Économie

La fin des politiques monétaires climatiques : aux origines allemandes du tournant de Trump

Les banques centrales doivent-elles s'impliquer dans la lutte contre le changement climatique ?

Alors qu'un consensus s'est solidifié en Europe, l'élection de Donald Trump a fait voler en éclat cette idée aux États-Unis.

Parmi les opposants au tournant écologique des politiques monétaires, un texte canonique circule. Le discours de l'ancien banquier central allemand Jens Weidmann, prononcé en 2020, est désormais présenté comme une référence.

L'économiste Eric Monnet l'introduit et le discute à la lumière du contexte actuel.

Auteur
Eric Monnet
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Jens Weidmann, à Berlin le 23 septembre 2020. © Kay Nietfeld/dpa via AP

L’élection de Donald Trump accentue les divergences entre les États-Unis et l’Europe en matière de politiques climatiques. La politique monétaire est l’une de celles-ci et, même si les banques centrales sont indépendantes des gouvernements, elles ne sont pas imperméables à la vision majoritaire de la société, qu’elle soit transcrite ou non dans la loi. Comme le rappelait Alan Greenspan, l’ancien président de la Federal Reserve, la banque centrale américaine : l’indépendance de la Fed « est conditionnée à la poursuite de politiques globalement acceptables par le peuple américain et ses représentants au Congrès » 1

Pour cette raison — et non pas sur ordre du gouvernement — la Fed s’est retirée mi-janvier du NGFS (Network of Central Banks and Supervisors for Greening the Financial System2, le réseau international des banques centrales visant à rendre compatible la politique de ces dernières avec les objectifs des accords de Paris, dont la réduction des émissions de carbone. Le NGFS publie notamment des scénarios climatiques 3 sur lesquels s’accordent les banques centrales et les superviseurs bancaires afin de coordonner leurs actions. La Réserve fédérale des États-Unis se retrouve ainsi isolée sur le plan international — mais en phase avec le retrait des États-Unis de Donald Trump des Accords de Paris. Ce changement survient alors que la Fed a toujours été l’une des grandes banques centrales les moins impliquées dans les questions climatiques. À la différence de la Banque d’Angleterre, de la Banque d’Australie ou de la Banque centrale européenne (BCE), par exemple, les dirigeants de la Fed n’ont jamais prononcé de grands discours sur la politique monétaire et le climat ou sur les risques du réchauffement climatique pour la stabilité financière. À la différence de la Banque du Japon ou de la banque centrale de Chine (PBOC), par exemple, la Fed n’a jamais mis en place de mesures réglementaires macroprudentielles ou d’instruments de politique monétaire conditionnés à des critères environnementaux.

Comme dans d’autres domaines, la stratégie actuelle de l’administration états-unienne et de ses soutiens consiste à exploiter les divergences présentes dans les autres pays pour y faire exploser ce qui peut apparaître comme des consensus — encore bien timides — sur les politiques de lutte contre le réchauffement climatique. C’est dans ce contexte que des soutiens de Trump et des banquiers centraux sceptiques quant au rôle des banques centrales dans les politiques climatiques se réfèrent de plus en plus à un discours de Jens Weidmann, l’ancien président de la banque centrale allemande, prononcé en 2020.

Dans ce discours, Weidmann reconnaissait la gravité du réchauffement climatique et la nécessité d’une taxe carbone élevée, ce qui le situe d’emblée sur une position très différente de celle de Trump et ses soutiens. Il insistait toutefois sur le fait que la politique monétaire des banques centrales ne devait pas avoir d’objectif climatique, ou même prendre en compte des considérations climatiques. Et c’est pour ce second argument que ce discours est aujourd’hui brandi par certains pour montrer que les positions de la Banque centrale européenne sur le climat — ou d’autres propositions encore bien plus volontaristes émanant de la société civile — ne font pas consensus en Europe, et qu’il est possible que la tendance représentée par Weidmann retrouve sa légitimité dans le contexte de la révolution climatosceptique trumpiste et des attaques européennes contre le Green New Deal.

