Guerre

Le Second discours sur la Guerre de Robespierre

« La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements ; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; elle est bonne pour la Cour, elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés, qui gouvernent la France. »

Le discours que Maximilien Robespierre prononce devant la société des Amis de la Constitution, ou dit autrement le club des Jacobins, le 2 janvier 1792, est célèbre à plusieurs titres. Il y exprime son refus de l’engouement pour la guerre que sont en train de cultiver Brissot et d’autres Jacobins, qui seront rapidement identifiés comme Brissotins avant de recevoir plus tardivement le nom de Girondins (mot que j’emploie ici en me soumettant à l’habitude collective) ; il fixe la priorité politique à la lutte contre les ennemis intérieurs et les mensonges de la Cour ; il critique les faiblesses de l’Assemblée législative – à laquelle il n’appartient pas et dont Brissot est devenu une des personnalités les plus fortes ; il se positionne comme porte-parole du peuple, porteur d’exigences de vérité.

Avec deux formules passées à la postérité et souvent citées – le plus souvent en négligeant le contexte – il marque les esprits : « personne n’aime les missionnaires armés » et « je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ».

Pour éclairer ce texte, il est nécessaire de brosser un rapide tableau de la situation. Les députés de l’Assemblée législative ont eu beau prêter serment, le 4 octobre 1791, de « maintenir la Constitution » et d’ « être en tout fidèles à la Nation, à la loi et au roi », ils ne convainquent pas l’opinion, d’autant que le souvenir de la fuite du roi arrêtée à Varennes et de la répression sanglante de la manifestation parisienne qui voulait, le 17 juillet 1791, demander la déchéance du souverain, demeure dans les esprits. La politique se fait certes toujours dans les assemblées, les clubs et les salons, mais aussi et de plus en plus dans les cafés, les rues ou dans les foires. L’inquiétude sur l’avenir est alimentée par les dissensions bien connues entre partisans et opposants de la Révolution, ces derniers étant dorénavant appelés « contre-révolutionnaires » quand la dénomination « révolutionnaire » demeure encore peu employée.

Le schisme religieux et les guerres civiles locales touchent dorénavant tout le pays – Avignon en étant alors le pire exemple – tandis qu’arrivent en métropole les nouvelles alarmantes de la révolte des esclaves qui a commencé dans l’île de Saint-Domingue en août 1791. Émeutes ouvrières, revendications contre la hausse des prix dans les villes comme dans les campagnes parcourues par des bandes de « taxateurs » radicalisent les positions même si peu d’hommes politiques importants se saisissent de ces troubles, laissés pour l’essentiel à la charge des administrateurs et des juges. Il suffira de quelques mois pour que la mort du maire d’Etampes, Simoneau, à l’occasion d’un affrontement avec des manifestants provoque une rupture dans l’Assemblée entre ceux qui défendront l’application de la loi, les Girondins pour faire bref, et ceux qui justifieront la violence, les Montagnards – puisque le mot va être inventé – dont Robespierre. Les partisans de la royauté constitutionnelle, initialement au pouvoir en 1791, les Feuillants, qui ont quitté les Jacobins après le 17 juillet, et a fortiori les fidèles de la monarchie sont en train de céder le devant de la scène aux Jacobins et à leurs guerres fratricides, même s’ils continuent de jouer un rôle important dans la vie politique. Mais en ce début d’année 1792, ce sont bien les rivalités entre meneurs jacobins qui prennent le pas sur toute autre considération, annonçant les déchirements de l’été et de l’automne 1792 et expliquant les drames de 1793 jusqu’aux éliminations des principaux protagonistes.

Ce fut le 21 octobre que Brissot lança l’idée de punir la tête de la Contre-Révolution, c’est-à-dire les princes émigrés, en assurant qu’ils étaient soutenus par les monarques européens tous unis dans la volonté de détruire la Révolution. Il fallait prendre, selon lui, les « mesures convenables » pour faire face à cette situation, enfin telle qu’il l’imagine. Car les souverains étrangers, sauf la tsarine Catherine II, ne sont pas disposés à s’engager dans une guerre contre la France, encore moins à s’appuyer sur les troupes désordonnées et disparates des émigrés qui se pressent sur les rives du Rhin à Coblence. Cette crainte est partagée par le couple royal à Paris qui préfère imaginer qu’une force importante menée par les rois coalisés puisse venir les délivrer en évitant les revendications des émigrés comme le retour de l’anarchie révolutionnaire !

Cet espoir diffus va rencontrer les déclarations belliqueuses de Brissot et de ses amis, tandis que les journalistes Prudhomme, Desmoulins et Marat témoignent de leur malaise devant pareilles perspectives et redoutent les conséquences pour le pays.

Mais ils regrettent aussi que le dynamisme révolutionnaire qui avait permis la prise de la Bastille soit en train de dépérir et espèrent qu’une occasion sera donnée au peuple pour qu’il exprime à nouveau sa force contre les pesanteurs conservatrices. Si bien que dans un premier temps, ils ne savent pas quel parti prendre devant les projets que l’on prête aux Girondins et qui peuvent peut-être ranimer la flamme. Leur initiative pourrait être ainsi la mise en œuvre de la grande promesse contenue dans la déclaration de paix au monde de mai 1790 qui ouvrait, paradoxalement, la possibilité d’étendre la Révolution aux peuples européens soumis aux tyrans et qui mettait en cause l’autorité encore accordée au roi pour déclarer la paix et la guerre.

