Dans le débat public et les partis politiques, certaines personnalités parlent plus facilement depuis janvier de certains sujets qui auparavant étaient considérés comme tabous. Certaines digues semblent avoir sauté. Avez-vous ressenti un vibe shift en Europe suite à l’élection de Trump ?

— Sur le fond, des partis, des politiciens de droite et d’extrême droite en Europe s’inspirent beaucoup de cette lutte contre le « wokisme » qui a été lancée aux États-Unis. C’est peut-être le point le plus important. Cette façon d’utiliser le mot « woke » comme un mot valise pour s’opposer à toute une série de propositions et de politiques progressistes.

Cette nouvelle obsession pour le mot « wokisme » est pour moi la phase la plus visible.

On observe également une mise en avant de plus en plus fréquente de faits divers par les formations de droite. La question de l’insécurité est ainsi régulièrement utilisée pour justifier toute une série de propositions politiques.

Dans le même temps — et c’est quelque chose que j’ai constaté en faisant des recherches dans le cadre d’un projet d’article sur l’image de Trump au sein de l’extrême droite française — si les souverainistes reconnaissent que le « langage » Trump et cette « libération » de la parole peuvent plaire à un certain nombre d’électeurs de droite et d’extrême droite, certains excès ne sont pas du tout appréciés par les électeurs français.

Il en reste que beaucoup de personnalités politiques françaises d’extrême droite admirent le refus par Trump de faire des concessions et d’assumer sa ligne politique sans s’excuser. Il s’agit d’une « qualité » qui est, même au-delà de la politique, admirée chez la droite et surtout l’extrême droite française : c’est l’idée qu’on peut gagner les élections en mobilisant ses électeurs, quitte à aliéner les médias et les élites culturelles du pays. Même au-delà du fond idéologique du programme de Trump, c’est ce qui fascine et qui plaît, qui intéresse les personnalités politiques de droite en France.

Un des points communs majeurs entre la France et les États-Unis sur ce point — et qui explique pourquoi je dis souvent que la France est le pays européen qui ressemble le plus aux États-Unis — tient au modèle républicain hérité des Lumières, mais aussi au fait que ce sont tous deux des pays d’immigration et de diversité, ce qui n’est pas le cas de nombreux autres pays en Europe.

Sur le plan politique, la France se distingue également par son système semi-présidentiel : pour gagner, il faut obtenir 50 % des voix plus une. Celui qui y parvient accède à des pouvoirs considérables. C’est ce que Trump illustre pour la droite et l’extrême droite françaises : il ne s’agit pas de convaincre tout le monde, mais de mobiliser sa base et d’attirer une partie des abstentionnistes ou des électeurs peu politisés. Cette stratégie peut suffire pour prendre le pouvoir et transformer un pays.

Les cadres du RN regardent attentivement les sondages. Ils savent qu’une grande majorité de Français n’approuve pas Donald Trump.

Cole Stangler

Aux États-Unis, on parle de big tent coalition : une grande coalition qui dépasse les clivages idéologiques stricts. Trump a ainsi rassemblé un électorat très divers, des classes populaires frappées par la désindustrialisation jusqu’aux électeurs de la droite traditionnelle. C’est un modèle qui fascine la droite française et européenne, même si les divergences demeurent : Trump est plus libéral, tandis que le Rassemblement national notamment se veut plus étatiste. Mais l’idée d’une coalition interclassiste de droite reste centrale : beaucoup l’observent de près en Europe.

On l’a vu ces derniers mois avec plusieurs élections en Europe : le mouvement MAGA, les anciens collaborateurs de Trump, et même certaines figures du Parti républicain ont noué des liens étroits avec des partis d’extrême droite européens — que ce soit au Royaume-Uni avec Nigel Farage, en Hongrie avec Viktor Orbán, en Roumanie ou encore en Allemagne avec l’AfD. En revanche, en France, le Rassemblement national semble rester à l’écart — ou du moins ne pas afficher de tels liens. Comment expliquez-vous que le RN apparaisse comme l’un des rares grands partis d’extrême droite européens à ne pas entretenir de relation visible avec l’extrême droite américaine ?

