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Dans un récent article « How Progressives Can Win On Immigration » publié dans Project Syndicate, vous ne décrivez pas l’immigration comme une cause à tenir à distance pour les partis sociaux-démocrates et de gauche en Europe, mais comme un possible levier de victoire. Assiste-t-on à un véritable changement de paradigme ?
Ce qui me frappe d’abord, c’est que la situation politique actuelle s’inscrit dans une crise du libéralisme : partout, les droites populistes sont parvenues à imposer leur lecture des failles du libéralisme.
Leur récit commence par la question migratoire : ses effets culturels sur nos sociétés, ses impacts sur les marchés du travail, la manière dont elle a transformé la valeur du travail en marchandise — autant d’éléments qui ont alimenté un sentiment de déclassement, notamment parmi les classes populaires.
Cette critique déborde cependant largement les questions de migration.
Elle s’étend aux politiques économiques néolibérales, aux choix commerciaux qui ont souvent profité aux grandes entreprises tout en bouleversant les conditions de travail d’une partie significative de la population ; elle englobe aussi la politique étrangère, accusée d’avoir privé les États de souveraineté, transféré des ressources hors du champ politique national et entraîné les pays dans des conflits lointains.
Cette remise en cause du libéralisme — de ses angles morts et surtout de ses effets sur les classes populaires, qui constituaient historiquement la base sociale de la gauche — est aujourd’hui formulée par l’ensemble des droites populistes, du mouvement MAGA aux États-Unis au Rassemblement national en France, en passant par Reform au Royaume-Uni.
Leur porte d’entrée dans ce récit est une crise de l’ordre : un État perçu comme incapable de maîtriser la réalité, un sentiment nourri par les crises successives — financière, sanitaire, climatique — et, avant tout, migratoire.
Ces mouvements affirment aussi que ces crises révèleraient de quel côté l’État se situerait — pas du côté des travailleurs. Dans la crise financière, disent-ils, les banques sont sauvées tandis que les ménages perdent leur logement ; pendant la pandémie, les travailleurs de première ligne paient le prix fort alors que les catégories aisées se réfugient dans le télétravail ou à la campagne ; de même, dans la transition climatique, les coûts pèseraient de manière disproportionnée sur ceux qui dépendent de leur voiture.
Cet argumentaire s’étend au sujet de l’immigration : si elle bénéficie à la croissance globale et facilite la vie de ceux qui peuvent payer des services — du nettoyage à la plomberie —, les coûts seraient concentrés sur les travailleurs dont les salaires se retrouvent sous pression dans certains secteurs comme la construction.
C’est ce récit qui structure aujourd’hui le rapport de force.
Partout, les droites populistes sont parvenues à imposer leur lecture des failles du libéralisme.
Mark Leonard
La migration est devenue la question la plus sensible — particulièrement depuis 2015 — parce qu’elle ne touche pas seulement à l’économie ; elle bouscule des questions d’identité, de culture, d’appartenance collective.
La droite populiste oppose ainsi le libéralisme, qu’elle accuse de ne valoriser que l’individu, à des identités collectives — famille, communauté, nation — qui seraient négligées par les partis libéraux comme par la gauche.
Face à ce récit, les partis traditionnels arrivent-ils à formuler une contre-proposition ?
Devant la montée des droites populistes, la plupart des partis traditionnels traversent trois phases.
La première est le déni.
Ces partis soutiennent que la migration n’est pas un problème, ce qui, à l’échelle agrégée, est largement vrai : elle répond à des besoins économiques et sociaux, renforce des secteurs clefs, et les migrants contribuent généralement davantage, en termes d’impôts, qu’ils ne reçoivent en prestations.
Il existe cependant des gagnants et des perdants.
Les gagnants sont souvent les plus aisés et les grandes entreprises ; les perdants, les territoires anciennement industriels où les effets négatifs se concentrent. À cela s’ajoute un malaise propre à la gauche, plus encline à discuter des déstabilisations économiques qu’à aborder les dimensions culturelles et identitaires, où elle se sent moins légitime.
