Avant de passer dans l’autre monde, le Shaman Kamlem, de la tribu indigène brésilienne des Xokleg, avait prophétisé à son peuple qu’il perdrait ses terres au profit des « hommes blancs », pour les regagner plus tard. Nous sommes en 1925 et, presque cent ans plus tard, la tribu des Xokleg est confrontée à ce qui pourrait être l’accomplissement de cette ancienne prophétie. « Marco Temporal », qui signifie « limite de temps », peut assez aisément être traduit du portugais sans avoir besoin d’en connaître la langue. Au Brésil, le terme est récemment entré dans le lexique du discours politique durant ces dernières semaines, et a été associé aux terres ancestrales des tribus indigènes. Il ne s’agit bien sûr ni d’une traduction littéraire, ni d’une traduction libre. Pourtant, les deux termes sont étroitement liés puisque le Tribunal suprême fédéral a été invité à se prononcer sur ce postulat contenu dans le projet de loi 490. Selon ce texte, les peuples autochtones devront prouver qu’ils sont propriétaires des terres sur lesquelles ils vivent depuis le 5 octobre 1988 au moins, date à laquelle la Constitution actuellement en vigueur a été promulguée. 

Le gouvernement du président Jair Bolsonaro souhaite donc demander à ces peuples de prouver, par des documents écrits, qu’ils sont bien propriétaires des terres sur lesquelles ils habitent, sous peine d’expulsion. Or, c’est le chapitre VIII de la Constitution elle-même, entièrement consacré aux Indiens, qui affirme très clairement que « les terres traditionnellement occupées par les peuples autochtones sont celles qu’ils habitent de façon permanente, qui sont utilisées pour leurs activités productives, qui sont indispensables à la conservation des ressources environnementales nécessaires à leur bien-être et celles qui sont nécessaires à leur reproduction physique et culturelle, selon leurs us et coutumes ». C’est à ces mots que tente de se raccrocher l’ensemble de la communauté indigène, qui compte au Brésil plus d’un million de personnes, et dont les terres couvrent 13 % de la superficie nationale. Ce n’est donc pas seulement l’avenir de la tribu Xokleg qui est en jeu, même si c’est leur manifestation qui a conduit à celle, encore plus importante, de Brasilia, où 6000 Indiens sont descendus dans les rues pour protester et demander une décision de la Cour suprême.

Tout a commencé lorsque la tribu, originaire du sud du Brésil, a élevé la voix face à une décision de l’État de Santa Catarina, qui a décidé d’adopter à la lettre la restriction temporelle de 1988, expulsant de fait un groupe de la communauté d’une réserve naturelle située sur ses terres ancestrales. Outre les Xokleg, les tribus Kaingang et Guarani vivent également dans la région. Cette décision a été immédiatement contestée par la FUNAI (Fondation nationale indigène), l’organe gouvernemental chargé d’élaborer et de mettre en œuvre les politiques en faveur des peuples indigènes, notamment la cartographie et la protection de leurs terres. L’arrêt de la Cour suprême sera d’application générale car si le droit à la terre de la tribu Xokleg est reconnu, il aura un effet domino sur des centaines de revendications similaires en cours au Brésil.

L’arrêt de la Cour suprême sera d’application générale car si le droit à la terre de la tribu Xokleg est reconnu, il aura un effet domino sur des centaines de revendications similaires en cours au Brésil.

Lorenzo Santucci

Pour les Indiens, c’est donc une question de vie ou de mort. Un témoignage concret en est la mobilisation dans la capitale nommée « Luta Pela Vida », menée par APIB (Articulação dos Povos Indígenas do Brasil), et à laquelle ont participé des milliers de personnes pour protester contre le projet de loi 490. Outre la réaffirmation de l’inviolabilité de leurs terres, la nature des protestations réside dans la raison qui a conduit le président Bolsonaro à présenter une telle proposition, qui contredit clairement le texte constitutionnel. Demander aux peuples indigènes de présenter des documents officiels prouvant leur propriété des terres revient à faire montre d’une méconnaissance de l’histoire de ces populations, ou pire, d’une ignorance délibérée. Il va sans dire que les tribus indigènes penchent pour cette dernière option car leurs difficultés sont bien connues, et pas seulement à l’intérieur des frontières nationales.