Il y a plusieurs raisons.

D’abord, les cadres du RN regardent attentivement les sondages. Ils savent qu’une grande majorité de Français n’approuve pas Donald Trump et que, même parmi leurs propres électeurs, l’opinion est partagée. Une petite majorité de ceux qui ont voté RN aux dernières législatives désapprouve ses actions. S’afficher trop clairement à ses côtés serait donc un risque politique.

Ensuite, certaines politiques de Trump ne plaisent pas forcément à leur base. La guerre commerciale aura un impact négatif sur l’économie française. Son offensive contre l’État fédéral américain, avec des coupes massives dans la fonction publique, n’est quant à elle pas forcément en phase avec les attentes des classes populaires qui constituent une part importante de l’électorat du RN.

Il y a aussi la leçon tirée de l’expérience Poutine. À l’époque, le RN avait cherché à montrer son sérieux en s’affichant avec le président russe. Mais après l’invasion de l’Ukraine, ils se sont retrouvés associés à une politique rejetée par la majorité des Français, qui soutiennent la population ukrainienne. Cette image continue de les hanter, et ils ne veulent pas reproduire la même erreur avec Trump.

Cela étant dit, il existe bien des convergences idéologiques entre le RN et le Parti républicain de Trump. Simplement, pour des raisons stratégiques et de crédibilité politique, le RN préfère ne pas afficher publiquement cette proximité.

En parodiant le style Trump, le gouverneur de Californie, Gavin Newsom donne une conférence de presse sur le déploiement de nouvelles équipes de lutte contre la criminalité de la California Highway Patrol dans les grandes villes au California State Capitol Annex Swing Space, à Sacramento, en Californie, le jeudi 28 août 2025. © Rahul Lal/Sipa USA

La cinquième conférence NatCon s’ouvre aujourd’hui à Washington. Son fondateur, Yoram Hazony, revendique avoir réussi à contribuer à transformer le Parti républicain en une formation durablement nationaliste 1. Partagez-vous ce constat ?

Le Parti républicain est en effet devenu un parti nationaliste, mais je préfère utiliser le terme de parti populiste d’extrême droite.

Il faut également souligner que la coalition trumpiste présente des intérêts divergents : on peut y distinguer trois grandes familles politiques.

Premièrement, les évangéliques, que l’on appelle aussi les nationalistes chrétiens. Ils considèrent que la nation américaine a un rapport particulier avec Dieu, que les États-Unis ont une mission divine, et que la politique doit être guidée par cette conviction. Même si tous ne se revendiquent pas ouvertement de ce courant, son influence est réelle. Certains, comme Marjorie Taylor Greene, assument explicitement ce label.

Cette vision a des conséquences concrètes : elle façonne la politique étrangère, notamment le rapport à Israël, mais aussi les batailles culturelles aux États-Unis sur l’avortement, les droits des personnes trans, ou encore la volonté de censurer certains enseignements. Le poids de ce mouvement nationaliste chrétien est aujourd’hui central dans le Parti républicain.

Deuxièmement, on trouve les oligarques libertariens, souvent issus de la Silicon Valley — mais pas seulement. Ils soutiennent des positions républicaines plus traditionnelles : réduire la place de l’État, obtenir des baisses d’impôts, défendre le libre marché. Leur influence est forte dans l’entourage de Trump, notamment du côté des grands donateurs et de certains entrepreneurs de la Tech.

Enfin, la troisième famille, ce sont les souverainistes, incarnés par des figures comme J.D. Vance. Ils remettent en cause la ligne économique classique du Parti républicain, prônent un État plus interventionniste, veulent instaurer ou renforcer des droits de douane, protéger l’industrie nationale et encourager la réindustrialisation des États-Unis.