La première phase consiste donc à minimiser le sujet, à le renvoyer à la désinformation ou au racisme ; elle consiste aussi à se persuader que si le débat se joue sur ce terrain, la gauche est vouée à perdre — mieux vaudrait donc garder le silence.
La deuxième phase que traversent les partis traditionnels commence lorsqu’il devient impossible de nier l’importance du sujet.
Les partis comprennent alors qu’ils perdent du terrain et adoptent une stratégie d’imitation : une sorte de stratégie du caméléon qui revient à reprendre une partie du discours ou des politiques portées par l’extrême droite. Emmanuel Macron illustre bien ce phénomène : il a repris une partie de l’agenda de la droite radicale.
En entrant dans ce jeu d’imitation, ces partis ne risquent-ils pas de paraître insincères ou opportunistes ?
Cette stratégie pose en effet deux problèmes.
D’abord, elle produit un message étrange : reconnaître que l’extrême droite a raison dans son analyse comme dans ses solutions avant d’en conclure qu’il faudrait malgré tout voter pour vous, est une stratégie peu convaincante.
Ensuite, cette posture apparaît profondément cynique : elle ne découle pas d’une vision du monde cohérente, mais consiste à adopter le cadre analytique de l’adversaire et à épouser sa critique de la mondialisation et du libéralisme.
Dès lors, on doute de votre authenticité : y croyez-vous vraiment ? Et si ce n’est pas le cas, appliquerez-vous ces politiques jusqu’au bout ?
Beaucoup d’électeurs préfèrent simplement « l’original » à sa copie édulcorée.
C’est à ce point que beaucoup de partis traditionnels se sont arrêtés, partout dans les pays développés : ils durcissent leurs discours comme leurs politiques.
Pourtant, quelques dirigeants sont allés plus loin.
Ce serait la troisième phase ?
Absolument. Certains dirigeants ont admis qu’il existe une part de vérité dans la critique du libéralisme — par exemple, que la migration est un sujet réel — mais ils contestent l’analyse comme les solutions de l’extrême droite.
Leur point de départ consiste plutôt à revenir à leurs propres valeurs : définir une lecture autonome de la situation et proposer une réponse fondée sur une conception progressiste du monde.
La droite radicale affirme que le libéralisme a vidé nos sociétés de leur substance, détruit les structures de sens et de solidarité en plaçant l’individu au centre — transformant le travail, et même les personnes, en simples marchandises.
Elle en déduit que seules deux voies existent : une politique identitaire « woke » à gauche, ou un retour à un nationalisme ethnique et organiciste à droite.
Pour les partis de centre-gauche, le défi est précisément de refuser cette alternative fallacieuse : accepter la critique tout en rejetant les solutions proposées, et suggérer d’autres formes d’identités collectives, compatibles avec leurs valeurs.
Pouvez-vous nous donner un exemple où cette stratégie a porté ses fruits ?
L’exemple le plus illustratif reste celui du Danemark. C’est là un cas souvent mal compris.
Beaucoup voient au Danemark une copie de la stratégie de la droite radicale, notamment lorsque le pays a durci à partir de 2015 ses politiques migratoires — la presse internationale évoquait alors la confiscation des bijoux de réfugiés. En réalité, cette mesure avait été adoptée par la droite ; Mette Frederiksen ne l’a simplement pas abrogée.
Ce qui est intéressant chez Frederiksen, c’est que son projet politique est tout autre.
Il repose sur une idée-clef : l’avenir de la bataille politique se joue auprès des classes populaires.
La Première ministre danoise a très tôt identifié le groupe auquel elle voulait s’adresser, puis cherché comment renouer un lien crédible avec lui. Elle a du reste compris une chose essentielle : si vous n’avez rien à dire sur l’immigration, vous ne serez pas audible auprès de ces électeurs-là.
