En 2011, la publication de Debt : The First 5000 Years a fait de David Graeber l’un des anthropologues les plus célèbres et commentés dans le monde universitaire et au-delà. L’anthropologue américain y proposait notamment une thèse forte et novatrice : il soutenait que le troc n’avait jamais été le moyen d’échange principal dans les sociétés dites primitives. En 2015, dans The Utopia of Rules : On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy, il s’appliquait à démontrer, à rebours des préjugés de notre époque, que le développement et la nécessité de la bureaucratie était plus prononcés dans les économies de marché que dans les sociétés dites traditionnelles ou socialistes. À la fin de l’année dernière, il signait avec Marshall Sahlins un ouvrage On Kings : dans l’introduction, disponible en version française sur Le Grand Continent, les deux chercheurs appelaient à se libérer de la question massive et aujourd’hui datée des « origines de l’État » pour se concentrer sur l’étude historique et anthropologique des différentes formes de royauté.
Dans un article de mars 2018, écrit cette fois-ci en collaboration avec le professeur d’archéologie comparée David Wengrow, auteur de What Makes Civilization ?, qui visait à donner un récit global et non fractionné de la « naissance de la civilisation », Graeber invite à reconsidérer la réalité socio-politique qu’est l’inégalité en se départissant là encore de la question, voire du mythe de ses origines. Renouvelant l’affirmation déjà présente dans l’introduction de On Kings selon laquelle « il n’y a pas de sociétés humaines égalitaires », les auteurs démontrent, adoptant une démarche aussi critique qu’interdisciplinaire, qu’aucune preuve archéologique et anthropologique ne permet d’affirmer que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient plus égalitaires que les nôtres. Ils accumulent les exemples prouvant que les organisations humaines préhistoriques de petite taille étaient plus hiérarchisées et militarisées que ne le donnent à penser les best-sellers traitant de la question des inégalités et les manuels et travaux de vulgarisation produits par la « science sociale conventionnelle ». En outre, loin de considérer les groupes de chasseurs-cueilleurs comme des entités immuables dans le temps, ils démontrent que le degré d’inégalités des sociétés humaines a toujours été variable, y compris selon un rythme saisonnier.
Ce solide faisceau de preuves leur permet de déconstruire un récit à leurs yeux particulièrement nocif : celui qui lie de manière nécessaire d’une part progrès et complexification des sociétés humaines, d’autre part émergence des inégalités. Au-delà de la mise en évidence du fait qu’une telle histoire relève plus de la persistance d’une vision biblique de la destinée humaine et d’un rousseauisme mal digéré, cet article pose une question fondamentale : quel but servent les penseurs et praticiens des sciences humaines aujourd’hui ? À rebours de leurs collègues qui, trop appliqués à calculer des coefficients de Gini néolithiques, contribuent à la naturalisation et à la dépolitisation de l’inégalité, devenue un instrument de la seule technocratie, Graeber et Wengrow entendent donner de nouveau aux sciences sociales un pouvoir émancipateur.
Ce que nous avons l’habitude de nous raconter à propos de nos origines est faux et perpétue l’idée que l’inégalité sociale est inévitable. S’interrogeant sur la persistance du mythe de la « révolution agricole », David Graeber et David Wengrow affirment que nos ancêtres ont en fait bien plus à nous apprendre.
Au commencement était le verbe
Depuis des siècles, le récit expliquant les origines de l’inégalité sociale est simple. Pendant la plus grande partie de leur histoire, les hommes vécurent dans des petits groupes égalitaires de chasseurs-cueilleurs. Puis vint l’agriculture, accompagnée de la propriété privée, puis la naissance des villes signifiant l’émergence de la civilisation à proprement parler. Si la civilisation eut bien des aspects déplorables (les guerres, les impôts, la bureaucratie, la patriarchie, l’esclavage, etc.), elle rendit également possibles la littérature écrite, la science, la philosophie et la plupart des autres grands accomplissements humains.
Tout le monde, ou presque, connaît les grandes lignes de cette histoire. Depuis l’époque de Jean-Jacques Rousseau, au moins, elle a informé notre conception de la forme générale et de la direction de l’histoire humaine. Cela est d’autant plus important que ce récit définit dans le même temps ce que nous percevons comme nos possibilités politiques. La plupart d’entre nous considère la civilisation, et donc l’inégalité, comme une triste nécessité. Certains rêvent du retour à un passé utopique, de la découverte d’un équivalent industriel au “communisme primitif” ou même, dans les cas les plus extrêmes, de la destruction complète de la civilisation et du retour à une vie de cueillette. Personne, cependant, ne remet en cause la structure élémentaire de cette histoire.
Et pourtant, ce récit est fondamentalement problématique.
Car il n’est pas vrai.
Les très nombreuses preuves fournies par l’archéologie, l’anthropologie et les disciplines analogues commencent à donner une idée assez claire de l’aspect véritable des 40 000 dernières années de l’histoire humaine. Celle-ci ne ressemble presque en rien au récit qui en est communément admis. En réalité, notre espèce n’a pas passé la plupart de son histoire à vivre en petits groupes. L’agriculture n’a pas marqué un seuil irréversible de l’évolution sociale. Les premières villes étaient souvent fortement égalitaires. En dépit du consensus que les chercheurs ont atteint à propos de toutes ces questions, ils sont demeurés bizarrement hésitants à annoncer au public, ou même aux universitaires issus d’autres disciplines, leurs découvertes, et encore moins à s’interroger sur leurs implications politiques plus larges.
C’est pourquoi les penseurs qui réfléchissent aux “grandes questions” soulevées par l’histoire humaine, comme Jared Diamond, Francis Fukuyama et Ian Morris, continuent de partir de la question rousseauiste (“Quelle est l’origine de l’inégalité sociale ?”) et présupposent que l’histoire commence par une sorte de chute loin de l’innocence primitive.
Le simple fait de poser ainsi la question correspond à une série de présupposés : il existe une chose nommée “inégalité”, c’est un problème, fut un temps, ce problème n’existait pas.
Il est évident que depuis l’effondrement financier de 2008 et les bouleversements qu’il a causés, le “problème de l’inégalité sociale” est devenu le centre du débat politique. Il existe parmi les intellectuels et les hommes politiques un consensus apparent : le niveau des inégalités se serait emballé sans pouvoir être maîtrisé ; d’une façon ou d’une autre, tous les problèmes mondiaux en résulteraient. Une telle position peut être vue comme une remise en cause des structures du pouvoir mondial. Mais pensons à la manière dont ces problèmes étaient discutés il y a une génération. Contrairement à des termes comme “capital” ou “pouvoir de classe”, le mot “égalité” semble presque conçu pour conduire à des demi-mesures et au compromis. Il est possible d’imaginer le renversement du capitalisme ou la destruction du pouvoir étatique, mais bien plus difficile de concevoir l’élimination de l’inégalité. Et que cela voudrait-il dire, dans la mesure où les hommes ne sont pas identiques, et que personne ne souhaite véritablement qu’ils le soient ?
“L’inégalité” est une manière de poser les problèmes sociaux qui convient aux réformateurs technocrates, à ceux qui présupposent depuis le départ que toute conception d’une transformation sociale est depuis longtemps sortie du champ politique. Cette approche autorise à bricoler les chiffres, à débattre à propos des coefficients de Gini et des seuils de dysfonctionnement, à réajuster les régimes fiscaux et les mécanismes de l’État-providence, et même à choquer le public avec des chiffres démontrant la dégradation de la situation (“Imaginez-vous, 0,1 % de la population mondiale contrôle plus de 50 % de la richesse !”), sans s’attaquer à aucun des éléments critiqués dans le cadre d’arrangements sociaux si inégaux. Par exemple, la possibilité pour certains de transformer leur richesse en pouvoir exercé sur autrui ou le fait que d’autres finissent par s’entendre dire que leurs besoins sont sans importances, et que leur vie ne possèdent pas de valeur propre.