Ces trois familles partagent un socle commun : une forme de nationalisme qui s’exprime différemment selon les cas. Elles sont aussi traversées par de fortes tensions. On l’a vu sur la question des droits de douane : les souverainistes, comme J. D. Vance ou Peter Navarro y sont favorables, tandis que d’autres, comme Elon Musk et des soutiens libertariens proches de la Silicon Valley, y sont opposés. Les débats existent aussi sur l’immigration : certains souhaitent la réduire quasiment à zéro, alors que d’autres estiment qu’un certain niveau reste nécessaire dans certains secteurs de l’économie.

On peut donc effectivement parler d’une coalition républicaine dominée par un nationalisme partagé, mais celle-ci demeure fragile, traversée par des conflits internes qui la rendent instable.

Lors de la NatCon, un panel entier sera consacré au projet de renversement d’Obergefell, l’arrêt de la Cour suprême de 2015 qui a reconnu le mariage homosexuel comme un droit constitutionnel. Même au sein du Parti républicain, ce sujet était longtemps passé au second plan derrière d’autres priorités comme l’avortement, l’éducation ou la lutte contre le « wokisme ». La remise en cause de la protection du mariage homosexuel pourrait-elle devenir l’un des prochains champs de bataille de cette guerre culturelle ? Plus largement, quelles autres potentielles priorités voyez-vous émerger ? 

C’est une bonne question. Aujourd’hui, le Parti républicain ne dit pas ouvertement qu’il veut revenir sur le mariage homosexuel. Même les élus ne l’affirment pas. Pour mon dernier livre 2, j’ai discuté avec un élu très conservateur en Virginie-Occidentale, et même lui reconnaissait que cette bataille était perdue.

Compte tenu de la configuration actuelle de la Cour suprême, on ne peut pas exclure une décision qui reviendrait sur l’arrêt Obergefell et redonnerait aux États la possibilité de légiférer eux-mêmes sur le mariage homosexuel.

Dans le même temps, il faut souligner qu’une majorité d’Américains soutient aujourd’hui le mariage homosexuel. Comme en France et plus largement en Europe, l’opinion a énormément évolué sur cette question. Un tel revirement serait donc très impopulaire — un peu comme l’a été l’annulation du droit constitutionnel à l’avortement. Mais ce qu’a montré la droite religieuse et conservatrice, c’est qu’une minorité très organisée et structurée peut imposer sa volonté même lorsque ses idées sont minoritaires. C’est précisément ce qui est inquiétant pour ceux qui se définissent comme démocrates au sens classique.

Car au-delà de la question du mariage ou de l’avortement, c’est la dérive autoritaire qui pose problème aujourd’hui. On a récemment assisté à des démonstrations de force sans précédent : l’envoi de troupes fédérales à Los Angeles, l’occupation militaire de Washington, et un président qui multiplie les décrets ciblant directement des piliers de la société civile et de la démocratie américaine. Les médias, les universités, les cabinets d’avocats, voire certaines communautés, se retrouvent pris pour cible.

Si l’on est attaché à une conception classique de la démocratie, c’est sans doute ce glissement qui devrait nous inquiéter le plus.

On ne peut pas exclure une décision qui reviendrait sur l’arrêt Obergefell et redonnerait aux États la possibilité de légiférer eux-mêmes sur le mariage homosexuel.

Cole Stangler

Parmi les nombreux domaines auxquels Trump s’est attaqué, il y a les arts et plus récemment les musées. On a notamment vu, il y a quelques jours, la Maison-Blanche publier une liste d’œuvres conservées au Smithsonian jugées « trop woke » 3. Cela rappelle la guerre menée contre les médias, mais qui s’étend désormais à la culture au sens large et aux universités. D’où vient ce mouvement, revendiqué par certains républicains comme une « reconquista » culturelle 4 ?

Le Parti républicain de Donald Trump s’inscrit dans une longue histoire réactionnaire de la droite américaine. On peut même remonter à la guerre de Sécession, car beaucoup des guerres culturelles d’aujourd’hui — y compris celles qui concernent les musées — sont liées aux figures sudistes : des généraux confédérés, esclavagistes, considérés comme des traîtres à la nation, mais qui ont été longtemps célébrés dans certains États.