La droite populiste, elle, utilise l’immigration comme point d’entrée pour attirer ces électeurs vers l’ensemble de son agenda.
Frederiksen a donc décidé de mener une analyse en profondeur : d’où viennent ses soutiens, et comment s’adresser à eux ?
Le contexte était clair : avant l’arrivée du parti Social-démocratie au pouvoir, le Parti du peuple danois — l’extrême droite locale — avait obtenu 22 % des voix aux élections législatives de 2015. Les sociaux-démocrates, avec un résultat de 26 %, n’avaient alors amélioré leur score que de peu. Frederiksen s’est donc fixé pour objectif de reconquérir les classes populaires.
Lors de l’élection suivante, elle a obtenu une part de voix comparable à celle de sa prédécesseure, Helle Thorning-Schmidt.
Mais celle-ci avait échoué en laissant les classes populaires basculer vers l’extrême droite ; à la suite des élections de 2015, la majorité parlementaire était revenue à la droite.
Ce qui émerge aujourd’hui ressemble à une gauche post-libérale, qui cherche à renouer avec l’électorat populaire dont le centre-gauche s’est éloigné depuis deux décennies.
Mark Leonard
À rebours de cette dynamique, Frederiksen a accepté lors du scrutin de 2019 de perdre une partie des électeurs bourgeois et urbains, qui se sont reportés vers des partis plus libéraux ou écologistes. Son ambition était ailleurs : il s’agissait de réduire le vote d’extrême droite de plus de 20 % à moins de 10 %.
Et c’est exactement ce qu’elle a réussi à faire : aux élections de 2019, le Parti du peuple danois a remporté moins de 9 % des suffrages.
Quelles sont les raisons d’un tel succès ?
La stratégie du parti Social-démocratie se fonde sur un repositionnement du débat migratoire.
Avant Mette Frederiksen, le débat était structuré par l’extrême droite : il était surtout formulé en termes raciaux, ciblant l’arrivée de musulmans.
Frederiksen comprend vite qu’elle ne gagnera jamais à surenchérir en dureté contre les étrangers ou l’islam. Elle choisit donc une autre voie : réconcilier deux vérités.
En quel sens ?
D’un côté, les personnes arrivées en Europe en 2015, venues de Syrie ou d’ailleurs, étaient de véritables réfugiés. En cela, elle ne mentait pas : ce sont des êtres humains auxquels nous devons une aide.
D’un autre côté, le modèle danois de social-démocratie — son État-providence contributif — est l’une des grandes réussites civilisationnelles du XXe siècle. Or ce modèle ne peut survivre à une immigration non maîtrisée car il faut du temps avant que des réfugiés puissent contribuer positivement au système. Une entrée massive mettrait le welfare state danois sous tension.
Partant de là, Frederiksen propose une politique différente : aider véritablement les réfugiés, tout en reconnaissant que le Danemark ne peut pas accueillir tout le monde.
Mieux vaut consacrer les ressources à un « plan Marshall » pour le Moyen-Orient et les régions concernées — afin d’apporter une aide massive hors d’Europe — plutôt que de financer des centres d’accueil coûteux sur le sol danois. Très tôt aussi, la Première ministre explore la possibilité d’externaliser une partie du traitement des demandes d’asile.
Quel est le pendant domestique de cette stratégie à l’étranger ?
À cette ligne politique s’ajoutent deux volets majeurs.
Le premier consiste à renforcer sérieusement le contrôle des frontières et à restaurer, dans l’opinion, l’idée que l’État maîtrise la situation et n’est pas dépassé par des forces extérieures.
Le gouvernement danois examine alors chaque étape de la « chaîne de valeur » du parcours d’un réfugié pour déterminer où agir.
