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Il semblerait que les frontières soient une obsession européenne 1. Les politiciens invoquent des clichés sur la protection de leurs frontières contre l’arrivée de populations migrantes jugées trop nécessiteuses, trop nombreuses et – parfois explicitement – trop impossibles à intégrer dans la « vraie » société européenne. Au-delà de la rhétorique, les gouvernements européens et l’Union européenne financent (parfois indirectement) des formes répressives et mortelles de contrôle des migrants, comme les centres de détention dystopiques de Libye et leur agence Frontex. Bon nombre des mêmes responsables politiques qui attisent les flammes de la xénophobie ont également célébré les résultats du référendum de 2016 sur le Brexit, se réjouissant du rejet d’un régime supranational supposé tyrannique. Depuis le vote en faveur du « leave », les observateurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe ont concentré leur attention et leurs analyses sur le caractère sans précédent du Brexit – les frontières de l’Europe se contractant au lieu de s’étendre. Pourtant, un examen de l’histoire de l’intégration européenne révèle une réalité différente : une réalité dans laquelle l’Algérie – un État majoritairement musulman situé sur la rive sud de la Méditerranée – joue un rôle central. Les années de rattachement de l’Algérie à la Communauté économique européenne (CEE) et sa lente sortie de cet organisme intégré sont la preuve que les frontières de l’Europe ont toujours été en mouvement. Ces frontières se sont étendues ou contractées en fonction des exigences du moment, et pouvaient être beaucoup plus étendues qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Avant que les patrouilleurs ne menacent les migrants, avant les appels grandioses et eurosceptiques au Brexit, l’Algérie se trouvait désignée comme une partie constitutive de l’Europe intégrée. Au milieu des années 1950, grâce aux manœuvres des bureaucrates français à Paris et à Bruxelles, le traité établissant la CEE désigna explicitement l’Algérie comme faisant partie des limites du marché commun. Plutôt que d’être bordée par la Méditerranée, la CEE traversait la mer pour inclure les terres, le commerce et – peut-être – les populations de l’Algérie. Et loin d’être une brève partie de son histoire, bien que les Algériens aient obtenu leur indépendance en 1962, leur sortie de la CEE n’a été finalisée que quatorze ans plus tard par un accord de 1976. Au cours des premières décennies de l’unification européenne d’après-guerre, les dirigeants européens ont insisté sur des frontières beaucoup plus malléables, car ils considéraient l’intégration comme un outil permettant de défendre les intérêts impériaux. Alors qu’aujourd’hui, les dirigeants politiques évoquent une époque mythique qui n’a jamais existé, où l’Europe et l’Afrique n’ont jamais été en contact, et que les observateurs proclament que la Grande-Bretagne représente la première sortie de l’Union, l’histoire de l’Algérie dans et hors de la CEE démontre que tout cela ne relève que du fantasme.
Le statut particulier de l’Algérie au sein de la CEE s’explique par des facteurs de long et de court terme. Historiquement, le statut de l’Algérie vis-à-vis de la France contrastait avec celui de la plupart des autres pays de l’empire français. Considéré comme faisant partie de la « France intégrale » depuis le milieu du XIXe siècle, le territoire algérien bordant la Méditerranée était administré comme un département français ; cette politique était renforcée par la présence de colons européens dans ces régions, même si le statut de département n’accordait en aucun cas l’égalité des droits à la grande majorité de la population que l’État qualifiait d’indigène ou de français musulman. Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout après les pertes de l’Indochine (1954), du Maroc (1956) et de la Tunisie (1956) et l’intensification de la guerre d’indépendance algérienne, qui avait débuté en 1954, les responsables français en sont venus à considérer le statut juridique distinct de l’Algérie comme une clé de la lutte de la France contre les revendications du Front de libération nationale (FLN) et d’autres nationalistes anti-impériaux.
Au milieu des années 1950, lorsque les responsables français se sont joints aux autres membres des Six (Italie, Allemagne de l’Ouest et Benelux) pour négocier ce qui allait devenir la CEE, l’inclusion des colonies à cette nouvelle institution n’avait rien d’évident. Mais à mesure que les nationalistes algériens attirent l’attention de la communauté internationale, les responsables français voient dans le nouvel accord supranational liant les Six une arme pour lutter contre l’indépendance algérienne. Lorsque les Six signent le traité de Rome le 25 mars 1957, créant la CEE, ils le font en ayant accepté une condition sine qua non de la partie française : que l’Algérie soit explicitement nommée. Le régime du traité s’étendrait à toute la Méditerranée. Cet ultimatum était une demande de dernière minute de la part des Français, en réponse à la décision de l’Assemblée générale des Nations unies, quelques jours auparavant, de discuter de la guerre d’Algérie, et motivée par la possibilité de détourner les fonds de développement européens vers l’Algérie.
