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Après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, l’Europe fait face à une crise existentielle. Les initiatives du président américain et le changement d’ère symbolisé par le discours de J. D. Vance à la conférence sur la sécurité de Munich obligent à un sursaut collectif — pour l’Ukraine, pour l’architecture de sécurité européenne, mais également, et c’est l’objet de cet article, pour ses relations économiques. Car le risque est en effet grand que les offensives américaines en la matière ne conduisent, dans les prochains mois, à un « Munich économique » : une capitulation en ordre dispersé devant les États-Unis qui assurerait à la fois le déshonneur et la défaite.
Pour cela, il convient cependant de regarder lucidement nos vulnérabilités. Stratégiquement, l’Europe a longtemps adossé son architecture de sécurité et de défense sur les Américains, ce qui donne aux États-Unis un levier considérable. Les menaces de Donald Trump concernant le financement de l’OTAN, la perspective d’un accord de paix avec la Russie signé sur le dos de l’Ukraine ou encore son intérêt pour le Groenland n’ont suscité que de trop rares réactions de la part des institutions européennes et des dirigeants nationaux, avant les réunions d’urgence organisées à Paris, Washington et Londres par Emmanuel Macron et Keir Starmer. Économiquement, l’Europe a une carte à jouer, mais elle a trop souvent peur de sa propre force, restant le dernier défenseur impuissant d’un ordre commercial international libéral en pleine désagrégation. Elle doit enfin accepter de mener une politique économique plus offensive, pour ne pas être broyée par la tenaille sino-américaine. Cet examen de conscience va plus loin que de simples considérations de politiques publiques. Idéologiquement, la transformation du paradigme dominant des relations internationales, passé du libre-échange néolibéral au mercantilisme et d’un « ordre international multilatéral ouvert fondé sur des règles » à un monde fondé sur l’usage de la force, du primat de l’économie à celui de la géopolitique, plonge l’Europe dans la tétanie.
Le sursaut est toutefois possible, car les Européens prennent progressivement conscience de la nécessité d’une révolution culturelle. La possibilité de tarifs généralisés de l’ordre de 25 % sur tous les biens européens dès le mois d’avril rend la réaction européenne urgente. Le thème de la « souveraineté » européenne progresse et le langage de la puissance effraie de moins en moins. Par ailleurs, le rapport Draghi a permis un début d’aggiornamento économique européen sur la politique économique intérieure. La « Boussole sur la compétitivité » présentée mi-janvier par la présidente de la Commission européenne a pour but de le mettre en œuvre, mais il faudra un grand nombre d’initiatives législatives dans les mois à venir pour être à la hauteur.
Les Européens prennent progressivement conscience de la nécessité d’une révolution culturelle.
David Amiel et Shahin Vallée
En outre, et c’est le cœur de notre propos ici, le rapport Draghi doit être complété par un aggiornamento sur la politique économique extérieure. L’Union, si elle le souhaite, peut bâtir un véritable « protectionnisme de dissuasion », c’est-à-dire un arsenal de mesures capables de riposter de manière crédible, durable et efficace à une offensive économique américaine qui s’annonce bien plus large que les initiatives tarifaires prises lors du premier mandat de Donald Trump : il faudra donc être capable de déclencher des frappes économiques dans la profondeur contre des intérêts américains, au-delà de « simples » ripostes tarifaires.
Cette première étape, indispensable, doit permettre d’en ouvrir une seconde, où l’Europe reprendrait enfin la main, ce qui requiert des changements profonds dans la politique commerciale, industrielle, fiscale mais aussi dans la politique macroéconomique du continent. C’est à ce prix qu’elle peut être capable de lancer une contre-offensive face aux initiatives américaines, qui dépasseront elles aussi le terrain commercial, en relançant immédiatement l’investissement intérieur, en nouant une alliance « de revers » avec les économies émergentes tout comme en ouvrant la voie, sans doute à moyen terme, à un nouvel accord du Plaza avec les États-Unis et la Chine. En défendant ses intérêts, l’Europe ouvrira aussi la voie à une feuille de route de réforme de la mondialisation, qui, sans céder au trumpisme, prendrait acte des faillites du modèle actuel, et tenterait d’avancer vers un nouvel ordre international qui donnerait toute sa place aux grandes économies émergentes en lieu et place de feu le « consensus de Washington ».