Après la défaite de 1865, une partie des élites sudistes n’a jamais digéré l’abolition de l’esclavage ni la Reconstruction fédérale, période durant laquelle Washington avait tenté de réaliser ses promesses d’égalité pour les anciens esclaves. Cette résistance a nourri un courant politique durable, opposé aux avancées en matière de droits civiques.

Au XXe siècle, plusieurs figures politiques se sont inscrites dans cette tradition.

George Wallace, gouverneur ségrégationniste de l’Alabama, candidat à la présidentielle de 1968, en est un exemple marquant. Il critiquait la guerre du Vietnam tout en défendant la ségrégation et accusait les élites libérales d’avoir trop d’influence. Toute sa campagne reposait sur des signaux envoyés aux électeurs racistes du Sud. Wallace a d’ailleurs obtenu l’un des meilleurs scores pour un candidat indépendant dans une élection présidentielle américaine, ce qui témoigne de l’écho de son discours.

Ce phénomène n’était pas marginal : même des figures républicaines installées, comme Ronald Reagan dans les années 1980, pratiquaient ce que l’on appelle aux États-Unis la dog whistle politics — des messages codés que l’électorat général pouvait ignorer mais que certains comprenaient parfaitement comme des clins d’œil aux positions racistes ou réactionnaires.

Dans les années 1990, Pat Buchanan a poursuivi cette ligne. Lors de la convention républicaine de 1992, il parle d’une « guerre pour l’âme de l’Amérique », reprenant tout un imaginaire de revanche culturelle et politique hérité du Sud.

Ce qui a changé avec Trump, c’est que ces courants longtemps minoritaires ont fini par prendre le contrôle du Parti républicain. Ce qui relevait de signaux implicites ou de candidatures périphériques est désormais au cœur même du pouvoir.

Chez Trump, le style fonctionne comme un outil stratégique.

Cole Stangler

N’oublions pas non plus George W. Bush, dont l’image a été largement retravaillée notamment parce qu’il s’oppose aux excès de Donald Trump, mais dont on ne peut pas effacer certains épisodes. L’élection de 2000, par exemple, au cours de laquelle ses soutiens ont voulu empêcher le recomptage des voix en Floride… C’est aussi sous Bush que les évangéliques ont gagné encore plus de pouvoir au sein du Parti républicain en obtenant des victoires politiques décisives.

Mentionnons enfin le Tea Party, dans les années 2010, qui a ouvert la voie à une radicalisation du Parti républicain. Bref, il y a toute une série de précurseurs. Trump ne surgit pas de nulle part : il s’inscrit dans une continuité.

Un aspect assez nouveau du trumpisme semble être l’importance accordée à une certaine esthétique, au design et à l’architecture : la Maison-Blanche, Washington, jusqu’au défilé militaire du 14 juin montrent un style très codifié. Comment interprétez-vous cette attention prêtée à l’identité visuelle ?

Le style a toujours été central pour Donald Trump.

Pour le comprendre, on peut revenir au fameux schéma de Bourdieu sur l’espace social, qui montre comment les goûts varient selon les catégories socioprofessionnelles.

Les goûts de Trump, souvent jugés « vulgaires » par les diplômés et les élites culturelles, plaisent en réalité à certaines classes populaires et à des nouveaux riches ayant peu de capital culturel.

Pierre Bourdieu, Raisons Pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 21

En pratique, cela touche à la fois une partie des classes populaires sans capital culturel et certains bourgeois américains, peu sensibles à l’esthétique académique ou élitiste. Ce qui peut sembler vulgaire pour certains médias mainstream ou des diplômés des grandes universités trouve en réalité un public captif et fidèle au sein de la coalition trumpiste.

Mais le style n’est pas qu’une question personnelle. La droite américaine — et Trump en particulier — a compris qu’il fallait adapter l’esthétique et la mise en scène pour capter l’attention. Un exemple clair est Fox News. Pour comprendre son succès, il ne suffit pas de regarder du côté de l’idéologie : il faut voir comment tout est pensé pour séduire le public cible. Les présentatrices s’habillent d’une certaine manière, la musique country est utilisée pendant les pauses pub, et on parle de faits divers qui captent l’attention, dans un style proche des tabloïds, perfectionné par Rupert Murdoch. Ce mélange de forme et de contenu crée un univers cohérent qui attire et fidélise les spectateurs.