Se méfiant de la capacité des autorités françaises à faire échouer les plans d’intégration – le souvenir du rejet par la France de la Communauté européenne de défense en 1954 étant encore frais dans leur mémoire – les autres membres des Six ont accepté cette demande. Le traité de Rome comprenait l’article 227, qui nommait l’Algérie et stipulait que certains règlements de la CEE, notamment ceux relatifs aux taux des droits de douane et à la libre circulation de la main-d’œuvre, avec les règlements de sécurité sociale qui en découlent, s’y appliqueraient. Depuis le lancement de la CEE jusqu’à son indépendance en 1962, l’Algérie a donc bien fait partie de l’Europe intégrée, littéralement inscrite dans son acte fondateur.
L’inclusion de l’Algérie, bien qu’unique dans sa formulation et son résultat, s’inscrit dans le cadre d’un effort français plus large visant à intégrer l’ensemble de l’Union française dans la Communauté. Dirigée par le ministre de la France d’outre-mer Gaston Defferre (en poste à ce portefeuille du 1er février 1956 au 21 mai 1957), cette insistance frustre certains partenaires de la France mais finit par être acceptée. Lorsqu’ils signent le traité de Rome, quatre des six pays maintiennent encore des colonies officielles ou administrent des territoires sous tutelle des Nations unies, ce qui incite leurs dirigeants à considérer le maintien de l’ordre colonial comme un objectif de bon sens, même si certains s’irritent de l’insistance de la France à nommer l’Algérie. Bien qu’elles soient parfois formulées dans un langage de partenariat et de partage, les exigences de Paris irritent particulièrement les responsables politiques néerlandais – qui y voient un stratagème français pour répartir le fardeau des coûts des colonies – et italiens – qui craignent une concurrence en matière de main-d’œuvre, de commerce et d’aide entre le Mezzogiorno et l’Algérie. En même temps, la promesse d’un accès aux biens et aux consommateurs de l’Union française est attrayante.
Dès les premiers murmures d’après-guerre sur l’intégration européenne, les défenseurs de la France ont vanté ses connexions africaines comme un « plus » pour ses voisins européens. Ce discours épouse vite le vocable « Eurafrique », tiré d’une idéologie de l’entre-deux-guerres qui envisageait l’Europe et l’Afrique comme un seul continent fusionné, ou corps. Dans cette vision du corps, l’Europe était la tête. Malgré l’évolution de l’utilisation du terme Eurafrique après la Seconde Guerre mondiale, cette inégalité est restée au cœur du concept. Discutant de la possibilité d’un partenariat franco-allemand en 1950, Robert Schuman, considéré comme l’un des pères fondateurs du projet européen, déclara de façon tristement célèbre : « La France pourra apporter en dot, non seulement son outillage, mais aussi le marché africain. » Au sein du ministère de la France d’outre-mer et des bureaux de la Direction des affaires algériennes, des arguments convaincants émergent en faveur d’une politique d’intégration de l’empire français dans une Europe intégrée. Bien que souvent formulés en termes humanitaires liés à l’aide au développement, les fonctionnaires français n’hésitaient pas à faire remarquer les taux tarifaires favorables dont leurs partenaires européens allaient bientôt bénéficier – même si, pour d’autres membres des Six, être redevable au régime commercial impérial français risquait de saper les accords commerciaux récemment négociés avec d’autres États, notamment en Amérique latine.
Bien qu’il soit mentionné à l’article 227, le statut précis de l’Algérie par rapport à la CEE n’était pas clair, à la fois en raison des délais prévus par le traité et de la confusion concernant le régime administratif de l’Algérie, dont la réglementation européenne laissait parfois entendre qu’il s’agissait d’un territoire français d’outre-mer, en dépit de son statut départemental. Cette confusion a pu être utile, voire bienvenue, pour les fonctionnaires français, car elle leur permettait d’éluder des questions gênantes, notamment celle de savoir si les travailleurs musulmans algériens bénéficiaient des mêmes droits à la mobilité de la main-d’œuvre que les travailleurs européens originaires d’Allemagne de l’Ouest ou du Luxembourg.
