Cette conversation est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
Josep Borrell
Merci pour cette invitation à intervenir devant le Groupe d’études géopolitiques. Étant un lecteur attentif de votre revue, je me réjouis de vos recherches sur les questions géopolitiques. Cet événement est une occasion de parler du contenu de mon livre European Foreign Policy in Times of COVID-19, mais surtout, des leçons à tirer et de la direction à prendre après plus d’un an et demi de pandémie. Ce livre est un recueil des écrits que j’ai publiés dans des op-eds, dans la presse, des journaux et sur mon blog durant la pandémie. Pourquoi ai-je tant écrit ? D’abord, parce que j’aime cela et ensuite parce que je crois en l’importance des récits. Pour moi, un homme politique doit être un conteur d’histoires. Les batailles politiques sont gagnées ou perdues en fonction de la manière dont les problèmes sont formulés. En politique internationale, c’est la même chose. Ainsi, j’essaie toujours d’écrire du point de vue d’un protagoniste et non d’un analyste. Par exemple, j’étais hier au Parlement européen pour discuter de la Russie et de la Chine, et je pense que tout est une question de philosophie. Oui, nous devons comprendre le monde, mais nous devons aussi le changer. Et vous ne pouvez pas changer le monde sans le comprendre. Comme le disait Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer ». Mais il est impossible de changer le monde sans le comprendre. Et aujourd’hui, il y a un manque de compréhension, ou du moins de compréhension commune du monde parmi les Européens.
Le livre couvre une année – les développements importants et dramatiques de 2020 jusqu’au début de 2021 – et analyse comment l’Union y a répondu.
Il y a trois grands blocs : le premier traite de la façon dont la pandémie change le monde. À titre d’exemple, mon article le plus lu est celui qui, au début de la pandémie, parlait de la militarisation des fournitures médicales, de la « politique de la générosité », de la « politique des masques et des vaccins » et de la « bataille des récits ». À l’époque, cela m’a valu quelques critiques mais, aujourd’hui cette thèse fait consensus. En parallèle, ce livre traite de la naissance de « Team Europe » – cet ensemble de ressources de l’Union, de ses États membres et des institutions financières (comme la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement) pour soutenir les pays partenaires dans la lutte contre la pandémie et ses conséquences. Il est important de rappeler que nous ne sommes pas seulement la Commission ou seulement les institutions, nous sommes un ensemble. La pandémie est décrite comme un « grand accélérateur », mais dans quelle direction le monde accélère-t-il ? Dans la direction d’un monde plus asiatique, plus numérique et, malheureusement, plus inégalitaire.
Le deuxième bloc couvre les crises dans notre voisinage. Notre voisinage – et je suis bien placé pour le savoir – est en proie aux flammes. De la Libye à la Méditerranée orientale, en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et le Sahel, ces zones, la dernière en particulier, peuvent sembler très éloignées. Il s’agit pourtant de nos voisins. Et ce qui sous-tend cette dynamique est le retour à une « mentalité d’empire » en Turquie, Russie et Chine, qui ont toutes trois été de grands et puissants empires. Notre voisinage est également de plus en plus contesté.
Le troisième bloc parle de la bataille mondiale entre les États-Unis et la Chine et ce que cela signifie pour l’Europe ? Il s’agit tout d’abord d’une lutte de pouvoir qui prend la forme de batailles commerciales, technologiques et normatives. Cette lutte soulève des questions sur notre positionnement en tant qu’Européens et sur ce que signifie l’autonomie stratégique. Mais cela sert également à définir où et comment l’Europe peut se positionner dans cette nouvelle polarité. Cependant, la concurrence entre les États-Unis et la Chine est aussi une toile de fond nécessaire pour réfléchir à nos partenariats avec l’Afrique, l’Indopacifique, qui est au cœur de l’actualité avec la publication par le Conseil d’une stratégie pour l’Indopacifique, et l’Amérique latine. Tous ces pays, toutes ces régions, veulent éviter ce choix binaire et aspirent à plus d’Europe. De cette manière, ils ont besoin d’une Europe qui deviendrait ce troisième pôle.
En plus de ce cheminement sur le « pourquoi », de nombreux articles réfléchissent désormais sur le « comment » de la politique étrangère de l’Union. Comme illustré récemment, il existe un débat fertile sur la manière dont l’Union européenne définit et oriente sa politique étrangère. Selon moi, le plus important est de savoir comment éviter la paralysie. Les États membres sont très divisés sur presque tout, ce qui nous amène au débat sur la manière de prendre des décisions. Unanimité ou majorité qualifiée ?
L’importance de la culture stratégique et les conséquences de l’absence d’une culture commune sont également très présentes. Actuellement, nous n’avons pas de culture stratégique commune. Néanmoins, sans une compréhension commune du monde, il sera très difficile d’adopter une politique étrangère commune. En réalité, la politique étrangère européenne est la manière dont l’Europe se projette dans le reste du monde et donc la manière d’exercer son influence (sanctions, normes et établissement de standards).