La première prophétie du chaman Kamlem s’est en effet réalisée depuis longtemps. Le retrait forcé de leurs terres a été justifié par le désir de transformer ces zones en grandes parcelles agricoles. Très souvent, c’est la monoculture qui entre en conflit avec l’habitat naturel local. La culture du soja, un produit dont le Brésil est l’un des plus grands exportateurs au monde, vient immédiatement à l’esprit, surtout après la rupture des relations commerciales entre la Chine et les États-Unis en raison de la guerre des tarifs douaniers imposée par l’ancien président Donald Trump. Pékin, qui est l’un des plus gros consommateurs de soja — dont 70 % est utilisé pour l’alimentation animale, car il remplace parfaitement la viande et assure une croissance plus rapide aux animaux qui le consomment, notamment les porcs — ne dispose pas de suffisamment de terres disponibles pour la culture1. Les terres arables représentent environ 13 % du total, mais certains affirment que les pourcentages sont plus faibles. Pendant des années, le principal partenaire commercial de la Chine a donc été Washington, avec qui les relations se sont tendues ces dernières années. Il a donc tourné son regard vers le sud, vers le Brésil, où les exportations sont l’un des piliers de l’économie. Heureux de prêter main forte, le plus grand pays d’Amérique du Sud a décidé d’intensifier sa politique d’accaparement forcé des terres, perpétué par les grileiros. Il s’agit évidemment d’un processus à court terme très dommageable pour l’environnement. Lorsque ces zones cessent d’être assez productives, elles sont abandonnées, tout comme la main-d’œuvre locale, conduisant à la recherche d’autres espaces. Les flammes qui s’élèvent cycliquement de l’Amazonie en sont la preuve.

Heureux de prêter main forte, le plus grand pays d’Amérique du Sud a décidé d’intensifier sa politique d’accaparement forcé des terres, perpétué par les grileiros. Il s’agit évidemment d’un processus à court terme très dommageable pour l’environnement.

Lorenzo Santucci

Les perdants sont ses habitants. Les peuples indigènes ont toujours été contraints de se déplacer d’une terre à l’autre pour pouvoir vivre, le nomadisme faisant partie intégrante de leur histoire. En revanche, ce n’est pas le cas des violences parfois mortelles qu’ils subissent. En juin dernier, les experts des droits de l’homme de l’ONU ont exprimé leur inquiétude « au sujet d’une série d’attaques qui ont entraîné la mort d’au moins deux enfants, perpétrées par des mineurs illégaux sur les terres indigènes Munduruku et Yanomami », et ont demandé aux autorités brésiliennes d’enquêter sur ce qui s’était passé2. En effet, les intérêts de l’agrobusiness se conjuguent à ceux des mineurs, appelés garimpeiros, qui menacent et intimident quiconque leur résiste. Leurs activités illégales ont un impact sérieux sur la vie de ces communautés. Une contamination au mercure a également été trouvée dans les terres et l’eau qui les traverse, rendant la nourriture toxique. L’ONU a aussi signalé qu’à la fin du mois de mai des mineurs armés ont fait une incursion dans le village de Fazenda Tapajós, tirant sur des habitations et mettant le feu à la maison de la coordinatrice de l’Association des femmes de Munduruku Wakoborũn.

Le harcèlement des défenseurs de l’environnement est une constante en Amérique latine. Comme en témoigne le récent rapport de Global Witness, il s’agit de la région la moins sûre du monde pour les militants, dont la principale cause de décès est précisément la lutte contre la déforestation3. Bien que l’ONU ait tendance à sous-estimer les chiffres, une observation plus précise révèle que le troisième pays le plus meurtrier du continent est le Brésil, quatrième au classement mondial (20 décès rien que l’année dernière). Surtout, il est facile de croire que la défense du patrimoine environnemental est la principale cause de violence. Selon les données fournies par l’INPE (Instituto Nacional de Pesquisas Espaciais), la déforestation en Amazonie a atteint des records peu enviables en 2020 (+25 %), il s’agit du niveau le plus élevé depuis onze ans4. Des lieux entiers sont dépravés pour faire place au bétail, aux cultures et aux mines.

Dans tout cela, le gouvernement brésilien semble ne rien remarquer. Au contraire, il est en conflit ouvert avec les communautés indigènes, qui se sentent non seulement ignorées par les institutions mais aussi victimes de leurs propres actions. Ce n’est pas un hasard si, en août dernier, l’APIB a décidé de saisir la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye contre l’actuel président Bolsonaro, l’accusant de génocide et d’écocide5. Durant son administration, une « politique anti-indigène explicite, systématique et intentionnelle » a été menée. L’organisation affirme également que les communautés indigènes du Brésil sont plus exposées au risque d’infection étant donné leurs conditions de vie, comme dans le cas du Covid-19, qui a causé 1 166 décès parmi elles et plus de 57 000 infections. Comme l’a expliqué Eloy Terena, coordinateur juridique de l’APIB, la décision de se tourner vers la Cour de La Haye est due à l’incapacité du système judiciaire brésilien à enquêter, juger et emprisonner les responsables de ces crimes. Il s’agit d’une accusation très forte qui étend le problème à l’ensemble du système brésilien. Sa demande fait d’ailleurs écho à celle du défenseur historique de la forêt amazonienne, Raoni Metuktire, qui en janvier avait déjà demandé à la CPI de poursuivre le président Bolsonaro pour crimes contre l’humanité et persécution des peuples autochtones.

