Introduction
Ces dernières années, le paysage géopolitique du Proche-Orient a considérablement évolué. Pourtant, le conflit qui oppose depuis des décennies Israéliens et Palestiniens montre des signes importants de pérennité. La dernière guerre entre Israël et le Hamas à Gaza a une fois de plus mis en évidence les conséquences d’un conflit latent, et non résolu. Dans le contexte de l’échec du processus de paix au Proche-Orient, la communauté internationale a réagi en appelant à une relance des négociations. Les espoirs d’une nouvelle avancée vers un accord de paix ont été renforcés par le départ de Benyamin Netanyahou, homme politique de droite, après douze années passées au poste de Premier ministre. Cependant, en l’absence d’une réflexion internationale plus profonde qui s’attaque aux échecs des efforts précédents et qui reconnaît la réalité émergente de l’inégalité d’un État unique, les Israéliens et les Palestiniens continueront à s’éloigner de la paix.
Si elle n’est pas résolue, cette dynamique risque de provoquer de futures éruptions de violence à Gaza et au-delà, et constitue une menace directe pour l’autodétermination des Palestiniens, ainsi que pour l’aspiration d’Israël à être un État démocratique à majorité juive. Jusqu’à présent, un engagement international inébranlable en faveur du processus de paix a permis à la communauté internationale d’esquiver toute conversation sérieuse sur les implications de la disparition d’une solution viable à deux États. La dernière série de violences israélo-palestiniennes et l’escalade des manifestations intérieures contre l’Autorité palestinienne montrent qu’il n’y a pas de place pour l’autosatisfaction quant à la trajectoire du conflit.
Un processus de paix qui a fait son temps
La récente guerre à Gaza, accompagnée de manifestations et de violences généralisées en Israël et dans les territoires palestiniens occupés (TPO), est la dernière manifestation d’une détérioration à long terme sur le terrain. Cette détérioration a été alimentée par la disparition de tout horizon politique réaliste pour parvenir à un accord de paix définitif entre Israéliens et Palestiniens, et a favorisé les conditions propices à des cycles de violence répétés. Si l’on n’y prend garde, cette dynamique continuera à rendre un accord de paix inaccessible, et à alimenter les conflits futurs.
La communauté internationale avait espéré que le processus de paix au Proche-Orient, lancé par les accords d’Oslo de 1993, pourrait résoudre le conflit par une solution à deux États. Cette vision prévoyait la création d’un État palestinien viable, contigu et souverain à Gaza et en Cisjordanie, sur la base des frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Un tel résultat nécessiterait la résolution des questions en suspens concernant le statut final des futures frontières entre Israël et la Palestine, le statut de Jérusalem, le droit de retour des réfugiés palestiniens déplacés de l’Israël actuel, et les futures dispositions en matière de sécurité. Pourtant, 28 ans plus tard, le processus de paix d’Oslo s’est révélé incapable de tenir cette promesse.
L’architecture diplomatique qui a encadré les tentatives internationales de résolution du conflit israélo-palestinien depuis 1993 a donné lieu à de nombreux processus, mais pas à la paix. Elle a permis quelques avancées diplomatiques initiales, comme la fin du conflit armé entre Israël et l’OLP – le représentant international du peuple palestinien – et l’instauration de l’autonomie palestinienne sous l’égide de l’Autorité palestinienne (AP). Les cycles successifs de pourparlers de paix, comme celui de Taba en janvier 2001 et le processus d’Annapolis de novembre 2007, ont permis de réduire les écarts de négociation sur certaines des questions relatives au statut final, notamment sur les frontières. Mais ces ouvertures diplomatiques ont été à maintes reprises compromises par la poursuite de la colonisation israélienne, la lenteur du processus, et par les éruptions de violence en Palestine.
N’ayant pas réussi à instaurer la paix, le PPE n’a pas non plus réussi à gérer le conflit en empêchant une nouvelle détérioration des conditions sur le terrain, et en préservant la possibilité d’une solution politique. Loin de garantir la faisabilité de deux États – son objectif de longue date – le processus de paix a favorisé les dynamiques mêmes qui représentent les plus grandes menaces pour un tel résultat, notamment en termes de construction incontrôlée de colonies israéliennes, et de fragmentation du territoire palestinien. En cours de route, cela a donné naissance à un système politique palestinien dysfonctionnel et fragile, qui mine encore davantage le potentiel de progrès significatifs.