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Pour un « protectionnisme de dissuasion » capable de frapper en profondeur
L’Europe ne peut plus se contenter d’une réponse tarifaire classique et ciblée, aussi nécessaire soit-elle, sur le marché des biens pour faire face au protectionnisme américain. L’approche adoptée en 2017-2018 par la Commissaire au Commerce extérieur, Cecilia Malmström, et la Commission Juncker 1, dit « Plan Juncker » qui consistait à appliquer des contre-mesures douanières ciblées (voir Tableau 1) et négocier un accord d’achats (de biens agricoles ou de gaz), ne serait aujourd’hui ni efficace ni soutenable.

L’approche de Trump I était relativement ciblée en concentrant son attention sur l’acier et l’aluminium et sur le secteur automobile. L’approche de Trump II semble bien plus généralisée. Il a été évoqué pendant la campagne des tarifs douaniers sur tous les biens de 10 % et plus récemment, une élévation de tous les tarifs douaniers américains au niveau des tarifs douaniers réciproques. S’il prend en compte la TVA comme une barrière non tarifaire comme il le suggère, cela pourrait impliquer des tarifs douaniers massifs contre l’Union. Nous devons donc élargir considérablement notre arsenal car la riposte commerciale devra être complétée par d’autres.
En outre, les offensives américaines elles-mêmes ne se limitent pas aux droits de douane (voir Tableau 1) mais visent à contraindre l’Union européenne à modifier ses politiques économiques, dans un sens favorable aux intérêts américains, notamment dans le domaine numérique. Les menaces contre le DSA et le DMA sont claires et doivent nous pousser à utiliser ces instruments de manière plus offensive même s’ils n’ont pas été conçus comme des outils politiques. Dès les premiers jours de la présidence de Donald Trump, le mémorandum America First Trade Policy annonçait une refonte globale des outils de protection économique. Il prévoyait notamment un examen approfondi de la base industrielle et manufacturière des États-Unis, ainsi qu’un durcissement des contrôles à l’exportation visant à préserver l’avance technologique américaine dans des secteurs stratégiques comme l’intelligence artificielle ou les semi-conducteurs 2.
Il est urgent que la Commission européenne identifie l’ensemble des exportations de biens et de services américains qui pourraient faire l’objet d’une riposte massive.
David Amiel et Shahin Vallée
Par ailleurs, il est notable que cette offensive précède même l’entrée en fonction de l’administration Trump : l’administration Biden avait pris, dans ses derniers décrets présidentiels notamment le 13 janvier 2025 3, des mesures fortes de restrictions des exports de puces et semi-conducteurs à certains pays de l’Union, ouvrant potentiellement des questions importantes pour l’intégrité du marché unique, de la politique commerciale européenne.
Il est donc urgent que la Commission européenne identifie l’ensemble des exportations de biens et de services américains qui pourraient faire l’objet d’une riposte massive. Cette liste devrait être construite afin de maximiser les dommages infligés, et être autant que possible mise en œuvre quels que soient les biens européens visés par les Américains, tout en prévoyant des mesures spécifiques d’accompagnement de soutien à ces filières, afin de ne pas laisser s’installer des tensions entre États membres et des négociations bilatérales entre eux et les États-Unis.
Par ailleurs, l’Europe doit renforcer ses propres instruments de défense économique. Comme l’Union est un exportateur de premier plan dans un contexte de croissance faible, une guerre commerciale symétrique affaiblira nécessairement davantage ses industries, sans garantir un rapport de force favorable face aux États-Unis. Comme le montre la récente opposition de cinq pays, dont l’Allemagne, à l’introduction de droits de douane européens sur les véhicules électriques chinois en octobre dernier, les tensions entre la nécessité de défendre les industries européennes et la protection des intérêts économiques à court terme de certains États peuvent empêcher l’émergence d’une ligne stratégique claire dans la durée.
Face à ces défis, l’Union doit repenser son arsenal de rétorsion et adopter une stratégie plus large, combinant politique commerciale, politique de concurrence, soutien à l’innovation et protection des secteurs stratégiques. Il ne s’agit pas de céder à un protectionnisme aveugle, mais bien d’instaurer un « protectionnisme de dissuasion », envoyant un signal clair aux États-Unis en étant capable de lancer des frappes économiques dans la profondeur.