On nous fait croire que de tels états de fait résultent inévitablement de l’inégalité et que l’inégalité résulte inévitablement de la vie dans une société de grande taille, complexe, urbaine et avancée technologiquement. Voici le véritable message politique que transmettent les évocations sans fin d’un âge de l’innocence existant avant l’invention de l’inégalité : si nous souhaitons nous débarrasser tout à fait de tels problèmes, il faudrait que nous nous débarrassions d’une manière ou d’une autre de 99,9 % de la population mondiale et que nous devenions de nouveau des petits groupes de glaneurs. Dans le cas contraire, nous ne pouvons rien espérer de mieux que d’ajuster la taille de la botte qui nous écrasera, pour toujours, ou, pour certains d’entre nous et de manière temporaire, de se ménager une étroite marge de manoeuvre.
La science sociale conventionnelle semble désormais tendue vers le but de renforcer cet état de découragement. Presque tous les mois, nous sommes confrontés à des publications qui essaient de projeter l’obsession actuelle vis-à-vis de la distribution de la propriété jusqu’à l’âge de pierre, ce qui nous mène dans une quête fausse pour les “sociétés égalitaires” définies de manière telle qu’elles ne peuvent pas exister en dehors de petits groupes de glaneurs (et peut-être même pas dans ce cas-là). Dans cet article, nous essayons donc de faire deux choses. D’abord, nous passerons un peu de temps à examiner ce qui passe dans ce domaine pour des avis autorisés, afin de révéler les règles du jeu, en particulier comment les universitaires contemporains, apparemment les plus sophistiqués, finissent par reproduire la sagesse consensuelle qui avait cours en France ou en Écosse vers, disons, 1760.
Nous essaierons ensuite de poser les bases d’un récit tout à fait différent. Il s’agit surtout d’un travail de défrichage. Nous traitons de questions si énormes et de problèmes si importants qu’il faudra des années de recherches et de débats afin de commencer à comprendre les pleines implications. Mais nous insistons sur un point. Abandonner le récit d’une chute hors de l’innocence première ne signifie pas abandonner les rêves d’émancipation humaine, c’est-à-dire celui d’une société où personne ne peut transformer leurs droits de propriété en moyen de réduire en esclavage autrui, et où personne ne s’entend dire que sa vie ou ses besoins ne comptent pas. Au contraire. L’histoire humaine devient bien plus intéressante et contient bien plus de moments porteurs d’espoir que l’on a été conduit à l’imaginer une fois que nous nous sommes libérés de nos fers conceptuels et rendu compte de ce qui était réellement présent.
Les auteurs contemporains à propos de l’origine de l’inégalité sociale, ou l’éternel retour de Jean-Jacques Rousseau
Commençons par esquisser l’idée reçue en matière de déroulé général de l’histoire humaine. Elle s’approche à peu près de cela :
Tandis que le rideau se lève sur l’histoire humaine, il y a à peu près 200 000 ans, lors de l’apparition de Homo sapiens, on trouve notre espèce vivant en petits groupes mobiles constitués de 20 à 40 individus. Ils se déplacent à la recherche des meilleurs territoires pour la chasse et le cueillette, traquant les troupeaux, cueillant des noix et des baies. Lorsque les ressources se font rares ou que des tensions sociales apparaissent, leur réponse est de continuer à avancer ou de se déplacer autre part. La vie de ces hommes primitifs, que nous percevons comme l’enfance de l’humanité, est pleine de dangers mais aussi de possibilités. Les possessions matérielles sont peu nombreuses, mais le monde est un lieu intact et accueillant. La plupart des hommes ne travaillent que quelques heures par jour et la petite taille des groupes permet de conserver une camaraderie décontractée, sans structures formelles de domination. Lorsqu’il écrivait au XVIIIe siècle, Rousseau nommait cette situation “état de nature” mais on suppose aujourd’hui qu’elle englobe la majorité de l’histoire concrète de notre espèce. On suppose également que c’est la seule période durant laquelle les hommes ont réussi à vivre dans une authentique sociétés d’égaux, sans classes, castes, chefs héréditaires ou gouvernement centralisé.
Malheureusement, cet heureux état de fait devait finalement se terminer. Selon la version conventionnelle de l’histoire du monde, cette fin intervient il y a dix mille ans, lorsque se referme le dernier âge glaciaire.
À cette époque, on trouve nos acteurs humains imaginaires dispersés à travers les continents, commençant à récolter leurs propres récoltes et à élever leurs propres troupeaux. Quelles que soient les raisons locales (elles sont débattues), les effets sont immenses et quasi identiques partout.
L’ancrage territorial et la propriété privée gagnent une importance inconnue jusqu’alors : les accompagnent des querelles sporadiques et la guerre. L’agriculture procure un surplus de nourriture, qui permet à certains d’accumuler de la richesse et de l’influence au-delà de leur groupe de parenté immédiate. D’autres profitent d’être libérés de la recherche de nourriture pour développer de nouvelles compétences : ils inventent des armes, des outils, des véhicules et des fortifications plus sophistiqués et se lancent dans la politique et la religion organisée. En conséquence, ces “fermiers néolithiques” sont rapidement en mesure d’évaluer et de contrôler leurs voisins chasseurs-cueilleurs, et de se décider à les éliminer ou à les absorber dans un mode de vie nouveau et supérieur, quoiqu’aussi plus inégalitaire.
L’histoire continue et, pour compliquer encore les choses, l’agriculture assure une croissance globale des niveaux de population. Alors que les personnes se déplacent vers des concentrations de plus en plus grandes, nos ancêtres se rapprochent encore, involontairement mais irréversiblement, de l’inégalité. Il y a environ 6 000 ans, les villes apparaissent et les jeux sont faits. Avec les villes apparaît le besoin d’un gouvernement centralisé. De nouvelles classes de bureaucrates, de prêtres et de soldats-politiciens s’installent dans des fonctions permanentes afin de maintenir l’ordre et de garantir un ravitaillement et des services publics réguliers. Les femmes qui avaient jadis occupé des positions prééminentes dans la gestion des affaires humaines sont cloîtrées ou emprisonnées dans des harems. Les prisonniers de guerre sont réduits en esclavage.
L’inégalité véritable est arrivée et il n’est pas possible de s’en débarrasser. Cependant, les narrateurs nous assurent toujours que tout n’est pas mauvais dans le développement de la civilisation urbaine. L’écriture est inventée, d’abord pour tenir les comptes de l’État, mais elle permet rapidement des avancées fantastiques dans les domaines de la science, de la technologie et des arts. En le payant de notre innocence, nous devenons les êtres modernes que nous sommes et nous ne pouvons considérer désormais qu’avec pitié et envie les quelques sociétés “traditionnelles” ou “primitives” qui ont raté le coche.
Nous avons dit que ce récit fonde tout le débat contemporain sur l’inégalité. Si par exemple un spécialiste des relations internationales ou un psychologue clinicien souhaitent réfléchir à ces sujets, ils vont sans doute prendre pour acquis que pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, nous vivions en petits groupes égalitaires, ou bien que le développement des villes signifie aussi celui de l’État. Il en va de même dans des ouvrages très récents qui visent à examiner un aperçu général de la préhistoire afin de tirer des conclusions politiques en lien avec la vie contemporaine. Ainsi, l’ouvrage The Origins of Political Order : From Prehuman Times to the French Revolution de Francis Fukuyama :
À ses débuts, l’organisation politique humaine était comparable à la société de groupe observée chez les primates supérieurs comme les chimpanzés. Cela peut être considéré comme la forme par défaut de l’organisation sociale… Rousseau a souligné que l’origine de l’inégalité politique repose dans le développement de l’agriculture et il avait, en ce domaine, largement raison. En effet, dans les sociétés de groupe, la propriété privée n’existe dans aucune de ses acceptions actuelles. Comme les groupes de chimpanzés, les chasseurs-cueilleurs habitent une étendue territoriale qu’ils surveillent et pour laquelle ils se battent parfois. Mais ils sont moins encouragés que les agriculteurs à délimiter une portion de terre et à dire “Cela m’appartient !”. Si leur territoire est envahi par un autre groupe, ou infiltré par de dangereux prédateurs, les sociétés de groupe peuvent avoir le choix simple de déplacer autre part, du fait de faibles densités de population. Les sociétés de groupe sont hautement égalitaires… Le commandement est conféré à des individus en fonction de leurs qualités comme la force, l’intelligence et la crédibilité, mais il a tendance à passer d’un individu à l’autre.
