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Activiste depuis les années 1990, vous avez participé au mouvement étudiant du 4 juin 1989, dont les manifestations sur la place Tiananmen. Peut-on comprendre ce moment comme ayant motivé votre désir d’agir ? Quels sont les autres moments qui ont produit chez vous la volonté de vous engager ?
J’ai effectivement participé au mouvement de la place Tiananmen lorsque j’étais adolescente. 1 Si le mouvement signifiait beaucoup pour moi, je ne connaissais presque rien de la cause pour la défense des droits des femmes. Je ne savais pas que j’étais féministe. À cette époque, personne n’était féministe en Chine. Ma participation aux manifestations de la place Tiananmen m’a amenée à remettre en cause la légitimité du gouvernement chinois. Après la campagne de répression massive opérée par les autorités chinoises, nous avons été pris par une forme de désillusion.
Votre participation à la 4ème Conférence mondiale sur les femmes tenue à Beijing en 1995 a-t-elle contribué à construire votre engagement pour le droit des femmes ?
En 1994, j’ai obtenu un emploi de secrétaire pour un journal d’État. À l’époque, je n’avais pas de conviction féministe. Cet emploi m’a néanmoins donné l’occasion d’entrer en contact avec des féministes chinoises. En 1995, j’avais 20 ans lorsque l’on m’a confié la réalisation d’un reportage sur la tenue de la Conférence mondiale sur les femmes organisée à Beijing. Je pouvais percevoir qu’il s’agissait d’un événement important, mais je sous-estimais l’importance du mouvement féministe à travers le monde.
À la fin des années 1990, certaines de mes collègues journalistes et quelques spécialistes des études de genre ont créé un petit groupe de bénévoles dans lequel j’ai décidé de m’engager. Il s’agissait de la première organisation civile axée sur la lutte contre les discriminations de genre et pour l’égalité des sexes en Chine.
En tant qu’activiste féministe ayant participé à l’affirmation de la défense des droits des femmes en Chine, comment définissez-vous votre identité ? Quelle influence votre activisme a-t-il eu dessus ?
Depuis une vingtaine d’années, j’ai tendance à me définir comme une féministe. Le féminisme fait partie de mon identité. Je travaille avec des femmes. Je me lie d’amitié avec des femmes en parlant avec elles de questions féministes.
Vous avez débuté votre activisme alors que la Chine opérait son tournant libéral et s’ouvrait progressivement au monde. Comment ce changement idéologique a-t-il impacté le mouvement féministe ?
Les années 1990 ont véritablement marqué un tournant au sein de la société chinoise. Je pense que nous devrions considérer le développement du mouvement féministe comme un sous-produit involontaire du processus de réforme et d’ouverture de la Chine. La diffusion croissante de l’information a permis aux féministes chinoises de s’organiser.
L’ouverture de l’économie chinoise ne s’est pas faite sans difficultés. Les femmes en ont été les premières victimes. Néanmoins, on constate aujourd’hui que plus de la moitié des étudiants dans les universités chinoises sont des femmes. Elles sont aujourd’hui davantage scolarisées et poursuivent des études plus longues. Désormais, elles sont aussi plus nombreuses à quitter les campagnes pour vivre dans des métropoles. Les femmes s’éloignent de leur communauté traditionnelle et tendent de plus en plus vers l’indépendance financière. C’est un veritable signe de progrès pour le mouvement féministe chinois.
Dans un article sur les intellectuels libéraux et le féminisme, Li Sipan 2 dénonce le manque d’attention des libéraux pour le féminisme et leur compréhension restrictive des notions de libertés et d’égalité. Quels liens possibles entre ces mouvements ? Comment agrandir le spectre de participation et de préoccupation aux questions féministes ?
Je ne cherche pas à faire des libéraux et de leur idéologie une cible de mes critiques. Toutes les grandes idéologies prétendent soutenir le féminisme, mais leurs actions divergent souvent de leurs paroles. Aujourd’hui, en Chine, nous n’attendons plus grand-chose du marxisme. Le libéralisme représente une idéologie beaucoup plus critique et contestataire. Néanmoins, les libéraux ne soutiennent pas réellement le mouvement féministe. Il y a dix ans, le libéralisme apparaissait comme le courant attractif pour les jeunes progressistes, désormais, il s’agit du féminisme.
Face à la répression et à la censure, comment percevez-vous l’organisation de la lutte féministe et les dynamiques en son sein ? Que pensez-vous de l’efficacité de cette mobilisation ?
Entre 2007 et 2012, une nouvelle génération de militantes féministes est arrivée à la tête du mouvement. Une transformation stratégique a donc eu lieu à ce moment-là. Avant 2012, les leaders du mouvement étaient des expertes qui travaillaient pour des institutions financées par l’État ou dans des universités.