Un premier levier réside dans la politique financière, notamment à travers la réglementation et la supervision du secteur. L’Union pourrait restreindre l’accès des entreprises financières américaines au marché des services financiers européens en durcissant les exigences réglementaires, et l’accès au marché européen des entreprises américaines, notamment les licences bancaires ou de manière plus subtile par les mesures dites du « second pilier » de supervision. Cela pourrait également contraindre l’accès des gérants américains à l’épargne européenne via une modification de la directive AIFMD. L’Union pourrait également utiliser son mécanisme de screening des investissements étrangers pour limiter les accès américains aux entreprises/actifs européens si nécessaire. Cette approche permettrait de mieux protéger les intérêts européens face à des acteurs américains dominants tout en garantissant des règles du jeu plus équitables.
Il ne s’agit pas de céder à un protectionnisme aveugle, mais d’instaurer un « protectionnisme de dissuasion », envoyant un signal clair aux États-Unis en étant capable de lancer des frappes économiques dans la profondeur.
David Amiel et Shahin Vallée
L’accès au marché numérique constitue également un point clé, particulièrement dans un contexte où les grandes entreprises technologiques américaines, les GAFAM, cherchent à se soustraire aux obligations européennes en matière de surveillance des contenus et d’égalité de traitement politique. L’Union dispose déjà d’instruments puissants, tels que le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), qui imposent des obligations strictes aux plateformes dominantes. Renforcer leur application 4 et durcir les sanctions en cas de non-respect offrirait à l’Europe un moyen de pression supplémentaire pour défendre ses intérêts numériques et éviter que des entreprises américaines ne dictent unilatéralement leurs conditions sur le marché européen même si la simple mise en œuvre du droit européen actuel semble remise en cause par la nouvelle administration américaine. Une confrontation dans le domaine du numérique semble de plus en plus inévitable.
Un autre axe de riposte repose sur la politique de concurrence. L’Union pourrait renforcer sa surveillance des abus de position dominante et du contrôle des concentrations, afin d’éviter que des entreprises américaines n’acquièrent une influence excessive sur les marchés européens. Par le passé, la Commission européenne a déjà utilisé ces instruments, notamment en infligeant de lourdes amendes à Google, Apple, Microsoft pour pratiques anticoncurrentielles. Il est possible d’envisager également des mesures comportementales pouvant aller jusqu’à la cession de certains actifs. C’était le sens de la première affaire Microsoft il y a plusieurs décennies et c’est actuellement ce qui est débattu dans les affaires pendantes devant le juge américain concernant Google 5 — ce serait en réalité un retour aux origines du droit de l’antitrust avec le Sherman Act. L’Union a toujours été plus réticente dans ce domaine mais ce pourrait être opportun que de faire évoluer ce paradigme et d’endosser une géopolitique de la politique de concurrence. La Commissaire Vestager avait indiqué avant la fin de son mandat que cela pourrait être une option 6. Les entreprises américaines exercent aujourd’hui une emprise stratégique dans l’intelligence artificielle ou le cloud computing, ce qui peut créer non seulement des vulnérabilités stratégiques mais aussi des positions dominantes dangereuses pour l’économie numérique européenne contre lesquelles il faut pouvoir se prémunir.

Enfin, l’Europe doit être en mesure de répondre aux outils puissants utilisés par les États-Unis pour extra-territorialiser leurs restrictions à l’exportation et leurs sanctions, à l’image des mécanismes mis en place par le Bureau of Industry and Security (BIS) et la règle du Foreign Direct Product Rule (FDPR). Ces instruments permettent à Washington d’imposer des restrictions à des entreprises étrangères sous prétexte qu’elles utilisent des technologies américaines. C’est le cas par exemple de l’entreprise néerlandaise ASML, leader mondial des machines de lithographie pour semi-conducteurs, régulièrement sous la menace américaine si elle n’interrompt pas ses fournitures de matériels à la Chine. Ces menaces étaient d’abord limitées à quelques produits permettant de produire les semi-conducteurs les plus avancés, mais la liste tend à s’étendre à mesure que le conflit sino-américain s’étend. Ce point est devenu central dans la réponse à l’extraterritorialité des contrôles exports américains. La Commission s’y prépare enfin 7 en insistant sur la coordination des contrôles exports alors qu’ils relèvent en principe uniquement des États membres. Et elle pourrait être amenée à faire usage d’instruments tels que le règlement de blocage ou le mécanisme anti-coercition, dont il faudrait s’assurer qu’il puisse être utilisé pour contrer les restrictions imposées via les contrôles à l’exportation.