Francis Fukuyama
Jared Diamond, dans World Before Yesterday : What Can We Learn from Traditional Societies ?, fait l’hypothèse que de tels groupes (qui constituaient les sociétés humaines “il y a encore 11 000 ans”) ne comprenaient “pas plus d’une petite douzaine d’individus”, pour la plupart liés biologiquement. Ils vivaient une existence austère, “chassant et cueillant les animaux sauvages et les espèces végétales qui se trouvaient vivre dans un demi-hectare de forêt” (Pourquoi un demi-hectare ? Il ne l’explique jamais). Et leur vie sociale, selon Diamond, était d’une simplicité enviable. Les décisions étaient prises via des “discussions face à face”. Il y avait “peu de possessions personnelles” et “pas de commandement politique formalisé ou de spécialisation économique poussée”. Diamond conclut que malheureusement ce n’est que dans des groupements aussi primordiaux que les humains ont jamais atteint un degré significatif d’égalité sociale.
Pour Diamond et Fukuyama, comme pour Rousseau plusieurs siècles auparavant, partout et toujours, c’est l’invention de l’agriculture et les hausses de population qu’elle a permises qui ont mis fin à l’égalité. L’agriculture a entraîné une transition des groupes aux tribus. L’accumulation de surplus de nourriture a nourri la croissance démographique, ce qui a conduit certaines “tribus” à devenir des sociétés de rang désignées comme “chefferies”. Fukuyama propose une image presque biblique de ce phénomène, comme un départ de l’Eden : “Alors que les petits groupes d’êtres humains migraient et s’adaptaient à différents environnements, ils commencèrent à sortir de l’état de nature en développant de nouvelles institutions sociales.”. Ils se firent la guerre pour des ressources. Dégingandées et pubères, ces sociétés allaient au devant d’ennuis.
Il était temps de grandir et de désigner un véritable commandement. Avant longtemps, les chefs s’étaient déclarés rois, ou même empereurs. Il n’y avait pas d’intérêt à résister. Tout cela était inévitable une fois que les hommes avaient adopté des formes d’organisation larges et complexes. Même lorsque les chefs agissaient mal, en se servant les premiers dans le surplus agricoles pour promouvoir leurs laquais et leurs proches, en rendant leur statut permanent et héréditaire, en collectionnant les crânes et les harems de filles-esclaves ou encore en arrachant les coeurs de leurs rivaux à coups de couteaux d’obsidienne, il n’y a avait plus de retour en arrière. “Les populations importantes”, Diamond l’affirme, “ne peuvent pas fonctionner sans chefs qui prennent des décisions, sans cadres pour exécuter ces décisions, et sans bureaucrates pour appliquer les décisions et les lois.
Malheureusement pour tous nos lecteurs anarchistes qui rêvent de se passer d’un gouvernement étatisé, voilà les raisons de l’irréalisme de vos souhaits : il faudrait trouver un petit groupe ou tribu accueillante, sans étranger, sans besoin de rois, présidents ou bureaucrates.
Voilà une sombre conclusion, non seulement pour les anarchistes, mais aussi pour tous ceux qui s’interrogeraient sur l’existence d’un système alternatif viable au statu quo. Mais ce qui est remarquable est le fait qu’en dépit du ton suffisant, de telles déclarations ne se fondent pas sur des preuves scientifiques. Il n’y a pas de raison de croire que les groupes de petite taille ont particulièrement tendance à être égalitaires, ni que les groupes plus nombreux doivent nécessairement avoir recours à des rois, présidents ou bureaucrates. Ce ne sont que des préjugés affirmés comme des faits.
Dans le cas de Fukuyama et de Diamond, on peut au moins se dire qu’ils n’ont pas reçu de formation adéquate dans les disciplines pertinentes. Le premier vient de la science politique et le doctorat du second porte sur la physiologie de la vésicule biliaire. Cependant, même quand ce sont des archéologues ou des anthropologues qui s’essaient à proposer des récits généraux, ils ont eux aussi une tendance bizarre à finir par proposer une variation mineure sur Rousseau.
Dans leur ouvrage The Creation of Inequality : How our Prehistoric Ancestors Set the Stage for Monarchy, Slavery, and Empire Kent Flannery and Joyce Marcus, deux universitaires éminemment compétents, exposent sur près de cinq cents pages des études de cas ethnographiques et archéologiques pour tenter de résoudre cette énigme. Si les deux auteurs admettent que les institutions impliquant la hiérarchie ou la servitude n’étaient pas tout à fait inconnues à nos prédécesseurs de l’âge glaciaire, ils insistent néanmoins sur le fait que c’était d’abord dans des relations avec le monde surnaturel (esprits ancestraux et cetera). Ils proposent de considérer que l’invention de l’agriculture a conduit à l’émergence de “clans” ou de “lignages” plus élargis d’un point de vue démographique et qu’en parallèle, la communication avec les esprits et les morts sont devenus une voie pour accéder au pouvoir temporel (mais ils n’expliquent pas exactement comment). Selon Flannery et Marcus, le grand pas suivant vers l’inégalité vient quand certains hommes des clans possédant un talent ou un renom exceptionnel – des experts de la guérisons, des guerriers et autres surdoués – se virent accorder le droit de transmettre leur statut à leurs descendants, sans prise en considération pour les talents et capacités de ces derniers. Telles furent, en gros, les bases qui menèrent inévitablement à l’arrivée des villes, de la monarchie, de l’esclavage et des empires.
Un aspect surprenant du livre de Flannery et de Marcus est qu’ils n’étaient leurs propos par des preuves archéologiques que lorsqu’ils atteignent l’époque de formation des États et des empires. Au contraire, toutes les étapes cruciales de leur récit de “la création de l’inégalité” repose plutôt sur des descriptions assez récentes de cueilleurs, éleveurs et cultivateurs vivant en petits groupes, comme les Hadza de la région du rift d’Afrique de l’Est ou les Nambikwara vivant dans la forêt amazonienne. Or, ni les Hadza ni les Nambikwara ne sont des fossiles vivants. Depuis des millénaires, ils sont en contact avec des États et des empires agraires, des pilleurs et des marchands et leurs institutions sociales ont été largement informées par les efforts qu’ont déployés ces peuples pour s’en rapprocher ou les éviter. Seule l’archéologie, à la limite, pourrait nous montrer ce qu’ils ont en partage avec les sociétés préhistoriques. La conclusion est que même si Flannery et Marcus nous proposent des éclairages intéressants sur la façon dont les inégalités pourraient émerger dans les sociétés humaines, ils nous donnent peu d’éléments pour nous convaincre de la réalité du processus qu’ils décrivent.
En dernier lieu, considérons le livre de Ian Morris Foragers, Farmers, and Fossil Fuels : How Human Values Evolve. Morris y poursuit un objectif intellectuel légèrement différent, puisqu’il s’agit de faire dialoguer les découvertes archéologiques, l’histoire ancienne et l’anthropologie avec les travaux d’économistes, comme les recherches de Thomas Piketty sur les causes des inégalités actuelles à l’échelle mondiale ou l’ouvrage plus programmatique de Tony Atkinson Inequality : What can be Done ? Le “temps long” de l’histoire humaine, nous fait savoir Morris, a quelque chose d’important à nous dire de ces questions, mais seulement si nous sommes capables d’établir en premier lieu une mesure uniforme de l’inégalité applicable sur toute son étendue. Pour y parvenir, il traduit les “valeurs” des chasseurs-cueilleurs de l’âge glaciaire et des cultivateurs du Néolithique en des termes familiers pour les économistes d’aujourd’hui, dont il se sert pour établir des coefficients de Gini et des taux d’inégalités. Plutôt que les iniquités spirituelles que mettent en avant Flannery et Marcus, Morris nous propose une vision résolument matérialiste en divisant l’histoire humaine selon les trois substantifs de son titre, en fonction de la manière dont les hommes acheminent la chaleur. Il suggère que chaque société possède un niveau “optimal” d’inégalité sociale – ce que Pickett et Wilkinson appellent un “niveau à bulle” intégré – qui correspond au mode d’extraction énergétique alors en vigueur.