Quelles sont les leçons, les conclusions à retenir ? Je ne vais pas faire le tour du monde pour dire ce que nous faisons ou devrions faire dans telle ou telle région, concernant tel ou tel conflit. J’ai déjà eu beaucoup de débats de ce genre mais nous aspirons désormais à une réflexion plus profonde sur la manière dont nous pouvons améliorer notre impact. Dix-huit mois après le début de ce travail, il est clair pour moi que les tendances générales ne nous sont pas favorables. Le vent ne souffle pas en notre faveur. L’influence européenne est moindre qu’elle ne devrait l’être. Ainsi, le réveil géopolitique de l’Union est réel, mais sa traduction en acte reste parcellaire. Le temps est relatif en physique, mais aussi en politique. Comme l’a dit mon ami Javier Solana, « si vous changez à une vitesse plus lente que le monde qui vous entoure, vous reculez en termes relatifs. » L’important pour l’Union est de comparer notre vitesse à celle du reste du monde. De ce point de vue, nous reculons sur plusieurs points en termes relatifs. Le défi pour l’Europe est de s’assurer qu’à mesure que l’histoire du monde s’accélère, notre réponse fasse de même, en termes de vitesse et d’échelle, et cela n’est pas actuellement le cas. La politique étrangère est une affaire très complexe, surtout dans l’Union, car nous ne sommes pas un État à proprement parler. Dans l’Union, il y a de nombreux acteurs et aussi de nombreux points où un véto peut être posé. C’est pourquoi le taux de réussite européen est souvent faible. Mais cela est également vrai pour la politique étrangère des superpuissances. Nous devons nous rappeler que la politique étrangère consiste à modifier la politique intérieure des autres pays. Ce qui est pour nous de la politique étrangère, c’est de la politique intérieure pour les autres. Et ils en savent plus et s’en soucient certainement plus que nous.
Il convient de distinguer trois types de problèmes différents. Les problèmes de dysfonctionnement de la politique, les problèmes de la politique du pouvoir et les problèmes liés à l’action collective.
Dans de nombreux endroits du monde, le cœur des problèmes est une conséquence du dysfonctionnement de la politique : un désaccord sur la nature de l’État et de la société. L’absence d’un règlement politique et l’absence de gouvernance. De l’Afghanistan à la Libye, en passant par le Sahel, le Liban ou le Venezuela, la liste des États faibles et contestés est longue. C’est ce que nous appelons au niveau européen, la « mauvaise gouvernance ». L’idée maîtresse ici est que le problème n’est pas celui du manque de ressources qu’elles soient financières, naturelles ou militaires. Le cas de l’Afghanistan au cours des 20 dernières années est flagrant : des centaines de milliers de soldats y sont passés, des centaines de milliards de dollars y ont été dépensés en aide. Et pourtant, en Afghanistan, comme ailleurs, c’est davantage l’absence d’accord politique entre les forces locales sur un règlement politique viable et légitime qui a posé problème. Et nous, Européens, en tant qu’étrangers, ne pouvons le faire à leur place. Eux seuls le peuvent, même si nous savons que cette incapacité à produire une politique fonctionnelle se retourne contre nous en créant de l’insécurité, des flux migratoires, etc.
De fait, c’est là que commence notre sécurité. Nous devons comprendre les forces locales en jeu, que ce soit au Venezuela ou au Tchad. L’une des leçons que j’ai apprises est donc la nécessité d’investir dans la compréhension des forces locales. Quels sont les moteurs du conflit ? Et comment les étrangers peuvent-ils s’associer au mieux avec les protagonistes locaux pour mettre en place des politiques efficaces ?
La deuxième catégorie de problèmes est liée à la politique du pouvoir. Nous voyons tous les jours des exemples de Poutine, Erdogan, Xi Jinping et de leurs actions. Ils sont prêts à utiliser la force, la coercition économique et à lier ouvertement tout à tout. C’est presque un cliché maintenant de dire que l’Europe doit se réveiller et regarder le monde tel qu’il est, et non tel que nous voulons qu’il soit. Nous devons nous débarrasser d’une certaine naïveté et reconnaître que nous vivons dans un monde où nous avons de nombreux partenaires mais aussi de puissants adversaires – des gens qui cherchent à nous nuire ainsi qu’à notre type de système politique et de société.
Plus que de s’occuper de nos rivaux, l’Europe doit être capable de s’occuper d’elle-même. Nous ne pouvons pas nous reposer uniquement sur nos piliers traditionnels tels que les États-Unis, même si nous sommes heureux que les Américains soient “de retour” sous la direction du président Biden. Une approche qui part du principe que l’économie de marché et les règles mondiales résoudront tout, n’est pas non plus cohérente, surtout après la pandémie.
La pandémie nous a apporté des exemples concrets : nous l’avons vu avec les masques, et maintenant avec les vaccins, dont l’accès est en partie régi par des considérations politiques et de pouvoir. Il en va de même pour les investissements stratégiques tels que la 5G, l’IA ou les matières rares, etc. Nous devons rester maîtres de notre avenir et ne pouvons pas externaliser la protection de nos intérêts. Raison pour laquelle nous développons actuellement le concept d’autonomie stratégique. En 2020, nous avons débattu sur sa signification – et mon ouvrage comporte plusieurs chapitres à ce sujet. En 2021, nous devrons vraiment la mettre en œuvre face à un monde de puissance qui exige de nouvelles cartes mentales et un nouveau vocabulaire. Cela fait maintenant plus de 18 mois que je dis que nous devons apprendre « la langue du pouvoir ». Nous avons encore du travail à faire pour définir plus clairement quelles sont nos priorités politiques, là où nous sommes en capacité de faire la différence.
Une grande partie de la politique étrangère de l’Union relève de la « maintenance », un commentaire courant sur les développements dans tous les coins du monde. Mais nous ne pouvons pas être partout et nous devons mieux définir nos priorités afin de faire la différence là où nous le pouvons.
Néanmoins, si l’on additionne notre pouvoir normatif (l’établissement de règles appelé « effet Bruxelles« ), notre capacité d’aide financière, nos politiques commerciales et d’investissement, nos autres politiques et instruments, nos opérations PSDC, nos délégations, la vérité est que les Européens ont plus de pouvoir ou de leviers d’influence qu’ils ne le pensent. Mais, là où les États-Unis font de la grande stratégie et de la puissance intégrée, et où la Chine lie les différents enjeux dans le cadre de « Belt and Road« , nous sommes les maîtres de la “pensée en silo” et des efforts disjoints. Chaque politique a tendance à se développer selon sa propre logique et son propre rythme. La solution consiste à utiliser ces instruments dans le cadre d’une stratégie politique unique.