Même si la Banque centrale européenne n’a pas encore sensiblement changé ses instruments ou objectifs de politique monétaire à l’aune de considération environnementale — en témoigne par exemple la critique de l’insuffisance de ses actions actuelles par l’ONG Positive Money 4 — elle affiche tout de même officiellement 5 : « nous soutenons une transition ordonnée vers une économie neutre en carbone avec des mesures qui s’inscrivent dans notre mandat. Nous encourageons notamment le développement de la finance durable et créons des incitations en faveur d’un système financier plus respectueux de l’environnement » et « nous contribuons à améliorer la compréhension globale des risques liés au climat et à la nature et travaillons en étroite collaboration avec nos partenaires européens et internationaux sur des thèmes relatifs au climat et à la finance durable. » Ces positions sont cohérentes avec de nombreux discours prononcés par les dirigeants de la banque centrale européenne ces dernières années, en particulier par Isabel Schnabel, Frank Elderson ou Christine Lagarde actuellement. Assurément, la BCE aborde la question du climat. À l’instar du NGFS, elle publie aujourd’hui de très nombreuses études sur le climat, le système financier et la politique monétaire. 

Dès 2018, Benoît Cœuré estimait que la politique monétaire serait sans aucun doute affectée par le changement climatique et que les banques centrales ne pouvaient pas l’ignorer 6. Cette position, qui a depuis été développée par de nombreux banquiers centraux et économistes européens, tranche avec celle de Weidmann qui établit une muraille entre la politique monétaire et la question climatique. Il vise implicitement toute mesure de politique monétaire qui reviendrait à favoriser des investissements utiles à la transition énergétique par rapport à d’autres activités — soit en achetant des obligations vertes, soit en prêtant à un taux inférieur pour encourager certains prêts « verts », soit en utilisant des réglementations bancaires pénalisant les investissements dans les activités fortement émettrices de CO2.

Weidmann rejette tout rôle des banques centrales dans la politique climatique au nom de trois arguments, et en citant pour cela abondamment l’économiste Jean Tirole comme référence. 

Premièrement, selon lui, prendre en compte l’environnement irait à l’encontre de la stabilité des prix, l’objectif premier de la banque centrale. Deuxièmement, la banque centrale n’a pas de légitimité démocratique pour pénaliser telle ou telle activité au nom de son impact nocif sur l’environnement ou le climat. Troisièmement, donner un rôle aux banques centrales dans la politique climatique encouragerait les gouvernements à ne rien faire, et en particulier à ne pas augmenter le prix du carbone.

Les arguments présentés par Weidmann sont toutefois largement contestés depuis plusieurs années. 

Les objectifs climatiques et la stabilité des prix — c’est-à-dire une inflation stable et faible — ne sont pas incompatibles. Ainsi, l’inflation qui a suivi le début de la guerre en Ukraine a été en partie tirée par les prix de l’énergie carbonée. Si la banque centrale avait précédemment eu une politique décourageant la dépendance de l’Europe aux énergies carbonées, elle aurait pu plus facilement maintenir sa cible d’inflation en 2022-2023. Ainsi, en négligeant aujourd’hui l’impact de sa politique sur le climat et les investissements dans la transition énergétique, la banque centrale peut au contraire aggraver l’instabilité des prix et l’inflation à moyen et long terme 7. Cet argument a de plus en plus de valeur aujourd’hui alors que s’accumulent les preuves empiriques montrant qu’une hausse uniforme des taux d’intérêt de la banque centrale a un impact négatif plus fort sur les investissements « verts » 8, ou que la hausse de la fréquence des températures plus élevées favorise la hausse de l’inflation 9. Par ailleurs, personne au sein des banques centrales n’a jamais proposé de remplacer l’objectif de stabilité des prix par des objectifs climatiques. L’argument du manque de légitimité démocratique ne tient pas non plus dès que l’on reconnaît que la question de la stabilité des prix (l’objectif premier de la BCE) est liée à la question climatique. C’est d’autant plus vrai dans le cas européen puisque la BCE a un deuxième objectif 10 qui lui impose d’apporter son soutien à l’ensemble des politiques de l’Union européenne sans préjudice à la stabilité des prix. Tant que les pays de l’Union sont membres de l’Accord de Paris et que l’Union conserve des objectifs environnementaux, négliger le climat pourrait donc constituer une infraction sur le plan juridique.