Brissot et Vergniaud vont alors présenter à l’Assemblée les risques courus si elle ne se lance pas dans une offensive nécessaire contre les émigrés et les souverains qui les soutiennent, chargés ensemble de la responsabilité du marasme dans lequel la France se trouve. A partir de novembre, les députés légifèrent sur la nécessité pour les émigrés de rentrer et de se soumettre aux lois ainsi que sur les mesures à prendre contre « les puissances étrangères » qui acceptent leurs rassemblements sur leurs territoires. Prudhomme et Marat dénoncent aussitôt cette politique qui peut rendre le pouvoir au roi et subjuguer le peuple en le soumettant aux fripons.  

Or l’emballement gagne les Girondins qui s’en prennent aux autres ennemis de l’intérieur, les prêtres réfractaires qu’ils envisagent d’exiler. L’unité de l’État et de la Nation s’impose alors à tous justifiant des mesures radicales, dont le décret du 27 novembre exigeant le recensement et la surveillance des prêtres insermentés est le meilleur exemple.

Il sert aussi de détonateur à la crise puisque les Feuillants s’y opposent et appellent le roi à mettre son veto. D’un seul coup, la lutte contre les contre-révolutionnaires de toutes sortes, dans et hors le pays, est associée à la menace que font planer les émigrés et les princes allemands et divise l’Assemblée et le pays. Quelques députés girondins enflamment les débats en parlant du besoin d’exalter la grandeur du peuple français, héros de la liberté.

Robespierre rentré d’Arras et élu président du Club des jacobins le 28 novembre réagit plus contre les Feuillants du directoire de Paris, qu’il voit comme les agents de la Contre-révolution qu’à propos des projets girondins. Est-ce pourtant sur son conseil, comme le suggère Jean Jaurès que, dès le 1er décembre, Marat lance une campagne contre Brissot avec un argument qu’on retrouvera chez Robespierre : « Soyez d’abord libres au dedans ; débarrassez-vous de la tyrannie intérieure qui est un péril immédiat au lieu de vous précipiter au dehors contre des périls incertains. » C’est à partir du 9 décembre que ce dernier va combattre les préparatifs de la guerre en insistant sur les trahisons possibles et sur le fait qu’il ne peut pas s’agir d’une guerre ordinaire puisque les ennemis sont autant à l’intérieur que hors du pays. Alors que le roi, accompagné par le nouveau ministre de la guerre, Narbonne, soutient l’ultimatum lancé à l’électeur de Trèves pour qu’il chasse de son territoire les émigrés qui s’y trouve avant un mois, sous peine d’y être contraint par la force, Robespierre, comme Danton, comme Prudhomme s’emploient à dénoncer la manœuvre royale. C’est notamment l’objet d’un grand discours le 18 décembre prononcé dans la salle orné des drapeaux français, anglais et américains, après que le président de séance a promis une épée pour récompenser le général qui remporterait la première victoire. Comme le rapporte un observateur « son opinion heurtait celle de tous les auditeurs ». Pendant ce temps, à l’Assemblée les pétitionnaires se succédaient pour réclamer la guerre.

C’est le 29 que Brissot répond en faisant le pari que malgré le roi et la cour, malgré le ministre Narbonne et les généraux en qui il a confiance, dont La Fayette, le peuple révolutionnaire saura mener une guerre « expiatoire … renouveler la face du monde et planter l’étendard de la liberté sur les palais des rois, sur les sérails des sultans, sur les châteaux des petits tyrans féodaux, sur les temples des papes et des muphtis, c’est à cette guerre sainte qu’Anacharsis Clootz est venu inviter l’Assemblée nationale, au nom du genre humain dont il n’a jamais mieux mérité d’être appelé l’ami. » Il ajoute que « la guerre est nécessaire à la France sous tous les points de vue. Il la faut pour son honneur », suscitant une déclaration de Louvet voyant l’occasion pour « Que le genre humain se relève et respire ! Que les nations n’en fassent plus qu’une ». Et le 30 il ajoutait ces phrases fameuses : « Oui, ou nous vaincrons et les émigrés et les prêtres et les Électeurs, et alors nous établirons notre crédit public et notre prospérité, ou nous serons battus et trahis…, et les traîtres seront enfin convaincus et ils seront punis, et nous pourrons faire disparaître enfin ce qui s’oppose à la grandeur de la nation française. Je l’avouerai, messieurs, je n’ai qu’une crainte, c’est que nous ne soyons pas trahis. NOUS AVONS BESOIN DE GRANDES TRAHISONS : NOTRE SALUT EST LÀ   ; car il existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France, et il faut de fortes explosions pour l’expulser : le corps est bon, il n’y a rien à craindre. »

C’est à cela que Robespierre répond le 2. Mais il s’enferme dans la dénonciation d’un complot du roi et de la cour, comme dans la critique personnelle de Brissot ou de cet aventurier qu’est Clootz, baron allemand devenu révolutionnaire français. Il ne répond ni à la peur des Français ordinaires qui réclament la guerre et s’engagent comme volontaires, pour faire pièce aux contre-révolutionnaires locaux qui sont leurs voisins, ni au courant hostile à la guerre auquel Marat et Condorcet contribuent sans pouvoir se rencontrer. Il va affirmer des principes sans proposer aucune ligne de conduite et mesures précises contre les ennemis. Comme le dira Jean Jaurès réunissant Brissot et Robespierre dans un même blâme : « Oui, malgré ses apparences d’audace, malgré ses téméraires paradoxes sur la trahison, Brissot n’avait pas une suffisante confiance en la Révolution, puisqu’il pensait que la guerre était une convulsion nécessaire, disons le mot, un « vomitif nécessaire », pour que l’organisme de la Révolution rejetât les éléments malades qu’il contenait. Et Robespierre aussi n’avait pas assez de foi en la Révolution, puisqu’il n’affirmait pas la possibilité d’une action révolutionnaire intérieure capable d’expulser immédiatement tous ces éléments mauvais. » Laissons lui la parole encore quand il continue à propos de Robespierre : « Il était tout ensemble pour la paix avec le dehors et pour la légalité au dedans : c’était trop demander à un peuple dont les nerfs ou excités ou affaiblis vibraient de nouveau après quelques mois d’atonie. Aussi, son action contre la guerre, si elle fut grande et noble, ne fut pas efficace.

