Ce texte s’inscrit dans une série d’entretiens consacrés aux partis verts en Europe, co-publiée avec le Green European Journal.
C’est une année charnière en France, ce moment pré-électoral où se construisent les dynamiques de la vie politique pour une année cruciale. Comment EELV l’aborde-t-il ?
Nous l’abordons avec l’ambition de changer la donne et la lucidité de qui mesure la difficulté de ce qui doit être accompli. Il y a eu en 2017 un moment de bascule du paysage politique, avec la fin du quinquennat Hollande et l’irruption de Macron. Sa victoire a, de mon point de vue, parachevé un long processus de décomposition de la social-démocratie en France. À l’époque, j’avais un peu théorisé cette modification du paysage politique radical, avec l’explosion des deux piliers politiques gauche de gouvernement sociale-démocrate, et droite libérale-gaulliste de gouvernement, qui structuraient le paysage depuis l’après-guerre : c’était l’émergence de ce que j’avais appelé le « Triangle des Bermudes », dans l’émergence d’un triple populisme. Celui d’extrême-droite qui se consolide, un populisme de gauche, théorisé par la France Insoumise, et un populisme libéral, incarné par Macron. Ces trois mouvements-là ont en commun d’être des partis qui ne sont pas vraiment des partis, puisqu’ils sont structurés autour d’une personnalité dans une organisation extrêmement verticale, et qui remettent en question l’importance des corps intermédiaires. Paradoxalement, ils représentent également la forme la plus caricaturale de la Ve République, puisqu’ils sont tout entier tournés vers la conquête du pouvoir présidentiel.
Ce Triangle des Bermudes, nous sommes toujours dedans. Mais il y a une nouveauté désormais avec l’affirmation de l’écologie politique comme force majeure. Cette émergence est le fruit d’une histoire longue, mais aussi le résultat d’une réflexion au long cours depuis 2017 (quand nous étions au fond du trou pour de nombreuses raisons, structurelles et conjoncturelles). Nous avons refusé de laisser l’écologie se dissoudre des traditions politiques en perte de vitesse, et affirmé l’originalité d’une vision qui se situait au-delà des clivages anciens, sans les renier, et entamé un travail de reconstruction politique entre la séquence politique européenne 2019, et les élections locales 2020 et 2021, pour essayer d’être en capacité de proposer une offre politique en 2022. Pour l’instant, les enchaînements se tiennent bien.
Mais rien n’est écrit. Nous devons à la fois refuser la totémisation de l’unité et les tentations centrifuges du pôle de l’alternative. En clair, refuser la dissolution dans un accord sans principes ni vision, et dans le même temps nous prémunir du trop-plein d’ambitions individuelles qui ajoutent la division à la division, sans réelle perspective politique. La route est donc vraiment étroite.
La feuille de route des écologistes est de contribuer à restructurer le paysage politique autour de trois offres, qui schématiquement représentent trois temporalités : la nostalgie mortifère d’un passé fantasmé, portée par l’extrême-droite ; l’enfermement dans le présentisme, qui est la linge non-avouée du parti du statu quo, ce « cercle de la raison » libéral dont Macron est le dernier avatar. Enfin, celles et ceux qui ont le souci de l’avenir doivent se rassembler autour de l’écologie, dont seule la matrice permet d’affronter les défis du XXIe siècle. Chacun comprendra bien cependant qu’une force à vocation majoritaire doit être capable de réunir les trois temporalités pour construire un récit du passé, proposer un programme pour les temps présents, et offrir une vision du futur. Seule cette articulation peut nous permettre de surmonter la crise du sens que traverse notre société.
Autour de quelles thématiques, de quels enjeux se fait la structuration du débat public français ?