Comme l’a expliqué Eloy Terena, coordinateur juridique de l’APIB, la décision de se tourner vers la Cour de La Haye est due à l’incapacité du système judiciaire brésilien à enquêter, juger et emprisonner les responsables de ces crimes. Il s’agit d’une accusation très forte, qui étend le problème à l’ensemble du système brésilien.

Lorenzo Santucci

De son côté, le chef d’État brésilien n’est pas resté inactif face aux accusations et a commencé à pointer du doigt. Inquiet de la baisse du soutien aux élections d’octobre 2022 et de la remontée conséquente de l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, redevenu éligible après l’abandon des poursuites à son encontre, Bolsonaro a brandi la menace d’une rupture institutionnelle en annonçant vouloir porter plainte contre deux juges de la Cour suprême6. La crainte d’un coup d’État a plané sur le Brésil jusqu’à ce que le président lui-même revienne sur son indignation le 7 septembre, jour de l’indépendance du pays, où des milliers de ses partisans ont afflué dans les plus grandes villes du Brésil pour lui témoigner de leur soutien et de leur affection, comme il l’avait demandé, afin de prouver que la réalité est bien différente des chiffres exprimés dans les sondages. La crainte de beaucoup est que le président brésilien tente de suivre le chemin déjà emprunté par son ancien homologue et ami Donald Trump, lorsque celui-ci a perdu les élections de novembre 2020 et a commencé à attiser sa base pour ensuite la libérer le 6 janvier au Capitole.

On peut donc imaginer à quel point l’air est irrespirable au Brésil. Une décision aussi importante que celle qui attend les peuples indigènes intervient à un moment crucial de l’histoire. Les institutions politiques et la communauté civile sont en attente du verdict de l’organe juridique le plus important du pays. Le juge Luiz Edson Fachin, qui a annulé les condamnations de Lula en mars dernier, rétablissant ainsi ses droits politiques, a déjà statué sur la question. Nommé à la Cour suprême par Dilma Rousseff, la prédécesseure de Bolsonaro, Edson Fachin s’est ouvertement rangé du côté des tribus indigènes, reconnaissant leur droit à la terre comme fondamental. Le danger d’une scission du pays n’est plus une option car le fossé est déjà présent, et ne peut que s’élargir davantage. La chasse aux terres indigènes, l’une des dernières au Brésil à pouvoir être exploitées, pourrait bien se retourner contre le président en exercice.

Le danger d’une scission du pays n’est plus une option car le fossé est déjà présent, et ne peut que s’élargir davantage.

Lorenzo Santucci

En effet, il semblerait que Bolsonaro n’ait rien ou presque à gagner dans ce jeu. Une décision en sa faveur enflammerait encore plus les esprits, attisant une colère que l’opposition serait prête à embrasser et augmentant le risque d’affrontements entre les forces en présence. De l’autre côté, le lobby de l’agroalimentaire pourrait rejeter le président en raison du coup qu’il porterait à ses intérêts. Pour la tribu Xokleg, une décision positive de la Cour suprême aurait non seulement une valeur politique, mais également une valeur transcendantale. Après presque un siècle, la prophétie du chaman Kamlem se concrétiserait. Il attend impatiemment, comme toute la communauté indigène.

Sources
  1. Stefano Liberti, « Il Futuro del Cibo », Istituto per gli Studi di Politica Internazionale, 23 avril 2019.
  2. OHCHR, « Brazil : UN experts deplore attacks by illegal miners on indigenous peoples ; alarmed by mercury levels », 2 juin 2021.
  3. Global Witness, « Last line of defence », 13 septembre 2021.
  4. Fabio Zuker, « Brazil court decision sparks fears indigenous land could be handed to farmers », Reuters, 7 septembre 2020.
  5. « Brazil Indigenous group sues Bolsonaro at ICC for ‘genocide’ », Al Jazeera, 9 août 2021.
  6. Rédaction d’ANSA, « Brasile : elezioni 2022, Lula con 40 % consensi in sondaggio », ANSA, 18 août 2021.