Mais quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des difficultés, des obstacles chez cet homme que d’habitude on qualifie d’idéologue, de théoricien abstrait ! »

Les plus grandes questions qui agitent les hommes ont souvent pour base un malentendu ; il y en a, si je ne me trompe, même dans celle-ci ; il suffit de le faire cesser, et tous les bons citoyens se rallieront aux principes et à la vérité.
Des deux opinions qui ont été balancées dans cette Assemblée, l’une a pour elle toutes les idées qui flattent l’imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l’enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l’opinion ; l’autre n’est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première ; pour être utile, il faut soutenir la seconde, avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire : c’est pour celle-ci que je me déclare.

Ferons-nous la guerre, ou ferons-nous la paix ? Attaquerons-nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers ? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la nation et ses représentants doivent-ils prendre, dans les circonstances où nous sommes, à l’égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs ?
Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l’envisager, si l’on veut l’embrasser tout entière, et la discuter avec toute l’exactitude qu’elle exige. Ce qui importe, par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c’est d’éclairer la nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis ; c’est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource, en donnant le change à l’esprit public dans ces circonstances critiques.

Je tâcherai de remplir cet objet en répondant principalement à l’opinion de M. Brissot.

Jacques Pierre Brissot (1754-1793), avocat issu de la moyenne bourgeoisie de Chartres, il fait partie des milieux libéraux proches du duc d’Orléans, cousin du roi, dans les années 1780. Après des voyages en Angleterre, qui lui inspire la fondation d’une Société des amis des noirs, et aux États-Unis, il s’engage rapidement dans le mouvement patriote. Il se fait d’abord journaliste, et fonde le Patriote français en juillet 1789, avant d’être élu député à l’Assemblée législative. Il y devient une voix écoutée, favorable notamment à la guerre, qui permettrait selon lui de dévoiler les intentions réelles de la Cour. C’est à cette occasion qu’il affronte Robespierre, au sein du club des Jacobins notamment. L’historiographie du XIXe siècle l’a fixé comme l’un des chefs de la Gironde, avec Roland et Vergniaud.

Certes, j’aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d’en raconter d’avance toutes les merveilles. Si j’étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j’aurais envoyé, dès longtemps, une armée en Brabant, j’aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves ; ces expéditions sont fort de mon goût.

La révolution brabançonne de 1789 se déroule dans les Pays-Bas autrichiens entre 1787 et 1790, sous le règne de l’empereur Joseph II. En réussissant à s’unir en 1790, les Brabançons vont vaincre l’armée impériale à la bataille de Turnhout, ce qui entraîne la disparition du pouvoir impérial en Belgique et la proclamation des États belgiques unis. Ceux-ci ne survivront qu’un an. En août 1789, les Liégeois renversent le prince-évêque de la ville, qui prend la route de l’exil. Une république est très vite proclamée par les démocrates qui ont pris le contrôle de la ville. Dès le mois de novembre, la ville est occupée par les Prussiens au nom d’une médiation avec le cercle de Westphalie, l’un des cercles impériaux, c’est-à-dire un groupement d’États du Saint-Empire romain, institué pour l’organisation de la défense et la collecte de taxes impériales, dont elle est membre. L’intransigeance du prince évêque ne permet pas de débloquer la situation. Liège est finalement reprise une première fois par Léopold II  le 12 janvier 1791, malgré la résistance d’une partie des patriotes liégeois, dans le sillage de son intervention au Pays-Bas. La crise économique qui frappait les Provinces-Unies à la fin du XVIIIe siècle, notamment causée par la quatrième guerre désastreuse menée contre l’Angleterre, et le gouvernement autoritaire du Staathouder, Guillaume V provoquent le mécontement d’une partie de la population urbaine. À partir de 1780, de nombreux troubles touchent le pays, qui se transforment en guerre civile en 1783. Jusqu’en 1787, le pays est coupé en deux, avant qu’une intervention anglo-prussienne, rendue possible par la décision finale de Louis XVI de ne pas soutenir les révolutionnaires, ne rétablît éphémèrement Guillaume V. Cette révolution fut un vecteur important de diffusion des idées nouvelles en Europe de l’ouest et notamment en France où se réfugièrent de nombreux exilés bataves.

Je n’aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles, je leur aurais ôté jusqu’à la volonté de se rassembler ; je n’aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous de les protéger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux.
Mais dans les circonstances où je trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l’on fera sera celle que l’enthousiasme nous promet ; je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances, et pourquoi ?

C’est là, c’est dans notre situation tout extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards ; mais j’ai prouvé, ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d’un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté ; je vous en ai montré le but ; je vous ai indiqué les moyens d’exécution ; d’autres vous ont prouvé qu’elle n’était qu’un piège visible.
Un orateur, membre de l’Assemblée constituante, vous a dit, à cet égard, des vérités de fait très importantes ; il n’est personne qui n’ait aperçu ce piège, en songeant que c’était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles. qu’on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu’on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux.

Vous êtes convenu vous-même que la guerre plaisait aux émigrés, qu’elle plaisait au ministère, aux intrigants de la Cour, à cette faction nombreuse dont les chefs, trop connus, dirigent, depuis longtemps, toutes les démarches du pouvoir exécutif ; toutes les trompettes de l’aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal.