Il est surtout faux de croire que la politique monétaire est complètement isolée du reste de la politique économique et que toute prise de position d’une banque centrale sur un autre sujet que l’inflation serait anti-démocratique. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de politique macroprudentielle, par exemple, ou de position de la BCE concernant l’achat de dette publique — par exemple le Transmission Protection Instrument en Europe 11. Il y aurait un problème démocratique si la BCE décidait de mener une politique climatique à l’encontre du reste des institutions européennes, sans aucune coordination avec ces dernières, ce que personne n’a jamais suggéré. Le débat est d’emblée mal posé si la question est réduite à une alternative entre une banque centrale qui interviendrait sur tous les sujets en prenant la place de toutes les autres politiques et une banque centrale qui ne se soucierait que de l’inflation. Enfin, il est difficile de soutenir que le principal obstacle à l’accord des gouvernements sur une hausse du prix du carbone serait qu’ils espèrent que les banques centrales régleront tous les problèmes environnementaux. Dans un monde qui n’est pas celui de la théorie économique idéale à laquelle se réfère Weidmann, il est possible que chaque institution en charge de la politique économique participe à un objectif commun. À moins que la référence à un idéal inexistant ne soit qu’une excuse pour justifier l’inaction.

Mesdames et Messieurs,

Le prix Nobel d’Économie William Nordhaus a parlé de « l’ultime défi » pour qualifier le sujet dont nous allons parler : le changement climatique. 

Ses propos sur les conséquences potentielles si nous ne parvenons pas à relever ce défi sont drastiques : « Le changement technologique a permis à l’homme de sortir de l’âge de pierre. Le changement climatique menace, dans les scénarios les plus extrêmes, de nous ramener économiquement d’où nous venons ». 12 Nordhaus faisait également référence au Colosse, ce tableau inquiétant attribué à Goya : « [Le réchauffement climatique] menace notre planète et plane sur notre avenir comme un colosse ».

Comment vaincre cette monstruosité ? Qui forgera l’épée dont nous avons besoin ? Le marché ? Les gouvernements ? Les banques centrales ? C’est la question sur laquelle je voudrais me pencher au cours des quinze prochaines minutes.

Une politique climatique efficace et efficiente

L’Agence internationale de l’énergie prévoit que les émissions mondiales de CO2 diminueront de 7 % en 2020. Malheureusement, ce n’est pas le signe d’une transition vers une économie mondiale respectueuse du climat. C’est plutôt le résultat de la pandémie de Covid-19 qui a profondément affecté notre vie quotidienne. Dans la mesure où les gens ont dû réduire considérablement leur mobilité, la diminution des émissions est proportionnellement plus importante que lors des précédents ralentissements économiques 13.

Avec la reprise de l’économie mondiale, les émissions ne manqueront pas d’augmenter à nouveau. Et même si les gens continuent à télétravailler et que le volume du trafic domicile-travail reste stable, la récente baisse des émissions sera bien trop faible pour avoir un impact significatif sur le changement climatique. Selon certaines estimations, pour atteindre l’objectif fixé à Paris de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 degré Celsius (par rapport à l’ère préindustrielle), il faudrait procéder à des réductions d’une ampleur similaire chaque année pendant des décennies 14.

Or la baisse des émissions de cette année ne sera possible que parce que la production économique mondiale devrait diminuer de plus de 4 %. En d’autres termes : nous ne pouvons pas nous permettre une décarbonation soutenue à des coûts économiques aussi élevés. La politique climatique — et les politiques économiques qui l’accompagnent — doivent faire mieux que cela, mieux que de compromettre les moyens de subsistance de tant de personnes et de frapper particulièrement durement les plus pauvres de la planète.

