Nous avons publié récemment un entretien avec Charles Michel dans lequel ce dernier indique que « lorsque les États-Unis ont fait le choix de négocier avec les Talibans sous l’administration Trump, puis de confirmer leur retrait, ils ont proposé très peu de consultations avec les partenaires européens — pour ne pas dire aucune ». Quelques jours plus tard, Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, a expliqué au New York Times que les États-Unis se sont « bien entendu consultés avec les alliés Européens », puis Anthony Blinken a expliqué lors d’une audition au Congrès qu’il avait été « constamment en contact avec nos alliés et partenaires européens pour écouter leur point de vue et l’intégrer dans nos réflexions ». S’agit-il de reproches mutuels habituels de la part d’institutions européennes ? Quelle importance accorder à cette séquence ?
Les Américains n’ont jamais vraiment consulté les Européens lorsqu’ils ont pris des décisions importantes : par exemple, quand ils ont négocié avec les Soviétiques le désarmement nucléaire, ou quand ils se sont lancés dans l’aventure irakienne ou afghane. L’Otan est une alliance inégale, ce qui est normal, puisque les Etats-Unis doivent représenter 60 à 70 % du budget militaire. Dans un conseil d’administration, ils seraient l’actionnaire majoritaire. Dans le temps, on disait que l’Otan servait à garder les Soviétiques en dehors, les Allemands en bas et les Américains à l’intérieur.
Aujourd’hui, on n’a pas de problème soviétique, pas de problème allemand, donc l’Otan sert avant tout à garder les Américains à l’intérieur. Le secrétaire général de l’Otan et ses porte-paroles sont prêts à beaucoup de sacrifices d’estime personnelle pour cela. Le leadership américain, qui ne gêne pas des pays comme les Pays-Bas ou même l’Allemagne, c’est la prime d’assurance, que l’on paye pour avoir la garantie de sécurité américaine.
D’un point de vue plus européen, après la chute de Kaboul, pensez-vous que le constat d’Emmanuel Macron sur les limites de l’Otan est partagé par d’autres dirigeants européens, et notamment par la classe politique allemande ? Vous faites pourtant remarquer que la campagne électorale allemande fait peu de cas de la politique étrangère. Comment interpréter cette situation ?
Il est affolant de constater à quel point les sujets de politique étrangère sont absents de la campagne électorale allemande. Cela ne donne pas l’impression que l’Allemagne est en train de se préparer à faire face aux défis de notre époque.
Souvent, au cours de ma carrière j’ai dû me battre pour développer la défense européenne. Chaque nouveau ministre, chaque nouveau président, à l’exception de Nicolas Sarkozy, voulaient renforcer la défense européenne. Chaque fois cependant, je me heurtais, pour la mise en œuvre de la volonté politique à deux écueils. D’un côté, j’étais confronté à l’hostilité de l’état-major des armées, pour lequel il y avait deux cadres d’action : Otan ou national. Ils voyaient d’un œil méfiant l’Union européenne, pour des raisons d’ailleurs légitimes, car il n’y avait pas de chaîne de commandement, pas de moyens de communication. De l’autre côté, j’étais confronté à l’hostilité, beaucoup plus dure, de la part de nos partenaires européens, qui voyaient dans le développement d’une défense européenne le risque d’un découplage stratégique avec les Etats-Unis. Ils craignaient d’avoir l’air de dire aux Américains qu’ils pouvaient partir.
En somme, le bilan de tout ce que la France a fait depuis une vingtaine d’années pour la défense européenne, depuis la première tentative de retour dans le commandement armé de l’Otan, est très modeste. On a créé des unités qu’on n’utilise jamais, on a inventé de nombreux concepts, mais concrètement l’Union est aujourd’hui incapable de mener une opération d’intensité moyenne ou haute.
J’ajouterai que par ailleurs, en plus de la résistance des militaires et des partenaires, se trouve le fait que les 28 Etats membres ne partagent pas les mêmes intérêts stratégiques. On l’a vu en 2020 quand la Turquie a entrepris des explorations dans les eaux territoriales de Chypre et de la Grèce. Aucun des Etats membres, hormis la France, n’a réagi. N’oubliez pas que l’Allemagne a appelé à la retenue la Turquie, la Grèce, mais aussi la France. Il y a donc des incompréhensions stratégiques, ce qui est tout à fait normal : les intérêts ne sont pas les mêmes à Helsinki et à Lisbonne.