En France aujourd’hui, et je pense que ce n’est une bonne nouvelle ni pour l’écologie ni pour le pays, la question identitaire s’impose comme champ de bataille du débat. C’est sous cet angle que sont abordés les débats autour de la République, la laïcité, la « Francité », l’intégration ou non dans la communauté nationale, etc. C’est un vrai péril parce que c’est ce champ de bataille politique-là que l’extrême-droite a souhaité traditionnellement imposer dans le débat. On a ainsi le sentiment que la majorité LREM au pouvoir, même s’ils ne sont pas sur cette ligne – ce serait absurde de le prétendre – a complètement intériorisé le fait que ce n’est finalement pas plus mal de livrer bataille sur ce ce terrain-là. Cela leur permet, espèrent-ils, d’effacer la droite républicaine du champ. Nous les écologistes, devons alors mener de front deux combats : sortir de l’impasse identitariste, et sortir de la doxa libérale.
Sur le premier point, il s’agit de déplacer le centre de gravité de la question identitaire aux questions qui, de notre point de vue, sont beaucoup plus essentielles pour reprendre le contrôle sur ce dont dépend notre subsistance : le redressement écologique, la transition économique, les nouveaux métiers, le rapport à l’emploi, la question sociale, etc. En face, la ligne politique du Rassemblement national, c’est la nostalgie d’une époque rêvée, en gros les Trente Glorieuses, les films d’Audiard en noir et blanc, l’école avec les porte-plumes où on écrivait à l’encre violette avec de beaux arrondis… c’est-à-dire une espèce de vision de « on n’est plus Français, on n’est plus chez nous, rappelez-vous la France éternelle des années 1950-60 qui nous a été confisquée ». Or, la réalité de cette époque-là n’est pas si rose : il y avait énormément d’inégalités, et les conquêtes sociales étaient adossés à un modèle productiviste fait de dégradations environnementales et d’inégalités Nord-Sud.
Le deuxième combat consiste à refuser les mensonges de la croissance infinie dans un monde fini. Ils attendent un retour à une période dorée qui n’est pas reconductible quand on prend en compte les limites physiques de la planète. C’est ce qu’explique assez bien Bruno Latour dans Où atterrir ?, c’est qu’ils vivent dans un monde qui n’existe pas, à la Trump. Ça me rappelle aussi Bush père, qui disait « le mode de vie américain n’est pas négociable ». C’est une promesse intenable. L’extrême-droite, comme les libéraux, vend une planète qui n’existe pas. Ils ont quitté la réalité terrestre.
Selon vous, les écologistes peuvent-ils et doivent-ils aller chercher ces électeurs qui ont glissé vers un vote très à droite, voire d’extrême-droite, ou vers la gauche radicale ? Ou faut-il les considérer comme définitivement perdus ?
C’est une question intéressante parce que la gauche sociale-démocrate, dans les années 80-90, avait justement considéré que cela ne servait à rien d’aller chercher un électorat populaire, perdu, et qu’il fallait donc s’adresser uniquement aux classes moyennes. À l’époque, les classes populaires ne votaient pas encore FN, elles se contentaient de s’abstenir : « Puisque vous ne vous occupez plus de nous, on ne s’occupe plus de vous ». Puis, de colère, ils sont ensuite passés au vote extrême-droite.
En tant qu’écologistes, il faut évidemment s’adresser à tout le monde. Pour moi, la spécificité de l’imaginaire politique écologiste, et c’est paradoxal, c’est qu’il est d’une part fédérateur : il s’agit de faire en sorte que la planète reste hospitalière à la vie en général, et à la vie de la civilisation humaine en particulier. Mais ce que cela implique en termes de politiques publiques à mener est très conflictuel. On met en question de puissants intérêts établis, y compris dans ce qui était considéré comme des acquis pour les classes populaires. La promesse de la social-démocratie d’inspiration marxiste, c’est-à-dire le compromis fordiste de l’émancipation par l’abondance, n’est non seulement pas émancipatrice, mais est aussi intenable pour des raisons de limites physiques de la planète.