Au cœur du problème se trouve une externalité négative : si la consommation de combustibles fossiles procure un avantage à celui qui en est à l’origine, elle nuit à tous les autres — y compris aux générations futures. Ces coûts sociaux ne sont pas reflétés dans les prix du marché. Pourtant, tant que les consommateurs et les producteurs ne tiendront pas compte de ces coûts, nous brûlerons trop de charbon, de pétrole et de gaz.

Pour une fois, les économistes sont largement d’accord sur le fait qu’une politique efficace de réduction des émissions de gaz à effet de serre passe par une augmentation du prix du carbone. Cela fournira les incitations et les informations nécessaires aux consommateurs, aux producteurs et aux innovateurs. Les systèmes d’échange de quotas d’émission (ou SCEQE) et les taxes sur le carbone sont des instruments bien établis pour réduire efficacement les émissions. Ils permettent tous deux d’obtenir des réductions plus importantes pour le même coût que d’autres politiques climatiques, car ils font intervenir un mécanisme de marché dans le processus de transformation. Mais ces deux approches doivent être mises en œuvre en temps voulu, de manière cohérente et crédible. Pour les entreprises, il est essentiel de disposer d’une voie de transition claire, car elles ont besoin de perspectives fiables pour réaliser les investissements à long terme nécessaires.

C’est là que le bât blesse. Le manque de reconnaissance n’est pas le problème. Ce qui fait défaut, c’est une mise en œuvre cohérente et crédible. Par exemple, l’Union européenne a été relativement ambitieuse dans sa politique climatique et a mis en place un système d’échange de quotas d’émission dès 2005. Toutefois, le système couvre moins de la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre dans l’Union. Les transports (autres que l’aviation), les bâtiments et l’agriculture ne sont pas encore inclus dans le système d’échanges de quotas de l’Union. Ces secteurs sont actuellement soumis à un ensemble disparate de mesures nationales. Il serait préférable d’étendre le système d’échange de quotas d’émission et d’établir un prix du carbone uniforme pour tous les secteurs et tous les pays de l’Union 15.

Dans le même temps, il conviendrait peut-être d’appliquer un prix du carbone à certaines importations en provenance de l’extérieur de l’Union. Autrement, les entreprises pourraient simplement délocaliser leur production à l’étranger, déplaçant ainsi les émissions tout en supprimant des emplois dans leur pays — sans compter que les importateurs bénéficieraient d’un avantage déloyal.

Une approche nationale ne peut pas arrêter le changement climatique. Mais tant qu’il n’y aura pas de consensus, même au sein de l’Union, il faudra trouver des solutions de substitution. La décision du législateur allemand d’introduire progressivement un prix du carbone pour le chauffage et les transports à partir de l’année prochaine est donc bienvenue. Même si les objectifs climatiques auraient nécessité des augmentations de prix plus ambitieuses, il s’agit là d’un début 16.

Cependant, les émissions de carbone constituent un problème particulièrement épineux car elles ont un impact mondial. Les efforts nationaux et même européens en matière de climat risquent d’être contrecarrés si le reste du monde ne prend pas des mesures similaires. Il est donc essentiel que nous renforcions la coordination internationale et que nous nous efforcions de fixer le prix du carbone au niveau mondial 17. Bien entendu, il s’agit d’une tâche assez difficile, car on ne peut pas contraindre les pays réticents à s’aligner. Il est difficile, mais pas impossible, de surmonter leur incitation à contourner les règles. Nordhaus a par exemple lancé l’idée de clubs climatiques comme un pas dans cette direction 18.

Dans ce contexte, l’Europe peut servir de modèle et de référence pour les autres régions du monde. Elle peut les encourager à redoubler d’efforts en démontrant qu’une politique climatique ambitieuse est possible sans mettre en péril les fondements de la prospérité économique et de la paix sociale. L’Union vise non seulement à rendre l’Europe climatiquement neutre d’ici 2050, mais aussi à aligner la décarbonation sur les efforts visant à renforcer la résilience, la croissance et la cohésion sociale. L’augmentation du prix du carbone devrait idéalement être combinée à un effort d’investissement pour faciliter la transition. Une croissance plus forte sur le long terme et des progrès technologiques nous aideront à réduire les émissions de carbone à l’avenir.