Chez Trump, le style fonctionne comme un outil stratégique. Il ne s’agit pas seulement d’esthétique ou de goût personnel : il s’agit d’un vecteur de cohésion pour sa coalition, qui touche différentes couches sociales, et d’un moyen de communication puissant, au même titre que ses idées ou ses politiques. Même ceux qui critiquent le style peuvent reconnaître que son efficacité est réelle et qu’elle est soigneusement orchestrée pour toucher des publics spécifiques.

Il y a-t-il selon vous une figure qui réussirait aujourd’hui à incarner une sorte de renouveau au sein du Parti démocrate ?

C’est évidemment Zohran Mamdani, le jeune démocrate qui a remporté la primaire à New York, la plus grande ville des États-Unis, et qui pourrait devenir maire. Âgé de 33 ans, Mamdani est socialiste et musulman. Il apporte un souffle véritablement nouveau.

Sur le plan des idées, il défend des positions très progressistes : meilleure régulation du logement, transports en commun gratuits, renforcement des services municipaux, augmentation des impôts sur les riches… Mais ce qui frappe aussi, c’est sa capacité à communiquer efficacement. Il sait parler aux électeurs, ce qui a cruellement manqué aux démocrates sous la présidence de Biden.

Malheureusement, certains démocrates n’ont pas complètement accepté sa victoire lors de la primaire, le jugeant trop radical. Hakeem Jeffries, chef du Parti démocrate à la Chambre et New-Yorkais, refuse par exemple de le soutenir pleinement. Mais d’autres, comme Barack Obama et son entourage, ont pris contact avec Mamdani, montrant qu’ils voient en lui un possible renouveau du Parti démocrate.

Pour moi, la réponse à votre question est très claire : le futur de la gauche américaine, c’est Mamdani.

Pensez-vous qu’un « playbook Mamdani » — qui a fonctionné à New York — pourrait aussi s’appliquer à des zones rurales ou à des États républicains ?

C’est la grande question, et pour l’instant, personne n’a vraiment la réponse. 

Je citerais deux campagnes intéressantes en cours.

D’abord, dans le Nebraska. Aux dernières élections de 2024, Dan Osborn, un ancien syndicaliste indépendant, a presque remporté l’élection sénatoriale dans cet État très républicain. Il défendait des positions progressistes avec une campagne très populiste de gauche, critiquant les élites à Washington et les ultra-riches. Il retentera sa chance en 2026, ce qui sera à suivre.

Autre exemple, dans le Maine, un candidat atypique, Graham Platner, vétéran et ostréiculteur, se présente contre Susan Collins, républicaine. Sa première vidéo de campagne met l’accent sur les oligarques et les ultra-riches, avec un populisme de gauche inclusif. Le Maine est plus libéral que le Nebraska, mais ces deux cas montrent des stratégies progressistes dans des États plus ruraux.

Vous avez raison : la campagne de Mamdani ne peut pas fonctionner partout aux États-Unis. Mais ces exemples montrent que certains candidats essaient d’adapter un discours populiste et progressiste à des territoires plus ruraux.

Le futur de la gauche américaine, c’est Mamdani.

Cole Stangler

Pensez-vous que le style de communication de Gavin Newsom et son approche, plus agressive et combative, pourrait être répliquée et mobilisée par les Démocrates afin de combattre Trump ?

Au sein du Parti démocrate, le premier clivage reste idéologique.

D’un côté, des progressistes comme Mamdani, Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, qui défendent un État plus fort, veulent redistribuer les richesses et renforcer les services publics. De l’autre, des centristes tiennent des positions plus modérées.

Sous le second mandat de Trump, un autre clivage devient crucial : la stratégie face à l’offensive autoritaire de Trump.

Faut-il nommer clairement la menace pour la démocratie américaine ou plutôt se concentrer sur des sujets concrets — directement ressentis par les électeurs — afin de ne pas les effrayer ?

