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Au moment où Donald Trump et Xi Jinping enterrent — sans doute provisoirement — la hache de guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis et à quelques semaines du vote à ce sujet qui doit intervenir au Conseil de l’Union européenne, l’accord de libre-échange Union-Mercosur suscite toujours en France une forte opposition.

Alors qu’on craint ailleurs que cet accord ne fragilise l’agriculture européenne ou n’encourage la déforestation, ces craintes semblent cependant surestimées dans le débat public hexagonal.

Avec cet accord, c’est un resserrement des liens politiques et économiques entre l’Europe et l’Amérique latine qui devient possible. 

Un tel rapprochement est crucial pour une Union européenne de plus en plus isolée dans un monde hostile à ses valeurs comme à ses intérêts.

L’accord UE-Mercosur : une querelle de trente ans

Cet accord est une vieille affaire.

Les négociations avaient démarré en 1999 ; elles avaient été interrompues en 2004 du fait de l’ampleur des divergences sur les sujets agricoles et industriels, pour reprendre en 2010, être de nouveau stoppées en 2012 pour redémarrer une nouvelle fois en 2016.

Ce cycle s’était alors clos en juin 2019 avec un accord de principe entre la Commission européenne et le Mercosur. Mais à ce moment-là, Jair Bolsonaro était président du Brésil et sa politique environnementale suscitait une très forte opposition en Europe, notamment sur la question de la déforestation en Amazonie : l’accord avait été de nouveau mis en pause. 

En 2022, les échanges reprennent autour de garanties additionnelles en matière environnementale ; elles aboutissent de nouveau en décembre 2024 à un accord entre la Commission européenne et le Mercosur qui fait de l’adhésion à l’Accord de Paris sur le climat une condition suspensive de l’accord et inclut dans l’accord des engagements en vue de mettre fin à la déforestation d’ici 2030.

Après avoir négocié en interne avec les États membres les plus réticents, notamment la France, la Commission Européenne a soumis l’accord Union-Mercosur à ratification le 3 septembre dernier en renforçant les clauses de sauvegarde qui pourraient être éventuellement activées en Europe. Le texte de l’accord lui-même doit être ratifié par les parlements de chaque État membre.

L’Europe doit se tourner résolument vers le Sud pour y trouver des alliés afin de sauver le multilatéralisme et le droit international.

Josep Borrell et Guillaume Duval

La Commission a cependant aussi présenté un accord intérimaire, portant uniquement sur le volet commercial de cet accord — le principal.

Celui-ci n’aura besoin pour entrer en vigueur que d’être approuvé par le Conseil à la majorité qualifiée et par le Parlement européen à la majorité simple car il porte sur un domaine — le commerce — qui est une compétence exclusive de l’Union. Quand les Parlements nationaux auront tous ratifié l’accord complet, qui comprend également des dispositions concernant la coopération politique entre les deux entités, l’accord intérimaire cessera d’exister 1.

La négociation de l’accord Union-Mercosur avait été engagée dans un contexte très différent d’aujourd’hui.

À la fin des années 1990, le libre-échange généralisé semblait encore se profiler à l’horizon et l’Organisation mondiale du commerce, qui promouvait cette approche, n’était pas encore tombée dans le coma ; l’Union européenne s’était portée à la pointe de ce combat pour une ouverture commerciale tous azimuts. 

En conséquence, cet accord Union-Mercosur ainsi que quelques autres en négociation à la même période comme le CETA, l’accord entre l’Union et le Canada, étaient devenus la cible privilégiée en Europe, et particulièrement en France, de toutes celles et ceux 2 qui dénonçaient — parfois à juste titre — cette illusion d’une « mondialisation heureuse » et critiquaient la pression qui s’exerçait de ce fait à la fois sur les industries et les emplois européens et sur les standards sociaux et environnementaux élevés en vigueur dans l’Union.

À cette époque, un tel combat était sans conteste utile et légitime. Si la position libre-échangiste de l’Union pouvait en effet correspondre aux intérêts des grandes entreprises européennes, elle ne prenait pas suffisamment en compte les intérêts et les difficultés des populations européennes, et particulièrement des couches populaires les plus touchées par la désindustrialisation. Ce tropisme excessivement libre-échangiste de l’Union a beaucoup contribué au développement de l’euroscepticisme et à la montée en puissance de l’extrême droite.

Depuis lors, l’Union a cependant significativement évolué sur ces questions, notamment sous la pression de l’opinion publique.

Elle a renforcé le contrôle des investissements étrangers en Europe et commencé à modifier sa politique de concurrence pour établir une véritable politique industrielle européenne.

Elle a commencé à mettre en place une taxe carbone à ses frontières ; elle a adopté des directives pour exiger des entreprises opérant en Europe qu’elles s’assurent que leurs sous-traitants dans le reste du monde respectent les droits humains fondamentaux et les normes sociales et environnementales de base ; elle a promu et adopté l’accord OCDE sur la taxation minimale des entreprises multinationales — entre autres.