L’annexion de facto
Depuis le début du processus de paix, les politiques israéliennes de colonisation ont érodé la faisabilité politique et géographique de deux États en réduisant le territoire disponible pour un État palestinien viable. Au cours de cette période, la population des colonies israéliennes a été multipliée par quatre, passant d’environ cent mille colons à plus de quatre cent mille aujourd’hui. Les dirigeants des colons et les représentants du gouvernement encouragent maintenant de nouveaux projets d’infrastructure dans le but de faire passer la population des colons à un million. Cette évolution s’est accompagnée d’efforts soutenus pour expulser et déposséder les communautés palestiniennes locales. De fait, la solution des deux États est menacée de mort de toutes parts.
Les efforts israéliens de colonisation ont ciblé deux zones stratégiques. La première est Jérusalem-Est, qu’Israël a officiellement annexée en 1980, une décision qui n’a pas été reconnue par la communauté internationale (à l’exception notable de l’administration Trump). Les autorités israéliennes continuent d’avancer des plans de longue date visant à séparer Jérusalem-Est de son arrière-pays cisjordanien. Cela inclut la construction de colonies dans des zones géographiquement sensibles telles que Har Homa E et Givat Hamatos. Selon Daniel Seidemann, un éminent spécialiste de Jérusalem, ces plans « démembreraient tout futur État palestinien en un canton nord… et un canton sud… tous deux non contigus l’un à l’autre, et tous deux non contigus à la partie palestinienne de Jérusalem-Est » 1.
Dans le but de consolider les revendications israéliennes portant sur Jérusalem-Est, des groupes de colons israéliens ont également travaillé à l’expulsion forcée d’une centaine de familles palestiniennes vivant dans des quartiers palestiniens tels que Silwan et Sheikh Jarrah. Ces expulsions, qui sont en violation du droit international, sont au cœur des tensions actuelles, elles soulignent la centralité de Jérusalem dans le conflit, ainsi que les implications déstabilisantes des actions israéliennes.
La deuxième cible des efforts de colonisation israéliens est la zone C – environ 60 % de la Cisjordanie que les accords d’Oslo ont placé sous le contrôle civil et sécuritaire total d’Israël. Bien qu’Israël n’ait pas officiellement affirmé sa souveraineté sur la zone C, l’État a continué à consolider son emprise à long terme sur la zone, en écartant les communautés palestiniennes locales et en intégrant ses colonies dans le tissu socio-économique et juridique d’Israël, aboutissant à une annexion graduelle de facto.
L’aspect le plus sous-estimé de cette situation est sans doute les efforts de la Knesset israélienne pour étendre sa juridiction aux colonies de Cisjordanie (qui sont toutes situées dans la zone C). À première vue, les soixante projets de loi 2 présentés par les parlementaires depuis 2015 peuvent sembler banals, comme le transfert du contrôle direct des établissements d’enseignement supérieur des colonies de l’administration militaire au principal Conseil de l’enseignement supérieur d’Israël. Comme l’explique Yesh Din, une organisation israélienne de défense des droits de l’homme, la signification de ces démarches est que la Knesset « se considère désormais comme l’autorité législative en Cisjordanie, et agit en souverain dans cette région » 3. Cette tendance devrait se poursuivre sous le nouveau gouvernement qui s’est engagé à garantir « les intérêts nationaux d’Israël dans la zone C » 4.
La dynamique sur le terrain a été exacerbée par les politiques de l’administration Trump. Dans son plan « Peace to Prosperity », présenté en janvier 2020, les États-Unis ont cherché à évincer la solution traditionnelle à deux États comme principal terme de référence pour les efforts de paix internationaux en reconnaissant les revendications israéliennes sur Jérusalem, et en soutenant la colonisation illégale par Israël du territoire palestinien en Cisjordanie (que les administrations précédentes avaient considéré comme un obstacle majeur à la paix). En échange, Trump n’a offert aux Palestiniens rien de plus qu’une auto-gouvernance sous le contrôle sécuritaire d’Israël (en substance, une continuation de la situation qui existe aujourd’hui).
Si la nouvelle administration américaine du président Joe Biden a pris ses distances avec le plan du président Donald Trump, elle n’a pas encore totalement réparé les dégâts causés sur l’équilibre entre les deux États. Par exemple, elle a clairement indiqué qu’elle ne révoquerait pas la reconnaissance américaine de la souveraineté israélienne sur Jérusalem. Et bien qu’elle ait en théorie approuvé une solution à deux États, elle n’a pas encore défini ce à quoi la situation ressemblerait dans la pratique, comme les administrations des présidents Bill Clinton et Barack Obama l’ont fait dans le passé.
Une solution à deux États est-elle encore possible ?
L’été dernier, le gouvernement israélien a indiqué qu’il annexerait officiellement une grande partie de la Cisjordanie avec le soutien de l’administration Trump. Cette décision a depuis été mise en veille en raison des nombreux avertissements des États européens et arabes, selon lesquels elle mettrait en péril les perspectives de parvenir à une solution à deux États. Néanmoins, l’annexion de facto de la Cisjordanie par Israël s’est poursuivie à un rythme soutenu.