Il y a également le fait que, sous la bannière étoilée des Américains, les Européens ont connu la plus longue période de paix de l’histoire de l’Europe. On nous demande aujourd’hui de sortir de ce paradis. Je comprends qu’un certain nombre de pays, les pays scandinaves et l’Allemagne notamment, soient réticents à sortir du drame bourgeois européen pour rentrer dans une tragédie. Je crois donc que, malgré l’Afghanistan, les Européens restent dans le déni et fanatiquement attachés à l’Otan. Si l’on veut parler d’autonomie stratégique, je ne suis pas sûr que la bonne manière soit de pousser la dimension militaire. La dimension militaire viendra peut-être un jour, mais après.
Cela rejoint votre tribune récemment publiée par The Economist, dans laquelle vous appelez l’Union européenne à renforcer sa diplomatie plutôt que ses capacités militaires, considérant d’une part que les menaces de notre temps ne sont pas de nature militaire, et d’autre part, que l’Union est une superpuissance dans un certain nombre de domaines, mais n’utilise pas ce pouvoir pour promouvoir ses intérêts. Comment renforcer concrètement la diplomatie européenne ?
Je constate qu’aujourd’hui, dans les relations internationales, les défis principaux ne sont pas des défis de géopolitique traditionnelle. Il s’agit plutôt de la gestion du cyberespace, en termes de sécurité et de défense des libertés, d’éthique de l’intelligence artificielle, de changement climatique, d’avenir des océans, de gestion des crypto devises. Tout un ensemble de défis liés à la transition technologique mettent en cause non seulement notre sécurité mais aussi l’avenir de la démocratie, par les ingérences que ces technologies permettent, et parce que l’intelligence artificielle pourrait détruire la classe moyenne. Or toutes ces questions relèvent de la compétence de l’Union européenne. C’est formidable ! L’Union, avec ses 500 millions d’habitants, peut peser sur tous ces sujets. Ne parlons pas de cuirassiers, mais de ce que peut faire l’Union dans ces domaines.
À l’initiative de la France, nous avions fait du Haut-Représentant pour la Politique extérieure et de sécurité commune le Vice-Président de la Commission, afin qu’il puisse coordonner tous les outils extérieurs de la Commission, qui sont très puissants, pour avoir une politique étrangère intégrée. Mais cela n’a pas fonctionné. La Commission continue de fonctionner en silos, le Haut-Représentant n’a pas d’autorité particulière. Il faut dire qu’on a choisi des personnalités assez effacées.
Considérez-vous qu’un changement de comportement, au niveau à la fois politique et administratif, soit suffisant, ou bien faut-il envisager des modifications institutionnelles à l’échelle européenne ?
J’essaye d’être optimiste, mais le blocage principal provient des États membres. Ils reprochent à la Commission de ne pas faire ce qu’ils ne veulent pas que la Commission fasse.
Il faudrait que la Commission soit beaucoup plus politique. Cependant, en ce qui concerne les nominations, j’ai l’habitude de dire que les dirigeants, notamment français, sont croyants mais pas pratiquants. Ils appellent à l’Europe mais nomment des dirigeants européens plutôt médiocres. Au moment de la nomination de José Manuel Durão Barroso, il y avait comme autre candidat à la présidence de la Commission Chris Patten, ancien gouverneur de Hong-Kong, quelqu’un de formidable, un gaulliste britannique. La France a refusé car il s’agissait d’un britannique exubérant ! On a nommé à la place l’insipide Barroso. Chris Patten aurait marché sur quelques pieds ici et là, peut-être à Paris aussi, mais il y aurait eu une affirmation européenne, comme à l’époque de la Commission Delors.
Il n’est donc pas nécessaire de changer les traités ou de conduire des réformes institutionnelles. Les instruments existent. Espérons que les personnes nommées à Bruxelles sachent s’en servir.