Éric de Carbonnel, représentant de la France à Bruxelles, est allé jusqu’à suggérer que les responsables français pouvaient éviter d’avoir à s’engager dans la question du statut de l’Algérie en utilisant le procédé rhétorique de la prétérition. La prétérition, outil argumentatif d’omission ou de feinte d’omission pour aborder en fait un sujet, aurait permis à Carbonnel et à d’autres d’encourager leurs partenaires à accepter des revendications de plus en plus insoutenables sur la francité de l’Algérie, en laissant entendre qu’en tant que partie de la République française, la situation distincte de l’Algérie n’avait pas à être discutée. Bien qu’il n’y ait aucune preuve que la stratégie d’Éric de Carbonnel ait été appliquée en bloc, les fonctionnaires français à Bruxelles ont adopté des tactiques d’évitement et de retardement. Heureux de voir le traité nommer l’Algérie, mais réticents à s’aliéner davantage leurs partenaires européens, ces fonctionnaires n’ont pas clarifié les droits de l’Algérie au sein de la CEE.
Tout au long des négociations qui ont abouti à l’intégration de l’Algérie dans la Communauté, les Algériens eux-mêmes sont restés largement en dehors du débat. Il y eut de rares exceptions ; un sénateur du Conseil de la République représentant Alger accusa la France de soumettre les départements algériens à « une discrimination arbitraire » après l’exclusion de l’Algérie de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951. Mais pour les nationalistes anti-impériaux, y compris les membres du FLN, le statut européen de l’Algérie était semblable à son statut français – un fantasme colonialiste qui ignorait le droit des Algériens à l’autonomie.
Après l’indépendance de l’Algérie, les tactiques de ses dirigeants ont changé. Quelques mois à peine après les célébrations de l’indépendance de juillet 1962, le chef d’État algérien Ahmed Ben Bella a prévenu la CEE que son gouvernement prévoyait d’envoyer des représentants à Bruxelles pour discuter des relations futures entre l’État naissant et l’institution européenne. Lorsqu’un coup d’État porte Houari Boumédiène au pouvoir trois ans plus tard, l’intérêt du gouvernement algérien pour le maintien et la clarification des relations avec la CEE est resté intact. Les liens formels avec la CEE semblaient garantir à l’Algérie un flux d’aide monétaire, notamment lié à des projets d’infrastructure. Compte tenu de l’impact néfaste de la longue guerre d’indépendance sur l’économie algérienne, un tel soutien pouvait contribuer à stabiliser et à développer les industries clés. Les liens de la CEE ont également servi à protéger l’importante population de migrants algériens travaillant non seulement en France, mais aussi dans d’autres États de la CEE, en définissant les responsabilités européennes en matière d’allocations familiales qui seraient assumées par le pays d’accueil. Ainsi, si pendant la guerre la reconnaissance du statut juridique européen de l’Algérie compromettait les objectifs révolutionnaires, après la guerre, ce statut offrait une voie possible pour soutenir la population algérienne et renforcer son économie.
Les partenaires de la France au sein de la CEE eurent des réactions mitigées face à l’intérêt de l’Algérie pour la poursuite des liens. Les fonctionnaires néerlandais sont profondément insensibles à la demande de Ben Bella et les Italiens continuent de craindre que le soutien à leur population ne soit détourné au profit de celle de l’Algérie. En tant qu’États individuels et en tant que CEE, les Européens s’efforçaient désormais de conclure de nouveaux accords commerciaux avec les anciennes colonies africaines et au-delà, notamment dans le cadre des accords de Yaoundé (1963), faisant apparaître les marchés algériens comme moins vitaux. Néanmoins, les responsables ouest-allemands, s’alignant sur leur quête d’amitié franco-allemande, se montrent plus conciliants, allant jusqu’à rappeler un bureaucrate allemand travaillant à l’Office européen de développement d’outre-mer parce qu’il était considéré comme hostile aux intérêts français sur place. Mais pour les fonctionnaires français eux-mêmes, la question des futures relations Algérie-CEE suscitait confusion et inquiétude.
Avant même que Ben Bella n’écrive sur ses projets de négociation, un fonctionnaire français estimait qu’il était « évidemment absurde » de suggérer que l’Algérie pourrait devenir « le septième membre d’une Communauté Européenne ». De son coté, le représentant de la France à Bruxelles, le diplomate de carrière Jean-Marc Boegner, a suggéré que « l’accession de ce pays à l’indépendance ne doit pas, me semble-t-il, avoir pour effet de le priver du bénéfice de la préférence intercommunautaire ». Cela correspond à ce que lui a dit un responsable des affaires économiques étrangères : « il serait prématuré et peu opportun de changer quoi que ce soit à la situation actuelle ». De cette façon, les responsables français gagnent du temps pour décider de la manière d’aborder la question algérienne sans priver le nouvel État – et les intérêts commerciaux français restants dans ce pays – des avantages potentiels d’une adhésion continue à la CEE. Les autres membres des Six, attendant que les Français prennent l’initiative des futures relations algéro-européennes, acceptent de maintenir ce que l’on appelle « le statu quo« , permettant aux stipulations de l’article 227 de continuer à s’étendre à l’Algérie.