L’écologie propose d’articuler une promesse d’émancipation tenable, et en premier lieu aux classes populaires, car ce sont elles les premières victimes des inégalités sociales générées par la prédation sur les ressources naturelles, ce sont les premières victimes aussi des pollutions, etc. Mais avant de parler d’émancipation, je pense qu’il faut parler de protection et de réparation. Pour un certain nombre de classes populaires, on n’en est pas à l’émancipation : on en est à réparer les casses qu’ils ont subi, et les protéger à court terme contre les périls qui les guettent. Il faut s’adresser aux classes populaires, qu’elles votent ou pas FN, pour leur dire que l’écologie protège et répare.
Concrètement comment se manifestent les enjeux écologiques, autour de quelles questions particulières ?
Mon sentiment, c’est que si on tire le fil de ce qui génère les conflits d’usage dans la société en France aujourd’hui, on en arrive à des questions écologiques : questions de santé environnementale, questions économiques, questions sociales, etc. C’est encore un paradoxe : nos adversaires considèrent qu’il doivent s’accaparer la question écologique, tout en stigmatisant les écologistes. C’est plutôt bon signe : les lieux où se structurent les conflictualités aujourd’hui sont les questions écologiques. Pour faire simple, les libéraux s’intéressent à l’écologie en lui donnant comme réponse la croissance verte. L’extrême-droite propose une relocalisation identitaire, comme si le territoire de la France était coupé des réalités terrestres. Les sociaux-démocrates portent la social-écologie, donc régénèrent la social-démocratie keynésienne en y intégrant la question écologique. Et la France Insoumise intègre la question écologique dans le populisme, le « eux contre nous », mais c’est une simplification à outrance des conflictualités.
Quand on est écologiste, on sait bien que la conflictualité de la société ne se résume pas aux 99 % contre 1 %. Car à l’intérieur des 99 %, il y a aussi des conflictualités. On ne peut pas réduire la question écologique à ce populisme basique. Plus généralement, je mets en garde contre le saupoudrage des thématiques écologistes dans des matrices préexistantes. Le syncrétisme à ses vertus, mais je refuse la confusion entrainée par le pillage systématique de nos mots et de nos idées, visant en réalité à désamorcer la charge novatrice de l’écologie politique.
Puisque les enjeux écologiques supposent une approche transnationale et européenne, comment alors les enjeux européens structurent-ils le débat politique en France ?
Pour être franc, assez peu. C’est d’ailleurs une frustration. La question européenne surgit dans le débat français quand il y a des grandes crises, typiquement la crise sanitaire, avec le plan de relance ou les vaccins. Il y a toujours en France ce réflexe de voir l’Union européenne comme un corps étranger auquel on s’intéresse quand il y a des problèmes. Ce qui contraste très fortement avec cette attente au niveau européen, c’est que la France se préoccupe plus d’Europe.
Aborder les questions écologiques par le prisme européen et transnational comme dans les rapports Nord-Sud, etc. est ancré dans l’histoire des Verts français : le premier candidat écologiste à une élection présidentielle en France est René Dumont, en 1974, un des premiers altermondialistes. Un de nos fils conducteurs a toujours été de souligner la responsabilité spécifique qu’ont la France et l’Europe dans la marche du monde, en particulier les « pays du Sud ». Les autres partis, quand ils parlent du monde, parlent de Joe Biden et des États-Unis par exemple, mais ignorent les pays du Sud, comme une forme d’impensé.
Dans la conclusion de Où atterrir ? Latour dit « en Europe », parce que, pour le meilleur et pour le pire, l’Europe a une voix prescriptrice dans la marche du monde, à travers son rôle historique et sa puissance normative. En outre, quand elle défend des valeurs comme les droits humains, c’est prescripteur dans d’autres parties du monde. Cette dimension est complètement sous-exploitée par l’Union européenne, et par la France qui, à son corps défendant, a pourtant une place privilégiée au sein de l’Union.