Par ailleurs, l’avantage des sujets que j’évoque est qu’ils permettent de réconcilier les Etats membres car leurs intérêts sont convergents dans ces domaines. Dans le cyberespace, la géographie ne compte pas, de même pour les crypto-monnaies.
À cet égard, comment la France pourrait-elle contribuer aux transformations de la diplomatie européenne rendue nécessaire par le nouveau contexte international ? Faudrait-il encourager des rapprochements entre le monde de la diplomatie et celui de la recherche, pour diffuser des idées neuves dans l’espace public européen et international ? Peut-on considérer qu’Emmanuel Macron a justement joué ce rôle ?
En ce qui concerne les think tanks, je dirais que l’existence de puissants think tanks ne permet pas nécessairement d’avoir un débat intéressant sur la politique étrangère, comme le montrent les élections allemandes. En ce qui concerne le Président, il est très positif qu’il ait une vision du monde, des relations internationales, et engage des discussions avec les élites de la politique étrangère. En revanche, le problème des Présidents de la République en France est qu’ils croient que leur parole est performative. Déclarer n’est pas faire. Il faut préparer la déclaration puis la mettre en œuvre.
Lorsque le Président déclare que l’OTAN est « brain dead », je me demande à quoi ça sert de le dire même si on le pense – et moi je le pense depuis 20 ans. Il aurait fallu intégrer cette déclaration dans une stratégie, préparée en amont, avec ensuite un service après-vente. Cela a souvent manqué certes, mais manque particulièrement aujourd’hui.
Il en va de même lorsque madame Merkel nous apprend qu’elle va proposer, de concert avec Emmanuel Macron, un dialogue européen avec la Russie. Pensez-vous que le président polonais ou estonien soit ravi de l’apprendre par la presse ? Ils sont obligés de rentrer dans la tranchée tout de suite. Ma première réaction de diplomate, en apprenant cette nouvelle, est de dire que ça ne se fera pas ! On ne peut pas obtenir, sur un sujet aussi délicat, une avancée sans avoir préparé le terrain, sans avoir expliqué, sans avoir donné des garanties. Ce n’est pas comme ça qu’on fait de la politique étrangère.
Vous diriez donc que faire reposer le développement de l’autonomie stratégique européenne sur le couple franco-allemand est une erreur.
L’expression couple franco-allemand est une expression française. Les Français s’accrochent désespérément à ce mythe qui permettait de multiplier la puissance de la France quand l’Allemagne en avait besoin. De façon plus générale, sur un sujet comme la Russie, il faut consulter d’abord la Pologne et les pays baltes. De même, pour tout sujet lié à la Libye, en parler avec l’Italie, avant de faire des déclarations, car eux aussi ont une presse et une opinion publique. Quand le président polonais apprend dans le journal que la France et l’Allemagne veulent parler à la Russie, il est obligé de dire non.
J’appartiens à une catégorie de diplomate qui fait l’objet de nombreuses moqueries dans la littérature. Mais je considère que si la politique fixe un cap, c’est à la diplomatie de le mettre en œuvre. Cette articulation, en France, n’est pas tout à fait satisfaisante, entre le président notamment et le corps diplomatique, depuis François Mitterrand.
Vous préconiseriez une attitude plus modeste de la part de la diplomatie française.
Certainement ! Les Français sont d’une arrogance insupportable. Je dis toujours que si vous ne voulez pas recevoir des tomates il ne faut pas monter sur scène. Les Français montent sur scène dès qu’ils ont une idée. Ils reçoivent des tomates, et tant pis pour eux ! Quand on a des idées, au lieu d’essayer de les vendre discrètement, on en parle au journal au 20h, ce qui suscite des raidissements.
Quand vous arrivez au Quai d’Orsay en 1982, vous décrivez un ministère dominé par l’antiaméricanisme. Au cours des années 80 et 90, cependant, cet antiaméricanisme s’est atténue pour disparaître presque entièrement. Aujourd’hui, l’amour de la relation transatlantique et la confiance va-t-il progressivement s’évanouir de la même manière ?
