Londres. Une vague bleue s’est emparée du Royaume-Uni. Les élections du 12 décembre ont présenté un résultat sans appel. Pour les conservateurs, il s’agit sans aucun doute de la plus grande victoire depuis Thatcher. Du côté du Labour, premier parti d’opposition, les candidats ont fait le pire score de l’après-guerre. La dimension historique du vote se conçoit surtout dans le détail : avec 80 places d’avance, la majorité parlementaire s’installe notamment dans des sièges jusque là profondément et historiquement ancrés à gauche. La part du vote national du parti conservateur a augmenté pour la quatrième élection à la suite, mais elle a reculé dans environ un tiers des sièges. En Écosse, les résultats sont plus mitigés : la débâcle annoncée du SNP lors des premières projections n’est pas révélée tout à fait juste et les nationalistes écossais obtiennent un bien meilleur résultat qu’en 2017 (48 sièges aujourd’hui contre 35 alors). Idem en Irlande du Nord où, pour la première fois depuis la partition de l’île en 1921, les élus parlementaires rassemblent plus de nationalistes que d’unionistes. Le DUP a en effet perdu 2 de ses 10 sièges dont une défaite historique en la personne de Nigel Dodds, leader et représentant du parti auprès de la House of Commons à Westminster.

La première conclusion — sans doute la plus évidente — est non seulement que le Royaume-Uni quittera bel et bien l’Union Européenne mais encore que cette sortie se fera selon les termes de Johnson, sans discussion possible pour les membres du parlement britannique. Contrairement au gouvernement de Theresa May qui avait beaucoup souffert de disputes internes vis-à-vis de l’accord passé avec Bruxelles, tous les députés conservateurs élus ce 12 décembre ont mené campagne en faveur de l’accord que Johnson a négocié : il n’y aura donc plus de débat à ce titre parmi les membres du parti.

Ce succès du parti conservateur s’appuie tout d’abord sur la force d’un message clair et particulièrement bien diffusé. La campagne de Boris Johnson, toujours sous la houlette de l’industrieux Dominic Cummings, a été d’une discipline exemplaire. Le même motto a été asséné partout, tout le temps. Juché au dos d’un bulldozer1, le Premier Ministre brandissait le slogan en mettant en scène la casse d’un mur symbolisant les barrières (“gridlock”) érigées contre l’avènement du Brexit. À coup de messages simples et de vidéos jouant avec des références de culture populaire — comme le remake parodique d’une scène célèbre de Love Actually2 — le message de Boris Johnson a été d’une efficacité redoutable. Même son refus de participer à l’interview politique d’Andrew Neil, journaliste émérite de la BBC, redouté et respecté, n’aura eu qu’un impact extrêmement marginal sur le cours de la campagne des conservateurs et l’image de Boris Johnson en particulier.

Mais cette victoire est aussi et surtout l’histoire d’un échec colossal : le Labour, dirigé par Jeremy Corbyn, perd 59 sièges. Le total de 203 réussit même à dépasser la défaite abyssale de Michael Foot en 1983 face à Thatcher ; une peine redoublée lorsque l’on analyse de plus près les bastions passées aux mains des conservateurs tels que Bishop Auckland et Bassetlaw (tous deux travaillistes depuis 1935), Wakefield (1932), ou encore Leigh et Don Valley (1922). Il est possible que cet effondrement du parti travailliste soit encore plus signifiant que les gains conservateurs. Les votes en faveur du Labour, eux, ont chuté dans 98 % des circonscriptions où un candidat travailliste s’est présenté.

Comment s’explique donc cette chute exceptionnelle, dont les signaux faibles avaient été généralement dédaignés ? Dans ces régions ayant voté fortement en faveur du Brexit en 2016, un facteur décisif a été le manque de confiance dans la politique jugée peu crédible et pertinente du Labour, ainsi qu’en son leader, Corbyn. Le parti a perdu en moyenne plus de 10 % du vote dans ces circonscriptions de la “Red Wall”. Ce modèle s’est reproduit dans de nombreux autres sièges gagnés par les conservateurs : si la part du vote des Tories n’a en soit guère évolué, bon nombre d’électeurs pro-Brexit ont abandonné le Labour pour le Parti Brexit de Nigel Farage. Considérons par exemple Don Valley, une region 68 % pro-Brexit, dans laquelle le Parti Brexit a attiré plus de 6.000 électeurs : cette stratégie a placé le candidat conservateur en tête. Au contraire, le seul siège que le Labour a arraché aux mains des conservateurs est Putney, l’une des circonscriptions les plus anti-Brexit (72 %) du pays.

