- Chacun de ces économistes a contribué à des avancées fondamentales dans son champ, les distinguant très largement parmi leurs pairs. Ainsi David Card a démontré, entre autres, que l’immigration ne crée pas de hausse du chômage ou de pression à la baisse des bas salaires parmi la population d’accueil, à partir de l’épisode d’arrivée de migrants cubains à Miami en 1980, dit de « l’exode de Mariel ». Joshua Angrist a quant à lui montré que la pluriséculaire « loi de Maïmonide », selon laquelle, au-delà de 40 élèves par classe, les résultats des élèves baissent, est fondée, contribuant ainsi à hisser la question de la taille des classes à l’agenda public. Ensemble, Angrist et Imbens ont par ailleurs développé des outils économétriques aujourd’hui incontournables, comme les « variables instrumentales », qui consistent à utiliser des variables disponibles pour observer des phénomènes sinon difficilement approchables.
- Mais la cohérence de ce trio est ailleurs, et tient à la réponse qu’ils ont apportée ensemble et chacun de leur côté au problème fondamental de la méthode économique : mesurer la causalité, à partir d’échantillons hautement imparfaits de données. Nous savons tous qu’il ne faut pas trop vite passer de corrélation à causalité, qu’il s’agit d’« identifier » et d’« inférer » de manière robuste, a fortiori en sciences sociales où les variables sont quasi-inextricablement liées. La question est de savoir comment, et Agrist, Imbens et Card y ont largement répondu en créant une série d’outils qui ont permis de rapprocher l’économie d’une science expérimentale, capable de donner des résultats de causalité crédibles.
- Ils ont par exemple contribué à démontrer l’importance des « expériences naturelles », qui consistent à utiliser un événement réel, local et bien documenté au sein duquel deux groupes, le groupe « traité » et le groupe « témoin » sont distingués, pour identifier l’effet causal d’un « traitement » uniquement dispensé au groupe traité, par exemple une politique publique ou un phénomène social. En définitive, les économistes pouvant rarement faire des expériences en laboratoire à la bonne échelle, l’histoire leur fournit ce qu’il faut. Joshua Angrist a ainsi utilisé le fait que les soldats envoyés au Vietnam étaient tirés au hasard pour mesurer l’effet du service militaire sur le revenu d’un individu. David Card, avec Alan Krueger, a reconnu dans l’augmentation du salaire minimum du New Jersey une formidable opportunité de mesurer son effet sur le chômage en comparant avec la situation – inchangée – de la Pennsylvanie voisine, démontrant paradoxalement qu’une hausse de salaire minimum augmente l’emploi in real life.
- Ils ont également contribué à développer d’autres méthodes aujourd’hui largement standardisées, des « variables instrumentales » aux « diff-in-diff », en passant par les « regression discontinuity design », etc. Ces outils, de même que le développement des outils statistiques et la croissance de la qualité et de la disponibilité des données, ont permis ce qu’Angrist lui-même appelle avec Jörn-Steffen Pischke la « révolution de la crédibilité en économie empirique ». La part des travaux empiriques publiés dans les meilleurs revus a en effet doublé entre les années 1990 et la fin des années 2010 (Angrist et al., 2017).
- Cette révolution de crédibilité, fondée sur un renouveau méthodologique, confine au fond à une révolution épistémologique, au vu du relatif déclin des publications purement théoriques, qui fait également peser sur la macroéconomie, moins prompte à l’expérience, un certain soupçon. La question de la crédibilité que donnent les méthodes quasi-expérimentales développées par les trois lauréats du prix en 2021 n’est pas simplement celle des instruments de l’économie et de ses bonnes pratiques, mais aussi celle de ses limites et de ses objectifs. Ils ont contribué à faire de l’économie une science appliquée et d’évaluation des politiques publiques – un supplément de crédibilité qui n’est pas en effort vain pour partir à la reconquête des espaces politiques minés par la « post-vérité ».
- Ces économistes ont contribué à sortir l’économie des deux dangers qui la guettent : le fantasme d’une science sociale si mathématisée qu’elle serait aussi robuste qu’une science dure d’une part, et le renoncement à toute tentative d’identification des liens causaux d’autre part.
- La communauté économique n’a pas manqué de rappeler le fait qu’Alan Krueger, décédé en 2019, avait très largement contribué à ces différents travaux, et les avait portés haut dans l’agenda public depuis son poste au Trésor américain pendant le mandat de Barack Obama.