truss comme un simple retour à Thatcher. Thatcher voulait changer une situation dans laquelle l’État était fort, avec de multiples instruments d’interventions et de nombreuses entreprises publiques, tandis que les syndicats aussi étaient forts. Mais la révolution Thatchérienne a réussi et, au début des années 1990, l’économie britannique est radicalement libéralisée. Le New Labour n’a pas changé de manière significative cet état de fait. Nous assistons donc pas à un retour à Thatcher mais à une tentative de radicaliser le statu quo qu’elle a laissé derrière elle.
Ce processus de radicalisation du parti conservateur a été mis en branle par le référendum sur le Brexit. En effet, les plus ardents partisans du Brexit au sein du Parti conservateur sont issus de l’aile dure thatchérienne du parti, notamment les membres du Parlement réunis au sein du European Research Group. Toutefois, leurs options idéologiques n’étaient pas partagées par l’ensemble des électeurs pro-Brexit, beaucoup d’entre eux étant des nationalistes et en particulier des défenseurs d’un plus grand nationalisme économique. S’adaptant à cette réalité politique, Theresa May a déssiné une évolution vers un nouveau conservatisme, assumant une orientation plus nationaliste. Boris Johnson, à bien des égards plus libéral que May, a également indiqué qu’il souhaitait renouveler le pays sur une base nationale. D’où la centralité du « levelling-up » dans son message politique, bien que ce slogan n’ait pas été accompagné d’engagements concrets en faveur des services publics ou de la redistribution des richesses. Mais les Brexiters radicaux se sont radicalisés plus encore sous le gouvernement Johnson, en particulier lors de la crise Covid. Se présentant comme des défenseurs des libertés individuelles, un grand nombre d’entre eux ont plaidé contre l’obligation de porter des masques et en faveur d’une réouverture rapide de l’économie.
Lors de la campagne pour la direction du parti conservateur, Liz Truss s’est présentée comme l’héritière légitime et la candidate pro-Johnson. Il est vrai qu’elle partage avec ce dernier le fait d’être une véritable Brexiter et une vraie libertarienne. Mais elle est beaucoup plus radicale que ne l’était Johnson et le gouvernement actuel est extraordinairement influencé par les think-tanks libertariens anglo-américains. À ce propos, il faut s’abstenir de suivre les analyses qui suggèrent que les conservateurs sont incompétents, qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, qu’ils n’écoutent pas les experts. De leur point de vue, ils suivent des conseils avisés et poursuivent une politique radicale mais nécessaire pour augmenter le taux de croissance de l’économie. C’est leur programme qui doit être remis en question, pas leur intelligence ou leur compétence.
Les derniers sondages sont catastrophiques pour le parti conservateur, qui accuse un retard de 30 points sur le Labour. Est-ce uniquement le mini-budget qui conduit à une telle situation ?
Oui dans le sens où l’effondrement du soutien des conservateurs a été très soudain. Mais non, dans la mesure où il résulte d’un échec bien plus général, au cœur duquel se trouve le Brexit. Ce qui s’est passé, c’est que pendant plusieurs années l’économie et la société britanniques ont été présentées comme des réussites uniques. Le Royaume-Uni était une « superpuissance scientifique », il avait le taux de croissance le plus rapide du G7, il avait réussi à combattre le Covid beaucoup plus efficacement que l’Europe. C’est l’histoire que les Brexiters ont racontée au public britannique. Et ce n’est que lors des tout derniers mois que le ton des commentaires a radicalement changé et que les gens ont commencé à remarquer les mauvaises performances des exportations, le retard persistant de la productivité britannique sur l’Allemagne ou la France ou le fait que l’économie n’est toujours pas retrouvé son niveau d’avant le Covid. Et bien sûr le Royaume-Uni connaît une inflation très importante qui a grignoté le pouvoir d’achat, notamment celui des plus pauvres, ceux qui ont continué à travailler à travers le Covid. Cela a conduit à un changement d’humeur politique : après avoir été abreuvé d’une histoire de renaissance britannique, de renaissance à travers le Brexit, les gens se retrouvent dans une situation bien pire qu’avant le covid et même avant le Brexit.
On assiste donc à une vague d’actions revendicatives : les chemins de fer, les transports, la poste et les avocats sont en grève, et les infirmières réfléchissent à la possibilité de se mettre en grève. Ce mouvement, qui ne fait que commencer, reflète la crise du niveau de vie. Je pense qu’il s’agit d’une opportunité pour le Labour, même si sa direction considère le mouvement comme dangereux pour l’image qu’il souhaite projeter. Mais ici les réalités économiques brutes, bien plus que les idées, façonneront les réalités politiques. Je pense donc que nous sommes au début d’un processus qui obligera le système politique à répondre à de nouvelles voix et revendications. Car ces dernières années, nous avons subi une déconnexion radicale entre ce que les gens, dans leur ensemble, pensent et ce qui est discuté au Parlement, dans la presse et à la BBC, ces derniers ayant été dominés par un discours très à droite tandis que les voix qui s’y opposent, qui incluent la grande majorité des jeunes et des travailleurs pauvres, ne sont tout simplement pas entendues.
Si le Labour venait à reprendre le pouvoir aux prochaines élections, quelle direction pourrait-il imprimer à la politique britannique ?