J’en suis convaincu, car je suis convaincu qu’il y a des effets de génération. Napoléon disait que pour connaître la vision du monde de quelqu’un, il faut regarder à quoi ressemblait le monde quand cette personne avait 20 ans. Quand j’arrive au Quai d’Orsay dans les années 80, les dirigeants ont grandi dans le gaullisme et dans le décolonialisme. Ils étaient en revanche indifférents aux droits de l’homme. Les dictateurs qui avaient libéré leurs peuples étaient intouchables, Fidel Castro était formidable.
Puis arrive la chute du mur de Berlin. La situation change du tout au tout, car on se retrouve dans un monde avec une seule puissance, avec laquelle il faut travailler. Arrive donc une nouvelle génération, dont je suis un des représentants, pas par idéologie pro américaine, mais parce qu’il fallait bien composer avec cette puissance dominante.
Ce bout de chemin, je l’arrêterais personnellement en 2003, mais il y a sans doute une nouvelle génération qui considère que travailler avec les États-Unis est normal, même si ce n’est pas du tout par conviction personnelle. Aujourd’hui, on entre dans une nouvelle phase où les diplomates pourront de moins en moins travailler avec les États-Unis car ils ne veulent plus s’occuper de la Syrie, de la Libye, et se concentrer sur leurs priorités : la Chine la Chine la Chine.
Il y a aussi la fin d’un espoir, celui de la diffusion de la démocratie libérale. Le monde a exprimé son refus de la démocratie libérale. Nous entrons dans une ère de rivalité de puissances sur la base de rapports de force. Il faudra qu’une nouvelle génération apparaisse pour s’en saisir.
Quels événements vous ont personnellement marqué ?
Pour moi, c’est l’effondrement du bloc soviétique. Quand j’ai appris la fin de Ceausescu, en voiture, à la radio, j’ai dû m’arrêter sur le bord de la route pour pleurer de joie, car j’avais des amis roumains qui m’avaient raconté l’horreur absolue du régime.
Il y avait également la peur de la guerre nucléaire. Avec l’effondrement de l’URSS, d’un seul coup, tout disparaît dans une vague d’enthousiasme et d’espoir. Je me rappellerais toujours de ces journées.
En même temps, j’étais un des premiers à Washington, où j’étais en poste, à penser à la réunification allemande. Tout de suite, j’y ai vu des problèmes pour la France. Je ne parle pas de la ligne Maginot, mais je me disais que cela impliquerait une modification des équilibres au sein de l’Europe, au détriment de la France. L’intégration de la RDA a été plus longue que prévu, mais le déséquilibre est arrivé par l’intermédiaire de l’outil qui devait l’éviter : l’euro.
Vous avez qualifié le discours de Joe Biden, qui a servi de justification générale et théorisée du retrait des troupes, « d’historique ». Diriez-vous qu’il s’agit également d’un retour à la fonction première de la politique étrangère, qui doit en principe être au service de la nation, et donc des personnes qui élisent le gouvernement ? Un sondage montre en effet que 77 % des Américains soutiennent le retrait des troupes, et que ce pourcentage est plus ou moins équivalent chez les Républicains et les Démocrates. Que pensez-vous par ailleurs du concept de « politique étrangère pour les classes moyennes » ?
Les deux questions reviennent à aborder la crise politique américaine. J’ai beaucoup insisté depuis le début sur la continuité entre Barack Obama, Donald Trump et Joe Biden. Tous les trois ont conclu à la lassitude de la population américaine pour les interventions américaines. C’est difficile à sentir parmi les think-tankers de Washington, dont c’est le métier, et qui sont structurellement en faveur de l’interventionnisme. Mais les opinions publiques américaines, en raison des fiascos que sont les plus récentes interventions, sont désormais hostiles à l’interventionnisme.
En 1991, quand j’étais numéro 2 auprès de l’OTAN, avec mon ambassadeur de l’époque, on disait que l’Otan était une alliance sans ennemi. Nous nous demandions si les États-Unis resteraient en Europe et pensions qu’on passerait à l’offshore balancing. Les États-Unis rapatrieraient leurs troupes progressivement. Cela n’est pas arrivé mais est en train d’arriver progressivement. Beaucoup de membres de l’administration Biden sont aujourd’hui persuadés que l’avenir économique du monde se joue entre New Delhi et Los Angeles. Pour eux, l’Europe est une vieille tante chez qui on aime bien aller prendre le thé mais qui n’a plus beaucoup d’importance.