Les deux frères du roi, le comte d’Artois, émigré en juillet 1789, et le comte de Provence, émigré en juin 1791, et son cousin, le prince de Condé. Jusqu’au-boutistes et pas nécessaire bien intentionnés à l’égard de Louis XVI, jugé trop accommodant avec les révolutionnaires, ils se distinguaient par leur outrance et leur volonté de faire la guerre.

Enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la Cour, depuis le commencement de cette révolution, n’a pas toujours été en opposition avec les principes de l’égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s’il était de bonne foi ; quiconque pourrait dire que la Cour propose une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à son plan, ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement.

Or, pouvez-vous dire qu’il soit indifférent au bien de l’Etat que l’entreprise de la guerre soit dirigée par l’amour de la liberté ou par l’esprit du despotisme, par la fidélité ou par la perfidie ?

Cependant qu’avez-vous répondu à tous ces faits décisifs ? Qu’avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons ? Votre réponse à ce principe fondamental de toute cette discussion fait juger tout votre système.

La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un état affreux : elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert ; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit son attachement, relâche sa soumission.

L’exécutif, c’est-à-dire, le roi, privé d’une grande partie de ses pouvoirs par la Constitution de septembre 1791, et le législatif, l’Assemblée, qui conduit effectivement la politique de la nation.

La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d’un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ici ?

Quoi ! c’est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher ; et ce n’est pas sa volonté propre ? Quoi ! c’est le peuple qui doit croire aveuglément aux démonstrations du pouvoir exécutif ; et ce n’est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits ?

La défiance attiédit son attachement ! Et à qui donc le peuple doit-il de l’attachement ? est-ce à un homme ? est-ce à l’ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté ?

Elle relâche sa soumission . A la loi sans doute. En a-t-il manqué jusqu’ici ? Qui a le plus de reproches à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs ? Si ce texte a excité ma surprise, elle n’a pas diminué, je l’avoue, quand j’ai entendu le commentaire par lequel vous l’avez développé dans votre dernier discours.

Vous nous avez appris qu’il fallait bannir la défiance, parce qu’il y avait eu un changement dans le ministère. Quoi ! c’est vous, qui avez de la philosophie et de l’expérience ; c’est vous que j’ai entendu vingt fois dire, sur la politique et sur l’esprit immortel des cours, tout ce que pense là-dessus tout homme qui a la faculté de penser ; c’est vous qui prétendez que le ministère doit changer avec un ministre !

Personne ne doute aujourd’hui qu’il existe une ligue puissante et dangereuse contre l’égalité et contre les principes de notre liberté : on sait que la coalition qui porta des mains sacrilèges sur les bases de la Constitution s’occupe avec activité des moyens d’achever son ouvrage ; qu’elle domine à la Cour, qu’elle gouverne les ministres.

Vous êtes convenu qu’elle avait le projet d’étendre encore la puissance ministérielle, et d’aristocratiser la représentation nationale : vous nous avez priés de croire que les ministres et la Cour n’avaient rien de commun avec elle ; vous avez démenti, à cet égard, les assertions positives de plusieurs orateurs et l’opinion générale ; vous vous êtes contenté d’alléguer que des intrigants ne pouvaient porter aucune atteinte à la liberté.

Ignorez-vous que ce sont les intrigants qui font le malheur des peuples ? Ignorez-vous que des intrigants, secondés par la force et par les trésors du gouvernement, ne sont pas à négliger ? que vous-même vous vous êtes fait une loi jadis de poursuivre avec chaleur une partie de ceux dont il est ici question ?

Ignorez-vous que depuis le départ du roi, dont le mystère commence à s’éclaircir, ils ont eu le pouvoir de faire rétrograder la révolution, et de commettre impunément les plus coupables des attentats contre la liberté ? D’où vous vient donc tout à coup tant d’indulgence ou de sécurité ?

Aussitôt que fut connue la nouvelle de la fuite de la famille royale des Tuileries dans la matinée du 20 juin, l’Assemblée constituante, pourtant informée par « Déclaration aux Français » du roi que celui-ci était parti de son plein gré, déclara qu’il avait été enlevé. Cette fiction fut notamment promue par La Fayette afin de protéger l’institution monarchique. Dans la mesure où une partie des députés hostiles à la Cour n’étaient pas dupes, et après la répression qui suivit le massacre du Champ de Mars, la fuite du roi était de plus en plus souvent mentionné à mots couverts par ses adversaires.

Ne vous alarmez pas, nous a dit le même orateur, si cette faction veut la guerre ; ne vous alarmez pas si, comme elle, la Cour et les ministres veulent la guerre ; si les papiers, que le ministre soudoie prêchent la guerre : les ministres, à la vérité, se joindront toujours aux modérés contre les patriotes, mais ils se joindront aux patriotes et aux modérés contre les émigrants.

Quelle rassurante et lumineuse théorie ! Les ministres, vous en convenez, sont les ennemis des patriotes ; les modérés, pour lesquels ils se déclarent, veulent rendre notre constitution aristocratique ; et vous voulez que nous adoptions leurs projets ?

Les ministres soudoient, et c’est vous qui le dites, des papiers dont l’emploi est d’éteindre l’esprit public, d’effacer les principes de la liberté, de vanter les plus dangereux de ses ennemis, de calomnier tous les bons citoyens, et vous voulez que je me fie aux principes des ministres ?

Vous croyez que les agents du pouvoir exécutif sont plus disposés à adopter les maximes de l’égalité et à défendre les droits du peuple dans toute leur pureté, qu’à transiger avec les membres de la dynastie, avec les amis de la Cour, aux dépens du peuple et des patriotes, qu’ils appellent hautement des factieux !

Mais les aristocrates de toutes les nuances demandent la guerre ; mais tous les échos de l’aristocratie répètent aussi le cri de guerre : il ne faut pas non plus se défier, sans doute, de leurs intentions.