Dans un article de 2015 paru dans le New York Times, Morris fournit des chiffres concrets, des revenus primaires quantifiés en dollars (valeur de 1990). Lui aussi suppose que les chasseurs-cueilleurs du dernier âge glaciaire vivaient majoritairement en petits groupes mobiles. Il en résulte qu’ils consommaient très peu, l’équivalent de 1,10 $ par jour selon les estimations de Morris. En conséquence, le coefficient de Gini est de l’ordre de 0,25, c’est-à-dire presque la valeur minimale que peut prendre cette mesure : il y avait en effet très peu de surplus ou de capital à s’approprier pour une élite en devenir. Les sociétés agraires, qui selon Morris englobent aussi bien le village néolithique de Çatalhöyük il y a 9 000 ans, la Chine de Kubilai Khan et la France de Louis XIV, étaient plus nombreuses et plus riches. La consommation moyenne s’établissait entre 1,50 et 2,20 $ par jour et il y existait une propension à accumuler des surplus de richesse, mais la plupart des personnes travaillaient plus dur et dans des conditions nettement plus mauvaises. Ainsi, les sociétés d’agriculture tendaient vers des niveaux d’inégalité bien plus élevés.
Les sociétés reposant sur les énergies fossiles auraient dû changer cette donne en nous libérant de la corvée du travail manuel et en nous ramenant à des coefficients de Gini plus raisonnables et plus proches de ceux du temps de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Pendant un temps, ce changement s’esquissait mais pour une raison étrange, que Morris n’est pas en mesure de tout à fait comprendre, la tendance s’est inversée et la richesse se retrouve de nouveau concentrée dans les mains d’une élite mondiale resserrée.
Si les méandres de l’histoire économique de ces 15 000 dernières années et la volonté populaire peuvent être pris pour guides, le “bon” niveau d’inégalité de revenu après prélèvement des impôts semble d’établir entre 0,25 et 0,35. Quant à celui d’inégalité de richesse, il serait entre 0,70 et 0,80. Beaucoup de pays sont aujourd’hui aux alentours ou au-dessus des bornes supérieures de ces estimations, ce qui laisse à penser que Thomas Piketty a raison de prévoir des turbulences. D’importants ajustements technocratiques semblent bien à l’ordre du jour !
Mais laissons de côté les recommandations de Morris et concentrons-nous sur un chiffre : le revenu paléolithique de 1,10 $ par jour. D’où vient-il exactement ? Les calculs sont probablement liés à la valeur calorique de la ration de nourriture quotidienne. Mais comparer cette valeur à l’actuel revenu journalier suppose de prendre en considération toutes les autres choses que les glaneurs du Paléolithique obtenaient gratuitement tandis que nous sommes censés les payer : la sécurité gratuite, la médiation des conflits gratuite, l’éducation primaire gratuite, le soin des plus âgés gratuit, la médecine gratuite, sans oublier les coûts des divertissements, de la musique, des contes et des services religieux. Même quand il est question de nourriture, on doit considérer sa qualité : on parle en effet ici de produits 100 % bio et garantis plein air, rincés à la plus pure et naturelle des eaux de source. Mais considérons les frais de camping pour les premiers campements paléolithiques le long de la Dordogne ou de la Vézère, les cours du soir hauts de gamme en peinture sur roche ou en sculpture d’ivoire : et les manteaux de fourrure ! Tout cela vaut sans doute bien plus que 1,10 dollars de 1990 par jour ! Ce n’est pas pour rien que Marshall Sahlins désigne les glaneurs comme la société d’abondance originelle. Un tel train de vie n’est pas bon marché !
Même si tout cela peut paraître légèrement idiot, voici notre thèse : à force de réduire l’histoire du monde à des coefficients de Gini, les conséquences seront elles-mêmes idiotes, et également déprimantes. Morris pressent au moins que quelque chose cloche dans la récente augmentation galopante des inégalités à l’échelle mondiale. Au contraire, l’historien a poussé les lectures à la Piketty de l’histoire humaine à leur conclusion définitive et misérable.
Dans son livre de 2017 The Great Leveler : Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, il conclut que nous ne pouvons pas faire grand chose contre les inégalités. La civilisation installe toujours au pouvoir une élite restreinte qui se taille une part toujours croissante du gâteau. Seules les catastrophes ont jamais pu les déloger : la guerre, la peste, la conscription de masse, la souffrance en gros et la mort. Les demi-mesures ne marchent jamais. Tant qu’on ne veut pas retourner vivre dans une grotte ni mourir dans une apocalypse nucléaire (qui supposément conduirait aussi des survivants à vivre dans des grottes !), il faut bien accepter l’existence de Warren Buffett et de Bill Gates.
Quelle est la solution libérale alternative ? Flannery et Marcus, qui s’inscrivent explicitement dans une tradition rousseauiste, terminent leur enquête par cette conclusion utile :
Nous avons jadis abordé ce sujet avec Scotty MacNeish, un archéologue qui a passé quarante ans à étudier les évolutions sociales. Comment, nous demandions-nous, rendre la société plus égalitaire ? Après un bref entretien avec son ami Jack Daniels, MacNeish nous répondit “Laissez faire les chasseurs et les cueilleurs” ?
Kent Flannery, Joyce Marcus
Avons-nous vraiment couru au-devant de nos fers ?
La véritable étrangeté de ces évocations sans fin de l’innocent état de nature rousseauiste dont nous aurions chuté est que Rousseau n’a jamais prétendu qu’il avait vraiment existé. Il ne s’agissait que d’une expérience de pensée. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, origine du gros de l’histoire qu’on se raconte et se répète, il écrit :
Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine
Jean-Jacques Rousseau
L’état de nature de Rousseau n’a jamais eu pour but la description d’une étape du développement. Il n’était pas supposé servir d’équivalent à la phase de “sauvagerie” qui débute les schémas évolutionnistes d’Adam Smith, de Ferguson, de Millar et plus tardivement, de Lewis Henry Morgan. Tous ces auteurs désiraient définir des niveaux de développement social et moral correspondant à des changements historiques dans les modes de production : la cueillette, le pastoralisme, l’agriculture, l’industrie. C’est en revanche plutôt une parabole que Rousseau présente. Comme le souligne Judith Shklar, la fameuse spécialiste de théorie politique enseignante à Harvard, Rousseau s’appliquait en vérité à explorer ce qu’il considérait comme le paradoxe fondamental de la politique humaine : comment la soif innée de liberté d’une façon ou d’une autre peut conduire, à tous coups, “à la marche spontanée vers les inégalités”. Dans les propres termes de Rousseau : “Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers”. L’imaginaire état de nature est une façon d’illustrer ce phénomène.
Rousseau n’était pas fataliste. Il croyait que les hommes avaient la possibilité de défaire ce qu’ils avaient fait. Ils pouvaient en effet se délivrer de leurs fers. Seulement, ce ne serait pas facile. Selon Shklar, c’est principalement la tension “entre possibilité et probabilité” (c’est -à-dire la possibilité de l’émancipation humaine d’un côté et de l’autre, l’éventualité de se retrouver de nouveau soumis à une forme de servitude volontaire) qui anime les écrits de Rousseau sur l’inégalité. Cela peut sembler légèrement ironique quand on sait qu’au sortir de la Révolution française beaucoup de conservateurs tinrent Rousseau personnellement responsable de l’utilisation de la guillotine. Ils affirmaient avec insistance que la Terreur avait été précisément causée par sa foi naïve dans la bonté naturelle de l’homme et par sa croyance que seuls les intellectuels étaient en mesure d’imaginer un ordre social plus égal, ensuite imposé par la “volonté générale”.