“L’effet Brexit”, plaçant le Labour à cheval sur deux communautés de votants a priori difficilement réconciliables, a été l’explication favorite de Corbyn et de ses alliés pour expliquer leur défaite. Celui-ci annonce le soir même que “toutes [les] politiques [du Labour] étaient beaucoup appréciées […] Pourtant, le Brexit a beaucoup divisé le débat dans ce pays, et a détruit tout débat politique normal.” L’échec cuisant du Labour ne s’explique pourtant pas que par la question du Brexit. Même dans les sièges les plus anti-Brexit (60 %+), le parti a perdu une moyenne de 6.4 % du vote qu’il avait obtenu en 2017.3

À l’échelle du Labour, la défaite catastrophique de Corbyn pose la question suivante : le « corbynisme », c’est-à-dire cette tendance spécifique d’extrême-gauche aux colorations anti-occidentales, survivra-t-elle la mort de son leader ? Le groupe Momentum, fondé par Jon Lansman, a toujours une poigne de fer sur le parti travailliste. C’est sous son influence, aidé par des journalistes ouvertement activistes (tels qu’Owen Jones ou encore Ash Sarkar), que le parti s’était radicalisé et que Corbyn avait réussi à accéder au pouvoir. C’est encore sous l’impulsion de Momentum que Corbyn avait survécu au résultat catastrophique du vote de non-confidence réalisé au sein de sa propre famille parlementaire en 2016 (40 en sa faveur contre 172). Au lendemain de l’élection du 12 décembre, l’ancien Ministre de l’Intérieur travailliste Alan Johnson s’en est pris directement à Jon Lansman sur un plateau télévisé en s’adressant à lui de la sorte : “Durant le porte-à-porte, Corbyn a été un désastre. Tout le monde savait qu’il ne pouvait pas mobiliser le vote de la classe ouvrière. Maintenant, Jon a développé ce groupe Momentum, un parti dans le parti, qui vise à protéger sa pureté. […] Vous l’entendrez toujours plus, dans les prochains jours, tandis que ce petit culte rassemble ses forces. Je les veux hors du parti. Je veux voire Momentum disparaître. Retournez à vos politiques estudiantines.”4

Pour beaucoup d’autres membres du Labour, le goût amer de cette défaite a ouvert les vannes à cette même critique du mouvement Momentum et de sa créature, le corbynisme. Celle-ci, au lieu d’être fidèle à sa célèbre devise ‘For the many, not the few‘ (‘Pour le plus grand nombre’), a, en fin de compte, plutôt favorisé les membres de son propre clan idéologique au détriment de la masse de votants disponible. Ce sentiment de mise-à-l’écart ainsi que de méfiance vis-à-vis de Corbyn lui-même — accusé, entre autre, d’antisémitisme — s’est retrouvé lors des séances de porte-à-porte.5 Il se trouve partagé jusque dans les rangs adverses, comme en témoigne le commentaire de Sir Alan Duncan, élu conservateur : “J’ai décidé que Jon est mon nouveau meilleur ami parce que je pense qu’il a joué un rôle si important en rendant le parti travailliste non éligible, et je pense qu’il l’a assez bien détruit pour de nombreuses années à venir. Je ne pense pas que cela ne concerne pas seulement le Brexit. Je pense que Corbyn n’a jamais été un Premier Ministre crédible.”