Pour moi, j’admire votre bonheur et ne l’envie pas. Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la cour, ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes !

Pour moi, j’ai trouvé que plus on avançait dans cette carrière, plus ou rencontrait d’obstacles et d’ennemis, plus on se trouvait abandonné de ceux avec qui on y était entré ; et j’avoue que, si je m’y voyais environné des courtisans, des aristocrates, des modérés, je serais au moins tenté de me croire en assez mauvaise compagnie.

Ou je me trompe ou la faiblesse des motifs par lesquels vous avez voulu nous rassurer sur les intentions de ceux qui nous poussent à la guerre est la preuve la plus frappante qui puisse les démontrer. Loin d’aborder le véritable état de la question, vous l’avez toujours fui. Tout ce que vous avez dit est donc hors de la question. Votre opinion n’est fondée que sur des hypothèses vagues et étrangères.

Que nous importent, par exemple, vos longues et pompeuses dissertations sur la guerre américaine ? Qu’y a-t-il de commun entre la guerre ouverte qu’un peuple fait à ses tyrans, et un système d’intrigue conduit par le gouvernement même contre la liberté naissante ?

Attaques directes contre Brissot, qui se vantait de bien connaître les États-Unis pour les avoir brièvement visités en 1788.

Si les Américains avaient triomphé de la tyrannie anglaise en combattant sous les drapeaux de l’Angleterre et sous les ordres de ses généraux contre ses propres alliés, l’exemple des Américains serait bon à citer : on pourrait même y joindre celui des Hollandais et des Suisses, s’ils s’étaient reposés sur le duc d’Albe et sur les princes d’Autriche et de Bourgogne du soin de venger leurs outrages et d’assurer leur liberté.

Que nous importent encore les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur le despotisme et sur l’aristocratie de l’univers ?

Comme si la nature des choses se pliait si facilement à l’imagination d’un orateur !

Est-ce le peuple ou le génie de la liberté qui dirigera le plan qu’on nous propose ? C’est la Cour, ce sont ses officiers, ce sont ses ministres. Vous oubliez toujours que cette donnée change toutes les combinaisons.

Il résulte de ce que je viens de dire, qu’il pourrait arriver que l’intention de ceux qui demandent et qui conduiraient la guerre ne fût pas de la rendre fatale aux ennemis de notre révolution et aux amis du pouvoir absolu des rois : n’importe, vous vous chargez vous-mêmes de la conquête de l’Allemagne, d’abord ; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins ; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-mêmes que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique.

Nos généraux, conduits par vous, ne sont plus que les missionnaires de la Constitution ; notre camp, qu’une école de droit public ; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l’exécution de ce projet, volent au-devant de nous. Non pour nous repousser, mais pour nous écouter.

Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions ; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive.

Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes. dans l’éducation des peuples. Le despotisme même déprave l’esprit des hommes jusqu’à s’en faire adorer, et jusqu’à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord.

La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis.

J’ai dit qu’une telle invasion pourrait réveiller l’idée de l’embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu’elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre Constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent démentent tout ce qu’on raconte de l’ardeur avec laquelle elles soupirent après notre Constitution et nos armées.

Avant que les effets de notre révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu’elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l’avoir nous-mêmes conquise, c’est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier ; c’est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment où un peuple se donne une Constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal.

Je suis loin de prétendre que notre révolution n’influera pas dans la suite sur le sort du globe, plus tôt même que les apparences actuelles ne semblent l’annoncer.

A Dieu ne plaise que je renonce à une si douce espérance ! Mais je dis que ce ne sera pas aujourd’hui ; je dis que cela n’est pas du moins prouvé, et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté ; je dis que, dans tous les temps, pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé. que ses principaux agents ne le veulent pas, et qu’ils l’ont hautement déclaré.

Enfin, voulez-vous un contrepoison sûr à toutes les illusions que l’on vous présente ? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans des Etats constitués, comme presque tous les pays d’Europe, il y a trois puissances : le monarque les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul.

S’il arrive une révolution dans ce pays, elle ne peut être que graduelle ; elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s’accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque.

C’est ainsi que parmi vous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la révolution ; ensuite le peuple a paru. Ils s’en sont repentis, ou du moins ils ont voulu arrêter la révolution, lorsqu’ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté ; mais ce sont eux qui l’ont commencée ; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme.

Les parlements dès 1774-1775, en protestant avec virulence auprès du jeune roi Louis XVI contre la décision de son grand-père Louis XV et de son chancelier, Maurepas, de casser leurs privilèges pour les transformer en cours de justice modernisées. La noblesse et le haut-clergé se sont opposés à toute réforme profonde de l’État en 1787 à l’Assemblée des notables provoquant la chute du réformateur Calonne.

D’après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations d’Europe en général ; car, chez elles, loin de donner le signal de l’insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, tout aussi ennemis du peuple et de l’égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement, pour retenir le peuple dans l’ignorance et dans les fers, et pour échapper à la déclaration des droits.

Comment peut-on, sur des calculs aussi incertains que ceux-là, compromettre les destinées de la France et de tous les peuples ?

Je ne connais rien d’aussi léger que l’opinion de M. Brissot à cet égard, si ce n’est l’effervescence philanthropique de M. Anacharsis Cloots. Je réfuterai en passant, et par un seul mot, le discours étincelant de M. Anacharsis Cloots ; je me contenterai de lui citer un trait de ce sage de la Grèce, de ce philosophe voyageur dont il a emprunté le nom. C’est, je crois, cet Anacharsis grec qui se moquait d’un astronome qui, en considérant le ciel avec trop d’attention, était tombé dans une fosse qu’il n’avait point aperçue sur la terre.