Même si les Palestiniens devaient faire des concessions profondes qu’ils avaient évoquées dans les négociations passées (suscitant une colère populaire considérable de la part du peuple palestinien), la réalisation d’une solution à deux États nécessiterait toujours l’évacuation de nombreuses colonies israéliennes, comme Ariel, qui s’enfonce profondément dans la Cisjordanie. Bien que cela soit imaginable d’un point de vue cartographique, la politique et l’opinion publique israéliennes font que ce scénario n’est pas envisageable à l’heure actuelle.
L’ampleur de la colonisation et sa domination de la politique israélienne sont telles qu’une future désoccupation entraînerait un coût politique toujours plus élevé pour les dirigeants israéliens. Chaque colonie supplémentaire ronge entame un peu plus la cohérence territoriale d’un État palestinien, et augmente le prix qu’un futur gouvernement israélien devrait payer pour rendre viable la création de deux États.
Ce n’est pas une coïncidence si la plupart des activités de colonisation ont eu lieu dans des zones de Cisjordanie qu’Israël devrait évacuer dans le cadre d’un futur accord à deux États. C’est depuis longtemps l’intention manifeste du mouvement des colons et de ses partisans, au sein des gouvernements israéliens successifs, qui ont cherché à créer des « situations israéliennes de facto sur le terrain » afin de faire échouer tout retrait territorial futur de la Cisjordanie.
Les coûts politiques d’un futur retrait ont été encore accrus par le glissement vers la droite de la politique israélienne au cours des dernières années, vers une position qui accepte de plus en plus les colonies israéliennes comme une partie intégrante et légitime de l’État d’Israël. Comme l’explique Seidemann, l’un des principaux experts du conflit et de la géopolitique de la Jérusalem contemporaine : « si Israël a la volonté et la capacité de relocaliser 180 000 colons, la solution à deux États vit. Dans le cas contraire, elle est morte » 5.
Apartheid
La politique d’annexion graduelle d’Israël efface progressivement la « ligne verte » qui sépare l’État hébreu des territoires occupés. Ce faisant, elle consacre la réalité d’un État unique, marqué par une discrimination institutionnalisée qui favorise les Israéliens juifs et les colons israéliens par rapport à leurs voisins palestiniens. Dans un rapport historique, Human Rights Watch a qualifié cette situation d’« apartheid des temps modernes ».
Le scénario d’un État unique qui est en train de naître sur le terrain est le résultat même de l’avertissement lancé par le Cabinet d’Israël en 1967 6, deux premiers ministres 7, six directeurs du Mossad 8, et par un directeur du Shin Bet 9. Chacun d’entre eux a souligné les graves implications démographiques, la montée de l’hostilité, et l’atteinte à l’image d’Israël que provoquerait l’enracinement manifeste d’un État unique.
En effet, il y a maintenant 7 millions de Palestiniens qui vivent entre la mer Méditerranée et le Jourdain avec des droits plus ou moins étendus. Alors que l’espoir d’une voie conduisant à l’égalité des droits dans les deux États est compromise, les Juifs israéliens – qui sont à peu près à parité avec les Palestiniens, la croissance démographique favorisant ces derniers – pourraient un jour être contraints de choisir entre Israël comme État démocratique, ou à majorité juive. Dans l’état actuel des choses, la plupart des juifs israéliens doutent qu’ils soient prêts à renoncer au contrôle d’un seul État.
La façon dont les Israéliens et les Palestiniens vivent la réalité de l’État unique est en grande partie le produit de ce système de discrimination raciale. Comme le souligne Inès Abdel Razek, chercheuse palestinienne, l’un des effets positifs de la consternation internationale suscitée par la menace d’annexion de jure de l’été dernier a été de « jeter davantage de lumière sur la réalité de la situation d’apartheid à État unique dans laquelle les Palestiniens vivent depuis longtemps » 10.
Les Palestiniens de Cisjordanie continuent d’être confrontés à des restrictions de leurs déplacements dans les territoires occupés. Ils sont essentiellement confinés dans des dizaines d’enclaves créées par la politique israélienne de fragmentation et de fermeture du territoire – qui ressemblent aux bantoustans de l’Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid. Les habitants palestiniens des TPO rencontrent de graves difficultés pour se déplacer d’une enclave à l’autre, en Israël et à l’étranger. Pour ce faire, ils doivent obtenir une autorisation israélienne. La situation est la plus grave pour les Palestiniens de la zone C, qui sont confrontés à une campagne massive de démolitions de maisons et de confiscations de terres par les Israéliens, ainsi qu’à Gaza, où le siège israélien se durcit, et où les conditions socio-économiques se dégradent depuis le milieu des années 1990.