Reste donc a voir si adviendra bel et bien une réforme du Labour en profondeur afin de pouvoir le replacer comme un parti modéré, social et démocrate ; ou, au contraire, si le parti continuera sur une voie similaire sous un nouveau leader. Malgré la claque électorale et la pression à laquelle il fait face en interne, Corbyn n’a pas démissionné. Peu après les résultats, il n’aura uniquement annoncé le fait qu’il ne sera pas en chef de file lors de la prochaine élection nationale mais préfèrera rester à sa place pour une “période de réflexion”.6 Ce refus de quitter la tête du parti a déclenché la colère de certains représentants de Labour. Sadiq Khan a affirmé qu’il devrait démissionner “rapidement”. Selon Wes Streeting, Corbyn devrait assumer le résultat d’”une politique économique à laquelle on ne croit pas, [ainsi qu’]une culture [de la vie politique] pourrie”.7

Il est aujourd’hui difficile de savoir quelle direction le parti décidera de prendre. Il aura fallu trois élections successives pour que le New Labour de Blair efface les cicatrices de la défaite cuisante de Michael Foot en 1983 et finalement accède au pouvoir en 1997. La structure toute entière du parti, en gardant en son sein le groupe Momentum, reste résolument tournée vers un radicalisme de gauche fondamentalement contraire à une logique centriste. Si les députés et les membres du parti travailliste se convainquent que la raison de leur échec n’est que le simple fruit d’une politique vis-à-vis du Brexit peu populaire8, le corbynisme pourrait bien survivre à Corbyn lui-même.

Subsiste enfin la question de l’Écosse. Passant de 35 sièges (en 2017) à 48, le SNP, placé sous la houlette de Nicola Sturgeon, souhaite lui aussi envoyer un “message clair”, cette fois-ci en faveur d’un second référendum pour l’indépendance du pays. La part des votes du SNP (environ 45 %) coïncide quasiment avec le chiffre estimé des électeurs écossais en faveur du divorce entre Écosse et le reste du Royaume-Uni.9 « Je ne prétends pas que toutes les personnes ayant voté pour le SNP supporteront nécessairement l’indépendance », a affirmé Nicola Sturgeon avant de poursuivre, « mais il y a eu un signal fort en Écosse, durant cette élection, pour avoir un choix quant à notre futur : vis-à-vis d’un gouvernement conservateur que nous n’avons pas choisi et d’une vie en dehors de l’Union Européenne. »10 Les électeurs en faveur de l’Union, eux, ont été dispersés entre les partis Conservateurs, Labour et Lib-Dems : en raison du système électoral britannique, cette fragmentation des votes a laissé la voie libre au SNP. Au nord de la frontière, les Conservateurs n’ont tenu que sur 6 sièges, les Lib-Dems sur 4 et le Labour est descendu à une seule et unique circonscription. Les élus conservateurs sont très clairs sur leur refus d’accepter un autre référendum11. En mai 2021, les élections du parlement écossais seront clef : si le SNP y obtient un mandat, il deviendra difficile de résister à leur demande.

Perspectives :

  • Mardi 17 décembre 2019 : les nouveaux MP remplaceront les anciens à Westminster
  • Jeudi 19 décembre : la nouvelle chambre des Communes sera officiellement ouverte.
  • 31 janvier 2021 : date prévue pour le Brexit
  • 6 mai 2021 : élections du Parlement écossais
Sources
  1. Boris Johnson smashes “gridlock” wall with “get Brexit done” JCB | General Election 2019, The Daily Telegraph, Youtube, 10 décembre 2019
  2. Boris Johnson’s funny Love Actually parody | Our final election broadcast’ Conservatives, Youtube, 9 décembre 2019.
  3. Election results 2019 : Analysis in maps and charts, BBC, 13 December.
  4. « I want Momentum gone” : Alan Johnson slams Labour left after exit poll result, The Guardian, Youtube, 12 décembre 2019.
  5. Corbyn faces pressure from party faithful to back Remain, Financial Times, septembre 2019.
  6. Jeremy Corbyn says he will stay as party leader after election pounding, The Guardian, 13 décembre 2019
  7. Angry Labour backlash after Jeremy Corbyn refuses to take blame for election disaster or set departure date, The Independent, 13 décembre 2019.
  8. Tweet, Owen Jones, 12 décembre 2019.
  9. Panelbase/Sunday Times, 3-6 décembre 2019.
  10. Sturgeon demands Scottish independence referendum powers after SNP landslide’, The Guardian, 13 décembre 2019.
  11. Tories harden stance against Scottish independence vote, Financial Times, 26 novembre 2019.