Il y a donc un problème de mentalité (réticence à penser en termes de pouvoir, de priorités et de compromis) et un problème d’organisation (mise en relation des objectifs et de moyens). Mais, petit à petit, nous nous améliorons. La Chine est probablement l’exemple le plus frappant car nous l’envisageons désormais dans une perspective globale : partenaire, concurrent, rival. Et cela conduit maintenant à des décisions concrètes sur le filtrage des investissements, les subventions étrangères, les marchés publics, la due diligence, ou encore l’IA.
Il existe une troisième catégorie de problèmes, qui relèvent des biens publics et de l’action collective comme l’illustrent la santé et l’accès aux vaccins, l’action sur le changement climatique et la biodiversité, mais aussi la lutte contre l’extrême pauvreté et la montée des inégalités. Le système multilatéral qui a été créé pour traiter ces problèmes est remis en question comme jamais auparavant, précisément par des politiques de pouvoir. Ainsi, l’OMS et l’OMC sont en difficulté, le G20 et le Conseil de sécurité de l’ONU sont souvent paralysés, et un nombre croissant de problèmes échappent aux « régimes » multilatéraux, comme les menaces hybrides, l’IA et d’autres technologies émergentes. En tant que représentants de l’Union, nous entretenons la flamme du multilatéralisme, et le multilatéralisme a reçu un coup de fouet grâce à l’administration Biden. Mais nous devons faire davantage pour revitaliser le multilatéralisme et l’adapter à notre objectif. Nous devons être prêts à investir dans le multilatéralisme, en créant si possible un consensus entre les grandes puissances, et être plus créatifs avec de « nouveaux » types de multilatéralismes au-delà du cadre “État à État.” Travailler davantage avec des organisations régionales comme l’UA, l’ANASE, etc.
Ce diagnostic peut donner à réfléchir, mais la bonne nouvelle est que ce nouveau momentum dépend essentiellement de nous, et des choix collectifs des Européens. En premier lieu, nous devons changer notre mentalité. Comme l’a écrit Luuk van Middelaar dans Le Grand Continent, « là où l’Europe se bat pour minimiser ses pertes, les autres se battent pour gagner ». Nous devons changer cela et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir en tant que HR/VP pour faire avancer cet agenda.
Monica Sie Dhian Ho
Permettez-moi tout d’abord d’exprimer ma profonde estime pour un leader qui écrit et reconnaît le pouvoir des récits dans le monde d’aujourd’hui. M. Borrell a écrit dans l’introduction de son ouvrage que les batailles politiques sont gagnées ou perdues en fonction de la façon dont nous les racontons. La façon dont nous décrivons et analysons notre monde en mutation et ce que cela signifie pour les Européens sur le plan politique est important.
Les dynasties chinoises utilisent cette instrumentalisation des récits depuis plus de deux millénaires. La dynastie Han et de nombreuses dynasties ultérieures ont nommé leurs propres écrivains pour rédiger l’histoire de la Chine et créer une historiographie nationale. Sous la présidence de Xi Jinping, cette tradition est portée à un niveau supérieur par l’utilisation de récits dans un contexte géopolitique, ce que M. Borrel a appelé à juste titre « une bataille de récits ».
Sven Biscop et moi-même avons été invités à centrer nos interventions sur l’émergence de l’Europe en tant qu’entité géopolitique et je dirais qu’une Europe géopolitique a des conséquences plus radicales que ce qui est souvent reconnu dans les textes politiques. L’attention se concentre sur la nécessité pour l’Europe d’apprendre à parler le « langage du pouvoir », comme l’a très bien dit M. Borrell. Mais je tiens à souligner qu’en ajoutant « géo » à « politique », nous devons également nous concentrer sur deux autres dimensions importantes : la géographie et l’identité collective.
En parlant le langage de la géopolitique, nous délimitons un territoire et nous nous concentrons sur le sentiment d’appartenance des personnes qui vivent à l’intérieur de ces frontières. L’élément « géo » a été repoussé pendant longtemps à l’arrière-plan de la politique européenne et de sa construction. En fait, la construction européenne s’est concentrée sur les marchés, les règles et la suppression des frontières, sur les consommateurs, les producteurs individuels et leurs intérêts économiques – ainsi que leurs droits universels et humains – plutôt que sur le développement d’un collectif, leurs identités et leurs projets sociétaux. Dans un contexte de migrations massives et irrégulières, la population européenne elle-même a demandé que les frontières extérieures de l’Europe soient délimitées et surveillées. L’Europe ne peut donc pas négliger sa « géo » dans la géopolitique. De plus, d’autres civilisations pensent au territoire et favorisent l’identité collective. L’Union européenne, qui ne cesse de s’élargir, s’est ainsi heurtée aux délimitations territoriales de la Russie.
L’émergence d’une Europe géopolitique comporte donc trois dimensions : la politique, le territoire et une identité collective. Sur ce point, les dirigeants européens n’ont pas encore pensé à ces implications universelles dans une perspective géopolitique. Qu’est-ce que cela implique réellement, dans une politique concrète, lorsque nous reconnaissons l’existence d’un rival systémique qui sera toujours aussi notre partenaire ?
J’ai été frappé par l’un des sous-titres du livre de M. Borrell, à savoir « la difficulté de combattre la politique identitaire ». Ma question est la suivante : pourquoi devrions-nous combattre les identités tant qu’elles sont inclusives, et non fondées sur la religion ou la race ? Les études d’opinion montrent que 8 personnes sur 10 considèrent qu’il existe un terrain d’entente pour construire une communauté européenne et, dans le même temps, les gens estiment que leur culture nationale est spécifique et doit être préservée. En un mot, la majorité des citoyens européens ne ressentent pas d’incompatibilité entre un sentiment d’appartenance européen et national.