Reprendre la main : pour un art du deal européen
Le « protectionnisme de dissuasion », même musclé, ne suffira pas à déclencher une contre-offensive durable contre les initiatives trumpistes.
L’Europe doit aussi reprendre le contrôle du débat mondial. Sa réponse pourrait se bâtir en trois temps : d’abord, un nouveau cadre macroéconomique européen pour rendre possible la mise en œuvre du programme de compétitivité ; ensuite, un pacte avec les pays émergents pour saisir les failles de l’unilatéralisme trumpiste ; enfin, le travail à un nouvel accord du Plaza, avec la Chine et les États-Unis, pour répondre aux déséquilibres globaux en évitant une guerre commerciale.
Pour une grande modernisation du cadre macroéconomique européen
La mise en œuvre simultanée des investissements nécessaires aux dépenses militaires, à l’innovation et à la transition énergétique — dont on ne se lasse pas de rappeler qu’elles sont également au service de notre autonomie stratégique en réduisant notre dépendance aux importations d’énergies fossiles — ne peut se faire à cadre macroéconomique constant. En parallèle des mesures visant à stimuler la productivité en approfondissant le marché intérieur, une vraie réforme des règles budgétaires — plus ambitieuse que la réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance d’avril 2024 — est indispensable. Notons que les élections législatives allemandes représentent un tournant décisif, car elles ouvrent la perspective d’une réforme des règles constitutionnelles outre-Rhin. Cela pourrait favoriser une politique budgétaire plus expansionniste au niveau national et ainsi influencer le rapport de pouvoir entre les « frugaux » et les autres au Conseil concernant l’assouplissement des règles budgétaires. Au niveau de l’Union, le financement de la défense européenne, a minima, nécessitera inévitablement la mise en place d’un nouvel emprunt commun et d’une politique d’achats centralisée, avec une préférence claire pour les industries européennes. Dans ce contexte, il est impératif que l’Union ne réduise pas son investissement public et qu’elle prolonge également NextGenerationEU, tout en élargissant son budget à l’horizon 2027.
L’Europe doit cesser d’être à la remorque des initiatives américaines, et reprendre le contrôle du débat mondial.
David Amiel et Shahin Vallée
Ces capacités d’emprunt devront être gagées sur l’affectation de nouvelles ressources propres. En matière de fiscalité, l’Europe ne peut plus attendre un consensus mondial qui ne viendra pas avec le tournant de la politique américaine. Elle devra non seulement préserver et approfondir les mesures visant à lutter contre l’optimisation fiscale des multinationales, malgré l’éloignement définitif des perspectives de ratification par le Congrès américain de l’accord trouvé au niveau de l’OCDE mais aussi s’engager davantage concernant l’évasion fiscale des particuliers, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump rendant plus pessimiste encore sur des progrès au niveau du G20. Un impôt européen concernant les particuliers les plus fortunés serait une première étape utile, accompagné de la mise en place d’une exit tax, coordonnée sur le plan européen pour éviter les travers des initiatives nationales, afin d’éviter que les grandes fortunes ne déplacent leurs actifs dans des juridictions plus clémentes au moment de quitter un pays.
La digue que constitue le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) est fragilisée par les Etats Unis (en réalité sous Biden déjà) et doit être urgemment consolidée et renforcée. À travers des dispositifs tels que l’IRA et le CBAM européen, une même idée s’imposait, celle d’opérer une convergence entre impératifs économiques, énergétiques, stratégiques et environnementaux : si les États-Unis renoncent à leurs engagements climatiques et abandonnent toute ambition de transition énergétique, ils affaibliront leur propre politique environnementale et endommageront activement les efforts européens. La pression exercée par Washington contre le CBAM européen constitue une menace existentielle pour toute la politique industrielle et climatique de l’Union puisqu’en l’absence d’un tel mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, le marché européen des droits à polluer (ETS) deviendrait insoutenable. Or pour une Europe qui a fait du prix du carbone le pivot central de sa stratégie de transition, une telle remise en cause représenterait un recul stratégique considérable. Il est urgent de renforcer le CBAM à la fois en étendant le périmètre des biens concernés, notamment aux produits finis, en simplifiant sa méthodologie et sa mise en œuvre, et en se dotant d’un mécanisme de subvention aux exportations « décarbonées ». En effet, le CBAM renchérit le prix des biens importé « carbonés », assurant une égalité de traitement avec la production européenne, mais n’abaisse pas le coût des biens « décarbonés » exportés : cette vulnérabilité peut devenir encore plus douloureuse dans le monde qui se dessine où les États-Unis sortiraient de l’accord de Paris et où toute perspective de généralisation de ce type de dispositifs s’éloignerait. Un renforcement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières servira également à dégager des ressources pour des investissements communs.