Le second volet concerne ceux qui vivent déjà dans le pays : Frederiksen défend l’idée que le contrôle des frontières et l’intégration vont ensemble. Il est légitime pour un pays de décider qui entre et qui devient citoyen ; mais une fois admis, il ne doit pas y avoir de société parallèle ; les valeurs danoises — l’égalité entre les femmes et les hommes, l’égalité sociale, l’intégration — doivent s’appliquer à tous.
Cela implique des politiques touchant à l’éducation, au marché du travail ou à la lutte contre la criminalité — un thème sensible dans nombre de pays européens.
La Première ministre danoise a donc transformé la nature même du débat, en le déplaçant d’un terrain dominé par l’extrême droite — la question raciale, l’obsession anti-musulmane — vers un autre centré sur l’avenir de la social-démocratie. Sur ce terrain-là, ce sont les sociaux-démocrates danois qui sont légitimes, non le Parti du peuple danois.
Cette stratégie est d’autant plus crédible qu’elle repose sur une conviction réelle : Frederiksen était syndicaliste avant d’entrer en politique ; sa défense de l’État-providence n’a rien d’opportuniste.
À ce sujet, le Conseil européen pour les relations internationales a mené un sondage instructif, en demandant à des électeurs quelles étaient, selon eux, les « croyances secrètes » de dirigeants comme Olaf Scholz ou Emmanuel Macron — notamment si ces électeurs pensaient que leurs dirigeants étaient officieusement favorables à des frontières ouvertes.
Les résultats sont intéressants : pour Macron, pour Scholz, pour la plupart des dirigeants étudiés, le public pense qu’ils cachaient un agenda pro-ouverture ; cependant, on ne constate pas un tel hiatus au Danemark : Frederiksen est perçue comme sincère. Elle ne dit pas quelque chose pour gagner une élection ou suivre l’opinion, mais parce qu’elle y croit.
La droite populiste oppose le libéralisme à des identités collectives — famille, communauté, nation — qui seraient négligées par les partis libéraux comme par la gauche.
Mark Leonard
Face aux grandes crises et aux mutations du monde, la gauche réagence régulièrement son logiciel idéologique. Quel sera l’agenda de la « troisième gauche » que vous voyez émerger ?
Ce qui émerge aujourd’hui ressemble à une gauche post-libérale, qui cherche à renouer avec l’électorat populaire dont le centre-gauche s’est éloigné depuis deux décennies.
Deux grandes mutations précédentes expliquent en partie ce mouvement.
La troisième voie de Blair reposait sur le constat que la classe ouvrière industrielle n’était plus assez nombreuse pour constituer une majorité. Il fallait donc bâtir une coalition mosaïque : classes moyennes, diplômés, minorités, salariés du public — tout en conservant une partie de la base ouvrière.
La deuxième transformation, celle des années 2010, a inversé cette équation : nombre de travailleurs ont été culturellement aliénés par une gauche perçue comme « woke ».
Le renversement a été spectaculaire au Royaume-Uni où, en 2019, le Parti conservateur de Boris Johnson a obtenu davantage de soutien parmi les moins diplômés que le Labour, devenu un parti de diplômés urbains à hauts revenus.
La « troisième gauche » dont vous parlez vise à corriger cette rupture.
En quel sens ?
Le cas danois est instructif : lors de sa première victoire, Mette Frederiksen n’obtient guère plus de voix que Helle Thorning-Schmidt auparavant ; pourtant, par son positionnement, elle rend impossible toute coalition qui ne passerait pas par les sociaux-démocrates.
Depuis, Frederiksen a remporté plusieurs élections mais affronte aujourd’hui des difficultés d’usure du pouvoir : nul dirigeant n’échappe à la perte d’énergie, de nouveauté, ni à l’accumulation des critiques ; les problèmes actuels de la Première ministre danoise tiennent davantage à cela qu’à un échec stratégique.
Paradoxalement, on voit aujourd’hui que Keir Starmer, en opérant cette mutation, perd du terrain dans les sondages. Cette transformation ne commencerait-elle pas, inévitablement, par une chute électorale avant de permettre une reconquête politique ?