Néanmoins, peu des figures du passé que l’on cloue aujourd’hui au pilori, à cause de leur romantisme ou de leur utopisme, étaient si naïfs. Karl Marx, par exemple, affirmait que c’était la capacité à raisonner sur le mode imaginaire qui constitue le propre des hommes. Contrairement aux abeilles, ils imaginent les maisons dans lesquelles ils souhaitent vivre avant de se mettre à les bâtir. Il ne croyait cependant pas qu’il en allait de même avec la société. Nul ne pouvait imposer à cette dernière un plan d’architecte. Ce serait pécher par “socialisme utopique” pour lequel il n’avait que mépris. Les révolutionnaires se devaient au contraire de posséder une idée des forces structurelles plus larges qui donnent forme au cours de l’histoire du monde pour pouvoir exploiter les contradictions sous-jacentes. Par exemple, du fait de la concurrence économique, chaque propriétaire d’usine a besoin de ne pas rétribuer tout le travail de ses employés mais si tous y parviennent trop bien, plus personne n’aura les moyens d’acquérir les marchandises produites.
Voilà donc le pouvoir de deux mille ans d’Écritures : quand ils parlent du déroulé de l’histoire humaine, même les réalistes les plus acharnés retombent sur des variations autour du Jardin d’Eden : à la fois la Chute, causée, comme dans la Genèse, par une recherche inconsidérée du savoir et la possibilité d’une rédemption dans le futur. En fusionnant l’état de nature rousseauiste et l’idée des stades de développement héritée des Lumières écossaises, les partis politiques marxistes ont rapidement proposé leur propre version de cette histoire. Il en a résulté une formule pour résumer l’histoire du monde : elle commence par un “communisme primitif’ supplanté par la naissance de la propriété privée mais destiné à revenir un jour.
Il faut constater que les révolutionnaires, en dépit de tous leurs idéaux visionnaires, n’ont pas fait preuve de beaucoup d’imagination, en particulier lorsqu’il s’agissait de relier le passé, le présent et le futur. Tout le monde raconte la même histoire. Ce n’est probablement pas un hasard si, en ce début de millénaire, les mouvements révolutionnaires les plus importants et novateurs, comme les Zapatistes du Chiapas, ou les Kurdes du Rojava, sont aussi ceux qui sont le plus profondément reliés à leur passé traditionnel. Plutôt que de devoir imaginer une utopie primitive, ils peuvent s’appuyer sur un récit plus composite et complexe. Il semble en effet que les milieux révolutionnaires reconnaissent de plus en plus que liberté, tradition et imagination sont et seront toujours entremêlées sans que nous saisissons complètement comment. Il est grand temps que les autres rattrapent leur retard et commencent à concevoir une version non biblique de l’histoire de l’humanité.
Comment le cours de l’histoire (passée) peut à présent changer
Alors, que nous a vraiment appris la recherche en archéologie et en anthropologie, depuis le temps de Rousseau ?
Eh bien, tout d’abord, qu’il est sans doute erroné de commencer par s’interroger sur “les origines de l’inégalité sociale”. En vérité, avant le début de ce que l’on appelle le Paléolithique supérieur, nous n’avons vraiment aucune idée de ce à quoi la majeure partie de la vie humaine pouvait ressemblait. L’essentiel de nos indices est composé de fragments épars de pierre de taille, d’ossements, et de quelques autres matériaux durables. Plusieurs espèces d’homininés coexistaient ; il n’est pas évident qu’une quelconque analogie ethnographique puisse en rendre compte.
Les choses ne gagnent un quelconque intérêt que lors du Paléolithique supérieur lui-même, qui commence il y a environ 45 000 ans et comprend l’apogée de la glaciation et le refroidissement climatique (il y a environ 20 000 ans), connu sous le nom de Dernier Maximum Glaciaire. Ce dernier grand âge glaciaire fut alors suivi de l’apparition de conditions climatiques plus tièdes et du recul progressif des nappes glaciaires, jusqu’à l’époque géologique actuelle, l’Holocène. Des conditions plus clémentes suivirent, ouvrant la voie sur laquelle l’Homo sapiens – qui avait déjà colonisé la majeure partie du Vieux Monde – compléterait sa marche vers le Nouveau Monde, atteignant le littoral méridional des Amériques il y a environ 15 000 ans.
Mais alors, que savons-nous réellement de cette période de l’histoire humaine ? La plupart des premiers indices substantiels d’une organisation sociale humaine lors du Paléolithique proviennent de l’Europe, où nos espèces s’établirent avec l’Homo neanderthalensis, avant l’extinction de ce dernier vers 40 000 avant J.-C. (La concentration des données sur cette partie du monde reflète vraisemblablement un biais historique de la recherche archéologique, plutôt qu’une quelconque anomalie au sujet de l’Europe elle-même). À cette époque, et au cours du Dernier Maximum Glaciaire, les parties habitables de l’Europe de l’âge glaciaire ressemblaient plus au Parc Serengeti en Tanzanie qu’à n’importe quel milieu européen contemporain. Au sud des nappes glaciaires, entre la toundra et les littoraux boisés de la Méditerranée, le continent était divisé entre des vallées riches en gibier et de la steppe, traversé selon les saisons par des troupeaux migrants de cerfs, bisons ou mammouths laineux.
Les préhistoriens ont souligné pendant plusieurs décennies – quoique sans effet apparent – que les groupes humains qui habitaient ces environnements n’avaient rien de ces joyeux, simples et égalitaires groupes de chasseurs-cueilleurs, tels que l’on s’imagine encore couramment nos lointains ancêtres.
D’abord, l’existence de riches sépultures, qui remontent aux tréfonds de l’âge glaciaire, est incontestée. Certaines d’entre elles, comme les tombes de Sungir, vieilles de 25 000 ans, à l’est de Moscou, sont connues depuis des décennies et sont célèbres, à juste titre. Felipe Fernández-Armesto, auteur de la critique de Creation of Inequality pour le Wall Street Journal, a exprimé sa stupéfaction, justifiée, quant à leur omission : “Bien qu’ils sachent que le principe héréditaire était antérieur à l’agriculture, M. Flannery et Mme Marcus ne parviennent pas vraiment à se débarrasser de l’illusion rousseauiste qu’il commença avec la vie sédentaire.
Ils dépeignent de ce fait un monde sans pouvoir héréditaire jusqu’à environ 15 000 avant J.-C. et leur dessein les conduit à ignorer tout en ignorant l’un des sites archéologiques les plus importants”. Parce que, creusée dans le permafrost sous les établissements paléolithiques à Sungir, se trouvait la tombe d’un homme d’âge moyen enterré, ainsi que le souligne Fernández-Armesto, avec “de formidables signes d’horreur : des bracelets d’ivoire de mammouth poli, un diadème ou un couvre-chef fait avec des dents de renard, et près de 3000 perles d’ivoire laborieusement sculptées et polies.” Et quelques mètres plus loin, dans une tombe identique, “reposent deux enfants, d’environ 10 et 13 ans respectivement, ornés d’offrandes mortuaires semblables – notamment, dans le cas du plus âgé, environ 5000 perles aussi raffinées que celles des adultes (quoique légèrement plus petites) et une énorme lance sculptée dans l’ivoire”.
De telles découvertes ne semblent occuper que très peu de place dans tous les livres considérés jusqu’ici. Il pourrait sembler plus excusable de les minimiser ou de les réduire à des notes de bas de page si Sungir était une découverte isolée. Ce qu’elle n’est pas. Des sépultures aussi riches sont aujourd’hui attestées parmi les abris rocheux du Paléolithique supérieur et les établissements à ciel ouvert, à travers la majeure partie de l’Eurasie occidentale, du Don à la Dordogne. Parmi elles, on trouve, par exemple, la “Dame de Saint-Germain-la-Rivière”, vieille de 16 000 ans, décorée d’ornements faits avec les dents de jeunes cerfs chassés 300 km plus loin, dans le Pays basque espagnol ; et les sépultures de la côte ligure – aussi anciennes que Sungir – notamment “Il Principe”, un jeune homme dont les emblèmes comprennent un sceptre de silex exotique, des bâtons de ramure de wapiti et une coiffure ornementée de coquilles perforées et de dents de cerfs. De telles découvertes lancent des défis qui stimulent l’interprétation. Fernández-Armesto a-t-il raison quand il affirme qu’il s’agit des preuves d’un “pouvoir héréditaire” ? Quel est le statut de tels individus dans la vie ?