Pour une alliance de revers entre l’Europe et les émergents
L’unilatéralisme de Donald Trump, symbolisé par la mise en sommeil de l’aide américaine (USAID), offre une opportunité dont les Européens peuvent se saisir rapidement pour forger une nouvelle alliance avec les pays en développement. Il était dans l’intérêt général de la planète de permettre à ceux-ci d’avoir les moyens d’investir, notamment dans la transition énergétique, et c’était l’un des enjeux essentiels du sommet de Paris en 2023. Il devient désormais dans l’intérêt vital des Européens de se saisir de l’interrègne américain pour défendre leurs intérêts stratégiques de sécurisation d’approvisionnement en matériaux critiques, de sauvegarde des accords de Paris, de coopération en matière de sécurité et de migrations… Pour 50 milliards de dollars par an — le budget de l’USAID — l’Union aurait l’opportunité de prendre une position déterminante dans les économies en développement et un nouveau rôle stratégique majeur au côté des grandes économies émergentes.
Les effets les plus probables d’une hausse des droits de douane seraient une plus forte inflation aux États Unis, une appréciation du dollar et un ralentissement mondial qui neutraliseraient rapidement les bénéfices attendus.
David Amiel et Shahin Vallée
À court terme, les Européens pourraient répondre aux mesures prises par Donald Trump pour renforcer leurs propres dispositifs, en relançant l’idée de « Routes de la soie » européennes. Sur le plan institutionnel, il devient nécessaire d’engager l’Europe dans une réforme de la gouvernance des institutions financières internationales, en accordant une place accrue aux grandes économies émergentes et d’assumer tous les risques de tensions fortes avec Washington que ceci provoquerait. Enfin, une restructuration de la dette des pays en développement semble inévitable, un nouveau « plan Baker » mais qui devrait cette fois inclure la Chine, dont le rôle est devenu absolument central dans de très nombreux cas.
Les fragilités de l’Administration Trump doivent ainsi être systématiquement exploitées. Dans un tout autre domaine, l’Europe pourrait contribuer à organiser une « fuite à l’envers des cerveaux » présents aux États-Unis, ciblant les chercheurs, les innovateurs, qu’ils soient d’ailleurs de nationalité américaine ou européenne, en leur proposant des avantages matériels, professionnels et une procédure accélérée pour une venue sur le continent.
Vers un nouveau « Plaza »
Au cœur de l’obsession trumpiste figurent les déficits commerciaux chroniques des États-Unis.
Il est vrai les excédents massifs accumulés en Asie et dans certains pays européens, particulièrement l’Allemagne, ont déstabilisé l’économie mondiale ces dernières décennies, en pesant sur la demande lors des phases de ralentissement économique et en fragilisant des filières industrielles clefs tout au long du cycle, y compris en phase « haute » avec l’empilement de « surcapacités », comme on l’observe actuellement en Chine. Il est d’ailleurs notable que depuis la crise financière mondiale qui avait fait de ce sujet un élément clé des discussions au G20, il n’y ait eu aucun progrès notable.
À l’heure actuelle, chaque grand bloc économique adopte précisément la stratégie inverse de celle nécessaire à un rééquilibrage global : l’Europe n’investit pas assez, les États-Unis ne consolident pas assez et la Chine ne consomme pas assez.