Pour moi, c’est quelque chose que doit apporter l’écologie politique dans le débat public en France, pour que celle-ci y assume son rôle, non pas à la Napoléon en considérant l’Union européenne comme une France en grand, mais au contraire à rappeler l’Europe à peser dans le monde en défendant toujours une vision internationaliste, non au sens impérialiste mais au sens authentiquement universaliste, des droits humains.
EELV est membre d’un parti européen, mais quel est le niveau de coopération et d’interaction dans la poursuite des objectifs nationaux et européens de votre part ? En outre, les élections dans les pays voisins, a fortiori en Allemagne, ont-elles un impact sur l’état de la politique française, notamment à EELV.
Bien sûr, et pas qu’à EELV. C’est pour cela que LREM est tétanisée par les bons sondages des Grünen en Allemagne, et qu’ils anticipent en caricaturant les Verts français, « décroissants et idéologiques », et en louant les Verts allemands « sérieux et modernes », supposément comme eux. Ce qui est amusant, c’est qu’à notre gauche, LFI pense au contraire que c’est bien la preuve que nous sommes libéraux, puisque les Verts allemands sont libéraux. Bref, les Verts allemands deviennent le miroir des fantasmes de nos adversaires.
Ces polémiques sont aussi le signe que nos adversaires nous prennent au sérieux. Il faut maintenant qu’on s’organise et se coordonne pour ne pas donner prise à ce type de polémique . Nous devons faire une force de cette situation et y puiser une crédibilité accrue. C’est un enjeu important : imaginons qu’au printemps 2022, l’Allemagne et la France soient dirigées par des écologistes, ça changerait totalement le visage de l’UE – surtout dans un moment où sont remis en cause un certain nombre de doxa : sur la dette, l’investissement, le Green Deal. Et au-delà, puisque Biden est en train de bousculer les équilibres sur la fiscalité des multinationales sur l’investissement vert. C’est la première fois que l’écologie politique peut prétendre changer la face du monde sur des sujets déterminants.
C’est pour organiser aussi cela qu’on a mis en place des groupes de travail, notamment avec les Verts allemands, sur des axes programmatiques communs éventuels pour les élections fédérales allemandes et présidentielles françaises. L’objectif est de casser l’idée reçue française, intériorisée y compris chez les Verts, que Verts allemands et Verts français seraient ontologiquement différents. Je ne veux pas que nous cédions aux facilités de la fétichisation de nos différences culturelles. Quand on analyse sérieusement les programmes, on voit qu’en fait il y a quand même énormément de convergences. La culture institutionnelle est différente mais sur les fondamentaux, si on ne les évoque pas de la même façon, c’est quand même très convergent à la fin. Il existe une doctrine écologiste commune en Europe. Les différences de contexte et d’histoire politique nationale pèsent forcément sur nos analyses respectives. Nous n’échappons pas de ce point de vue aux logiques qui irriguaient les débats de l’Internationale Socialiste par exemple. Mais, nous avons beaucoup en commun et portons de manière transnationale le fait de sortir des logiques productivistes qui ont façonné la modernité occidentale. Cette rupture est fondamentale.
Enfin, au-delà de ce côté franco-allemand, je voudrais aussi souligner combien les victoires écologistes en France peuvent contribuer à changer le regard sur l’écologie dans les pays du sud de l’Union, qui ont toujours eu plus de mal à s’identifier aux victoires vertes en Allemagne. Je suis très attentif, par exemple, au travail mené en Espagne, où l’effondrement de Podemos ouvre plus que jamais un espace pour l’émergence d’une écologie porteuse d’alternatives. Il n’y aura pas de raccourci, mais nous pouvons incarner un espoir de dépassement du vieux système politique qui semble reprendre du poil de la bête.
Comment à EELV voit-on le débat européen aujourd’hui et le rôle de l’Europe dans le monde, surtout dans l’incertitude stratégique montante, les conflits aux frontières, et puis cette forme de guerre froide qu’on voit se mettre en place entre Washington et Pékin ?