À certains égards, Keir Starmer a, lors de la dernière conférence, déplacé sa position vers la gauche. Il a utilisé un langage de classe, présentant le parti travailliste comme le défenseur des travailleurs. Il a également évoqué l’idée de nationalisation, ou du moins la création d’une nouvelle société publique d’énergies renouvelables. Il a également parlé de la nécessité de nouveaux modes de croissance économique, en se concentrant particulièrement sur la question du verdissement de l’économie. Il existe donc de nombreux signes prometteurs d’une évolution vers une économie plus nationale, une politique économique plus nationaliste et une économie plus verte.
Mais je pense que le parti travailliste n’est pas intellectuellement préparé pour transformer efficacement l’économie. Ces derniers temps, les discours travaillistes ont beaucoup mis l’accent sur la croissance économique. Leur argument est que le Royaume-Uni a connu une faible croissance au cours de la dernière décennie, inférieure à ce qu’elle fût sous le précédent gouvernement néo-travailliste, et que le retour à une telle situation permettrait d’accroître les dépenses publiques. Mais nous nous trouvons dans un nouveau monde : nous traversons la crise financière, le Covid, plus récemment une explosion de l’inflation mondiale. Nous assistons à une compression radicale du niveau de vie de nombreuses personnes. Et nous devons relever le défi de la décarbonisation. Aussi le mantra de la croissance et l’idée qu’elle suffira en elle-même à résoudre les problèmes de distribution et de décarbonisation, sont aujourd’hui inappropriés. Le développement d’un État plus expert et plus compétent sera nécessaire pour répondre aux défis actuels et futurs. De nouveaux modes d’intervention publique devront être adoptés, avec une certaine planification publique et peut-être des nationalisations. Toutes ceci requiert une nouvelle politique de transformation et non pas la seule poursuite de la croissance économique pour elle-même.
Un futur gouvernement travailliste, lançant un mouvement vers une économie plus nationale, pourrait-il tout de même entretenir des relations plus étroites avec l’Union européenne ?
Le programme de création d’une économie nationale n’a pas été précisément défini, mais tel qu’il se présente aujourd’hui, il s’agit d’utiliser plus intelligemment les achats publics afin de soutenir les industries britanniques et la transition écologique. Je ne pense pas qu’en pratique cela implique de faire plus que ce que peut faire, par exemple, le gouvernement français. Il faut bien comprendre qu’après Thatcher, le Royaume-Uni s’est distingué par son néolibéralisme et que ce ne sont pas les règles de l’UE qui ont empêché les gouvernements britanniques de mener des politiques plus interventionnistes. Il y a beaucoup plus d’espace de manœuvre pour des politiques non néolibérales dans l’Union européenne que ce dont les gouvernements britanniques successifs ont choisi de faire usage. Surtout, il faut bien voir que le parti travailliste se montre favorable à des relations économiques plus étroites avec l’Union. Je pense donc qu’il proposera un programme compatible avec l’accord de commerce et de coopération UE-Royaume-Uni et à un renforcement des relations avec l’Union.
Comment voyez-vous évoluer la relation UE-Royaume-Uni à l’avenir et, pensez-vous qu’en temps voulu, le Royaume-Uni pourrait réintégrer l’Union ?
À court terme, il faut se demander ce que fera le gouvernement conservateur concernant les relations avec l’Union. On distingue bien la volonté de déréguler l’économie britannique afin de créer un « Singapour-on-Thames » tant vanté. Mais, d’un autre côté, malgré tous les discours sur la nécessité de se débarrasser de l’accord sur le protocole nord-irlandais, je pense que la réalité va s’imposer, sachant que l’Union ne reculera pas et que les États-Unis exercent des pressions très fortes sur le Royaume-Uni pour qu’il arrête de se comporter de manière irresponsable.
À long terme, je pense qu’une forme de réintégration est très probable, peut-être sur le modèle des relations entre l’Union européenne et la Norvège. Les perspectives de l’économie britannique sont mauvaises et le probable échec économique du programme Brexiter du gouvernement Truss sera profondément important pour repenser les relations avec l’Europe. Une majorité de Britanniques considèrent déjà que le Brexit est une erreur. Si cela ne se reflète pas encore dans la politique britannique, les deux principaux partis s’étant engagés à respecter le vote du Brexit, le changement d’humeur populaire devrait finir par faire évoluer ce statu quo. À moyen-terme, l’effet du renouvellement générationnel devrait se faire sentir, puisque les plus jeunes ont un point de vue très différent sur les relations entre le Royaume-Uni et l’Union, et sont en faveur de liens étroits.
En outre, il faut se rappeler que l’Irlande du Nord est déjà partiellement intégrée dans la fabrique institutionnelle de l’Union, puisqu’elle participe au marché unique, et que la perspective d’une Irlande réunifiée, pleinement membre de l’Union européenne, est aujourd’hui une vraie possibilité. De manière similaire, une Écosse indépendante voudrait aussi très certainement être membre de l’Union. Même si cela prendra du temps, l’Angleterre aussi devrait dépasser la suffisance délirante qui a inspiré le Brexit et reconnaître que l’ensemble de ce programme fut inspiré par la branche britannique de la droite libérale radicale internationale.