Eh bien ! l’Anacharsis moderne, en voyant dans le soleil des taches pareilles à celles de notre Constitution, en voyant descendre du ciel l’ange de la liberté pour se mettre à la tête de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l’univers, n’a pas vu sous ses pieds un précipice où l’on veut entraîner le peuple français.

Puisque l’orateur du genre humain pense que la destinée de l’univers est liée à celle de la France, qu’il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses clients, ou qu’il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration.

Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations, ne nous présentez pas l’image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels ; donnez-nous moins de descriptions agréables, et de plus sages conseils.

Vous pouvez même vous dispenser d’entrer dans de si longs détails sur les ressources, sur les intérêts. sur les passions des princes et des gouvernements actuels de l’Europe. Vous m’avez reproché de ne les avoir pas assez longuement discutés.

Non. Je n’en ferai rien encore :

1º parce que ce n’est point sur de pareilles conjectures, toujours incertaines de leur nature, que je veux asseoir le salut de ma patrie ;
2º parce que celui qui va jusqu’à dire que toutes les puissances de l’Europe ne pourraient pas, de concert avec nos ennemis intérieurs, entretenir une armée pour favoriser le système d’intrigue dont j’ai parlé, avance une proposition qui ne mérite pas d’être réfutée ;
3º enfin, parce que ce n’est point là le noeud de la question.

Car je soutiens et je prouverai que, soit que la Cour et que la coalition qui la dirige fassent une guerre sérieuse, soit qu’elles s’en tiennent aux préparatifs et aux menaces, elles auront toujours avancé le succès de leurs véritables projets.

Épargnez-vous donc au moins toutes les contradictions que votre système présente à chaque instant : ne nous dites pas tantôt qu’il ne s’agit que d’aller donner la chasse à 20 ou 30 lieues  » aux chevaliers de Coblentz  » et de revenir triomphants, tantôt qu’il ne s’agit de rien moins que de briser les fers des nations.

Ne nous dites pas tantôt que tous les princes de l’Europe demeureront spectateurs indifférents de nos démêlés avec les émigrés et de nos incursions sur le territoire germanique, tantôt que nous renverserons le gouvernement de tous ces princes.

Mais j’adopte votre hypothèse favorite, et j’en tire un raisonnement auquel je défie tous les partisans de votre système de répondre d’une manière satisfaisante.

Je leur propose ce dilemme : ou bien nous pouvons craindre l’intervention des puissances étrangères, et alors tous vos calculs sont en défaut, ou bien les puissances étrangères ne se mêleront en aucune manière de votre expédition ; dans ce dernier cas, la France n’a donc d’autre ennemi à craindre que cette poignée d’aristocrates émigrés auxquels elle faisait à peine attention il y a quelque temps : or, prétendez-vous que cette puissance doive nous alarmer ? et, si elle était redoutable, ne serait-ce pas évidemment par l’appui que lui prêteraient nos ennemis intérieurs pour lesquels vous n’avez nulle défiance ?

Tout vous prouve donc que cette guerre ridicule est une intrigue de la cour et des factions qui nous déchirent ; leur déclarer la guerre sur la foi de la Cour, violer le territoire étranger, qu’est-ce autre chose que seconder leurs vues ?

Traiter comme une puissance rivale des criminels qu’il suffit de flétrir, de juger, de punir par contumace ; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d’étaler aux yeux de l’univers La Fayette tout entier, qu’est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu’ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent ?

La Cour et les factieux ont sans doute des raisons d’adopter ce plan : quelles peuvent être les nôtres ? L’honneur du nom français, dites-vous.

Juste ciel ! La nation française déshonorée par cette tourbe de fugitifs aussi ridicules qu’impuissants, qu’elle peut dépouiller de leurs biens, et marquer, aux yeux de l’univers, du sceau du crime et de la trahison ! Ah ! la honte consiste à être trompé par les artifices grossiers des ennemis de notre liberté. La magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu, voilà notre honneur.

Celui que vous voulez ressusciter est l’ami, le soutien du despotisme ; c’est l’honneur des héros de l’aristocratie, de tous les tyrans, c’est l’honneur du crime, c’est un être bizarre que je croirais né de je ne sais quelle union monstrueuse du vice et de la vertu, mais qui s’est rangé du parti du premier pour égorger sa mère ; il est proscrit de la terre de la liberté ; laissez cet honneur, ou reléguez-le au delà du Rhin ; qu’il aille chercher un asile dans le crieur ou dans la tête des princes et des chevaliers de Coblentz.

Capitale de l’électorat de Trèves, dont le prince est Clément Wenceslas de Saxe, oncle maternel de Louis XVI. Au début de l’émigration, de nombreux aristocrates se réfugient dans cette ville qui devient, par métonymie, l’une des manières de décrire la Contre-Révolution.

Est-ce donc avec cette légèreté qu’il faut traiter des plus grands intérêts de l’Etat ?

Avant de vous égarer dans la politique et dans les Etats des princes de l’Europe, commencez par ramener vos regards sur votre position intérieure ; remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs. Mais vous prétendez que ce soin ne doit pas même vous occuper, comme si les règles ordinaires du bon sens n’étaient pas faites pour les grands politiques.

Remettre l’ordre dans les finances, en arrêter la déprédation, armer le peuple et les gardes nationaux, faire tout ce que le gouvernement a voulu empêcher jusqu’ici, pour ne redouter ni les attaques de nos ennemis, ni les intrigues ministérielles, ranimer par des lois bienfaisantes, par un caractère soutenu d’énergie, de dignité, de sagesse, l’esprit public et l’horreur de la tyrannie, qui seule peut nous rendre invincibles contre tous nos ennemis, tout cela ne sont que des idées ridicules ; la guerre, la guerre, dès que la Cour la demande ; ce parti dispense de tout autre soin, on est quitte envers le peuple dès qu’on lui donne la guerre : la guerre contre les justiciables de la Cour nationale, ou contre des princes allemands ; confiance, idolâtrie pour les ennemis du dedans.