J’ai travaillé avec elles pendant de nombreuses années et je les respecte énormément, mais leur stratégie principale consistait à négocier avec le gouvernement en partant du principe que les fonctionnaires n’avaient pas suffisamment de connaissances sur l’importance de la défense des droits des femmes. En remédiant aux lacunes des fonctionnaires chinois, les militantes féministes de l’ancienne génération pensaient pouvoir influencer les politiques gouvernementales. Mais cette stratégie s’est révélée inefficace. Le gouvernement chinois ne soutient pas la cause pour les droits des femmes, non pas parce qu’il manque de connaissances sur le sujet, mais parce qu’il manque de volonté politique. La stratégie de coopération avec le gouvernement chinois a permis des avancées pour les droits des femmes mais celles-ci ont été réalisées sur le temps long et de manière étroite. Les dirigeantes du mouvement féministe des années 2000 ne cherchaient pas à promouvoir les droits des femmes auprès de la population mais seulement auprès des fonctionnaires chinois. Elles ont réalisé une activité de plaidoyer auprès du Parti mais elles n’ont pas cherché à créer un mouvement.
Comment expliquer ce tournant au sein de la direction du mouvement ?
Lorsque la direction a été transférée à une génération plus jeune d’activistes, le mouvement féministe s’est déployé en dehors des structures officielles établies. C’est aussi à ce moment que la répression gouvernementale contre tous les mouvements civils a débuté en Chine. Après les Jeux olympiques de Pékin en 2008, le gouvernement chinois était suffisamment confiant pour penser pouvoir exclure les activistes féministes de la sphère politique. Cependant, parce que la motivation des jeunes femmes chinoises reposait sur de la colère et de l’insatisfaction, les menaces n’ont pas été efficaces pour arrêter la progression du mouvement. Aujourd’hui, les femmes sont beaucoup plus conscientes des politiques discriminatoires dont elles font l’objet.
En 2018, nous avons assisté au lancement du mouvement #MeToo. En Chine, les femmes ont commencé à s’exprimer sur les réseaux sociaux autour du harcèlement sexuel. Elles ont essayé de faire pression sur le gouvernement pour qu’il mette cet enjeu à l’agenda politique. Mais le Parti chinois est maintenant beaucoup plus fort qu’il y a quelques années. Il est devenu extrêmement difficile d’organiser des actions militantes. Il y a deux ans, nous avions eu la possibilité d’organiser une grande campagne pour demander une réforme politique majeure. Aujourd’hui, il serait impossible d’imaginer une telle action.
Votre engagement s’est traduit notamment en ligne via le blog ‘Feminist Voice’ ainsi que par des actions publiques via le centre ‘One Yuan Commune’ ou comme celles ‘Occupy men’s room’ et pour les ‘Feminist Five’. Comment comprenez-vous la résistance dans son aspect technique ? Quels sont pour vous les outils, les moyens d’expression de cette lutte qui vous permettent de vous opposer, malgré la répression permanente ? Quelles sont les structures sur lesquelles cette lutte repose ?
Nous travaillons dans un contexte très difficile car la censure est omniprésente. Pour autant, dès qu’une opportunité se présente, les activistes sont prêtes à agir pour défendre les droits des femmes. Au début de l’année 2022, le cas d’une femme torturée et séquestrée par son mari pendant 20 ans a été exposé sur Internet. Elle avait huit enfants et souffrait de problèmes de santé mentale. Lorsque son témoignage a été rendu publique, de nombreuses personnes ont demandé que le gouvernement soit tenu responsable. Beaucoup de femmes se sont exprimées pour demander une condamnation plus ferme des mariages forcés. Cette affaire tragique a été saisie par les femmes pour faire valoir leurs droits. Cependant, le gouvernement chinois considère désormais le mouvement féministe comme une force étrangère hostile. Il nous est donc impossible d’annoncer la tenue d’événements à l’avance. Nous devons également vérifier l’identité de nos membres afin de nous assurer que des agents du Parti ne s’infiltrent pas dans l’organisation.
Quelle part WeChat a-t-il dans la communication et l’organisation de cette lutte ?
Lorsque nous utilisons WeChat, nous savons que le gouvernement chinois peut avoir accès à toutes nos conversations. C’est pourquoi, nous n’utilisons pas cette application pour organiser nos événements. De façon fréquente, il arrive que le gouvernement chinois supprime nos comptes ce qui nous oblige à en recréer d’autres. Nous devons développer de nouveaux outils pour échapper à la surveillance gouvernementale.
Quel rôle pour Internet plus généralement dans l’organisation du mouvement ?