Les mesures de soutien budgétaire mises en place en réponse à la crise économique actuelle offrent l’occasion de faire de la reprise post-pandémique une reprise plus « verte » 19. Il est donc logique que le programme « Next GenerationEU » cible également des mesures « vertes » — à condition que celles-ci soutiennent réellement la transition vers une économie neutre en carbone.

Mais les fonds publics ne suffiront pas à financer les technologies « vertes ». Une mobilisation à grande échelle des capitaux privés est également nécessaire. Les marchés financiers devront donc jouer un rôle important dans la transition de l’économie. Là encore, il est essentiel de fournir les bons signaux de prix. Un prix « erroné » peut avoir plusieurs causes. L’une d’entre elles pourrait être que les marchés financiers ne s’attendent pas à ce que la politique climatique soit aussi stricte qu’elle devrait l’être. Selon l’hypothèse de l’efficience des marchés, les prix sur les marchés financiers devraient refléter toutes les informations disponibles. Il se peut donc aussi que les investisseurs ne disposent pas d’informations importantes.

Bien que des progrès aient été réalisés dans la communication sur leurs émissions de gaz à effet de serre par un certain nombre d’entreprises, en particulier les grandes, les marchés financiers ne disposent toujours pas d’informations actualisées sur l’empreinte carbone de nombreux émetteurs de titres 20. Or des études suggèrent que la divulgation des émissions de gaz à effet de serre des entreprises réduit l’incertitude des investisseurs, ce qui est récompensé par une baisse du coût du capital 21. Cela souligne à quel point la transparence est essentielle pour que les marchés financiers remplissent leur rôle et canalisent les fonds vers des investissements respectueux de l’environnement. 

Et c’est également dans le secteur financier que les banques centrales entrent en jeu.

Le rôle de la banque centrale

Je suis convaincu que chacun d’entre nous devrait faire davantage pour lutter contre le changement climatique et il est évident que les banques centrales doivent également jouer leur rôle. Cela va évidemment bien au-delà de la réduction de leur empreinte carbone en tant qu’institutions.

Le changement climatique et les mesures prises pour l’atténuer affectent les banques centrales dans plusieurs domaines 22, notamment en ce qui concerne le maintien de la stabilité des prix, qui pourrait devenir plus difficile. Le changement climatique et les politiques climatiques peuvent avoir un impact sur des variables macroéconomiques clefs telles que les prix, les taux d’intérêt, la production et l’emploi 23. Il est essentiel pour les banques centrales de bien comprendre ces effets et leurs implications pour la politique monétaire. Par conséquent, nous devons intégrer les risques et les évolutions liés au climat dans nos analyses de politique monétaire et mettre à jour nos outils d’analyse et de prévision en conséquence.

Par ailleurs, le changement climatique et les mesures prises pour l’atténuer peuvent engendrer des risques financiers susceptibles d’affecter non seulement des banques ou des investisseurs individuels, mais aussi l’ensemble du système financier. Dans notre rôle de superviseurs prudentiels et de gardiens de la stabilité financière, nous devons veiller à ce que les établissements de crédit intègrent de manière adéquate les risques financiers dans leur gestion des risques — y compris, donc, les risques financiers liés au climat.

Cependant, les banques centrales doivent également mettre en pratique ce qu’elles préconisent. Autrement dit : nous devons aux contribuables européens de maîtriser les risques financiers qui découlent de nos opérations de politique monétaire. D’autant plus que nos actifs financiers peuvent être tout aussi exposés aux risques financiers que ceux des banques commerciales.

C’est pourquoi les banques centrales doivent elles aussi veiller à ce que les risques financiers liés au climat soient dûment pris en compte dans leur propre gestion des risques, en particulier dans les portefeuilles de titres détenus à des fins de politique monétaire. À cette fin, il est légitime d’attendre des émetteurs de titres et des agences de notation qu’ils fournissent de meilleures informations 24. À mon avis, l’Eurosystème devrait envisager de n’acheter des titres ou de ne les accepter en garantie à des fins de politique monétaire que si leurs émetteurs satisfont à certaines obligations d’information relatives au climat. De même, nous pourrions examiner la possibilité de n’utiliser que les notations émises par les agences de notation qui intègrent de manière appropriée les risques financiers liés au climat.