Mais que dis-je ? En avons-nous, des ennemis du dedans ? Non, vous n’en connaissez pas, vous ne connaissez que Coblentz. N’avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz ? Il n’est donc pas à Paris ? Il n’y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n’est pas loin de nous ?

Quoi ! Vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la révolution, c’est la peur qu’inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu’elle a toujours méprisés ; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres !

Apprenez donc qu’au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France, que celui de l’évêque de Trèves n’est que l’un des ressorts d’une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous.

Si vous ignorez tout cela, vous êtes étrangers à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous ? pourquoi détourner l’attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d’autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent ?

D’autres personnes, sentant vivement la profondeur de nos maux, et connaissant leur véritable cause, se trompent évidemment sur le remède. Dans une espèce de désespoir, ils veulent se précipiter sur la guerre étrangère, comme s’ils espéraient que le mouvement seul de la guerre nous rendra la vie, ou que de la confusion générale sortiront enfin l’ordre et la liberté. Ils commettent la plus funeste des erreurs, parce qu’ils ne discernent pas les circonstances et confondent des idées absolument distinctes.

Il est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles.

Il est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles.

Les mouvements favorables sont ceux qui sont dirigés directement contre les tyrans, comme l’insurrection des Américains, ou comme celle du 14 juillet ; mais la guerre au dehors, provoquée, dirigée par le gouvernement dans les circonstances où nous sommes, est un mouvement à contre-sens, c’est une crise qui peut conduire à la mort du corps politique.

Une telle guerre ne peut que donner le change à l’opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation, et prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté auraient pu amener. C’est sous ce rapport que j’ai d’abord développé les inconvénients de la guerre.

Pendant la guerre étrangère, le peuple, comme je l’ai déjà dit, distrait par les événements militaires des délibérations politiques qui intéressent les bases essentielles de sa liberté, prête une attention moins sérieuse aux sourdes manoeuvres des intrigants qui les minent, du pouvoir exécutif qui les ébranle, à la faiblesse ou à la corruption des représentants qui ne les défendent pas.

Cette politique fut connue de tout temps, et, quoi qu’en ait dit M. Brissot, il est applicable et frappant, l’exemple des aristocrates de Rome que j’ai cité : quand le peuple réclamait ses droits contre les usurpations du sénat et des patriciens, le sénat déclarait la guerre, et le peuple, oubliant ses droits et ses outrages, ne s’occupait que de la guerre, laissant au sénat son empire, et préparait de nouveaux triomphes aux patriciens.

La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements ; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; elle est bonne pour la Cour, elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés, qui gouvernent la France.

Cette faction peut placer ses héros et ses membres à la tête de l’armée ; la Cour peut confier les forces de l’Etat aux hommes qui peuvent la servir dans l’occasion avec d’autant plus de succès qu’on leur aura travaillé une espèce de réputation de patriotisme ; ils gagneront les coeurs et la confiance des soldats pour les attacher plus fortement à la cause du royalisme et du modérantisme ; voilà la seule espèce de séduction que je craigne pour les soldats : ce n’est pas sur une désertion ouverte et volontaire de la cause publique qu’il faut me rassurer.

Tel homme qui aurait horreur de trahir la patrie peut être conduit par des chefs adroits à porter le fer dans le sein des meilleurs citoyens ; le mot perfide de républicain et de factieux, inventé par la secte des ennemis hypocrites de la Constitution, peut armer l’ignorance trompée contre la cause du peuple.

Or, la destruction du parti patriotique est le grand objet de tous les complots ; dès qu’une fois il l’ont anéanti, que reste-t-il, si ce n’est la servitude ? Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les progrès des faux principes, de l’idolâtrie, et la perte de l’esprit public.

Or, croyez-vous que ce soit un médiocre avantage pour la Cour et pour le parti dont je parle, de cantonner les soldats, de les camper, de les diviser en corps d’armée, de les isoler des citoyens, pour substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d’honneur, l’esprit d’obéissance aveugle et absolue, l’ancien esprit militaire enfin, à l’amour de la liberté, aux sentiments populaires qui étaient entretenus par leur communication avec le peuple ?

Quoique l’esprit de l’armée soit encore bon en général, devez-vous vous dissimuler que l’intrigue et la suggestion ont obtenu des succès dans plusieurs corps, et qu’il n’est plus entièrement ce qu’il était dans les premiers jours de la révolution ?

Nos généraux, dites-vous, ne nous trahiront pas ; et si nous étions trahis, tant mieux ! Je ne vous dirai pas que je trouve singulier ce goût pour la trahison ; car je suis en cela parfaitement de votre avis.

Oui, nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, comme vous l’entendez ; l’espèce de trahison que nous avons à redouter, je viens de vous la développer, celle-là n’avertit point la vigilance publique ; elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne ; celle-là ne laisse aucune ressource : celle-là,… tous ceux qui endorment le peuple en favorisent le succès ; et remarquez bien que, pour y parvenir, il n’est même pas nécessaire de faire sérieusement la guerre ; il suffit de nous constituer sur le pied de guerre ; il suffit de nous entretenir de l’idée d’une guerre étrangère : n’en recueillit-on d’autre avantage que les millions qu’on se fait compter d’avance, on n’aurait pas tout à fait perdu sa peine.