David Amiel et Shahin Vallée
Mais il est faux de croire qu’on y répondrait par une augmentation généralisée des tarifs douaniers. Les effets les plus probables d’une hausse des droits de douane seraient une plus forte inflation aux États Unis, une appréciation du dollar et un ralentissement mondial qui neutraliseraient rapidement les bénéfices attendus de ces mesures protectionniste sur la demande, tout en ayant un effet délétère sur l’offre, en déstabilisant profondément les chaînes de valeur. À cela s’ajoute naturellement que l’effet d’incertitude liée à des décisions erratiques en matière commerciale risque de gripper nombre d’investissements 8.
Ces analyses semblent infuser y compris au sein des proches de Donald Trump. Le duo composé de Peter Navarro et Robert Lighthizer, respectivement conseiller du Président et United States Trade Representative sous Trump I, était très animé par la volonté d’utiliser les tarifs douaniers pour rééquilibrer le déficit courant américain. Un nouveau duo, composé de Stephen Miran, Président du Council of Economic Advisors 9 et Scott Bessent, Secrétaire du Trésor 10, a en revanche produit des analyses convergeant autour de la sur-évaluation structurelle du dollar comme cause centrale du déficit courant américain. Elles ne sont pas exemptes de tension, puisqu’elles défendent à la fois le rôle du dollar comme monnaie de réserve (ce qui a un effet haussier sur le change) et la nécessité impérative de réduire les déficits courants (ce qui plaiderait pour une dépréciation). À cette tension économique s’ajoute une tension politique entre la multiplication des annonces de droits de douane (ce qui aura un effet haussier sur le change) et la pression mise sur la Réserve fédérale pour obtenir des taux d’intérêt bas, favorables aux marchés financiers (ce qui aurait un effet baissier sur le change).

L’Europe, on l’a vu, doit soutenir bien davantage sa demande intérieure. La Chine, quant à elle, doit rééquilibrer son économie en favorisant la consommation plutôt que l’investissement excessif. Pour atteindre cet objectif, une relance budgétaire d’ampleur est nécessaire, accompagnée d’un ajustement important du taux de change : une appréciation significative du renminbi (RMB) permettrait de rééquilibrer l’économie chinoise, mais risquerait d’avoir un impact déflationniste sur la Chine et de ralentir la croissance mondiale si elle n’était pas accompagnée de mesures de soutien intérieur suffisantes. Les États-Unis ne peuvent pas se contenter de dénoncer les déséquilibres extérieurs sans admettre leur propre responsabilité dans cette situation, car leur consommation intérieure excessive et leur politique budgétaire expansionniste sont des facteurs majeurs à l’origine des déséquilibres globaux. Pour y remédier, Washington doit s’engager dans une consolidation budgétaire forte et crédible. Toutefois, une telle réduction du déficit ne peut être mise en œuvre sans risque récessif pour l’économie mondiale, sauf si l’Europe et la Chine prennent le relais en stimulant leur propre demande. À l’heure actuelle, chaque grand bloc économique adopte donc précisément la stratégie inverse de celle nécessaire à un rééquilibrage global : l’Europe n’investit pas assez, les États-Unis ne consolident pas assez et la Chine ne consomme pas assez.
Un rééquilibrage durable implique notamment un accord comparable à l’Accord du Plaza (1985). Il devrait mener à une appréciation du yuan, à une dépréciation du dollar, et à une relance de la demande intérieure européenne — via une hausse de l’investissement public appuyée par de nouvelles ressources propres —, en contrepartie d’une trêve dans la guerre commerciale. L’Europe, si elle parvient à retrouver une position de force, devrait prendre l’initiative de ce sommet multilatéral sur la coordination des changes et des politiques macroéconomiques 11. Cette approche nécessite une vraie révolution pour les Européens, puisque la politique de change y demeure un sujet tabou et que l’Union s’est historiquement montrée réticente à prendre des engagements multilatéraux en matière budgétaire, y compris lors de la crise financière de 2008, malgré d’importantes pressions américaines.
Conclusion : une alternative européenne à la guerre commerciale
La tétanie des Européens devant l’offensive trumpiste reflète un désarroi idéologique plus profond : celui d’une grande partie des élites occidentales face à la désagrégation des illusions de Pax Americana, du « doux commerce » et du modèle néo-libéral. La crise du Covid-19 et la montée des tensions géopolitiques ont révélé les vulnérabilités générées par une intégration des chaînes de valeur mondiales et remis au premier plan les enjeux de souveraineté. La montée du vote pour les partis populistes a rappelé à ceux qui étaient tentés de le refouler les fractures sociales et territoriales creusées par la nouvelle économie mondialisée. Les déséquilibres persistants et massifs des comptes courants apparaissent progressivement comme insoutenables. La force de séduction du nationalisme économique de Donald Trump vient de sa capacité à donner le sentiment, erroné, de répondre à ces failles réelles.