Non moins intrigantes sont les traces sporadiques, mais incontestables, d’une architecture monumentale, qui remonterait jusqu’au Dernier Maximum Glaciaire. L’idée que l’on pourrait mesurer la “monumentalité” en termes absolus est bien sûr aussi simpliste que l’idée de quantifier la dépense de l’âge glaciaire en dollars et en cents. C’est un concept relatif, qui ne tire son sens que d’une échelle particulière de valeurs et d’expériences antérieures. Le Pléistocène n’a pas d’équivalents directs en matière d’échelle comme les pyramides de Gizeh ou le Colisée de Rome. Mais il possède des constructions qui, par les standards de l’époque, ne pouvaient qu’être considérées comme des travaux publics, qui impliquaient une conception sophistiquée et la coordination du travail sur un volume impressionnant. Parmi elles, il y a les frappantes “maisons de mammouths”, construites avec des peaux étirées sur une structure de défenses (NdT : de mammouth), dont on peut trouver des exemples – remontant à environ 15 000 ans – le long d’un transect de la frange glaciaire qui rejoint l’actuelle Cracovie tout du long jusqu’à Kiev.
Encore plus surprenants sont les temples de pierre de Göbekli Tepe, mis au jour il y a plus de vingt ans à la frontière turco-syrienne, et toujours sujets à un débat scientifique véhément. Datant d’il y a environ 11 000 ans, à la toute fin du dernier âge glaciaire, ils comprennent au moins vingt enclos mégalithiques élevés bien haut sur les flancs de la plaine d’Harran, aujourd’hui aride. Chacun d’entre eux était fait de piliers de craie hauts de plus de 5 mètres et pesant près d’une tonne (semblables aux standards de Stonehenge, et 6000 ans avant eux). Quasiment tous les piliers de Göbekli Tepe sont des œuvres d’art remarquables, avec leurs gravures en relief relief représentant des animaux menaçants en saillie, avec leurs organes génitaux masculins violemment exposés. Des rapaces sculptés apparaissent aux côtés d’images de têtes humaines coupées. Les gravures attestent de véritables talents en sculpture, sans nul doute aiguisés sur cette matière plus souple qu’est le bois (dont les contreforts des montagnes du Taurus étaient amplement fournis à l’époque), avant d’être appliqués à la roche mère d’Harran.
Étonnamment, et en dépit de leur taille, chacune de ces structures massives avait une durée de vie relativement courte, qui s’achevait par de grandes fêtes et un remplissage de ses murs : des hiérarchies élevées jusqu’au ciel, à la seule fin d’être rapidement rasées. Et les protagonistes de ce spectacle préhistorique de fêtes, de construction et de destruction, seraient, à notre connaissance, des chasseurs-cueilleurs, vivant seuls des ressources sauvages.
Que faut-il alors faire de tout cela ? Une réponse académique fut d’abandonner complètement l’idée d’un Âge d’or égalitaire, et de conclure que l’intérêt personnel et rationnel, ainsi que l’accumulation du pouvoir, sont les forces immuables derrière le développement des sociétés humaines. Mais cela ne tient pas vraiment non plus. Les preuves d’une inégalité institutionnelle dans les sociétés de l’âge glaciaire, sous la forme de grandes sépultures ou de constructions monumentales, ne sont rien moins que sporadiques. Des siècles, et souvent des centaines de kilomètres, séparent littéralement les sépultures. Même si l’on met cela sur le compte de la dissémination des traces dont on dispose, on doit tout de même se demander pourquoi les traces sont à ce point disséminées : après tout, si n’importe lequel de ces “princes” de l’âge glaciaire s’était comporté un peu comme, disons, les princes de l’Âge de bronze, on trouverait également des fortifications, des réserves, des palaces – tous les traits usuels des États émergents.
Au contraire, sur des dizaines de milliers d’années, on voit des monuments et de magnifiques sépultures, mais peu de choses qui indiquent la croissance de sociétés de rang. Il y a aussi d’autres facteurs, encore plus étranges, comme le fait que les sépultures les plus “princières” sont constituées d’individus avec des anomalies physiques frappantes, qui seraient aujourd’hui pris pour des géants, des bossus ou des nains.
Une étude plus approfondie des découvertes archéologiques apporte une solution à ce dilemme. Elle repose sur les rythmes saisonniers de la vie sociale préhistorique. La plupart des sites paléolithiques abordés jusqu’ici sont associés à des traces de regroupements annuels ou bisannuels, liés aux migrations des troupeaux de gibier – qu’il s’agisse des mammouths laineux, des bisons de la steppe, des rennes ou (dans le cas de Göbekli Tepe) des gazelles – ainsi que de pêches et récoltes de noix cycliques. Lors des périodes peu clémentes de l’année, au moins une partie de nos ancêtres de l’âge glaciaire vivaient véritablement, sans nul doute, en petits groupes qui cueillaient. Mais d’irrésistibles preuves montrent qu’à d’autres périodes ils se rassemblaient en masse (en français dans le texte, NdT) autour de ces sortes de “micro-villes” découvertes à Dolní Věstonice, dans le bassin de Moravie, au sud de Brno, festoyant dans une surabondance de ressources sauvages, s’engageant dans des rituels complexes, dans des entreprises artistiques ambitieuses, et échangeant des minéraux, des coquillages marins, des fourrures animales, sur de stupéfiantes distances.
Des équivalents de ces sites de rassemblements saisonniers en Europe occidentale pourraient être les grands abris rocheux du Périgord français ou bien la côte cantabrique, avec ses célèbres peintures et gravures, qui formait, de même, partie de ces cycles annuels de rassemblement et de dispersion.
Cet aspect si saisonnier de la vie sociale perdura, bien après que “l’invention de l’agriculture” eût prétendument changé quoi que ce soit. De nouvelles découvertes montrent que des alternances de cette nature sont peut-être essentielles à la compréhension des célèbres monuments néolithiques de la plaine de Salisbury, et pas seulement en matière de symbolisme calendaire.
Stonehenge, s’avère-t-il, était seulement la dernière d’une longue série de structures rituelles, érigées en bois aussi bien qu’en pierre, lorsque des individus convergeaient vers la plaine depuis des zones reculées des îles Britanniques, à des périodes marquées de l’année. Des fouilles attentives ont montré que nombre de ces structures – maintenant vraisemblablement interprétées comme des monuments à la gloire des géniteurs de puissantes dynasties néolithiques – furent démantelées seulement quelques générations après leur construction. De façon encore plus frappante, cette pratique d’érection et de démantèlement de grands monuments coïncide avec une période au cours de laquelle les peuples de Grande-Bretagne, qui avaient adopté l’économie agricole néolithique de l’Europe continentale, semblent avoir tourné le dos à au moins l’un de ses aspects cruciaux, en abandonnant l’agriculture céréalière et en se tournant – vers 3300 avant J.-C. – vers la récolte des noisettes comme source alimentaire de base.
En gardant des troupeaux de bétail, grâce auxquels ils festoyaient de façon saisonnière autour de Durrington Walls, les bâtisseurs de Stonehenge semblent vraisemblablement n’avoir été ni des cueilleurs ni des agriculteurs, mais quelque chose entre les deux. Et si quelque chose comme une cour royale régnait lors de la saison festive, lorsqu’ils se rassemblaient en nombre, alors elle ne pouvait qu’être dissoute pendant la majeure partie de l’année, lorsque les mêmes personnes partaient se disséminer à nouveau à travers l’île.