Ce statu quo est resté largement en place pendant quatorze ans après l’indépendance de l’Algérie, ce qui signifie que malgré sa séparation de la France, le sol algérien, et dans une mesure beaucoup plus limitée, potentiellement ses citoyens, semblait toujours relever des institutions européennes intégrées. Cela n’a pas empêché les dirigeants algériens de poursuivre des relations économiques et politiques ailleurs ; en effet, de telles démarches diplomatiques ont aidé les responsables français à recalibrer la relation de leur État avec l’Algérie et à adoucir leurs demandes de maintien de relations européennes fortes avec les anciens départements.
Au cours des quatorze années qui séparent l’indépendance de l’Algérie de l’accord final que les responsables algériens et de la CEE ont signé en avril 1976, les dirigeants algériens ont continué à formuler des demandes à Bruxelles, tout comme Ben Bella l’avait fait en 1962. Il s’agissait souvent de demandes de formation professionnelle pour les travailleurs et de garanties d’assistance technique et d’aide au développement. Les fonctionnaires de la CEE ont fini par balayer ces demandes, en invoquant le statut indépendant de l’Algérie comme raison suffisante pour les écarter. Pourtant, ce n’est qu’avec l’accord de coopération de 1976 entre la Communauté économique européenne et la République algérienne démocratique et populaire que la CEE – désormais élargie à neuf États membres – a mis par écrit une nouvelle relation avec l’Algérie. Malgré le maintien de certaines relations de travail et commerciales, l’Algérie serait désormais traitée comme un pays tiers comme les autres. L’accord ne fait aucune référence à l’ancien statut de l’Algérie, que ce soit en tant que département français ou en tant que région nommée de la Communauté économique européenne.
Deux ans avant la signature de l’accord, le ministre algérien des affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, s’adressait à la CEE lors d’une conférence de presse : « Puisque je parle au nom de l’Algérie, faudrait-il rappeler qu’autrefois la France avait signé le Traité de Rome en considérant l’Algérie comme partie intégrante de la France, et par voie de conséquence, juridiquement et historiquement nous aurions normalement, nous, Algériens, les mêmes droits que n’importe quel membre de la Communauté européenne. » Un tel avenir ne s’est jamais réalisé. Au contraire, les présupposés d’un ordre impérial – le bon sens pour les fonctionnaires français et leurs homologues de la CEE – ont limité dès le départ la mesure dans laquelle les droits européens, même ceux accordés par le Traité de Rome, s’étendaient réellement à l’Algérie ou aux Algériens. L’inclusion de l’Algérie dans la Communauté économique européenne a été maintenue tant qu’elle resterait utile aux fonctionnaires français. Une fois que la France a trouvé des liens plus fiables ailleurs, et qu’elle en est venue à considérer les responsables algériens comme tout sauf des partenaires solides, les années de l’Algérie en Europe ont été effacées.
Cet effacement contribue à expliquer pourquoi les responsables politiques et les observateurs dépeignent avec tant de sérieux le Brexit comme le premier exemple de contraction de l’Europe. Les frontières de l’Europe n’ont jamais été stables, et la vision d’une Europe expansive était possible tant qu’elle servait les intérêts de la France et – parfois – de ses partenaires. Malgré les affirmations contemporaines sur l’identité ou les valeurs européennes, une telle identité n’a jamais existé. Les frontières de l’Europe si farouchement défendues aujourd’hui ne sont que le résultat de l’évolution des besoins des membres fondateurs vis-à-vis de leurs anciennes possessions impériales. Lorsque cela était avantageux pour les Six, et en particulier pour la France, l’inclusion était possible, mais seulement dans la mesure où cela correspondait aux intérêts européens. Au cours des premières décennies de l’intégration d’après-guerre, les intérêts étaient économiques, et les responsables de Bruxelles et de Paris ont planifié une Europe liée aussi étroitement que jamais à l’Afrique.
Les frontières de l’Europe intégrée ont toujours été suffisamment malléables pour inclure des terres, et peut-être même des populations, qui sont aujourd’hui considérées comme extérieures au continent. La revendication d’une véritable identité européenne, délimitée par des frontières européennes logiques et scientifiques, a souvent été exprimée, mais elle a rarement été stable. Aujourd’hui, après la sortie de la Grande-Bretagne et avec des politiques migratoires répressives, Emmanuel Macron a positionné la Cinquième République française comme un bastion de la raison et le champion de l’Europe. L’histoire du rôle de la France dans l’émergence de l’Europe intégrée, et les logiques qui ont conduit à sa création, révèlent cependant une histoire plus désordonnée, plus ambivalente, et, surtout, située en Afrique autant qu’en Europe.