Il est à ce titre révélateur que Joe Biden n’ait pas choisi de revenir à la ligne économique de Barack Obama. Sa politique industrielle s’est traduite par une utilisation massive des subventions directes et des crédits d’impôt, promulgués par le biais de l’Inflation Reduction Act (IRA), du CHIPS Act, et du Research and Development, Competition, and Innovation Act — tous tournés sur des industries jugées particulièrement critiques ou stratégiques, principalement les semi-conducteurs et les technologies vertes. Sa politique commerciale s’est traduite notamment dans la doctrine dite du « small yard, high fences », qui relevait d’un protectionnisme ciblé et au service de la transition énergétique.
La tétanie des Européens devant l’offensive trumpiste reflète un désarroi idéologique plus profond : celui d’une grande partie des élites occidentales face à la désagrégation des illusions de Pax Americana, du « doux commerce » et du modèle néo-libéral.
David Amiel et Shahin Vallée
Les Européens ne peuvent non plus prêcher un retour au statu quo ante. Ils doivent solidement défendre leurs intérêts, accélérer leur politique d’innovation et de derisking et, sur la base de rapports de force et de deals successifs, proposer une alternative aussi ambitieuse que celle de Donald Trump pour « reprendre le contrôle » de la mondialisation, en s’attaquant à la concurrence fiscale, aux déséquilibres macroéconomiques, au financement de la transition énergétique par un nouvel élan de coopération avec les pays du Sud. La reprise en main de ces flux financiers est, à long terme, la seule manière de répondre à la vague nationaliste et d’éviter une guerre commerciale destructrice et vaine.
Si cette perspective de long terme ne suffira sans doute pas à convaincre nombre d’Européens d’opérer une révolution culturelle, ils pourraient se contenter de considérer leurs intérêts de court terme. Il serait illusoire de croire que l’on pourrait, dans la discussion transatlantique, séparer les enjeux stratégiques, liés à l’architecture de sécurité en Europe, des questions économiques, tout comme nous ne pourrons traiter de celles-ci en négociant de manière distincte les volets fiscaux, commerciaux, macroéconomiques, réglementaires, etc. Si l’organisation politique du continent, ainsi que ses habitudes idéologiques, l’ont habitué à des approches en silos, il serait mortifère de raisonner ainsi face à une Administration Trump qui ne cesse de croiser les dossiers. C’est en définissant le plus rapidement une approche complète que les Européens pourront enclencher un rapport de force plus favorable, évitant de vendre leurs intérêts à la découpe dans les prochains mois, dans un Munich sans cesse recommencé.
Sources
- Milan Schreuer, « E.U. Pledges to Fight Back on Trump Tariffs as Trade War Looms », The New York Times, 7 mars 2018.
- Voir Section 4. c) du mémorandum America First Trade Policy.
- FACT SHEET : Ensuring U.S. Security and Economic Strength in the Age of Artificial Intelligence, Maison-Blanche.
- La Commission a par exemple annoncé en janvier 2025 le renforcement de l’enquête qu’elle mène contre la plateforme X dans le cadre des mesures prévues par le DSA.
- United States of America et al. v. Google LLC, United States District Court for the District Of Columbia, Case No. 1:20-cv-03010-APM.
- Foo Yun Chee, « Google faces EU break-up order over anti-competitive adtech practices », Reuters, 14 juin 2023.
- Luca Bertuzzi et Oscar Pandiello, « EU prepares comments on US export control rules for AI chips », MLex, 11 février 2024.
- WSJ Editorial Board, « Trump’s Tariffs and the Dollar », The Wall Street Journal, 3 février 2025.
- Stephen Miran, « A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System », Hudson Bay Capital, novembre 2024.
- Shahin Vallée, « Why Scott Bessent could be Trump’s James Baker », The Financial Times, 25 novembre 2024.
- Buti, M. (2018). The New Global Economic Governance : Can the EU help win the peace ?. Luiss Working Paper.