On peut bien sûr estimer que ces mesures sont encore insuffisantes.

Mais le paquebot européen a incontestablement viré de bord — même si certaines de ces dispositions sont fragilisées aujourd’hui à la fois en interne par les pressions de l’extrême droite et à l’extérieur par celles exercées par l’administration Trump. 

Pablo Picasso, «  Le Taureau  », série lithographique, 1945.

Dans le monde de Trump et de Poutine, l’accord avec le Mercosur est utile

Aujourd’hui la question de l’accord Union-Mercosur se pose donc dans un contexte géopolitique et géoéconomique totalement différent de celui qui prévalait il y a encore dix ans.

Le risque que le monde se dirige vers un libre-échange généralisé et destructeur pour les standards sociaux et environnementaux européens — qui justifiait alors l’opposition à cet accord — a complètement disparu.

Sur le plan géoéconomique, le risque principal aujourd’hui est au contraire celui d’une fermeture généralisée des frontières commerciales. 

L’Europe aura de plus en plus de difficultés à accéder au marché américain. Elle doit aussi d’urgence devenir moins dépendante des grands acteurs américains du numérique comme du complexe militaro-industriel des États-Unis.

De même, le marché chinois n’est plus l’eldorado qu’il fut un temps pour l’industrie allemande et l’Europe doit d’urgence sortir de sa dépendance excessive à l’égard de la Chine sur une multitude de biens industriels. 

Atteindre l’autonomie stratégique — en évitant l’autarcie

Comme on le dit depuis de longues années — sans vraiment le faire — l’Europe doit développer d’urgence son « autonomie stratégique ».

Mario Draghi l’a bien indiqué dans son rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne : cela implique un bond en termes d’investissement au sein de l’Union elle-même.

Sauf à risquer un appauvrissement massif et généralisé, autonomie stratégique ne peut cependant pas vouloir dire autarcie. Elle implique forcément de développer aussi nos relations économiques avec d’autres régions du monde, tant comme débouchés pour les exportations européennes de produits à haute valeur ajoutée que comme fournisseurs alternatifs à la Chine, pour des produits qu’elle vend jusqu’ici à des coûts moins élevés que les nôtres. 

Au-delà de cette dimension purement économique, si nous voulons ne pas être broyés par la tenaille qui se referme sur nous avec d’un côté l’autocrate Trump décidé à combattre l’Union et les gouvernements démocratiques européens et de l’autre, poursuivant le même but, l’impérialiste Poutine allié à la Chine de Xi Jinping, il nous faut nous tourner résolument vers le Sud pour y trouver des alliés afin de sauver le multilatéralisme et le droit international.

Cette alliance est stratégique : il s’agit d’empêcher la loi de la jungle de régenter de nouveau le monde.

La voie latino-américaine de l’Europe : l’autre relation transatlantique

De ce point de vue, l’Amérique latine et ses 668 millions d’habitants constituent incontestablement une priorité parmi les différentes régions du monde.

L’Amérique latine est certes plus éloignée géographiquement de l’Europe que l’Afrique ou le Proche-Orient mais elle en est plus proche, à la fois culturellement et linguistiquement et en termes de mode et de niveau de vie.

Les relations de l’Amérique latine avec l’Europe sont également moins marquées par les séquelles conflictuelles d’un colonialisme qui relève d’une histoire nettement plus ancienne.

Dans le contexte actuel, l’Amérique latine est elle aussi à la recherche d’alliés pour résister aux velléités impériales des États-Unis trumpistes : si nous ne développons pas rapidement nos liens avec elle, elle se tournera de plus en plus vers Pékin — comme elle a du reste déjà commencé à le faire. 

Par ailleurs l’Amérique latine détient sur son sol de nombreuses matières premières indispensables pour réussir la transition écologique, en particulier du lithium mais aussi du cuivre ou encore des terres rares qui font défaut en Europe.

Il ne s’agit pas bien entendu de revenir à une logique extractiviste où nous chercherions simplement à importer ces matières premières brutes depuis le Cône Sud : il nous faudra établir avec ce continent un partenariat privilégié où des capitaux et des savoir-faire européens aideront à construire des filières permettant d’exploiter ces matières premières en développant l’industrie et l’emploi sur place. 

Nouveau contexte, nouvel accord

C’est dans ce contexte bouleversé et dangereux qu’il faut replacer désormais la question de l’accord entre l’Union et le Mercosur.

L’Union a déjà des accords commerciaux avec tous les autres pays majeurs d’Amérique latine : un accord étendu avec le Chili est en place depuis le 1er février 2025, un nouvel accord avec le Mexique devrait entrer en vigueur en février 2026. 

Il manque encore un accord avec le plus gros morceau de l’Amérique du Sud : le Mercosur 3 et ses plus de 280 millions d’habitants. 