Il y a aussi une sorte de contradiction dans le fait d’opposer des identités collectives comme quelque chose de purement « émotionnel » et la rationalité des politiques européennes telles qu’elles sont comprises par les universitaires, les ingénieurs ou les hommes politiques. Mais je crois que le fait de penser en termes d’identités politisées touche le cœur et l’esprit des gens. Ainsi, à travers des identités collectives telles que la classe sociale, les religions et les nations, les gens pourraient avoir la capacité d’agir sur leur vie. Cette idée a été incarnée par le socialiste français Jean Jaurès, qui a déclaré : « La seule possession du travailleur, c’est l’État ». En fait, il s’agissait d’une référence émotionnelle, mais aussi très rationnelle, à l’identité collective qui reste la clé du cœur et de l’esprit des peuples européens : l’État. Par conséquent, l’identité politique européenne pourrait être un soutien supranational aux États européens afin de protéger le « mode de vie européen » et de soutenir les projets sociétaux dans ces États qui constituent notre identité collective – un État démocratique, un État constitutionnel, des États laïques et des États qui fondent leurs connaissances sur la science et non sur ce que disent les ouvrages religieux ou les leaders autoritaires.
L’approche de « Team Europe » utilisée par M. Borrell et d’autres possède ce même équilibre entre l’émotionnel et le rationnel. C’est un moyen de mobiliser les identités nationales et collectives européennes, qui soutiennent une relation étroite entre les États membres et les institutions européennes, particulièrement éprouvés dans le contexte de la pandémie de COVID-19.
Pour conclure, j’aimerais remercier M. Borrell et son équipe pour leur recherche proactive sur l’existence d’un “récit commun”, exposant ce que nous faisons et pourquoi, car, selon les mots de M. Borrell, « si nous ne le faisons pas, d’autres le feront ».
Sven Biscop
Merci de m’avoir donné la chance de participer à ce panel avec ces collègues et le Haut Représentant. J’ai particulièrement apprécié l’idée du « conteur », que je dis toujours à mes étudiants et à mon équipe. De fait, avant de commencer un papier, vous devez penser à l’histoire que vous voulez raconter – et que, si vous n’en avez pas, vous ne devriez peut-être pas écrire ce papier.
En fait, nous parlons de culture stratégique dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune depuis le début des années 90 et avant la mise en œuvre de la PESC. À cette époque, nous étions tous optimistes et nous pensions que le monde entier allait se démocratiser, respecter les droits de l’homme et devenir des économies de marché comme l’Europe occidentale. Cela ne s’est pas produit et je pense que la culture stratégique de l’Union européenne, dans la mesure où elle existe, est encore façonnée par cette mentalité. Il y a encore des gens à Bruxelles qui pensent que l’objectif de la politique étrangère européenne est de démocratiser le monde et de faire respecter les droits de l’homme dans le monde entier. Je ne suis pas d’accord, je pense que le but de la politique étrangère est de défendre ses intérêts, de faire en sorte que nous – en Europe – puissions continuer à vivre de la manière que nous avons choisie. Je ne pense pas que le but de la politique étrangère soit de changer le mode de vie des autres. D’une certaine manière, l’Union élabore actuellement une boussole stratégique mais la question clé est de savoir ce qu’il en est de sa boussole morale. Mais, au lieu de dire que nous n’accordons pas assez d’attention aux droits de l’homme, je dis que nous devrions peut-être avoir une idée claire de ce qui est vital pour nous, de ce qui ne l’est pas, des leviers dont nous disposons et de ceux dont nous ne disposons pas.
Des États comme la Chine et la Russie sont autoritaires, ce qui signifie que nous avons des raisons infinies d’adopter des sanctions à leur encontre, car les violations des droits de l’homme seront sans fin. Néanmoins, les sanctions changeront-elles quelque chose ? Probablement pas, car pour ces États, la violation des droits de l’homme est un de leurs intérêts vitaux alors qu’elle ne l’est probablement pas pour nous. Pour dire les choses crûment, l’intérêt vital de l’Europe n’est pas de savoir comment la Chine ou la Russie traitent leurs citoyens, mais comment elles nous traitent dans le cadre de notre politique étrangère. À cet égard, les sanctions pour violation des droits de l’Homme ne font que signaler notre mécontentement, mais ce signal est-il plus efficace par le biais de sanctions ? En fait, les sanctions devraient être utilisées lorsque la Chine et la Russie violent nos lignes rouges réelles dans leur politique étrangère, et non dans leur politique intérieure. Il me semble que les responsables européens de la politique étrangère sont plus préoccupés par les violations des droits de l’homme en Chine et en Russie que par le comportement assertif – voire agressif – de la Russie et de la Chine envers l’Europe, comme les transgressions manifestes du droit international – par exemple l’annexion de facto de la mer de Chine méridionale par la Chine.
À cet égard, mon point de vue est impopulaire et je serais bien plus heureux si je pouvais affirmer qu’il est effectivement de notre ressort de démocratiser le monde et de faire respecter les droits de l’homme partout. Mais je pense que la réflexion stratégique implique d’accepter les réalités et les limites de son pouvoir. Par conséquent, l’Europe devrait se soucier des droits de l’homme et prendre position en la matière, mais dans l’esprit de Guillaume le Taciturne, « il ne faut pas espérer pour entreprendre, ni réussir pour persévérer », car il n’y aura pas d’évolution à court terme et, tout en continuant à défendre les droits de l’homme, l’Europe devrait prévoir des sanctions efficaces ou, si nécessaire, des sanctions fortes pour les actions subversives et coercitives de la Chine et de la Russie contre l’Union.