En prenant de telles mesures, l’Eurosystème contribuerait à renforcer la transparence des marchés et les normes des agences de notation et des banques. Nous jouerions un rôle de catalyseur dans la transition du système financier et soutiendrions les politiques climatiques dans l’Union. Ces mesures viendraient s’ajouter à la contribution essentielle que nous apportons déjà. En maintenant la stabilité des prix, les banques centrales soutiendraient également les politiques climatiques, car la stabilité des prix permet aux consommateurs et aux producteurs de mieux identifier les variations des prix relatifs. Cela peut aider à orienter les ressources au sein de l’économie vers des utilisations respectueuses du climat. Pour préserver la stabilité des prix dans une crise économique comme celle que nous traversons aujourd’hui, il est impératif que la politique monétaire maintienne les taux d’intérêt à un niveau bas et soutienne l’économie dans son ensemble. En particulier, des conditions de financement généralement favorables encouragent les nouveaux investissements, qui sont également nécessaires à une croissance durable.

Les programmes d’achat d’actifs sont l’une des composantes de notre politique monétaire expansionniste. Pour être efficaces, ces programmes doivent reposer sur une large assise. Nos achats d’obligations privées sont donc guidés par le principe de « neutralité du marché », qui vise à garantir une approche globale et à éviter que nous ne faussions les résultats du marché. C’est pourquoi nous devons vérifier si nous n’avons pas involontairement laissé s’introduire un biais dans notre portefeuille de titres, par rapport à l’univers des obligations éligibles.

Mais devrions-nous aller encore plus loin et éliminer les actifs à forte intensité carbone de nos portefeuilles de politique monétaire ? Comment les banques centrales doivent-elles répondre aux appels à la responsabilité sociale face à une double défaillance potentielle — une défaillance du marché et une défaillance politique ? Jean Tirole, lauréat du prix Nobel, nous rappelle que « notre devoir moral est d’éliminer le charbon, pas de prétendre que nous le faisons ». Il note : « [Le désinvestissement] n’a que peu d’impact si d’autres investisseurs sautent sur l’occasion d’actions et d’obligations sous-évaluées liées aux combustibles fossiles […]. Il n’a pas non plus d’impact si les centrales existent déjà, car elles n’ont pas besoin de financement. Dans ce cas, seul un prix du carbone aura un impact sur les émissions » 25.

Des études suggèrent en effet que les achats d’obligations d’entreprises par les banques centrales de la zone euro ont comprimé les écarts de rendement non seulement pour les obligations achetées ou ciblées, mais aussi pour les obligations non éligibles 26. Cet impact indirect peut être dû au canal de rééquilibrage des portefeuilles, car nos achats peuvent pousser les investisseurs vers des classes d’actifs plus risquées. Ainsi, même les obligations « vertes » qui ne sont pas éligibles peuvent avoir bénéficié de nos achats dans une certaine mesure. Dans le même temps, l’impact de l’exclusion potentielle des entreprises à forte intensité de carbone de notre portefeuille ne doit pas être surestimé.

La politique monétaire ne peut pas se substituer à la détermination d’un prix adéquat pour les émissions de carbone. Et je suis très critique à l’égard des suggestions selon lesquelles il faudrait utiliser la politique monétaire pour poursuivre activement les objectifs de la politique climatique. Permettez-moi de mettre en avant trois raisons.

Premièrement, des conflits avec notre objectif principal de stabilité des prix pourraient survenir. En effet, ce serait faire preuve de myopie que de supposer que l’inflation se maintiendra éternellement à des niveaux très bas 27. Lorsque cela est nécessaire pour maintenir la stabilité des prix, le système monétaire de la zone euro doit freiner et réduire ses achats d’actifs ou son portefeuille. Mais la nécessité de promouvoir la transition de l’économie ne disparaîtrait pas pour autant.