La deuxième certitude, en partie développée par le brillantissime Jake Sullivan, est que toute décision de politique étrangère doit pouvoir être expliquée aux électeurs en montrant en quoi cette décision sert les intérêts des citoyens. Il ne s’agit pas de faire de grands plans géopolitiques comme Kissinger, mais plutôt d’expliquer en quoi telle décision est dans l’intérêt des citoyens du Tennessee, ou du Wisconsin, par exemple. Une telle stratégie est peut-être artificielle, mais aura des conséquences dangereuses pour les Européens, car elle implique la poursuite du protectionnisme. Les intérêts commerciaux européens ne pèseront rien face aux intérêts commerciaux américains. Par exemple, ils n’ont fait que suspendre les droits de douane punitifs, sans les supprimer. De même, l’administration Biden a clairement expliqué qu’il n’y aurait pas d’accord de libre-échange avec les Européens.
Si Jake Sullivan est un des cadres de l’administration Obama puis Biden, la plupart des cadres actuels de la diplomatie de Joe Biden ont été formés dans les années 80 et 90. À lire les mémoires de William Burns et de Wendy Sherman 1, on a l’impression que ces derniers étaient plutôt favorables à un engagement important des États-Unis dans les affaires du monde, considérant que les États-Unis avaient un rôle important et positif à y jouer, et pas seulement des intérêts à défendre.
Il y a aussi des effets de génération : William Burns et Wendy Sherman sont de ma génération, à quelques années près. Ils s’inscrivent dans une autre génération que celle de Jake Sullivan. Par ailleurs, Wendy Sherman comme William Burns sont moins politiques : ce sont des diplomates de carrière qui continuent à tenir le même discours que celui de la diplomatie américaine. En revanche, les équipes autour de Biden, Anthony Blinken, Jake Sullivan ou les autres, sont politiques, et ont un discours beaucoup plus critique à l’égard de l’interventionnisme.
On n’a pas du tout relevé, lors de la venue de Joe Biden en Europe que la rencontre n’a débouché, en termes pratiques, sur quasiment rien, alors qu’il devait s’agir de grandes retrouvailles émouvantes. Les seules avancées faites lors de sa visite ont été la suspension des droits de douane, mais ce n’est qu’une simple suspension, et la création d’un conseil pour la science et la technologie. Pourtant, la Commission avait communiqué en amont de la visite, et proposait de nombreux secteurs de coopération avec les États-Unis : le commerce mondial, le changement climatique, la taxe aux frontières.
Quand vous étiez en poste à New York et à Washington, est-ce que les propositions de partenariats étaient plus fréquentes et reçues de façon plus positive, du moins jusqu’à Trump ?
Le problème des États-Unis est qu’ils sont entrés dans le monde en 1945 en représentant 60 % du PNB mondial. Ils ont depuis toujours été the big boy on the block. La diplomatie américaine ne se conçoit que dans le leadership. La diplomatie américaine déploie des trésors d’habileté pour parvenir à convaincre la CIA et le Pentagone. Une fois la décision commune prise à l’intérieur, elle est imposée aux autres Etats. Cela a toujours été le cas. En effet, leur système institutionnel est tellement complexe que lorsqu’ils sont parvenus à une position consolidée à Washington, ils sont épuisés et nous disent souvent : « par pitié ne nous demandez pas de transformer cette position ».
C’est d’habitude pourtant le reproche que l’on fait aux institutions européennes ! Cela nous permet d’ailleurs d’aborder des questions de théorie des relations internationales. Tout en défendant la nécessité de prendre en compte les faits, d’être rationnel et réaliste, vous semblez plutôt pessimiste quant à la nature humaine, et notamment vis-à-vis de sa capacité à se défaire soit des idéologies, soit de l’attraction vers le « Mal ». Comment être « réaliste » si la plupart des hommes sont des idéologues, et que l’humain a un penchant spontané pour le « Mal » ?