Ce n’est peut-être pas ce qui est le plus perceptible vu de l’extérieur, mais je pense que les écologistes sont ceux qui ont la vision la plus clairvoyante et lucide. Sur ces enjeux-là, les autres forces politiques ont une lecture empreinte du passé. Pour la vieille gauche par exemple, la rivalité Chine/États-Unis c’est un peu « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Tout ce qui est anti-impérialisme américain ne peut pas être totalement mauvais, pour caricaturer. D’autres sont plutôt atlantistes, et entretiennent le travers contraire. Les écologistes sont moins pollués par ces stigmates d’idées reçues du passé. Aucune naïveté ne doit cependant nous habiter.
La période est marquée par un regain des tensions interétatiques. Une diplomatie écologiste repose d’abord sur l’analyse des conflits pour l’appropriation des ressources naturelles. Nous savons par ailleurs que les questions relatives aux biens immatériels structurent aussi fortement le champ des relations internationales. Ce n’est pas l’objet ici, mais il faudrait revenir plus longuement sur la spécificité de la vision verte des questions internationales.
Dans un monde multipolaire hérissé des batailles entre puissances, la question de l’autonomie de l’Europe est centrale. Nous avons une vision des perspectives économiques qui permet d’asseoir une véritable autonomie. Quand on défend la compensation carbone aux frontières, l’autonomie énergétique, la reprise du contrôle sur une économie plus endogène moins indexée à la mondialisation libérale, etc., c’est aussi récupérer une forme de marge de manœuvre et de capacité d’agir par rapport aux forces étrangères, aux blocs extérieurs. Quand on dit qu’il faut se passer à la fois du gaz russe, du pétrole des Émirats, et des fabrications d’objets d’usage de la Chine, il y a une logique globale qui mène à l’autonomie.
Ensuite, les écologistes ont une tradition altermondialiste, anti-impérialiste au sens large, pour l’émancipation de tous les secteurs du monde indépendamment de ce qu’ils peuvent rapporter à la puissance européenne. Dans le nouveau chaos géopolitique, le fait est que les fondamentaux de l’écologie politique sont assez adaptés pour construire une doctrine occidentale, européenne en tout cas, cohérente et efficace.
En gros, l’écologie pensait l’autonomie stratégique avant qu’elle ne structure la conversation européenne.
C’est ça. L’autonomie, c’est ce qui nous distingue de l’extrême-droite : ce n’est pas qu’on se coupe du reste du monde, puisque perdurent les échanges humains, culturels, de savoir, les interactions avec le reste du monde.
Je reviens à Latour : une mondialisation apaisée, y compris dans les relations géopolitiques, passe par le fait d’atterrir, d’avoir une économie qui reprend lien avec la réalité terrestre, qui n’est pas non plus toujours dans une logique de déterritorialisation, de mondialisation et de conquête de marchés extérieurs, etc.
Pourtant, on a longtemps constaté un déficit des questions d’expertise sur les relations internationales chez les Verts…
C’est paradoxal en effet. On reproche souvent aux écologistes d’être en déficit de doctrine sur les sujets régaliens : police, armée, et par extension sur les questions géopolitiques. Alors que l’écologie politique a justement une lecture extrêmement novatrice. L’un de ses principes, c’est qu’il ne faut pas seulement penser gauche-droite, mais aussi Nord-Sud. De la même façon beaucoup de nos militants viennent de la coopération internationale. Et la première grande personnalité européenne et écologiste à avoir eu un rôle international, c’était Joshka Fisher, ministre des Affaires étrangères allemand.
Que pensez-vous de l’analyse livrée par Pierre Charbonnier dans sa dernière pièce de doctrine, Ouvrir la brèche : politique du monde post-carbone sur la réappropriation des enjeux écologiques par le duopole concurrentiel États-Unis/Chine, et l’opportunité pour les écologistes européens d’en subvertir la trajectoire ?
Je suis avec attention les travaux de Pierre Charbonnier dont la pensée rencontre à juste titre un grand intérêt. L’analyse à laquelle vous faite référence réinscrit la question écologique dans le champ géopolitique.