En revanche, les Israéliens (et les visiteurs étrangers) peuvent se déplacer sans problème entre Israël et les colonies grâce à un réseau d’infrastructures modernes. La Knesset a même adopté des lois « anti-discrimination » pour protéger les droits des colons, interdisant par exemple aux vendeurs et aux fournisseurs de refuser de servir les consommateurs israéliens en fonction de leur lieu de résidence 11.
Dans cette réalité croissante d’un seul État, le système de discrimination d’Israël est reproduit dans de nombreux domaines : dans l’application de la loi, le logement, du développement urbain à l’accès économique et aux investissements commerciaux. Mais l’un des domaines les plus importants est sans doute celui des droits politiques. Contrairement aux colons, plus de cinq millions de Palestiniens vivant sous contrôle militaire israélien ne peuvent pas voter aux élections israéliennes, et sont donc privés de la possibilité d’influencer le système qui décide de leur sort, et qui légifère de plus en plus sur leur territoire.
Bien qu’ils détiennent la citoyenneté israélienne et jouent un rôle influent dans la formation du nouveau gouvernement israélien, les Palestiniens d’Israël ne disposent pas non plus de tous leurs droits, et sont confrontés à une discrimination généralisée. Cela s’est concrétisé par la « loi sur l’État-nation » de 2018 qui a élevé les droits des citoyens juifs d’Israël au-dessus de ceux des autres communautés.
Certes, la décision de Mansour Abbas, le chef du parti islamiste palestinien Ra’am, de soutenir le nouveau gouvernement israélien aura des répercussions à long terme sur la politique israélienne. Elle sera bénéfique pour les électeurs de Ra’am, en particulier les Bédouins vivant dans le Néguev, qui ont longtemps été marginalisés par les gouvernements israéliens. Rien n’indique toutefois que la participation de Mansour Abbas au gouvernement israélien, même en tant que vice-ministre, modifiera fondamentalement les structures de discrimination qui sont profondément ancrées dans les institutions, et dans l’identité nationale d’Israël. Rien ne remettra fondamentalement en question non plus les politiques israéliennes dans les TPO.
Un « statu quo » confortable pour Israël
Alors que la situation des Palestiniens a empiré au cours des dernières décennies, le processus de paix a apporté des avantages aux Israéliens. Les gouvernements israéliens ont parfois fait preuve d’un intérêt de pure forme pour le processus de paix, ce qui a permis de détourner une grande partie des critiques internationales qui portaient sur les actions d’Israël sur le terrain – en faisant passer la réalité de l’occupation et de l’inégalité pour une simple « situation temporaire », dans l’attente d’un futur accord de paix. Les structures mises en place par les accords d’Oslo, à savoir l’AP et ses services de sécurité qui coordonnent étroitement leurs actions avec celles des autorités israéliennes, ont également permis d’améliorer considérablement la sécurité des Israéliens (et des colons).
La récente vague d’annonces de normalisation entre Israël et les États arabes a renforcé le sentiment, présent chez les Juifs israéliens, que le monde et son voisinage arabe immédiat vont dans leur sens, au détriment des aspirations palestiniennes. Selon Netanyahou, l’accord avec les EAU a confirmé le principe de « la paix par la force » : « Selon cette doctrine, Israël n’est pas tenu de se retirer d’un quelconque territoire et, ensemble, les deux pays récoltent les fruits d’une paix totale » 12. S’il n’est plus le Premier ministre d’Israël, ses paroles continueront de résonner chez beaucoup, et resteront probablement un principe directeur pour les futurs gouvernements israéliens.
Compte tenu des coûts politiques et sécuritaires relativement faibles d’une occupation à durée indéterminée, seule une minorité d’Israéliens juifs considère la résolution du conflit comme une priorité. Confrontés à un choix entre le maintien de la réalité existante et la désoccupation, une majorité d’Israéliens juifs préfère la continuité au changement. Par conséquent, au lieu de débattre de la meilleure façon de mettre fin à l’occupation qui dure depuis cinq décennies, le débat en Israël se concentre sur la meilleure façon de gérer les Palestiniens pour éviter la menace démographique d’une solution à un seul État.
Aujourd’hui, il existe globalement deux écoles de pensée qui reflètent une majorité de l’opinion politique et publique israélienne. Ni l’une ni l’autre ne préconise une solution à deux États fondée sur des paramètres internationaux, ou sur un retrait territorial significatif 13.