Dans la conclusion de Passeport Diplomatique, je constate en effet que le lecteur doit être perturbé par le fait que tous les exemples que j’ai donnés montrent que l’irrationalité et la folie guident les hommes et les relations internationales. Je dirais pourtant que ce n’est pas tout à fait correct, et insisterais sur la nécessité d’un retour des diplomates. Regardez la Russie. Il y a évidemment le rationaliste français qui considère que l’intérêt de la Russie est de rejoindre la famille des démocraties libérales. À ce moment-là, le diplomate doit intervenir pour dire que ce n’est pas comme cela que la Russie se perçoit et se conçoit dans les relations internationales. « 1991 est le pire désastre géopolitique de l’histoire » pour citer Vladimir Poutine.
Dans ce brouillard, le diplomate peut tenter d’introduire, non de la rationalité, mais de la prévisibilité, en se plaçant dans les chaussures de l’autre. Il faut essayer de voir le monde du point de vue russe. Je ne connais pas un Russe qui considère que l’Ukraine est indépendante. Cela ne veut pas dire que je doive, en tant que Français, partager cette idée. Savoir qu’une majorité de Russes pense ainsi me permet cependant de prévoir ce qui pourrait se passer entre l’Ukraine et la Russie. Ainsi, quand on a proposé un accord d’association avec l’Ukraine, il fallait que les diplomates disent que la Russie n’acceptera pas ! Un diplomate doit aider à sortir de l’arrogance occidentale : les autres n’ont peut-être pas les mêmes désirs que nous.
Dans Passeport diplomatique, vos premiers mots sont « rien ne me destinait à être diplomate » (p. 9) puis vous écrivez : « Je choisis d’être diplomate par désir d’exil » (p. 11). J’ai l’impression que vous considérez que les trente dernières années ont été des années noires pour la diplomatie, en raison justement de « l’accès d’hybris occidental » consistant à souhaiter étendre leur modèle de société au monde.
En effet, dans un univers dominé par une puissance qui considère que son modèle est le bon et que les autres doivent s’y conformer, les diplomates ne peuvent pas jouer leur rôle traditionnel de passeurs, de traducteurs des intérêts nationaux, à la recherche des compromis. Est-ce une période particulièrement exaltante pour se lancer dans la diplomatie ?
Je fais une différence entre le citoyen et le diplomate. Ces quarante dernières années étaient des années de sécurité, où notre existence n’était pas en danger. On se plaint en permanence des Américains, mais soyons justes, ce monde n’était pas tellement désagréable. Nous étions derrière les Américains, mais nous faisions partie du camp occidental triomphant. En tant que citoyen, le monde qui s’ouvre devant nous est beaucoup plus dangereux, paradoxal, incertain, fragmenté. J’ai appartenu à une génération qui a eu beaucoup de chance, qui n’a pas connu de guerre et a vécu dans la prospérité économique. Il faut également reconnaître que, même sous le gaullisme, nous étions les braconniers de la Guerre Froide. Dès qu’il y avait une averse, nous nous réfugiions sous le parapluie américain. Pendant mon service militaire, on faisait toujours les mêmes exercices : une coalition bleue est attaquée par une coalition rouge ; nous étions un pays azur qui devait rejoindre la coalition bleue. Vous voyez, c’était assez clair !
Je crains donc qu’il y ait davantage de travail à donner aux diplomates. Il faudra que les diplomates acquièrent une certaine modestie, car nous ne sommes plus dans le monde occidental. Il y a eu deux siècles de domination occidentale que nous considérons comme acquis, alors que ce n’est pas le cas. Le monde de 1914 est aujourd’hui étendu à l’humanité. C’est même pire, car en 1914, les puissances avaient au moins un langage commun, des convictions communes. Aujourd’hui, nous avons un 1914 sans langage commun. Il faut donc tout reconstruire, bâtir un monde entièrement nouveau. Les erreurs de calcul sont tout à fait possibles. Le monde est donc plus dangereux pour les citoyens et peut être de ce fait plus excitant pour les diplomates. Mais c’est le citoyen qui compte !