Starmer a lui aussi accepté de faire des sacrifices.
Sa campagne s’est concentrée sur les hero voters : des circonscriptions ouvrières historiquement travaillistes, passées au Brexit, puis à Boris Johnson en 2019. Le Labour a mis en place une stratégie très ciblée pour les reconquérir.
Cette stratégie fut efficace, et le résultat électoral en témoigne : en 2024, avec environ un tiers des voix, le parti obtient deux tiers des sièges. Lors des élections générales de 2019, et malgré un score national supérieur, Jeremy Corbyn n’était pas parvenu à remporter l’élection car ses voix étaient concentrées dans les grands centres urbains.
Cette victoire est cependant en demi-teinte. Le Labour d’aujourd’hui souffre de nombreuses erreurs politiques et manque encore de clarté ; il a perdu des électeurs au profit des Verts, d’indépendants pro-Gaza, et de Jeremy Corbyn qui tente de lancer la formation « Your Party » sur le modèle de La France insoumise.
Il n’est pas certain que les électeurs perdus resteraient fidèles à ces partis lors d’un face-à-face Starmer-Farage, mais il est vrai que le Labour stagne dans les sondages. Je ne pense pas que cela soit lié à sa ligne migratoire : la difficulté est plus profonde.
On en revient ici à la question de l’authenticité.
Frederiksen, comme certains sociaux-démocrates suédois, articule une ligne cohérente avec ses convictions. Le Labour, lui, reste encore partiellement dans la deuxième des phrases décrites : la copie des positions de l’extrême droite plutôt que l’élaboration d’une doctrine propre.
Le parti a commencé à se détacher de cette logique, mais son offre reste incomplète et contradictoire.
Quelle serait donc la contre-proposition dont manque le Labour face aux positions d’extrême droite ? Plus généralement, quel discours doivent élaborer les gauches européennes ?
Je donnerais un exemple : le Labour a pour la première fois accepté d’affronter Reform UK en rejetant ses propositions d’expulser des centaines de milliers de résidents légaux.
En contestant la droite radicale plutôt que de la suivre, il accomplit un pas important.
Cette démarcation est précisément celle mise en avant par les sociaux-démocrates suédois, notamment Lawen Redar : la droite radicale croit à l’expulsion, non à l’intégration, tandis que la « troisième gauche » combine contrôle des frontières et patriotisme inclusif : il s’agit de défendre les valeurs du pays, ouvertes à tous ceux qui les adoptent.
Un centre-gauche crédible doit parler des effets de l’immigration sur les classes populaires, les infrastructures sociales, l’État-providence et la justice du marché du travail — sans tomber dans une logique d’exclusion.
La crise du libéralisme redéfinit le champ politique autour d’un point commun : l’ancien électorat ouvrier, ou du moins les catégories qui se vivent comme déclassées.
Mark Leonard
L’objectif est une immigration maîtrisée — accompagnée d’une forte politique d’intégration.
L’Australie offre un modèle intéressant. Elle a réussi à obliger la droite à expliciter ses choix migratoires, grâce à l’idée d’un « budget migratoire » annuel : déterminer combien de médecins, d’ingénieurs, d’infirmiers, de plombiers ou de réfugiés le pays doit accueillir, puis débattre publiquement de ces arbitrages. Un tel budget force chacun à reconnaître les conséquences d’un objectif de « zéro migration » : celui-ci engendre une pénurie de personnel de santé, un effondrement des services publics, etc.
Ce que l’électorat demande, c’est avant tout une forme de contrôle — et que les bénéfices de l’immigration soient équitablement partagés et non concentrés entre les mains des grandes entreprises ou des plus aisés. Un tel débat permet d’examiner lucidement les compromis et d’imaginer des politiques qui compensent les effets négatifs pour ceux qui se sentent perdants ; il replace l’extrême droite sur la défensive.