Une première école de pensée, incarnée par certains membres de la droite comme Netanyahou, des responsables de la sécurité et des politiciens de centre-gauche comme le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid, privilégie le « statu quo » actuel, à savoir un contrôle de sécurité illimité, comme le meilleur moyen de gérer le conflit. C’est la tendance dominante depuis le début de l’occupation, et elle vise à préserver un certain degré d’ambiguïté dans le statut de la Cisjordanie, en évitant toute évolution vers une annexion israélienne formelle, ou vers un État palestinien. Certains adhérents parlent parfois de la nécessité de se séparer des Palestiniens, ou du principe de « deux États pour deux peuples » dans lequel Israël conserverait le contrôle exclusif de Jérusalem, et d’une grande partie du territoire de la Cisjordanie. Par leurs actions, notamment en permettant la croissance continue des colonies israéliennes en Cisjordanie, cette école a progressivement érodé la faisabilité d’une solution à deux États.
Une deuxième école de pensée soutient des mesures pratiques visant à appliquer la souveraineté israélienne par l’annexion de jure de toute, ou d’une partie de la Cisjordanie. Cette vision représente une menace plus directe pour la solution à deux États, et est soutenue par une jeune génération de politiciens de droite, comme le nouveau premier ministre israélien Naftali Bennett. Dans un tel scénario, la plupart des Palestiniens vivant dans les TPO se verraient refuser la citoyenneté israélienne.
Le nouveau gouvernement israélien présente un mélange de ces deux écoles. Bennett a été un ardent partisan du projet de colonisation, et a précédemment plaidé pour une annexion formelle de la zone C. Ces positions se retrouvent chez d’autres membres de la droite présents dans son gouvernement. En revanche, le centriste Lapid semble favorable à la poursuite du modèle actuel d’occupation, déclarant par le passé qu’il chercherait à obtenir l’accord des États-Unis pour continuer à construire dans les principaux blocs de colonies israéliennes 14. Le petit parti progressiste Meretz est peut-être le seul parti juif à soutenir encore une solution traditionnelle à deux États, tandis que les travaillistes se situent quelque part entre les deux.
Compte tenu de son mélange de positions idéologiques et de son unité fragile, le gouvernement de Bennett aura peu de marge de manœuvre sur un dossier aussi litigieux. Dans la pratique, cela se traduira probablement par le maintien du statu quo actuel de l’annexion graduelle comme politique par défaut. L’évolution continue de la situation sur le terrain, et au sein de la politique palestinienne, pourrait toutefois contraindre le gouvernement à se pencher sur le conflit.
La Palestine s’effrite
La fragmentation du territoire palestinien ainsi que l’éloignement des perspectives d’indépendance par la négociation exercent une pression croissante sur le système politique palestinien. Les dirigeants palestiniens, tant en Cisjordanie, incarnés par le président Mahmoud Abbas et son AP, qu’à Gaza par le Hamas, sont autoritaires et n’ont pas de comptes à rendre. Ils s’appuient sur un mélange d’armes et de parrainage politique basé sur l’aide internationale pour rester au pouvoir. Les efforts successifs visant à combler le fossé interne entre Gaza et la Cisjordanie et à faire progresser l’unité intra-palestinienne continuent de s’enliser.
Cette dynamique négative a été exacerbée par la décision d’Abbas d’annuler les élections présidentielles et législatives de cette année pour l’AP. Les Palestiniens se seraient alors rendus aux urnes pour la première fois en 15 ans. Si la justification publique était le refus d’Israël d’autoriser des élections à Jérusalem-Est, cette décision avait davantage à voir avec le désir d’Abbas de maintenir son emprise sur le pouvoir. Son parti, le Fatah, a dû faire face à une concurrence féroce de la part du Hamas lors des élections législatives, et a été entravé par des divisions internes qui ont conduit à l’émergence de listes électorales rivales du Fatah. Mais surtout, Abbas a été confronté à la possibilité réelle de perdre les élections présidentielles face à Marwan Barghouti, un ancien dirigeant du Fatah, qui purge actuellement une peine de prison à vie dans une prison israélienne.
En plus de priver les Palestiniens de leur droit d’élire un dirigeant représentatif et responsable, et de bloquer les perspectives de réunification de Gaza et de la Cisjordanie dans le cadre d’un système de gouvernance unique, les actions d’Abbas se sont avérées autodestructrices, sapant encore davantage sa position au niveau national, ainsi que celle de l’AP. Tous deux étaient déjà profondément impopulaires, et de nombreux Palestiniens les considèrent désormais comme encore moins légitimes. Les dysfonctionnements actuels de la politique et de la gouvernance palestinienne sapent également les efforts visant à stabiliser Gaza et à favoriser sa reconstruction à long terme.