C’est l’un des reproches qu’on a pu faire à Harris : la défense de la démocratie, comme thème de campagne, n’a pas porté.

C’est vrai. Mais contrairement à la campagne de 2024, Trump est aujourd’hui au pouvoir. 

Ce clivage stratégique au sein du Parti démocrate était très visible l’an dernier.

Aujourd’hui, d’un côté, des responsables comme Chuck Schumer, chef de file des démocrates au Sénat, ou Hakeem Jeffries, à la Chambre, hésitent à insister sur l’autoritarisme de Trump. Ils préfèrent se concentrer sur des thématiques plus concrètes car, selon un sondage récent commandé par un cabinet de conseil, les électeurs ne seraient pas réceptifs à un message centré sur la menace que Trump représente pour la démocratie.

De l’autre côté, certains démocrates n’hésitent pas à dénoncer ouvertement l’offensive autoritaire de Trump et à appeler à défendre la Constitution américaine. Gavin Newsom s’inscrit clairement dans cette tendance, tout comme J. B. Pritzker, gouverneur de l’Illinois. Idéologiquement, Newsom est un centriste, mais il comprend que les électeurs démocrates veulent quelqu’un qui s’oppose clairement à Trump.

Il est de plus en plus admiré par les électeurs démocrates, non pour ses positions progressistes mais pour sa fermeté face à Trump. Cela dit, la majorité des Démocrates reste sur une ligne plus prudente, considérant que Kamala Harris avait commis une erreur en 2024 en mettant trop l’accent sur la défense de la démocratie, et que ce discours n’avait pas fonctionné. Mais ce rapport de forces peut évoluer très rapidement.

Pensez-vous que le parti lui-même, en tant qu’institution, freine l’émergence de candidats plus progressistes — par exemple ouvertement en faveur des syndicats — capables de proposer une réelle alternative à Trump ?

Le Parti démocrate n’est pas un parti « classique » comme on en retrouve en Europe : il est extrêmement décentralisé.

L’entité qui y joue un rôle central est ce que l’on appelle the donor class — la classe des donateurs, un terme souvent repris par Bernie Sanders. Ce sont eux qui financent les campagnes. Or aux États-Unis, il faut des sommes astronomiques même pour être compétitif. Cette classe des donateurs peut constituer un obstacle aux candidats progressistes.

Idéologiquement, Newsom est un centriste, mais il comprend que les électeurs démocrates veulent quelqu’un qui s’oppose clairement à Trump.

Cole Stangler

Je ne dirais pas que le parti lui-même est un frein, car, étant décentralisé, il est possible de gagner en défendant une ligne progressiste, mais cela oblige à trouver des financements alternatifs. C’est ce qu’ont fait Bernie Sanders, élu en tant que candidat « indépendant », Alexandria Ocasio-Cortez et d’autres candidats qui refusent les dons des grandes entreprises.

Il est difficile de parler du Parti démocrate comme d’une institution unifiée et cohérente. 

Bernie Sanders appelle ses soutiens à se présenter comme démocrates ou, s’ils le souhaitent, comme indépendants. C’est un exemple similaire à celui de Dan Osborn dans le Nebraska, qui se présente comme indépendant contre un candidat républicain. Ce type de stratégie pourrait être une piste pour les années à venir.

En parodiant le style Trump, le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, signe une loi prévoyant la tenue d’une élection spéciale sur une nouvelle carte électorale du Congrès, le jeudi 21 août 2025, à Sacramento, en Californie. © AP Photo/Godofredo A. Vásquez

Selon vous, les Démocrates ont-ils perdu la bataille des idées face aux Républicains, ou existe-t-il des tentatives visant à proposer une alternative au trumpisme ? On pense notamment à la théorie de « l’abondance » de Klein et Thompson.

Les idées ne sont pas le facteur principal dans le débat politique américain.

Trump et les Républicains ont gagné parce qu’ils ont su désigner des cibles communes et construire une coalition suffisamment large, même si beaucoup de leurs idées sont impopulaires auprès de la population. Pour les Démocrates, le vrai défi est donc de rassembler une coalition efficace.