D’abord, elle souligne au moins deux écueils : le premier est l’écologisme verbal, le second est celui de la « modernité verte ». L’écologisme verbal se déploie dans les sommets internationaux qui se résument à des concours d’éloquence. Les dirigeants mondiaux ont pris l’habitude d’y faire assaut de déclarations fracassantes et affectées sur la beauté du monde en péril. Ils annoncent pourtant des objectifs lointains et souvent insuffisants. Ce n’est plus possible. Il faut désormais exiger des actes forts et immédiats. Nous n’avons plus le temps pour autre chose. Le deuxième écueil est la promesse intenable d’un « capitalisme vert ». C’est le pari de la Chine et des États-Unis, qui en réalité pensent possible de poursuivre leur quête de puissance à travers la question climatique. Pour eux, l’objectif semble davantage de prendre le leadership planétaire que d’ouvrir la voie à une coopération renforcée de l’humanité pour retrouver une forme d’harmonie avec le vivant. Les autres États demeurent des concurrents à soumettre, et le vivant, une quantité négligeable qui n’a de valeur que parce que son effondrement peut finir par nous toucher. C’est le risque d’un green deal qui ne s’affranchirait pas des logiques de production et de consommation classique, en cherchant seulement à remplacer les fossiles par autre chose.
La question énergétique est certes cruciale, mais elle n’est pas le seul aspect de la transition écologique à mener. Il nous faut concevoir une nouvelle approche de la prospérité, où la recherche de croissance n’est plus la boussole absolue, et où l’on forge un nouveau compromis environnemental et social. Paradoxalement, à l’heure où la question de l’urgence climatique résonne puissamment dans l’imaginaire collectif planétaire, on ne prend toujours pas réellement en compte l’impératif de préservation de la nature. Comme s’il s’agissait de sauver le climat sans vraiment repenser les fondations du système qui nous a mené au bord du gouffre. Pour l’heure, la conception classique des fondements de la prospérité passe essentiellement par l’accaparement de ressources et/ou de territoires. De là découle que l’idée des biens communs naturels à préserver, qui heurte les anciennes catégories de la géopolitique.
Les enjeux de la mutation à conduire sont considérables. Une difficulté majeure est celle-ci : la prise de conscience devrait accoucher d’un renouveau du multilatéralisme si on veut se doter des outils planétaires de régulation dont nous avons besoin, or, les enjeux écologiques constituent aujourd’hui un nouveau front de tensions locales et internationales. L’Europe doit porter un nouveau modèle. Elle n’a par ailleurs rien à gagner stratégiquement à se mettre sur le même terrain que la Chine et les États-Unis.
Historiquement, l’Europe a été le berceau d’un modèle de développement qui passait par l’accaparement de ressources nécessaires à sa prospérité en dehors de ses frontières. Aujourd’hui, nous savons que ce modèle n’est pas viable environnementalement, et les tragédies de l’Histoire nous ont renseigné sur la violence dont il était porteur. Le grand défi écologique et civilisationnel de l’Europe est donc précisément d’inventer un modèle économique et social solide, intense en emplois et sobre en ressources, qui ne repose pas sur une expansion infinie.
L’Europe doit inventer – si j’ose dire – une nouvelle modernité. La « nouvelle frontière » de l’Europe doit justement être de poser des limites au mythe de l’expansion infinie. En dehors du fait que nous y avons un intérêt, nous avons des atouts pour le faire, et la force prescriptive pour inspirer au monde un humanisme universaliste enfin dénué de toute tentation impérialiste. Ce qui implique pour l’Europe de penser le monde, de se penser dans le monde, et de penser avec le monde.
Quelles priorités le parti se donne-t-il à court terme ? Et comment sont-elles établies ?