Ces 20 millions, surtout dans le moment où nous sommes, ont au moins autant de valeur que les adresses patriotiques où l’on prêche au peuple la confiance et la guerre, Je décourage la nation, dites-vous ; non, je l’éclaire ; éclairer des hommes libres, c’est réveiller leur courage, c’est empêcher que leur courage même ne devienne l’écueil de leur liberté ; et, n’eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d’arrêter les élans d’un enthousiasme dangereux, j’aurais avancé l’esprit public et servi la patrie.

Vous avez dit encore que j’avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté, Non, ce n’est point le courage des Français dont je me méfie, c’est la perfidie de leurs ennemis que je crains ; que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles ; mais le courage est inutile contre l’intrigue.

Vous avez été étonné, avez-vous dit, d’entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m’attendais pas à un pareil reproche.

D’abord, apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple ; jamais je n’ai prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d’être quelque chose de plus.

J’ai avili le peuple ! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre ; que j’ignore l’art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs : mais en revanche, c’est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple, en défendant, presque seul, les droits des citoyens pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs ; c’est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens.

Il fait ici référence aux débats qui précédèrent le vote du décret dit du « marc d’argent » qui instaurait le suffrage censitaire, le 25 janvier 1790. Il arguait notamment que dans sa province d’origine, l’Artois, l’essentiel des contributions étaient indirectes, excluant automatiquement de nombreux citoyens du vote.

C’est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus ; qui soutint contre l’orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l’humanité et de l’ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l’égoïsme, depuis le trône jusqu’à la chaumière ; c’est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre. orgueilleux même, pour être juste.

Le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n’est point de l’endormir en lui vantant sa force et sa liberté, c’est de le défendre, c’est de le prémunir contre ses propres défauts ; car le peuple même en a. Le peuple est là, est dans ce sens un mot très dangereux.

Lorsqu’il s’éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui ; le despotisme se prosterne contre terre, et contrefait le mort, comme un animal lâche et féroce à l’aspect du lion ; mais bientôt il se relève ; il se rapproche du peuple d’un air caressant ; il substitue la ruse à la force ; on le croit converti ; on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté : le peuple s’abandonne à la joie, à l’enthousiasme ; on accumule entre ses mains des trésors immenses, on lui livre la fortune publique ; on lui donne une puissance colossale ; il peut offrir des appâts irrésistibles à l’ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime.

Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu’ils lui ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. A chaque atteinte portée à sa liberté, on l’éblouit par des prétextes spécieux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoires, on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l’intrigue et du gouvernement, on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance.

Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de l’égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l’autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d’influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti.

Voilà la nation placée entre la servitude et la guerre civile. On avait montré au peuple l’insurrection comme un remède ; mais ce remède extrême est-il même possible ?

Il est impossible que toutes les parties d’un empire, ainsi divisé, se soulèvent à la fois ; et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte ; la loi la punit, et la loi serait entre les mains des conspirateurs. Si le peuple est souverain, il ne peut exercer sa souveraineté, il ne peut se réunir tout entier, et la loi déclare qu’aucune section du peuple ne peut pas même délibérer.

Que dis-je ? Alors l’opinion, la pensée, ne serait pas même libre. Les écrivains seraient vendus au gouvernement ; les défenseurs de la liberté qui oseraient encore élever la voix ne seraient regardés que comme des séditieux ; car la sédition est tout signe d’existence qui déplaît au plus fort ; ils boiraient la ciguë, comme Socrate, ou ils expireraient sous le glaive de la tyrannie, comme Sydney, ou ils se déchireraient les entrailles, comme Caton.

Algernon Sydney, noble anglais, théoricien du républicanisme, fut juge au procès de Charles Ier, à l’exécution duquel il s’opposa. Accusé en 1683 d’avoir conspiré contre Charles II, fils du précédent restauré en 1660, il fut exécuté. Il fut longtemps considéré comme un héros de la lutte whig. Quant à Caton d’Utique, c’est un homme politique romain, acharné partisan du Sénat pendant les guerres civiles. Il combat d’abord César avec Pompée puis continue la lutte jusqu’à la défaite de Thapsus. Il aurait alors dit qu’il ne « voulait pas survivre à la liberté » et se suicida à Utique en 46 avant notre ère. Comme Brutus ou Cassius, il était souvent cité comme modèle par les orateurs révolutionnaires.

Ce tableau effrayant peut-il s’appliquer exactement à noire situation ? Non ; nous ne sommes pas encore arrivés à ce dernier terme de l’opprobre et du malheur où conduisent la crédulité des peuples et la perfidie des tyrans.

On veut nous y mener ; nous avons déjà fait peut-être d’assez grands pas vers ce but : mais nous en sommes encore à une assez grande distance ; la liberté triomphera, je l’espère, je n’en doute pas même ; mais c’est à condition que nous adopterons tôt ou tard, et le plus tôt possible, les principes et le caractère des hommes libres, que nous fermerons l’oreille à la voix des sirènes qui nous attire vers les écueils du despotisme, que nous ne continuerons pas de courir, comme un troupeau stupide, dans la route par laquelle on cherche à nous conduire à l’esclavage ou à la mort.

J’ai dévoilé une partie des projets de nos ennemis ; car je ne doute pas qu’ils ne recèlent encore des profondeurs que nous ne pouvons sonder ; j’ai indiqué nos véritables dangers et la véritable cause de nos maux : c’est dans la nature de cette cause qu’il faut puiser le remède, c’est elle qui doit déterminer la conduite des représentants du peuple.

Il resterait bien des choses à dire sur cette matière, qui renferme tout ce qui peut intéresser la cause de la liberté ; mais j’ai déjà occupé trop longtemps les moments ce la société : si elle me l’ordonne, je remplirai cette tâche dans une autre séance.

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