Il y a eu des tentatives intéressantes. La théorie de l’abondance d’Ezra Klein, par exemple, vise à mobiliser les grands donateurs du Parti démocrate après la défaite de Kamala Harris. Cette théorie défend l’idée que la régulation serait un obstacle au progrès — ce qui va à l’encontre de l’histoire du progressisme aux États-Unis — mais elle cherche à rassurer certains cercles influents.

Parallèlement, on assiste à un véritable dynamisme du côté des progressistes. 

Le Fighting Oligarchy Tour de Bernie Sanders illustre bien qu’il existe une demande pour une politique qui s’attaque aux oligarques et défend les travailleurs. Même si Sanders est âgé, ses meetings montrent que nombre d’Américains veulent des candidats qui défendent les intérêts populaires et dénoncent les inégalités.

La campagne de Mamdani en est un autre exemple. Elle combine une ligne progressiste avec une critique ouverte de l’autoritarisme de Trump. Mamdani s’inspire de Roosevelt pour défendre la démocratie tout en montrant ses bénéfices concrets : justice sociale, pouvoir démocratique plus justement réparti, défense des intérêts de la majorité des Américains. C’est une synthèse que Kamala Harris n’avait pas vraiment réussie, puisqu’elle se concentrait surtout sur la défense formelle de la démocratie.

Enfin, on peut citer des campagnes plus locales qui cherchent à porter ce type de message, comme celles d’Osborn ou de Platner. Ces candidats progressistes et populistes de gauche essaient de construire des coalitions dans des zones plus rurales ou républicaines. Je pense que, malgré une médiatisation plus faible, ces initiatives montrent qu’il y a encore des pistes intéressantes pour construire une alternative crédible au trumpisme.

Il y a un réel effort pour tenter d’organiser, de théoriser et de préparer la prochaine génération de leaders démocrates. Mais la lutte est fragmentée.

Cole Stangler

On s’est beaucoup intéressés aux think tanks qui préparaient le retour au pouvoir de Trump — programme, personnel, organisation… Chez les Démocrates, existe-t-il des structures, des organisations qui tentent de produire des stratégies face à Trump pour 2026 et 2028 ?

C’est une très bonne question. Historiquement, les démocrates ont beaucoup moins de think tanks étroitement liés à leur parti que les républicains. On peut citer le Center for American Progress, proche de l’administration Obama et qui conserve une certaine influence. Mais depuis la défaite de Kamala Harris, il n’existe pas vraiment de « playbook » national structuré pour les démocrates.

On trouve aussi des structures plus spécifiques autour de Bernie Sanders, comme le Sanders Institute, qui organise des réunions et des événements pour diffuser des idées progressistes et préparer la relève politique, mais son impact reste limité par rapport à l’influence des think tanks républicains. Ces structures permettent néanmoins à Sanders — qui est à la fin de sa carrière politique — de transmettre ses idées et de former de nouvelles générations d’acteurs engagés dans le parti.

Les cabinets de conseil jouent par ailleurs un rôle important. 

En quel sens ?

David Shor et son entreprise Blue Rose Research ont par exemple exercé une influence significative sur la campagne de Kamala Harris, notamment via des sondages qui ont orienté la stratégie adoptée face à Trump.

On peut y voir une tentative de construire une approche plus méthodique et basée sur des données, mais elle reste fragmentée et beaucoup moins centralisée que du côté républicain. Il existe donc un réel effort pour tenter d’organiser, de théoriser et de préparer la prochaine génération de leaders démocrates. Mais la lutte est fragmentée.

Sources
  1. Brady Knox, « Trump’s intellectual allies look to cement his nationalism influence », Washington Examiner, 10 août 2025.
  2. Cole Stangler, Le miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, Paris, Les Arènes, 2025.
  3. President Trump Is Right About the Smithsonian, Maison-Blanche, 21 août 2025.
  4. Mike Gonzalez, « Trump’s Culture War Offensive Is Working », The Heritage Foundation, 23 juin 2025.