Pour le mouvement féministe, la fonction d’Internet est de permettre d’informer et de regrouper des personnes qui cherchent à se rapprocher de notre cause. À cause de la censure, il est maintenant très complexe pour les nouveaux membres de trouver des informations sur notre mouvement. La censure sur Internet vise à décourager les personnes intéressées par la défense des droits des femmes. À ce stade, la censure gouvernementale représente une limite au développement du mouvement féminise en Chine. Les militants en souffrent beaucoup. Il y a quelques années, le gouvernement chinois nous sanctionnait après que nous ayons commis une action militante. Désormais, les autorités interviennent avant même qu’une action puisse être envisagée. C’est une période sombre pour notre mouvement. Par ailleurs, depuis que le Parti chinois considère le mouvement féministe comme une force hostile étrangère, nous avons perdu une part de légitimité auprès de la population.
Avez-vous des un cadre théorique et/ou des figures ou moments emblématiques qui définissent et inspirent cette lutte ?
Je suis une militante. Je ne suis pas une théoricienne. À titre personnel, je considère que la théorie n’occupe pas une place centrale dans le mouvement féministe. Cette distinction me semble importante car elle me permet de souligner ma différence avec les stratégies d’action de l’ancienne génération des féministes chinoises.
Comment considérez-vous votre action dans ce domaine, en Chine comme à l’échelle mondiale ?
Les femmes chinoises ont accès à des informations contrôlées et régulées par les autorités. Nous nous concentrons essentiellement sur la situation des droits des femmes en Chine car la situation est très particulière. Nous avons beaucoup appris d’autres pays d’Asie de l’Est comme la Corée ou le Japon. Nous nous sommes inspirées du mouvement #MeToo aux États-Unis, mais nos stratégies ne peuvent pas être identiques. En Chine, le contexte autoritaire rend les choses très différentes.
Quelles sont, aujourd’hui, vos priorités, pour vous même et pour votre lutte ?
Il y a dix ans, je pensais que nous pourrions améliorer la situation des femmes en Chine. Actuellement, je ne pense pas que cela soit possible. Le gouvernement de Xi Jinping est extrêmement puissant. Je suis prise d’une forme de désillusion car je sais qu’il n’y a aucune volonté politique de la part du Parti de faire avancer la cause des droits des femmes. La seule chose que nous puissions faire est d’essayer d’informer les citoyens chinois en ne restant pas silencieuses. Lorsque le mouvement n’est plus actif, il est difficile d’initier une réflexion.
Alors que la loi sur le divorce a récemment revu la répartition des biens entre époux en avantageant le mari, comment comprendre les perspectives de développement pour la cause féministe ?
La loi sur le divorce vise à empêcher les femmes chinoises de demander le divorce. C’est une situation très frustrante car nous pensions avoir gagné cette liberté. L’État chinois ne veut pas que les femmes s’émancipent et s’affranchissent des structures traditionnelles.
Bien qu’une loi sur les violences domestiques ait été adoptée en 2016, les effets du confinement sur l’augmentation des violences ont-ils été pris en compte ? Quelle est la réaction des pouvoirs chinois face à cette violence, encore rendue visible récemment par la diffusion d’une vidéo de femmes se faisant battre dans un restaurant ?
Le gouvernement chinois a diffusé des données officielles sur les violences faites aux femmes. Selon les autorités, les violences auraient diminué depuis l’application de la loi contre la violence domestique, mais je n’y crois pas.
J’ai passé plus de 20 ans à discuter avec des femmes et d’autres activistes féministes pour plaider en faveur de l’application de la loi anti-violence domestique de 2000 à 2016. Son application a été une grande source de déception. Malgré la propagande du régime chinois autour de cette loi, les victimes affirment ne pas avoir reçu beaucoup d’aide des institutions officielles. Il s’agit d’une loi creuse qui ne porte pas d’évolutions substantielles.
Pendant les confinements, nous avons recueilli les témoignages de victimes et nous les avons publiés sur Internet. Nous avons créé une campagne encourageant les chinois à apposer de petits autocollants sur leurs fenêtres pour lutter contre les violences domestiques. Des milliers de personnes ont participé à cette initiative. Au printemps 2022, lorsque Shanghai était en état d’urgence, les bénévoles ont tenté d’entrer en contact avec l’Organisation gouvernementale des femmes de Chine afin d’aider les victimes à trouver un hébergement sécurisant.
Comment appréhender les droits des femmes des minorités persécutées ? Des recoupements entre les mouvements féministes et de défense des minorités existent-ils ?