Tout au long de la dernière guerre entre le Hamas et Israël, l’Autorité palestinienne a été confinée dans les coulisses. Elle y est restée depuis qu’elle a été chassée de Gaza par le Hamas en 2007, à la suite d’une guerre civile palestinienne courte, mais violente. Ces dernières années, M. Abbas n’a cessé de couper les derniers liens institutionnels de l’AP avec Gaza afin d’accroître la pression sur le Hamas, après l’échec des efforts de réconciliation palestinienne. Il considère désormais que l’engagement international en faveur de la reconstruction de Gaza est l’occasion de rétablir la pertinence de l’AP, et d’écarter son rival islamiste. Mais il n’est pas clair comment il espère y parvenir, étant donné sa propre faiblesse et sa marginalisation.
Après avoir misé sur les élections et sur l’engagement politique dans les institutions de l’AP pour s’extraire de Gaza, le Hamas est revenu à une position plus dure, favorable à une nouvelle confrontation armée contre Israël. C’est probablement ce qui a motivé sa décision de répondre aux tensions croissantes à Sheikh Jarrah et sur le Mont du Temple/Haram al-Sharif en mai par des tirs de roquettes contre des villes israéliennes, précipitant ainsi Gaza dans la guerre. Malgré les pertes militaires qu’il a subies, le mouvement est sorti renforcé politiquement de la dernière série de combats, même si sa stratégie de violence armée n’a pas permis d’obtenir un assouplissement significatif des restrictions israéliennes sur Gaza.
Entre temps, des fissures ont continué à se creuser au sein du Fatah, le parti d’Abbas au pouvoir, qui préparent un futur affrontement dont l’enjeu serait très important entre les hauts responsables du Fatah, pour succéder un jour au leader palestinien de 85 ans. Dans le même temps, certains membres de la base du Fatah semblent s’orienter vers une nouvelle confrontation avec Israël, compte tenu de l’incapacité de leurs dirigeants à garantir les droits des Palestiniens tout au long des négociations, et de l’absence apparente de toute stratégie alternative autre que l’appel à une intervention internationale.
Parallèlement, la poursuite des restrictions israéliennes et la diminution de l’aide étrangère ont poussé le système économique et financier palestinien au bord du gouffre. Un krach financier potentiel, associé à une colère populaire grandissante et à un soutien croissant à la « lutte armée » aurait de graves conséquences sur la sécurité, étant donné le grand nombre d’armes cachées et facilement accessibles en Cisjordanie et à Gaza 15.
Dans ce contexte, la société civile palestinienne s’oriente lentement vers une nouvelle série de tactiques et de stratégies. Comme l’ont montré les dernières semaines, les activistes palestiniens et les leaders de la jeunesse font avancer une nouvelle mobilisation populaire centrée sur des appels à l’égalité des droits, à la justice sociale, à la décolonisation et à l’unité palestinienne. La mobilisation en cours est motivée autant par le nationalisme et la religion que par les griefs locaux, et par la désillusion vis-à-vis des sources traditionnelles de leadership. Elle rassemble les communautés palestiniennes tant dans les TPO qu’en Israël, annonçant un abandon progressif du paradigme actuel centré sur l’État, incarné par les accords d’Oslo et par l’AP, au profit d’un mouvement national renouvelé « entre le fleuve et la mer ».
Jusqu’à ce moment-là, les protestations des activistes palestiniens étaient principalement dirigées contre Israël. Toutefois, le meurtre de l’éminent activiste palestinien et critique du gouvernement, Nizar Banat, par les forces de sécurité palestiniennes le 24 juin, a déclenché de vastes manifestations populaires contre l’AP, exigeant « la chute du régime ». La réponse musclée de l’AP, y compris l’utilisation de la violence par les activistes du Fatah contre les manifestants, prépare le terrain pour une nouvelle escalade interne, susceptible d’accélérer la chute du régime d’Abbas.
La recherche d’une nouvelle politique internationale
Les États-Unis et les gouvernements européens considèrent qu’une solution à deux États constitue la meilleure voie vers l’égalité et la sécurité pour les Israéliens et pour les Palestiniens. Après la dernière guerre à Gaza, les responsables américains et européens ont évoqué la nécessité de relancer les négociations pour parvenir à une solution politique durable. Cependant, un désir mal interprété d’éviter de porter préjudice à ce qui reste du processus d’Oslo signifie qu’ils continueront à manquer des occasions de contrer les dynamiques négatives, et de faire de leur vision d’une solution à deux États une réalité.