La plupart des citoyens ont aujourd’hui une vision plurielle de l’identité nationale : personne ne souhaite expulser quelqu’un qui contribue au pays. Ce qui inquiète, ce n’est pas la diversité en soi, mais l’idée d’une perte de contrôle, de la criminalité ou de ruptures communautaires.
Sur ces sujets, la gauche peut être compétitive : elle peut proposer des solutions réalistes, efficaces, compatibles avec ses valeurs — plutôt que de se limiter à la rhétorique de la déportation.
Pensez-vous qu’un parti de gauche puisse, à l’avenir, gagner et gouverner sans adopter cette stratégie ? Inversement, un parti peut-il perdre en s’alignant sur cette « troisième gauche » ?
Chaque élection dépend de son contexte : les systèmes politiques diffèrent, les cultures nationales aussi. Ce qui fonctionne dans un régime présidentiel comme la France n’a pas le même effet dans un système parlementaire comme le Royaume-Uni, et encore moins dans un système proportionnel comme l’Allemagne.
La crise du libéralisme dont nous sommes partis traverse cependant toutes les démocraties avancées. Elle redéfinit le champ politique autour d’un point commun : l’ancien électorat ouvrier, ou du moins les catégories qui se vivent comme déclassées.
Ces électeurs ont le sentiment que nos sociétés valorisent à leur détriment les diplômés et les gagnants de la mondialisation ; tout se passe comme s’ils avaient perdu toute valeur.
Ils pensent aussi que la gauche ne prend pas au sérieux les questions migratoires dans toute leur complexité, et qu’elle n’a pas de récit pour la majorité sociale — un récit sur le « vivre ensemble » chargé d’affects, de fierté collective et de sens.
Il est cependant très difficile de constituer une majorité de gouvernement sans cet électorat. En l’abandonnant, on ouvre la voie aux coalitions que Johnson au Royaume-Uni ou Trump aux États-Unis ont incarnées : l’alliance de l’ultra-richesse et des classes populaires, cimentée par une politique culturelle anti-immigration.
La question reste alors de savoir si la gauche peut briser ce bloc et former une nouvelle coalition : non pas une simple addition de minorités, mais une coalition majoritaire, capable de produire un imaginaire patriotique inclusif.
C’est un défi immense — d’autant plus à l’heure où les médias « algorithmés » fragmentent l’opinion et rendent la construction de coalitions larges plus difficile.
Estimez-vous que le cas danois puisse fournir un modèle pour les gauches européennes ?
Aujourd’hui, les seuls partis de gauche qui réinvestissent les classes populaires sont ceux qui sont entrés dans la troisième des phases que j’ai décrites.
Il y a bien toutefois des exceptions…
Oui, mais elles sont rares.
Pedro Sánchez en Espagne, par exemple, ne s’inscrit pas dans cette logique mais demeure très performant. À mes yeux, son succès n’est pas un modèle reproductible : il tient davantage à ses talents politiques personnels, à sa capacité spectaculaire à se sortir des situations les plus difficiles.
À l’inverse, la stratégie de Frederiksen ou celle que les sociaux-démocrates suédois cherchent à mettre en œuvre ressemble davantage à quelque chose de transposable. Ils pensent d’ailleurs pouvoir gagner à nouveau en septembre 2026 sur cette ligne.
En Allemagne, cette idée d’une troisième voie pourrait nourrir une refondation du SPD.
En France, la situation est plus complexe : la destruction du centre par Macron a reconfiguré le paysage d’une manière radicale, mais la problématique reste la même : sans réintégrer les classes populaires dans une coalition de gauche, il est difficile d’imaginer une majorité de gouvernement.
Les partis sociaux-démocrates sont des partis du travail ; leur refondation doit donc renouer avec la fierté des services publics et leur lien historique avec les classes populaires.