L’intersectionnalité est importante pour le mouvement féministe. Nous avons essayé de travailler avec les femmes de la classe ouvrière, les travailleuses domestiques, les travailleuses du sexe etc. Jusqu’en 2015, ce travail était relativement efficace, mais la répression a mis fin à tout avancement. Nous avions des contacts réguliers avec des personnes œuvrant à la défense des droits des travailleurs mais nous ne travaillons plus ensemble dorénavant. Les droits des minorités sont devenus un sujet très politique en Chine.
À l’approche du XXe Congrès du parti, comment percevoir les potentielles conséquences sur la question féministe, si elle est toutefois prise en compte ?
Le XXe Congrès du parti en octobre prochain aura certainement un impact sur le mouvement féministe. Xi Jinping va prolonger son mandat. Personne ne peut l’arrêter. Une période d’autant plus sombre débutera. Le féminisme est déjà le dernier mouvement social en Chine. Tous les autres mouvements sociaux ont été dissous. Nous avons résisté jusqu’à présent parce que nous avons une communauté, mais la situation est désolante.
Si le #MeToo mouvement a réussi à s’implanter en Chine, quels défis pour la lutte féministe alors que le climat politique chinois est tendu notamment avec la reprise du nombre de cas de Covid et la situation internationale dont la guerre en Ukraine ?
Le mouvement #MeToo a permis aux personnes de s’exprimer sur les droits des femmes à un niveau sans précédent. Lorsque le mouvement a émergé, la première stratégie des autorités chinoises a été de nier son existence. Néanmoins, parce que nous ne formions plus un groupe embryonnaire mais un véritable mouvement, les autorités chinoises ont dû accepter l’idée qu’ait lieu un débat sur la question des droits des femmes. #MeToo a été une occasion de sensibiliser la population et de provoquer des réflexions. Ne pas parler des violences sexistes empêche toute possibilité d’action.
Même si beaucoup de Chinois sont encore opposés au mouvement féministe du fait de la propagande d’État, #MeToo a permis des avancées dans certains domaines. À titre d’exemple, il est désormais interdit pour les professeurs chinois d’avoir des relations intimes avec leurs étudiantes. De façon plus générale, le mouvement #MeToo nous a offert une plus grande visibilité et une plateforme pour débattre.
Quels sont, selon vous, les principaux défis à relever en matière de droits des femmes en Chine ?
Le principal défi auquel nous devons faire face est la répression menée par le gouvernement chinois. Le mouvement féministe n’a pas d’agenda politique clair. Nous demandons l’amélioration des droits sociaux, culturels et économiques des femmes. Notre objectif n’est pas de renverser le gouvernement. Nous ne faisons pas partie de l’opposition politique, bien que le gouvernement le pense et nous considère comme une menace pour la sécurité de l’État. Le gouvernement chinois subventionne des groupes réactionnaires anti-féministes qui sont chargés de nous harceler sur les réseaux sociaux.
Comment comprenez-vous l’action de l’Europe et son rôle dans la défense des droits des femmes en Chine ?
En Europe, les gouvernements prennent beaucoup d’initiatives pour améliorer les droits des femmes. En Chine, les ambassades européennes nous soutiennent avec la location d’espaces dans lesquels nous pouvons organiser nos événements. Sans ce soutien, il nous serait impossible de nous réunir.
Quels liens existent ou sont possibles entre les féministes européennes et chinoises ?
Je pense qu’il est nécessaire que les féministes européennes et chinoises se rencontrent plus régulièrement et développent des plans d’actions communs. Je pense que nous devrions apprendre davantage les unes des autres.
Comment l’action européenne pourrait-elle être améliorée, particulièrement en lien avec les droits des femmes en Chine ?
Les États européens ne devraient pas cesser de soutenir financièrement le mouvement féministe chinois. Ce soutien financier est rendu difficile par la loi chinoise interdisant les financements internationaux mais cela reste important pour nous.
L’Union européenne devrait également continuer à plaider pour que l’enjeu des droits des femmes soit inclus dans le dialogue sur les droits de l’homme entre les pays européens et la Chine. Je pense que les États européens devraient continuer à insister sur ce sujet et organiser des forums internationaux afin de fournir aux femmes chinoises un espace pour témoigner face à la communauté internationale.
Sources
- Militante féministe et journaliste chinoise, Lü Pin lutte contre les violences faites aux femmes et les discrimination fondées sur le genre. En 2009, elle a fondé les Voix féministes, un média en ligne consacré à la défense des droits des femmes en Chine. Elle réside aujourd’hui aux États-Unis, dans l’État de New York, où elle continue à apporter son soutien aux jeunes féministes à travers la Chine.
- Li Sipan on « Chinese Liberals and Women’s Rights » (2019) Reading the China Dream.