Nicoletta Pirozzi
Je commencerai par dire qu’il est tard pour que la politique étrangère de l’Union européenne ne soit pas ambitieuse, et ce pour deux raisons. D’une part, notre voisinage est en proie au chaos et nos partenaires ne sont pas désireux d’intervenir, tandis que nos concurrents poursuivent leurs intérêts qui sont souvent différents des nôtres. D’autre part, l’Union a déjà largement débattu de son autonomie stratégique. Par conséquent, afin d’éviter que ces évolutions ne deviennent un « boomerang », l’Union se doit de fournir des résultats.
Dans son ouvrage, Mr. Borrell souligne la nécessité pour les Européens de ne pas être résignés, d’abord en construisant une culture commune, puis en évitant la dispersion et je suis d’accord sur ces deux points. Tout d’abord, la création d’une culture stratégique commune – comme l’Union l’a fait avec son compas stratégique – devrait rester notre première priorité et donnera probablement ses premiers résultats l’année prochaine. Cependant, l’Union doit-elle prendre des mesures à court terme, comme le vote à la majorité qualifiée, afin d’aller de l’avant ? C’est en tout cas ce que souligne votre livre en traitant de l’efficacité du vote à la majorité qualifiée pour remédier au manque d’autonomie stratégique commune, un objectif spécifique de votre mandat. Deuxièmement, sur la question de la dispersion, je suis d’accord pour dire que pour être crédible et efficace, l’Union doit établir des priorités et, surtout, choisir ses combats. Et pourtant, la dernière communication conjointe sur le Voisinage Sud va dans la direction opposée puisqu’elle présente un menu complet d’actions au lieu d’un plan avec des priorités claires pour notre voisinage immédiat. Par conséquent, quelle serait votre recette pour fixer des priorités dans notre politique étrangère à court terme ?
Mon dernier point portera sur le multilatéralisme qui est l’un des thèmes proéminents de votre livre et un sujet important pour la projection internationale de l’Union. Puisque l’Union reste l’un des plus ardents défenseurs du multilatéralisme, il serait temps pour les Européens de façonner le multilatéralisme. D’une part, cet objectif peut être atteint dans le respect de ses valeurs fondamentales et, d’autre part, par le biais de secteurs où l’Union peut apporter une valeur ajoutée. Sur ce dernier point, l’Union pourrait utiliser ses pouvoirs réglementaires dans des domaines tels que le climat, la fiscalité des entreprises, le numérique ou l’IA. En effet, l’Union a montré sa capacité à agir à un niveau plus global et multilatéral.
Adam Tooze
On m’a demandé de parler de la question de l’économie. Je le fais un peu à contrecœur, car je suis d’accord avec M. Borrell pour dire que la formation du récit est essentielle ici. La particularité des récits, c’est qu’ils ont des frontières, des limites et c’est de là qu’ils tirent leur unité, leur but et leur force. Introduire un thème qui a été relativement absent de la conversation jusqu’à présent risque de briser ce qui, selon moi, a été jusqu’à présent une conversation cohérente autour du récit que le Haut Représentant Borrel a élaboré. Mais au risque de le faire, laissez-moi essayer de trouver un point de connexion. Vous avez dit que le monde est à la recherche de pôles, de points d’attache. Le monde ne veut pas avoir à choisir entre les États-Unis et la Chine. Il aimerait pouvoir avoir le beurre et l’argent du beurre, et il y a là une opportunité stratégique pour l’Europe de se positionner comme un pôle.
Dans cette hypothèse, beaucoup repose sur l’importance de l’Europe en tant que marché et l’importance de l’Europe en tant qu’acteur économique. Le constat initial paraît évident, l’Europe n’est pas la première puissance économique mondiale. Néanmoins, si l’on prend le taux de change du dollar au lieu de se référer aux parités de pouvoir d’achat (PPA) qui “flattent” la Chine et les pays en voie de développement, alors l’Europe se classe deuxième puisque les Etats-Unis représentent 25 % du PIB mondial, l’Europe 20 % et la Chine 15 %. Ainsi, l’Europe reste un bloc économique majeur. Je dirais même que l’économie joue pour l’Europe un rôle encore plus profond que cela. Si beaucoup de personnes affirment que l’Europe n’est pas une question de puissance mais d’État de droit, je suis convaincu que l’Europe est également intrinsèquement une affaire économique.
Il y a une phrase très révélatrice dans l’un des discours du Haut Représentant Borrell, où vous dites : « Les souverainistes considèrent la société internationale comme une collection de boules de billard qui s’entrechoquent, alors que nous, Européens, voyons le monde comme une interaction dynamique de fluides interdépendants régulés par des normes ». Et je voudrais suggérer que cette vision du monde comme une interaction dynamique de fluides interdépendants régulés par des normes est essentiellement une vision économique. De fait, c’est une vision liée aux flux monétaires, aux flux de marchandises, aux informations et aux personnes. Cette vision pourrait même être considérée comme une conception ordo-libérale ou d’économie sociale de marché qui trouve une résonance particulière en Allemagne.
Comment pouvons-nous penser à la relation entre l’économie dans le cadre plus large du projet européen et de la politique étrangère, si notre compréhension de l’économie évolue constamment ? C’est un phénomène qui a été décrit de diverses manières et qui est maintenant régulièrement qualifié de nouveau consensus de Washington. Qu’advient-il du rôle de l’économie en tant qu’ancrage de la puissance européenne dans un monde où l’on ne conçoit plus la politique économique comme étant essentiellement l’élaboration de bonnes normes pour réguler les flux interdépendants de fluides, mais comme quelque chose de plus actif ? Et quels défis cela pose-t-il à l’Europe ?
