Le mérite de Poutine dans la crise actuelle est d’avoir uni l’Europe au sein de l’OTAN pour protéger la démocratie occidentale et l’État de droit international. C’est, à tout le moins, ce qu’on raconte. Pourtant, la politique étrangère européenne n’est pas si unifiée et toute tentative de défense véritablement européenne est quasiment inexistante sans les États-Unis. Craignant la Russie, les pays d’Europe orientale s’empressent de conclure des accords de défense bilatéraux avec Big Brother – comme c’est le cas pour la Slovaquie et la Pologne récemment – ou avec la Grande Bretagne. Et les dirigeants européens, qu’il s’agisse d’Olaf Scholz, d’Emmanuel Macron ou de Viktor Orban, pensent qu’il est préférable de traiter avec Poutine seul-à-seul. Qui passe le message de l’Union, ou de l’Europe occidentale ?
L’Europe se réveille à peine d’un rêve de paix qui aura duré trente ans en se rendant compte que, oui, la guerre froide est toujours là. Ici, les gens avaient déjà oublié la division de l’Europe, l’Union s’est étendue avec succès à l’Est. Elle a instauré la libre circulation jusqu’à la frontière avec le Bélarus et a conclu de vastes accords de libre-échange avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Mais en Russie, beaucoup n’ont pas encore oublié la « gloire » passée de l’Union soviétique et du bloc de l’Est et veulent récupérer les sphères d’influence perdues. Après de nombreuses années d’intimidation et d’actions limitées, d’annexions et d’actes de guerre, l’armée russe prévoit désormais une invasion de l’Ukraine, témoin du plus grand rassemblement de troupes en Europe depuis la fin de l’Union soviétique.
Il y a une trentaine d’années, avec la chute du mur et la désintégration de l’Union soviétique, un chapitre sur la politique étrangère et de sécurité commune a été ajouté à la hâte au Traité de Maastricht. Ce traité est plus connu pour avoir assis les fondements de l’union monétaire européenne, qui a été longuement préparée et a abouti à l’issue d’une négociation serrée. Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés en ce qui concerne la politique étrangère et sécurité commune (PESC) de l’Union, si ce n’est par de nombreuses déclarations, réflexions et réunions. Nous avons même reculé en la matière avec le départ du Royaume-Uni – même si ce pays était aussi un obstacle majeur à l’adoption de positions communes. En effet, le Conseil européen d’Helsinki des 10 et 11 décembre 1999, donnant suite à la déclaration de Saint Malo de décembre 1998 entre les dirigeants britanniques et français, prévoyait une véritable politique européenne de défense et une force allant jusqu’à 60 000 militaires d’ici 2003. Vingt ans plus tard et alors que la menace est bien là, on continue de parler d’une force de 5 000 personnes.
À ce jour, la politique étrangère et de sécurité de l’Union reste largement nationale – qu’on compare, par exemple, le nombre de ses agents avec le nombre de fonctionnaires aux ministères des affaires étrangères des États membres chargés des relations européennes et bilatérales. Pour de nombreux petits pays de l’Union, « l’étranger » commence déjà quelques dizaines de kilomètres plus loin. Tandis que l’Union a fait d’importants progrès sur le plan communautaire avec le marché unique et la libre circulation des personnes, la politique de défense sert toujours les intérêts nationaux. Or une politique de défense nationale n’est donc plus adaptée à l’intérêt économique et personnel des Européens : elle continue d’être un anachronisme coûteux. Avec les mêmes moyens, l’Union pourrait se doter d’une défense commune beaucoup plus efficace.
Certes, un acteur demeure, l’OTAN qui, dans la crise actuelle, a retrouvé sa raison d’être initiale. L’OTAN dispose d’une structure opérationnelle, ce qui n’est pas le cas pour l’Union. Mais l’Alliance atlantique est un héritage de l’après-guerre, ne peut se passer des États-Unis et a une composition différente de celle de l’Union. Celle-ci dispose d’un Haut Représentant, M. Josep Borrell, mais il a besoin du soutien unanime des États membres pour chaque décision. Et en l’absence de force militaire européenne, Josep Borrell ne peut pas faire grand-chose. Néanmoins, l’Union travaille de bas en haut et dispose d’une Agence européenne de défense (EDA), basée à Bruxelles et qui compte plus 150 personnes qui aident les États membres à coordonner leurs besoins en matière de défense, et qui, ultérieurement posera la base logistique d’une armée européenne.
De plus, l’Union a déjà une ligne budgétaire avec les 5,7 milliards dans le nouveau budget pluriannuel consacrés à la Facilité européenne pour la Paix, un instrument permettant le financement d’opérations militaires. Mais l’utilisation de cette ligne budgétaire pour l’Ukraine avait déjà soulevé les problèmes bien connus des opinions divergentes. L’Union s’est accordée dès 2017 sur une structure de coopération permanente entre 25 États membres en matière de défense. Mais cette structure reste largement inexistante dans la crise actuelle, et certains États préférant les bons vieux réflexes, concluent des accords bilatéraux ou trilatéraux, comme c’est le cas de la Pologne récemment avec le Royaume-Uni et l’Ukraine. Ce sont des désaveux majeurs pour l’Union.
La crise actuelle est une opportunité d’élaborer une vraie structure de dissuasion crédible adaptée aux besoins de la défense européenne et des Européens. Comme lors des crises précédentes, ou plus récemment avec le Covid, des avancées décisives ont été réalisées dans la coopération européenne. Certains ont proposé la création d’un Conseil européen de sécurité réunissant les principaux pays européens, en ce compris le Royaume-Uni, et ceux qui sont impliqués régionalement (rapport AIV 2020). Un tel dispositif offrirait plus de marge de manœuvre que l’unanimité des 27, mais il s’agirait là encore d’une nouvelle structure. Une autre possibilité serait de décider à des majorités spéciales au sein du Conseil des affaires étrangères de l’Union. Cette facilité existe dans la « cooperation renforcée », à travers les coopérations structurées permanentes notamment, mais cette procédure est très peu utilisée. Ce qui est certain, c’est qu’il faut des décisions et des procédures claires impliquant tous les États membres, sous la coordination du Conseil des affaires étrangères de l’Union. Des consultations préalables et des briefings postérieurs entre les États membres aux négociations avec « l’ennemi » sont la norme, aussi bien qu’une position unique de l’Union, représentée par le Haut Représentant, ou par une délégation des États.
La crise actuelle montre également que l’Union ne peut pas se permettre d’éternels désaccords internes sur la politique étrangère et doit penser de manière beaucoup plus stratégique au niveau international et avec son voisinage. Avec la Turquie, l’Union doit de toute urgence normaliser ses relations et offrir de la clarté, ou au moins effacer toutes les ambiguïtés existantes. La Turquie bascule de négociations d’accessions gelées à la nécessité d’un accord d’association modernisé, sans progrès. Les pays des Balkans occidentaux doivent se voir offrir une perspective concrète d’adhésion et ne pas être laissés à la merci de puissances internationales désireuses de défier l’Union. Cela demandera des adaptations au fonctionnement actuel des institutions, et de mettre un terme à la représentation dépassée de tous les États membres dans la gouvernance de presque toutes les institutions européennes, à commencer avec le Collège des commissaires de la Commission européenne.
L’Union doit faire face à ces défis majeurs en montrant qu’elle est plus que la somme des États membres. Elle doit être préparée à des crises sécuritaires majeures et adapter ses structures pour réagir rapidement et efficacement. Notre bien-être commun est en jeu.