Au lieu de s’efforcer de faire progresser les mesures sur le terrain en faveur de la désoccupation israélienne et de la souveraineté palestinienne, les États-Unis et l’Europe ont préféré mettre leur poids politique dans la balance pour défendre le cadre provisoire établi par les accords d’Oslo, fondé sur une autonomie palestinienne limitée sous occupation militaire israélienne. Ce cadre n’a jamais été destiné qu’à servir de tremplin temporaire vers un accord politique final. Mais, en l’absence de celui-ci, il est devenu l’alternative par défaut, et une fin en soi.
L’Europe continue de se tourner vers les États-Unis pour qu’ils montrent la voie. Certes, l’administration américaine s’est écartée de bon nombre des politiques de son prédécesseur, et s’est efforcée de soutenir le fragile cessez-le-feu à Gaza. Mais la Maison-Blanche continue de peu montrer sa volonté d’investir le capital politique important qui serait nécessaire pour relancer les négociations, sans parler de la refonte de l’architecture globale de la diplomatie internationale pour les faire aboutir.
Dans le même temps, Washington et les capitales européennes continuent d’enlever de la liste de leurs priorités les mesures visant à tenir Israël responsable de ses violations du droit international, et à freiner les activités de colonisation. Ils ont également dé-priorisé la re-démocratisation et la réunification de la Palestine en faveur du soutien à Abbas et à son AP, ce qui revenait à redoubler un système politique défaillant. La reprise de la guerre à Gaza et de la violence en Israël et dans les TPO a une fois de plus mis en évidence les échecs d’une telle politique internationale.
Applaudir un processus de paix qui n’existe que sur le papier, et fermer les yeux sur la réalité grandissante de l’apartheid empêche toute transformation positive future, ainsi que toute approche alternative de rétablissement de la paix. En définitive, pour sortir de l’impasse diplomatique actuelle, il faudra repenser fondamentalement la politique internationale. Celle-ci devrait mettre davantage l’accent sur la désoccupation et sur l’égalité des droits en tant qu’exigences fondamentales de tout accord futur, que ce soit dans un, ou deux États.
En outre, pour progresser de manière significative vers un accord de paix durable, capable de garantir l’égalité des droits et la sécurité des Israéliens et des Palestiniens, il faudra un effort international concerté pour modifier les calculs coûts-avantages israéliens qui favorisent actuellement le maintien du statu quo. Il faudrait pour cela que les États-Unis et l’Europe soient beaucoup plus disposés à imposer un coût politique, notamment en soutenant les mécanismes internationaux de responsabilisation tels que la CPI (qui peut également demander des comptes aux groupes armés palestiniens tels que le Hamas pour les attaques contre des civils israéliens).
La détérioration rapide de la situation politique en Palestine souligne également le besoin urgent pour les gouvernements américain et européens de faire pression pour obtenir le rétablissement rapide de la démocratie et de l’unité palestinienne, et pour la préservation de la liberté d’expression et des droits de l’homme. L’objectif initial doit être de mettre fin aux violations actuelles des droits de l’homme par l’AP, et de faire en sorte que les responsables de la mort de Nizar Banat rendent des comptes. Un processus politique à plus long terme devra réformer l’OLP, et reprendre le processus électoral palestinien pour permettre l’émergence d’une direction palestinienne légitime, et d’institutions responsables. Cela devra inclure l’acceptation internationale de la participation du Hamas au système politique palestinien. Ces étapes sont importantes pour construire une base solide pour un futur État palestinien démocratique et unifié.
Il y a eu quelques petites allusions à un changement potentiel de la politique européenne et américaine. De hauts responsables européens, tels que le Haut Représentant de l’Union européenne Josep Borrell, parlent de plus en plus de la nécessité de garantir l’égalité des droits entre Israéliens et Palestiniens 16. Aux Nations unies, la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Estonie et la Pologne ont également exprimé leur soutien à « un processus politique conforme au droit international, qui garantit l’égalité des droits et qui soit acceptable pour les deux parties » 17. L’ancienne représentante spéciale de l’UE pour le processus de paix au Moyen-Orient, Susanna Terstal, est peut-être allée plus loin, en avertissant qu’ : « Il n’y a qu’une seule alternative [à deux États], c’est un État (…) où deux personnes vivent côte à côte avec des droits égaux dans la paix et la sécurité ». L’administration Biden souligne également que les Israéliens et les Palestiniens « méritent des mesures égales de liberté, de dignité, de sécurité et de prospérité » 18. Pour l’instant, cependant, la manière dont ces déclarations se traduiront dans la pratique n’est pas claire, notamment en raison des profondes contraintes intérieures qui empêchent tout recalibrage politique significatif.