Pourquoi ces variations saisonnières sont-elles importantes ? Parce qu’elle révèlent que depuis le tout début, les êtres humains expérimentaient en pleine conscience différentes possibilités sociales. Les anthropologues décrivent les sociétés de ce type comme dotées d’une “double morphologie”. Marcel Mauss, qui écrivait au début du XXe siècle, observait que les Inuits circumpolaires, “et de même de nombreuses autres sociétés, ont deux structures sociales, l’une en été et l’autre en hiver, et qu’ils ont en parallèle deux systèmes de droit et de religion”. Lors des mois d’été, les Inuits se dispersent en de petits groupes patriarcaux à la recherche de poissons d’eau douce, de caribous, et de rennes, chacun sous l’autorité d’une vieil homme célibataire. La propriété était affirmée de manière agressive et les patriarches exerçaient un pouvoir coercitif, voire tyrannique, sur leurs proches. Mais lors des longs mois d’hiver, lorsque les phoques et les morses affluaient vers les littoraux arctiques, une autre structure sociale succédait complètement, tandis que les Inuits se regroupaient pour construire de grands lieux de réunion en bois, en côtes de baleine et en pierres. À l’intérieur, les vertus d’égalité, d’altruisme et de vie collective prévalaient ; la richesse était partagée ; les maris et femmes s’échangeait leurs partenaires sous les auspices de Sedna, la déesse des Phoques.
Un autre exemple est celui des chasseurs-cueilleurs indigènes de la côte nord-ouest du Canada, pour qui l’hiver – et non l’été – était la période où la société se cristallisait dans sa forme la plus inégalitaire, et de façon spectaculaire. Des palais de bois émergeaient le long des côtes de Colombie britannique, avec des nobles héréditaires à la tête d’une cour sur des sujets et des esclaves, et organisant ces grands banquets appelés potlatch. Ces cours aristocratiques se disloquaient cependant au profit du travail estival de la saison de pêche, donnant lieu à de plus petites formations claniques, toujours hiérarchiques, mais dotées d’une structure totalement différente et moins formelle. Dans ce cas, les individus adoptaient en fait des prénoms différents en été et en hiver, devenant littéralement d’autres personnes, selon l’époque de l’année.
Peut-être encore plus frappantes, en matière de renversements politiques, étaient les pratiques saisonnières des confédérations tribales du XIXe siècle dans les grandes plaines américaines – des cultivateurs intermittents ou ponctuels qui avaient adopté une vie de chasse nomade. À la fin de l’été, les petits groupes, grandement mobiles, de Cheyenne et Lakota, allaient se rassembler dans de grands établissements pour préparer la logistique de la chasse au buffle. Lors de cette période très sensible de l’année, ils désignaient une force de police qui exerçait des pouvoirs pleinement coercitifs, notamment le droit d’emprisonner, de fouetter ou de donner une amende à tout contrevenant menaçant les procédures. Comme l’anthropologue Robert Lowie l’observa cependant, cet “autoritarisme sans équivoque” s’opérait de façon strictement saisonnière et temporaire, laissant la place à des formes d’organisation plus “anarchiques” une fois que la saison de chasse – et les rituels collectifs qui la suivaient – était achevée.
La recherche ne progresse pas toujours. Parfois, elle régresse. Il y a une centaine d’années, la plupart des anthropologues comprirent que ceux qui vivaient principalement des ressources sauvages n’étaient pas, généralement, restreints à de petits “groupes”. Cette idée est un pur produit des années 1960, lorsque les Bochimans du Kalahari et les pygmées Mbuti devinrent les images d’Épinal de l’humanité primitive, aussi bien pour les audiences télévisuelles que pour les chercheurs. De ce fait, nous avons assisté à un retour des étapes de l’évolution, pas vraiment différentes de la tradition des Lumières écossaises : c’est ce sur quoi Fukuyama s’appuie, par exemple, lorsqu’il écrit que les sociétés évoluent constamment de “petits groupes” en “tribus” et en “chefferies”, et finalement, en ce type d’ “États” complexes et stratifiés dans lesquels nous vivons aujourd’hui – généralement définies par leur monopole “de l’usage de la violence physique légitime”. En vertu de cette logique, cependant, les Cheyenne ou Lakota auraient eu à “évoluer” directement de petits groupes en États à peu près à chaque mois de novembre, et “régresser” encore quand venait le printemps. La plupart des anthropologues reconnaissent désormais que ces catégories sont irrémédiablement inadéquates ; personne néanmoins n’a proposé une alternative pour penser l’histoire mondiale de la façon la plus large.
En quasi toute indépendance, les découvertes archéologiques suggèrent que dans les environnements hautement saisonniers du dernier âge glaciaire, nos lointains ancêtres se comportaient de façon largement similaire : allant et venant entre des organisations sociales alternatives, permettant la montée de structures autoritaires durant certaines périodes de l’année, sous condition qu’elle ne puissent pas durer, et en comprenant qu’aucun ordre social particulier n’était jamais fixé ou immuable. Au sein d’une même population, on pouvait vivre parfois dans ce qui ressemble, de loin, à une petite bande, parfois dans une tribu, et parfois dans une société dotée des nombreux aspects que l’on attribue aujourd’hui aux États. Avec une telle flexibilité institutionnelle vient la capacité de s’affranchir des frontières de n’importe quelle structure sociale et de s’interroger ; de faire et défaire à la fois les mondes politiques dans lesquels nous vivons. À elle seule, elle explique les “princes” et “princesses” du dernier âge glaciaire, qui semblent se manifester, dans un isolement si magnifique, comme des personnages d’une sorte de conte de fées ou de téléfilm historique. Peut-être étaient-ils presque littéralement ainsi. S’ils ont jamais régné, peut-être était-ce alors, comme les rois et reines de Stonehenge, seulement pour une saison.
L’heure du réexamen
Les auteurs contemporains ont tendance à utiliser la préhistoire comme toile de fond pour résoudre des questions philosophiques : les humains sont-ils fondamentalement bons ou mauvais ? coopératifs ou compétitifs ? égalitaires ou hiérarchiques ? De ce fait, ils tendent aussi à écrire comme si, durant 95 % de l’histoire de notre espèce, les sociétés humaines étaient globalement les mêmes. Mais même seulement 40 000 ans constituent une très, très longue durée. Il semble probable, fondamentalement, et les découvertes le confirment, que ces mêmes humains pionniers qui colonisèrent la majeure partie de la planète eussent aussi expérimenté une variété immense d’arrangements sociaux. Comme Claude Lévi-Strauss l’a souvent montré, les Homo sapiens primitifs n’étaient pas seulement physiquement semblables aux êtres humains modernes ; ils étaient nos pairs intellectuels également. En fait, la plupart d’entre eux était probablement plus consciente du potentiel des sociétés que les gens ne le sont généralement aujourd’hui, allant et venant entre différentes formes d’organisation chaque année. Plutôt que de paresser dans une sorte d’innocence primitive, jusqu’à ce que le démon de l’inégalité frappe en quelque sorte à la porte, nos ancêtres préhistoriques semblent avoir, régulièrement et avec succès, ouvert et fermé le verrou, confinant l’inégalité à des téléfilms historiques rituels, édifiant des dieux et des royaumes comme ils firent leurs monuments, et ensuite les démantelant allègrement encore une fois.
Mais alors, la vraie question n’est pas “quelles sont les origines de l’inégalité sociale ?” mais, alors que la majeure partie de notre histoire a connu des va-et-vient entre différents systèmes politiques, “comment sommes-nous arrivés à être aussi bloqués ?” Tout ceci est très éloigné de la notion de sociétés préhistoriques dérivant aveuglément vers les chaînes institutionnelles qui les attachent. On est aussi loin des prophéties lugubres de Fukuyama, Diamond, Morris et Scheidel, où toute forme “complexe” d’organisation sociale signifie nécessairement que de minces élites s’attribuent des ressources clefs, et commencent à piétiner tous les autres. La majeure partie des sciences sociales traite de ces sombres conjectures comme des vérités évidentes. Mais à l’évidence, elles sont sans fondement. Par conséquent, l’on pourrait raisonnablement demander : quelles autres précieuses vérités doivent désormais être dépoussiérées de leur statut historique ?