Dans ce contexte, nous pensons immédiatement au capitalisme d’État, et Kishore Mahbubani, l’un des grands théoriciens du modèle singapourien et de sa signification pour le monde et notre façon de penser l’économie, est présent dans ce panel, mais je pense que le défi le plus fondamental pour l’Europe est posé par les développements aux États-Unis. Bien qu’il ne s’agisse pas de capitalisme d’État, nous avons assisté, depuis la crise de 2008, au développement d’une banque centrale massivement interventionniste et à une évolution vers une vision plutôt agressive de la politique industrielle liée au positionnement des États-Unis par rapport à la Chine.
J’aimerais vous entendre parler davantage de la manière dont, si le monde s’éloigne de cette vision relativement ordonnée de l’économie, l’Europe doit-elle reconfigurer son pouvoir dans d’autres dimensions afin de ne pas être si lourdement, si ontologiquement dépendante d’une conception particulière de l’économie ? Ou est-ce le volet de la politique économique que vous, en tant que Haut représentant pour la politique étrangère, souhaiteriez voir l’Europe actualiser ? On pourrait dire que la BCE s’est imposée comme une banque centrale mondiale compétitive, en tant que partenaire de la FED. Mais, du point de vue de la politique étrangère, ne voyons-nous pas qu’il est impératif d’évoluer vers une plus grande compétence en matière de politique budgétaire, par exemple, et de développer un véritable actif sûr européen ? C’est cette dimension que j’aimerais vous entendre explorer un peu plus.
Kishore Mahbubani
C’est un grand honneur et un plaisir de faire partie de ce remarquable panel. M. Borrell, félicitations pour la publication de votre livre. Pour en avoir publié un également « Has China won ? », je connais les difficultés que représentent la publication d’un livre.
Dans le cadre de cette intervention, le thème de mes remarques est très simple. Le mot chinois pour “crise” est une combinaison de deux éléments : danger et opportunité. Et je dirais que face à la plus grande compétition géopolitique entre les États-Unis et la Chine, l’Union européenne est confrontée à la fois à un danger et à une opportunité.
L’opportunité pour l’Union européenne est que le monde est à la recherche d’un troisième pôle, et si l’Europe peut être ce troisième pôle, elle serait bien accueillie par les 6 milliards de personnes qui vivent en dehors des États-Unis et de la Chine. Mais pour ce faire, l’Union doit comprendre aussi clairement que possible en quoi consiste la compétition États-Unis/Chine. Étonnamment, même si nous savons tous qu’une grande compétition géopolitique a éclaté, ses tenants et aboutissants ne sont pas faciles à appréhender. Par exemple, si vous observez l’attitude des États-Unis face à la Chine, il existe un consensus transpartisan – qui n’a pas changé entre Trump et Biden – pour dire qu’il s’agit du plus grand défi des États-Unis depuis la fin de la Guerre Froide.
Toutefois, le problème auquel beaucoup de gens dans le reste du monde sont confrontés est d’essayer de comprendre ce que les États-Unis essaient exactement d’accomplir vis-à-vis de la Chine. Si vous voulez définir une stratégie pour traiter avec la Chine, vous devez définir précisément quel doit en être l’objectif. L’objectif des États-Unis est-il de s’assurer que l’économie chinoise ne devienne pas numéro un ? C’est voué à l’échec car si l’économie chinoise continue de progresser comme elle le fait actuellement, elle deviendra sans aucun doute la première mondiale. L’objectif des États-Unis est-il d’organiser l’effondrement du parti communiste en Chine ? Selon la Harvard Kennedy School, le parti communiste chinois bénéficie aujourd’hui d’un soutien bien plus important du peuple chinois parce qu’il a connu ses quarante meilleures années sur quatre mille ans d’histoire. Pourquoi cela ? Grâce au Parti communiste chinois. Leur objectif est-il donc de contenir la Chine comme ils ont réussi à contenir l’Union soviétique ? Cela aussi est voué à l’échec, car la Chine fait plus de commerce avec le reste du monde que les États-Unis. Contenir la Chine est donc impossible. Il n’y a pas de déclaration claire des objectifs ou, comme je l’ai expliqué dans mon livre, il n’y a pas de déclaration claire de la stratégie et je tiens ce propos de Henry Kissinger.
Ce qui est clair néanmoins, c’est que l’émergence de la Chine remet très clairement en question la primauté des États-Unis dans le monde. Il sera douloureux de passer d’un monde où ils sont numéro un à un monde où ils sont peut-être numéro deux. Paradoxalement, les États-Unis ne comprennent pas que la nature du conflit avec la Chine ne se situe pas dans la sphère militaire. Par conséquent, lorsque les États-Unis dépensent 750 milliards de dollars en dépenses militaires, c’est un cadeau géopolitique à la Chine. Cet argent est gaspillé. Il n’y aura pas de guerre entre les États-Unis et la Chine. Le véritable affrontement, paradoxalement, est d’ordre économique. En ce sens, ce que fait Joe Biden en investissant dans l’économie est une approche adéquate. C’est ce que l’Union peut encourager les États-Unis à faire.
Cela m’amène à parler du troisième pôle et de la manière dont l’Union peut jouer un rôle précieux. Cette compétition va prendre de l’ampleur et il ne fait aucun doute que Bruxelles et toutes les capitales de l’Union recevront de plus en plus d’appels de Washington leur disant : « N’oubliez pas de quel côté vous êtes. Le nôtre, contre la Chine ». Je crois que c’est à ce moment-là que le moment de la décision arrivera pour l’Union. Elle sera déchirée entre sa tête et son cœur. Son cœur est clairement avec les États-Unis. Ils partagent la même culture, la même civilisation, la même histoire dans une certaine mesure. Mais si vous vous fiez à des considérations rationnelles, la Chine peut également être un partenaire précieux pour l’Europe, car dans le cas de l’Europe, le défi numéro un n’est plus posé par le risque de voir débarquer les chars russes sur le continent. Le plus grand défi sera posé par l’explosion démographique en Afrique.