Ces décisions ont été prises par le dernier Congrès statutaire, en novembre 2019, qui a fixé la feuille de route jusqu’en 2022, sur une ligne d’affirmation de l’écologie politique comme principale matrice de l’alternative aux droites (extrême-droite, droite conservatrice LR, droite libérale Macron). Nous affirmons que l’écologie doit structurer le rassemblement pour battre les droites. C’est la feuille de route stratégique et tactique, qu’on a décliné au niveau municipal et qu’on essaie de décliner au niveau régional. Elle reste valide pour la présidentielle et pour les législatives.
Sur le fond, il s’agit de continuer à mener la bataille culturelle engagée de longue date pour que les questions que nous portons ne passent pas par pertes et profit. On voit bien comment, alors même que la pandémie planétaire a confirmé la justesse de nos craintes et de nos positions, le risque est grand que la crise accouche d’une involution politique en permettant le retour en force des vieilles logiques productivistes. C’est tout l’enjeu des débats sur les plans de relance. On nous parle de réindustrialisation sans la qualifier. On chante les louanges du redressement productif sans s’interroger sur la finalité et sur les modalités de la production, et ainsi de suite. La tentation est d’ensevelir la nécessité de la transition écologique sous l’objectif de relance quoi qu’il en coûte, comme si la dette écologique était différable, ou négociable. C’est une folie que de reprendre la course en avant vers le précipice. Nous devons donc faire la démonstration qu’un autre modèle est nécessaire et possible.
À titre personnel, mon intuition est que la porte d’entrée pour gagner en 2022 ne pourra pas se limiter à l’incarnation, au nom qu’on sur le bulletin de vote. Il faut d’abord une offre politique qui prouve que l’écologie va transformer la société, et ne se réduit pas au ripolinage de la gauche. Notamment parce que si le signifiant « gauche » demeure valide pour des millions de personnes, il est aussi synonyme de déceptions et de trahison qui ont conduit à des ruptures durables avec une bonne partie de l’électorat. La question de l’unité, essentielle, ne doit pas nous conduire à mettre sous le boisseau la question du renouvellement.
L’écologie n’a pas vocation à devenir le plus petit dénominateur commun d’une alliance au rabais. Au contraire, il s’agit pour nous de fournir la colonne vertébrale de l’alliance majoritaire. Il faudra décliner un récit appuyé sur un programme solide, précis et détaillé, qui donne à voir ce que nous voulons faire et comment nous comptons le faire. Que fait-on lors des 100 premiers jours en cas de victoire, la première année, les trois premières années ? Quelles sont nos priorités ? Comment comptons nous dépasser les contradictions de la société ? Comment allons-nous gouverner ? Comme on n’a pas la proportionnelle en France, il faut casser ce système où le parti qui gagne la présidentielle gagne forcément seul la majorité parlementaire et devient hégémonique. Il faut construire un accord dynamique avec les partenaires, pour gagner ensemble. Face à l’absence d’incarnation naturelle, il faut qu’avant qu’on puisse dire qui est le ou la candidate, qu’on soit d’accord sur le fait que personne n’aura la majorité seul au parlement. On compense ainsi le « fait majoritaire » et l’absence de proportionnelle par un accord législatif qui fabrique une coalition. Socialistes, écologistes, Insoumis, communistes ne seront pas majoritaires seuls et devront construire, pour faire vivre le Parlement, une majorité gouvernementale. Cela permet de garantir dans la durée une dynamique politique.
La gauche plurielle de 1997-2002 n’était pas « plurielle » car le PS avait la majorité à l’Assemblée Nationale et faisait ce qu’il voulait. Nous ne voulons pas davantage reproduire les errements du Hollandisme, où une sociale démocratie idéologiquement tiraillée conservait seule l’essentiel des leviers de décision. Remettons donc nos chantiers dans l’ordre. Posons-nous la question de la majorité politique à construire, et celle du programme à appliquer. Le nom de la candidature, n’est pas le sujet central. La question politique est bien davantage le chemin de l’alternative à Macron et Le Pen.
L’incarnation découlera de la dynamique politique. Pas l’inverse.