Un certain nombre, en vérité. Dans les années 1970, le brillant archéologue de Cambridge David Clarke prédisait que, avec la recherche contemporaine, quasiment chaque aspect de l’ancien édifice de l’évolution humaine, “les explications du développement de l’homme moderne, la domestication, la métallurgie, l’urbanisation et la civilisation – pourraient, une fois remis en perspective, apparaître comme des pièges sémantiques ou des mirages métaphysiques”. Il semble qu’il ait raison. Des informations pleuvent désormais de tous les recoins du globe, fondées sur un travail de terrain empirique attentif, sur des techniques avancées de reconstruction du climat, sur la datation chronométrique, et sur des analyses scientifiques de restes organiques. Les chercheurs examinent les données ethnographiques et historiques sous un nouveau jour. Et quasiment toutes ces nouvelles recherches remettent en cause les récits usuels de l’histoire mondiale. Pourtant, les découvertes les plus remarquables restent confinées aux travaux des spécialistes, ou doivent être devinées en lisant entre les lignes des publications scientifiques. Concluons donc avec quelques grandes lignes qui nous sont propres ; seulement une poignée, pour donner sens à ce vers quoi l’histoire mondiale émergente commence à se diriger.
Le premier pavé dans la mare sur notre liste concerne les origines et l’étendue de l’agriculture. La vision selon laquelle celle-ci a constitué une transition majeure dans les sociétés humaines ne repose plus sur aucun fondement solide. Dans les parties du monde où plantes et animaux furent d’abord domestiqués, il n’y eut en fait aucun “revirement” discernable du Cueilleur du Paléolithique à l’Agriculteur du Néolithique. La “transition” entre une vie reposant essentiellement sur des ressources sauvages à une autre fondée sur la production alimentaire s’étendit spécifiquement sur quelque chose comme trois mille ans.
Alors que l’agriculture mit au jour la possibilité de concentrations de la richesse plus inégales, dans la plupart des cas, ceci ne commença que des millénaires après ses débuts. Entre les deux périodes, des individus dans des zones aussi retirées que l’Amazonie et le Croissant fertile du Moyen-Orient s’essayaient à l’agriculture pour voir ce qui leur convenait, une “agriculture ludique” si l’on veut, alternant annuellement entre les modes de production, autant qu’ils allaient et venaient en matière de structures sociales. En outre, “la diffusion de l’agriculture” à des zones secondaires, comme l’Europe – si souvent décrite en des termes glorieux, comme le début de l’inévitable déclin de la chasse et de la cueillette – semble avoir été un processus fragile, qui échoua parfois, entraînant des effondrements démographiques chez les agriculteurs, et non chez les cueilleurs.
Selon toute évidence, cela n’a plus aucun sens d’utiliser des expressions comme “la révolution agricole” lorsque l’on traite de processus aussi démesurément longs et complexes. Comme il n’y eut pas d’État semblable à l’Éden, à partir duquel les agriculteurs purent démarrer leur marche vers l’inégalité, il y a encore moins de sens à parler de l’agriculture comme ce qui donna naissance aux rangs et à la propriéte privée. S’il y a une chose à dire, c’est que c’est parmi ces populations – les peuples du “Mésolithique” – qui refusèrent l’agriculture pendant les siècles de réchauffement de l’Holocène précoce, que l’on trouve une stratification s’enracinant progressivement ; à tout le moins si elle s’accompagne de sépultures opulentes, d’un art de la guerre offensif et de constructions monumentales.
Dans au moins certains cas, comme au Moyen-Orient, les premiers agriculteurs semblent avoir consciemment développé des formes alternatives de communauté, pour accompagner leur mode de vie de plus plus intensif en travail. Ces sociétés néolithiques semblent remarquablement plus égalitaires lorsqu’on les compare à celles de leurs voisins chasseurs-cueilleurs, avec une hausse spectaculaire de l’importance économique et sociale des femmes, clairement reflétée dans leur vie rituelle et leurs arts (opposons ainsi les figures féminines de Jéricho ou de Çatal Höyük avec les sculptures hyper-masculines de Göbekli Tepe).
Un autre pavé dans la mare : la “civilisation” n’arrive pas en bloc. Les premières villes du monde ne se contentèrent pas d’émerger dans une poignée d’endroits, en même temps que des systèmes de gouvernement centralisé et de contrôle bureaucratique. En Chine, par exemple, on sait aujourd’hui que vers 2500 avant J.-C., des établissements de 300 hectares ou plus existaient dans le cours inférieur du fleuve Jaune, des milliers d’années avant la fondation de la dynastie la plus ancienne (Shang). De l’autre côté du Pacifique, et vers la même époque, des centres cérémoniaux d’une dimension frappante ont été découverts dans la vallée du Rio Supe ; au Pérou, en particulier sur le site de Caral : d’énigmatiques restes d’esplanades submergées et de plateformes monumentales, plus vieilles que l’empire inca de quatre millénaires. Ces découvertes récentes montrent combien nos connaissances de la distribution et de l’origine des premières villes sont faibles, et combien aussi ces villes sont beaucoup plus vieilles que les systèmes de gouvernement autoritaire et d’administration par l’écrit que nous supposions jusqu’alors nécessaires à leur fondation. Et dans les centres mieux établis de l’urbanisation – la Mésopotamie, la vallée de l’Indus, le bassin de Mexico – il y a de plus en plus de preuves que les premières villes étaient organisées selon des règles consciemment égalitaires, les conseils municipaux conservant une autonomie significative par rapport au gouvernement central.
Dans les deux premiers cas, les villes avec des infrastructures civiques sophistiquées fleurissaient pendant plus d’un demi-millénaire, sans aucune trace de sépultures et monuments royaux, sans grandes armées ou autres moyens de coercition à grande échelle, ni indice d’un contrôle bureaucratique direct sur la vie de la plupart des citoyens.
Quoi qu’en dise Jared Diamond, il n’y a absolument aucune preuve que des structures de pouvoir pyramidales sont la conséquence nécessaire d’une organisation à grande échelle. Quoi qu’en dise Walter Scheidel, il est tout simplement faux de dire qu’il est impossible de se débarrasser des classes régnantes, lorsqu’elles sont établies, autrement que par une catastrophe généralisée. Prenons seulement un exemple bien connu : autour de l’année 200 après J.-C., il apparaît que la cité de Teotihuacan dans la vallée de Mexico, avec une population de 120 000 individus (l’une des plus élevées dans le monde de l’époque), a subi une profonde transformation, tournant le dos aux temples-pyramides et aux sacrifices humains, et se reconstruisant en un vaste ensemble de confortables villas, quasiment toutes exactement de la même taille. Elle demeura ainsi pendant peut-être 400 ans. Même du temps de Cortés, le centre du Mexique abritait des villes telles que Tlaxcala, dirigée par un conseil élu dont les membres étaient périodiquement fouettés par leurs électeurs, pour qu’ils se rappelassent qui était suprêmement aux commandes.
Ces éléments ont été présentés ici pour créer une histoire mondiale totalement différente. Dans la plupart des cas, nous sommes simplement trop aveuglés par nos préjugés pour voir ce qu’ils impliquent. Par exemple, presque tout le monde insiste aujourd’hui sur le fait que la démocratie participative, ou l’égalité sociale, peuvent fonctionner dans une petite communauté ou un groupe d’activistes, mais ne peuvent potentiellement “être extrapolées” à quelque chose comme des villes, des régions ou des États-nations. Mais les découvertes sous nos yeux, si nous choisissons de les regarder, suggèrent le contraire. Les cités égalitaires, même les régions confédérées, sont des lieux communs historiques. Ce que ne sont pas les familles et ménages égalitaires. Une fois que le verdict historique sera tombé, nous verrons que la perte la plus douloureuse des libertés humaines commença à petite échelle – au niveau des relations de genre, des groupes d’âge et de la servitude domestique – c’est-à-dire le type de relations où la plus grande intimité s’accompagne simultanément des plus profondes formes de violence structurelle. Si nous voulons vraiment comprendre comment il est devenu un jour acceptable pour les uns de transformer la richesse en pouvoir, et pour les autres de se faire dire que leurs besoins et que leurs vies ne comptaient pas, c’est bien là qu’il faudrait regarder. C’est là aussi, prédisons-nous, que le travail, le plus âpre qui soit, de création d’une société libre, devra se dérouler.