La politique étrangère de l’Union reste bloquée par de profondes divisions au sein du bloc et par la nécessité de parvenir à un accord entre les 27 États membres. Même se mettre d’accord sur un dénominateur commun toujours plus petit n’a pas été possible depuis 2016. Pour aller de l’avant, il faudra un changement institutionnel plus important dans la façon dont l’UE mène sa politique étrangère, selon les lignes suggérées par Borrell, comme par l’introduction du vote à la majorité qualifiée (VMQ) 19. Mais cela reste une perspective lointaine. En attendant, la politique européenne sera principalement poussée par des groupements d’États partageant les mêmes idées. Bien que cela permette d’aller un peu de l’avant, cela continuera d’empêcher l’UE de peser de tout son poids sur le conflit.
La politique américaine est également tributaire des clivages internes. La montée des voix progressistes au sein du parti démocrate et de la communauté juive américaine remet en question certaines des orthodoxies pro-israéliennes traditionnelles qui ont permis la poursuite de l’occupation et de la colonisation israélienne. Pourtant, pour l’instant, ces voix restent minoritaires, et doivent également faire face au soutien plus instinctif et assumé dont le président Biden a fait preuve à l’égard d’Israël. Cependant, sans un changement fondamental de la politique américaine et européenne, il y a encore moins de raisons de croire que les Israéliens et les Palestiniens seront en mesure d’échapper à ce conflit profondément insoluble.
Conclusion
Pour décrire ce moment critique du conflit israélo-palestinien, il est tentant de citer le philosophe italien Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, et le nouveau monde lutte pour naître ». Autrement dit, si le processus d’Oslo est pour l’essentiel mort, on ne sait pas encore très bien à quoi ressemblera un nouveau paradigme de rétablissement de la paix, même si certains de ses contours commencent déjà à se dessiner.
Le paradigme d’Oslo est peut-être arrivé au bout du chemin, mais cela ne signifie pas la fin du conflit israélo-palestinien, ni des efforts de paix. Que ce soit par le biais d’un ou de deux États, la fin du conflit israélo-palestinien ne pourra être atteinte que lorsqu’il y aura un mouvement tangible vers la fin de l’occupation et vers l’acceptation de l’égalité entre Israéliens et Palestiniens comme base d’un futur accord. Dans l’intervalle, sans un recalibrage significatif de la politique internationale, la trajectoire négative sur le terrain continuera à cimenter une occupation sans fin et des droits inégaux, mettant en péril les aspirations futures des deux peuples.
Sources
- Daniel Seidemann, A Geopolitical Atlas of Contemporary Jerusalem, Terrestrial Jerusalem, 2015.
- Yesh Din, Annexation Legislation Database.
- Ibid.
- Yoni Kempinski, « These are the outlined key principles of the new government », Israelnationalnews, 11 juin 2021.
- Hugh Lovatt, Interview with Daniel Seidemann, ECFR podcast, 4 septembre 2020.
- Archive du ministère des Affaires étrangères d’Israël, Jérusalem, 1967.
- « Olmert Blasts Netanyahu’s Foreign Policy, Warns of Risk of Apartheid in Israel », Haaretz, 2 octobre 2015.
- Amira Lam, « We Hereby Warn », Yachad, 28 mars 2018.
- Sheldon Kirshner, « Former Shin Bet head issues dire warning », CJNews, 13 octobre 2010.
- Inès Abdel Razek, et al., « Trump’s ‘Deal‘ for Palestinians : Repercussions and Responses », Al Shabaka, 7 juin 2020.
- Stuart Winer et Raoul Wootliff, « Knesset passes ban on discrimination against settlers », The Times of Israel, 21 février 2017.
- Israel Ministry of Foreign Affairs, PM Netanyahu on the historic peace agreement with the UAE, 16 août 2020.
- Hugh Lovatt, « ECFR’s two state parameters », ECFR, 18 septembre 2018.
- Joshua Davidovich, « IDF dismisses senior officer for ‘unreliable statements,’ amid sex scandal », The Times of Israel, 7 mars 2016.
- Palestinian Center for Policy and Survey Research, Press Release : Public Opinion Poll No (80), 15 juin 2021.
- European Union External Action Service, Israel-Palestine : Speech on behalf of High Representative/Vice-President Josep Borrell at the EP debate, 19 mai 2021.
- Mission permanente de la France auprès des Nations unies à New York, Israel/Palestine : Joint statement by Belgium, France, Germany, Estonia and Poland, 11 février 2020.
- U.S. Department of State, Secretary Blinken’s Call with Saudi Foreign Minister Faisal bin Farhan Al Saud, 16 mai 2021.
- European Union External Action Service, When member states are divided, how do we ensure Europe is able to act ?, 10 février 2020.