L’Union est déjà le premier investisseur étranger au sein du Mercosur mais les firmes européennes rencontrent encore pour l’instant beaucoup d’obstacles tant en termes de tarifs douaniers — 35 % sur les automobiles, 35 % sur les vins, 28 % sur les fromages… — que de normes. L’un des objectifs de l’accord Union-Mercosur est de réduire ces obstacles en abaissant fortement les droits de douane au cours des dix prochaines années 4 et en harmonisant les normes, de façon progressive.

Dans le contexte actuel, l’Amérique latine est à la recherche d’alliés pour résister aux velléités impériales des États-Unis de Donald Trump.

Josep Borrell et Guillaume Duval

L’accord prévoit également l’obligation pour les États qui en sont parties d’agir dans le cadre de la Convention des Nations unies sur la lutte contre le changement climatique et de l’accord de Paris sur le climat — ce qui, dans l’immédiat, aurait par exemple pour effet d’empêcher l’Argentine de Javier Milei d’imiter Donald Trump en sortant de cet accord. 

Des craintes surestimées en matière agricole

Les exportations de produits agricoles du Mercosur vers l’Union sont ce qui a jusqu’ici suscité le plus de craintes et de critiques à propos de cet accord.

Dans le cadre du traité, les produits importés en Europe devront respecter intégralement toutes les normes européennes — y compris l’absence d’OGM et de pesticides interdits en Europe. La Commission européenne s’est engagée à renforcer les contrôles nécessaires.

Les 99 000 tonnes de bœuf qui pourront rentrer en Europe avec des droits de douane réduits à 7,5 % représentent 1,5 % de la production européenne et moins de la moitié des 206 000 tonnes actuellement importées de la région. La même chose vaut pour les 180 000 tonnes de volaille qui seront importées sans droits de douane — elles pèsent 1,3 % de la production européenne et nettement moins que les 293 000 tonnes déjà importées aujourd’hui. Un quota de 650 000 tonnes d’éthanol sera également ouvert pour l’industrie chimique et celle des carburants européens, permettant d’y consolider des emplois tout en limitant les surfaces agricoles dédiées aux agrocarburants en Europe. 

Dès maintenant, seuls des produits ne provenant pas de zones déforestées auront le droit de rentrer dans l’Union. La Commission estime négligeables les risques de déforestation supplémentaire associés à la mise en œuvre de cet accord, mais certaines ONG contestent ces estimations et mettent en avant le chiffre considérable de 700 000 hectares supplémentaires déforestés à cause de l’accord Union-Mercosur.

Une telle évolution serait tout d’abord contraire à la politique mise en œuvre actuellement avec détermination par le gouvernement Lula au Brésil ; si une hausse sensible de la déforestation devait cependant être effectivement constatée, elle contreviendrait clairement aux engagements explicites pris par le Mercosur dans le cadre de l’accord. L’Union européenne serait alors en droit d’en suspendre l’application.

L’autre sujet qui suscite des inquiétudes concerne l’inscription dans cet accord d’une clause dite de compensation : si le changement de politique dans un domaine donné décidé par une des parties après l’entrée en vigueur de l’accord devait affecter négativement les exportations de l’autre partie, la partie affectée serait en droit d’obtenir des compensations.

Une telle clause paraît cependant plutôt raisonnable ; elle est d’ailleurs à la base des relations commerciales internationales depuis 1994 déjà puisqu’elle figurait telle quelle dans les accords du GATT, préfiguration de l’OMC, auxquels l’Union avait souscrit. Cela n’a pas empêché cependant l’Union de renforcer considérablement ses politiques environnementales depuis trente ans. 

Enfin, un acte juridique spécifique sera présenté dans les semaines qui viennent par la Commission européenne pour mettre en œuvre des mesures de sauvegarde en cas de déstabilisation des marchés européens par un accroissement trop rapide des importations en provenance du Mercosur.

Bref, sous réserve d’inventaire, les craintes légitimes d’une déstabilisation de l’agriculture européenne par cet accord semblent a priori excessives, d’autant que les exportations européennes agroalimentaires vers le Mercosur devraient elles aussi profiter de cet accord 5.

Dans le monde de Trump et de Poutine, les avantages géopolitiques comme géoéconomiques d’un tel accord, semblent bien excéder significativement les risques qu’il pourrait comporter.

La France, notamment, aurait tout intérêt à tirer rapidement profit des opportunités qu’il offre à son économie et à sa diplomatie. 

Alors que s’ouvre une telle fenêtre, ce n’est pas à reculons qu’il faut aller : cet accord avec le Mercosur, bien différent de sa première version, est un levier pour l’Europe. 

Sources
  1. Une procédure analogue avait déjà été mise en œuvre pour l’accord du même genre conclu en 2022 avec le Chili — qui n’est pas membre du Mercosur.
  2. Notamment des « altermondialistes ».
  3. Le Mercosur comprend la Bolivie, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay.
  4. Pour les automobiles, la période considérée est plutôt de quinze ans.
  5. Outre la baisse des droits de douane, le Mercosur reconnaîtra en effet 344 indications géographiques protégées pour les produits agroalimentaires européens.