Alors que l’Afrique avait la moitié de la population de l’Europe en 1915, elle a maintenant le double de la population de l’Europe, et d’ici 2100, l’Afrique aura dix fois la population de l’Europe. Vous avez parlé du Sahel, pouvez-vous imaginer un Sahel multiplié par cinq ? Quel monde cela crée-t-il pour l’Europe ? Il est clair que la priorité numéro un de l’Europe est de s’occuper de son voisinage proche et de promouvoir le développement en Afrique. Cependant, le premier investisseur en Afrique est désormais la Chine et c’est ici que le défi se pose clairement. L’Europe va-t-elle essayer de bloquer les investissements chinois en Afrique parce que les États-Unis disent que c’est mauvais pour le monde ? Ou l’Europe va-t-elle les encourager parce que cela crée une digue contre les flux migratoires d’Afrique vers l’Europe ? C’est le genre de choix difficiles que l’Europe doit faire, et je pense qu’un point clé que vous avez souligné est que, souvent, dans le dialogue européen, il y a une réticence à affronter des vérités géopolitiques dures. Le point clé de la géopolitique est que nous devons toujours nous rappeler que c’est une combinaison de deux mots : politique et géographie. La géographie est importante. La géographie des États-Unis est différente de la géographie de l’Europe. L’Europe doit répondre à sa géographie, et elle doit effectivement travailler avec la Chine pour se faire. C’est le défi que je vois se profiler pour l’Europe.
Josep Borrell
Je vous remercie pour ces remarques perspicaces et riches échanges de vues. Avant de devenir géopolitique, l’Europe doit devenir politique. Comme l’a mentionné Kishore Mahbubani : la géopolitique, c’est la géographie plus la politique. Si vous voulez être un acteur géopolitique, vous devez d’abord être un acteur politique. Et cela signifie avoir un certain type d’unité politique. Pour l’instant, le problème est que l’Union européenne n’est pas assez politique, nous ne sommes pas une réelle union politique comme l’illustre certains États membres par leur comportement. Les Britanniques, par exemple, ont quitté l’Union pour cette raison, mais d’autres membres partagent certaines de ces analyses. Cependant, être réellement une union politique afin d’être ensuite géopolitique est une étape à laquelle nous ne sommes pas encore arrivés. Lorsque la présidente de la Commission a déclaré qu’elle souhaitait que la Commission soit une Commission géopolitique, nous devons tenir compte du fait que la Commission seule ne peut pas être géopolitique. Ce devrait être l’Union dans son ensemble, car la Commission ne dispose que d’une partie des compétences nécessaires en matière de politique étrangère et de défense. Il est difficile d’être géopolitique en l’absence de ces deux piliers. Ainsi, l’Union dans son ensemble doit être géopolitique, mais elle doit d’abord être politique.
Nous disons que nous voulons parler d’une seule voix, mais nous n’avons pas besoin d’une seule voix, nous avons besoin d’un seul message. Cela ne me dérange pas si nous avons plusieurs voix qui répètent la même chose. Le problème, ce sont des voix dissonantes avec des positions hétérogènes. Par exemple, l’accord stratégique sur les investissements avec la Chine a été passé rapidement durant les dernières semaines de la présidence allemande, il répond clairement à certaines priorités qui touchent certains pays plus que d’autres. Nous devons donc comprendre que nous n’avons pas atteint le niveau d’intégration politique qui nous permettrait d’être géopolitique comme le sont les États-Unis ou la Chine.
C’est la raison pour laquelle nous discutons de l’autonomie stratégique. Ce sera la première étape pour agir comme un troisième pôle. J’ai passé toute l’année à en discuter, et ce débat s’est intensifié, même si ce débat est parfois trop cantonné à une question de sémantique. Une fois de plus, on se rend compte qu’il y a d’importantes divergences entre certains États membres sur ce sujet. D’un point de vue militaire, ils aiment être dépendants de l’aide fournie par les États-Unis parce qu’ils ne croient pas à l’idée que, si les choses tournent mal, l’Europe aurait la capacité suffisante pour participer à des situations difficiles. C’est très clair à la frontière orientale, car ils ont la mémoire des événements de 1939 et de ce qui pourrait se passer à l’avenir. Je suis d’accord avec Kishore Mahbubani sur le fait que nous n’allons pas voir les chars russes affluer dans les plaines d’Europe centrale. Poutine, quoi qu’on puisse en penser, n’est pas Staline. Toutefois, lorsque vous parlez à des Ukrainiens et que vous leur dites de ne pas s’inquiéter d’une invasion, ils vous répondent « mais ils ont la Crimée, vous savez ». Ainsi, tout est une question de perspective.
Les menaces et les défis auxquels nous sommes confrontés ne sont pas perçus de la même manière de Riga à Madrid. De Riga, le Sahel n’est pas un problème, et à Madrid, la Russie semble très lointaine. C’est pourquoi je pense que nous devons travailler sur un processus culturel afin de partager une compréhension du monde. Je suis assez âgé pour savoir que cette compréhension du monde dépend de l’histoire et de la culture. Quelqu’un qui vient de Pologne et quelqu’un qui vient d’Espagne ne peuvent pas avoir la même approche des États-Unis, parce que les Espagnols se sont battus contre les États-Unis et ont eu l’une des guerres les plus terribles contre eux, alors que la Pologne doit sa liberté aux États-Unis. Nous devons donc construire une culture commune, ce qui va prendre beaucoup de temps.