Mark Leonard
Beaucoup de partis de gauche en Europe restent dans l’opposition sans avoir évolué vers cette « troisième gauche » ; les élites de ces partis sont généralement opposées à cette réorientation au sujet de la question migratoire, tandis que la base y est plus favorable. Peut-on surmonter ce blocage ? L’appareil du parti peut-il empêcher la transformation — ou au contraire, comme au Danemark, peut-il finir par basculer pour accompagner le changement ?
Vous avez raison d’insister sur le rôle essentiel du parti.
Mette Frederiksen est d’abord une organisatrice : issue du syndicalisme, elle a gravi tous les échelons internes et aime profondément son parti.
Elle l’a transformé de l’intérieur et cette cohésion explique la solidité de sa stratégie.
Tony Blair, lui aussi, a transformé le Labour, mais dans un contexte très différent : après dix-huit ans d’opposition, beaucoup l’ont toléré par nécessité plus que par adhésion. Une partie du Parti ne l’a jamais vraiment aimé, et cette rancœur a alimenté le retour de balancier qui a mené à Corbyn.
Blair avait du temps et bénéficiait du travail de refondation entamé par Neil Kinnock. Toutefois, si la transformation n’est pas portée par une conviction partagée, elle apparaît vite comme opportuniste. L’enjeu central, c’est l’authenticité. Il faut y croire — et le parti doit y croire.
Frederiksen incarne cette cohérence : elle porte sa stratégie avec conviction, et son parti la porte avec elle.
Keir Starmer, au contraire, a changé les règles internes du parti pour reprendre la main sur la sélection des candidats, mais il n’a pas reçu de mandat clair de la base pour un virage idéologique. Il a été élu sur la promesse d’une version plus professionnelle du corbynisme, et non sur le programme qu’il conduit aujourd’hui.
C’est de là que viennent les tensions internes, les conflits, et la difficulté à présenter à l’opinion une ligne lisible. Starmer avance par étapes, non à partir d’un projet assumé dès le premier jour.
Vous mentionnez le cas britannique, où le Labour a remporté les dernières élections législatives. N’est-il pas plus difficile d’opérer une mutation idéologique lorsqu’on est déjà au pouvoir ?
Être dans l’opposition facilite la transformation, c’est vrai : quand un parti reste longtemps hors du pouvoir, il accepte plus volontiers un changement radical que lorsqu’il gouverne.
C’est pour cette raison que les partis en responsabilité risquent d’être les plus en difficulté.
L’exemple qui m’inquiète le plus est l’Allemagne : le SPD obtenait 49 % du vote ouvrier à la fin des années 1990 ; il est tombé à 13 % lors de la dernière élection. C’est absolument vertigineux.
Du reste, comment redéfinir son logiciel quand on dirige le ministère des Finances et qu’on gouverne avec la droite ?
Le cadre institutionnel allemand lui-même freine la rénovation idéologique.
Les partis gouvernant sans avoir opéré de transformation idéologique — l’Espagne mise à part, où le succès tient en grande partie aux talents personnels de Sánchez — sont ceux qui feront face aux obstacles les plus redoutables.
Pour réussir, il faut un véritable projet culturel interne.
Une transformation authentique ne se décrète pas : elle doit reconnecter le parti à ce qu’il est, à son identité profonde.
Les partis sociaux-démocrates sont des partis du travail ; leur refondation doit donc renouer avec la dignité du travail, la fierté des services publics, le lien historique avec les classes populaires qui les ont fondés.
C’est cette continuité narrative qui donne sens et crédibilité au changement.
Si, à l’inverse, la stratégie est perçue comme une pilule amère que l’on avale pour retrouver le pouvoir, alors elle échoue sur tous les fronts : la base militante se démobilise, l’énergie disparaît, et le public voit immédiatement l’absence de sincérité.
C’est alors une double défaite qu’on obtient : un parti démoralisé et des électeurs qui ne croient pas une seconde à ce qui leur est proposé.