Il y a aussi la question de l’identité. Nous avons très bien réussi à surmonter la lutte entre les identités au sein de l’Europe. Les Allemands et les Français ne se disputent plus sur leurs identités comme ils le faisaient autrefois. Nous avons surmonté l’antagonisme des identités, ce qui est un succès extraordinaire, mais nous n’avons pas encore construit une identité commune. Oui, nous sommes Européens et nous partageons beaucoup de points communs, mais le sentiment d’appartenance et de faire partie d’une union politique est encore assez faible. Et vous pouvez voir à quel point il est faible lorsque nous discutons du cadre financier, qui est le niveau de solidarité du peuple européen à l’intérieur du cadre européen. Il représente 1 % du PIB européen, mais c’est sur cette infime partie que les batailles les plus féroces se déroulent, car les dirigeants veulent satisfaire leurs opinions nationales. Plus encore, ils désirent recevoir davantage que ce qu’ils ne donnent, ce qui n’est pas un signal clair d’une identité partagée. C’est quelque chose qui demandera du temps et de la volonté.
Concernant les sanctions, je passe mon temps à essayer de connaître le monde, de le découvrir et d’aller partout car les sanctions ne sont pas une politique en soi. En fait, les sanctions que nous pouvons mettre en œuvre ne sont pas seulement des sanctions économiques – comme les sanctions américaines – mais des sanctions personnelles contre des individus et des entités. Je suis tout à fait conscient que l’utilisation exclusive de sanctions limite notre capacité à construire et mettre en œuvre notre politique étrangère. Les traités exigent que nous fondions notre politique étrangère sur nos intérêts et nos valeurs, mais aussi que nous les défendions. Où se trouve l’équilibre entre les intérêts et les valeurs ? Au nom des valeurs, pouvons-nous sanctionner tout le monde, partout ? Non, nous ne le faisons pas. En fait, les sanctions dépendent de qui et où et sont intrinsèquement asymétriques. Il est clair que nous ne sanctionnons pas les mêmes choses partout, nous devons rechercher un meilleur équilibre. Cependant, nous ne pouvons pas renoncer à lutter contre les violations des droits de l’homme qui se produisent à l’intérieur des frontières de la Russie et de la Chine. Cela signifierait que les deux pays pourraient faire ce qu’ils veulent à l’intérieur de leurs frontières ? Notre opinion publique ne l’accepterait pas. Dans le même temps, les États membres de l’Union demandent toujours plus de sanctions, bien que leur impact soit potentiellement limité et que les conséquences soient de plus en plus coûteuses. Nous devons y réfléchir et mieux nous coordonner avec les Etats-Unis, mais ces derniers utilisent également des sanctions que l’Union n‘utilise pas car les conséquences seraient inacceptables d’un point de vue moral. Il n’est pas facile de trouver le juste équilibre entre la défense des valeurs et la défense des intérêts.
Une compréhension commune de la culture signifie une compréhension commune des menaces. Je suis sûr qu’aux Etats-Unis, les gens qui vivent en Alaska et ceux qui vivent à Miami comprennent tous que la Chine est une menace parce qu’ils partagent une culture politique. Pour nous, la situation est complètement différente. Nous devons construire cette culture, même en sachant que pendant longtemps encore, nous ne jouerons pas le rôle d’une puissance militaire de premier plan. Nous devrons nous pencher sur nos atouts économiques : sur les investissements, sur les IDE, sur la coercition économique, sur le rôle international de l’euro et sur notre politique industrielle. Et sur nombre de ces politiques, nous avons été très naïfs. Lorsque la Chine a rejoint l’OMC, nous croyions au « doux commerce ». Nous pensions que cela amènerait la classe moyenne chinoise à une maturité politique libérale, à un système multipartite. Nous savons désormais que cela n’a pas été le cas, bien au contraire ! Comme vous l’avez dit, le parti communiste chinois a bénéficié d’un fort soutien car les quarante dernières années ont été -de loin-, les meilleures années de la Chine depuis la découverte de la machine à vapeur. Ce système politique continue à être une source de prospérité pour le peuple chinois. Tant que ce sera le cas, ils ne changeront pas leur système politique, et nous non plus. Une fois de plus, cela montre l’équilibre compliqué pour définir notre politique étrangère.
Sur le plan économique, je suis entièrement d’accord avec Adam Tooze. J’ai été très critique vis-à-vis de notre réponse à la crise de l’euro lorsque j’étais chercheur à l’Institut universitaire européen, où j’ai eu le temps de réfléchir, d’écouter et d’écrire. En effet, la réponse européenne à la crise de l’euro a été une erreur extraordinaire et c’est le genre d’échec que nous devons éviter. Lorsque j’entends des gens dire que nous devons rapidement nous préoccuper de la réduction de la dette et du déficit, je me dis : « Mon Dieu, ne refaisons pas la même erreur. » Regardez ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, il y a de nouvelles questions et préoccupations. Il est clair que les États-Unis font le contraire de ce que l’Union prêche depuis des années en matière de politique économique. La réponse budgétaire aux États-Unis est désormais plus importante que la nôtre. Certes, nous avons commencé à parler d’un plan de relance dès le printemps dernier. Mais un outil économique qui prend un an et demi à être conçu et mis en œuvre n’est pas exactement la bonne réponse à une crise économique qui nécessite d’agir rapidement. Un an et demi, c’est trop long. Nous avons décidé de partager une monnaie mais nous avons toujours des politiques économiques différentes. Ainsi, lorsque nous décidons de travailler ensemble, nous passons un an à discuter et un an à mettre en œuvre. De fait, c’est grâce à la BCE – comme cela s’est produit pendant la crise de l’euro – que nous survivons plus ou moins.
Pour conclure, je pense que cette idée des trois pôles est intéressante et illustre la question de la quête pour l’hégémonie. Pourquoi les Etats-Unis s’inquiètent-ils de la Chine ? Est-ce parce qu’ils ont peur que les Chinois débarquent en Californie ? Non. Il s’agit de savoir qui commande le monde. C’est aussi pourquoi les Européens doivent envisager d’être plus que l’épigone et avoir leur propre capacité d’action dans le monde.