Deuxièmement, il n’appartient pas aux banques centrales de pénaliser ou de subventionner certains secteurs. La correction des distorsions du marché a souvent des implications complexes en termes de répartition. De telles décisions nécessitent une forte légitimité démocratique et relèvent de la compétence des gouvernements et des parlements. Ils disposent des outils adéquats et, en tant que représentants élus, ils ont également l’autorité démocratique pour utiliser ces outils. Dans le même temps, ils doivent mettre en balance la lutte contre le changement climatique et d’autres objectifs politiques.

Troisièmement, les banques centrales devraient faire attention à ne pas dériver de leur mission. Pour citer à nouveau Jean Tirole : « Nous devons résister à cette tendance des agences gouvernementales à devenir spécialistes de tous les métiers et maîtres d’aucun d’entre eux. […] Le sens de la mission d’une agence […] ne doit pas être « pollué » par des considérations qui peuvent être traitées [à l’aide] d’autres instruments appropriés ». Dans le cas contraire, les banques centrales seront bientôt appelées à corriger les résultats du marché dans d’autres domaines également.

En tant que père de deux enfants, je regrette beaucoup de voir des politiques climatiques souvent tièdes et un manque d’engagement crédible en faveur d’une voie de transition claire. Mais les banquiers centraux n’ont pas la légitimité démocratique nécessaire pour corriger l’action ou l’inaction politique. Notre indépendance ne nous a pas été accordée pour prendre les décisions que les politiques ne veulent pas prendre eux-mêmes. Cette indépendance nous a été accordée parce que les banques centrales indépendantes sont mieux équipées pour préserver la stabilité des prix que les banques centrales contrôlées par le gouvernement 28.

Or un rôle actif dans la politique climatique — ou dans d’autres domaines politiques — pourrait compromettre notre indépendance et, en fin de compte, notre capacité à maintenir la stabilité des prix. L’indépendance de la banque centrale nous oblige à rester concentrés sur notre objectif principal. Notre conviction — appuyée par un large consensus — est qu’à long terme, la stabilité des prix est la meilleure contribution que la politique monétaire puisse apporter à notre bien-être général.

Conclusion

Mesdames et Messieurs,

Le dramaturge Gotthold Ephraim Lessing a écrit un jour : « Celui qui promet trop et celui qui espère trop se nuisent tous deux à eux-mêmes ».

Je suis fermement convaincu que les banques centrales peuvent et doivent faire plus pour lutter contre le changement climatique qu’elles ne l’ont fait jusqu’à présent. Elles peuvent soutenir les politiques climatiques menées par l’Union et ses États membres sans risquer d’entrer en conflit avec leurs propres missions.

Nous devrions tous nous comporter de manière responsable et faire davantage pour lutter contre le changement climatique. Mais au moment où de forger l’épée dont nous avons besoin pour vaincre le colosse, reconnaissons que ce n’est pas vers les banques centrales qu’il faut se tourner.

Je vous remercie de votre attention !

Sources
  1. Alan Greenspan, « Central banking in a democratic society », Federal Reserve Bank, 5 décembre 1996.
  2. « NGFS membership announcement », NGFS, 17 janvier 2025.
  3. « NGFS Climate Scenarios for central banks and supervisors | Network for Greening the Financial System », NGFS, septembre 2022.
  4. « A roadmap towards greening the ECB », Positive Money Europe, 17 janvier 2024.
  5. « La BCE et le changement climatique », Banque centrale européenne.
  6. « Monetary policy and climate change », Discours de Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, lors d’une conférence sur le thème « Scaling up Green Finance : The Role of Central Banks », organisée par le Network for Greening the Financial System, la Deutsche Bundesbank et le Council on Economic Policies, Berlin, 8 novembre 2018.
  7. Jens van ‘t Klooster et Eric Monnet, « A Symposium on Central Banks & the Climate Crisis Mandates are Never Narrow : How Monetary Policy Can be Green and Democratic », Just Money, 17 juillet 2024.
  8. Luca Fornaro, Veronica Guerrieri, Lucrezia Reichlin, « A green dilemma for monetary policy », CEPR, 26 novembre 2024.
  9. Jules Baleyte, Guillaume Bazot, Eric Monnet, Matthias Morys, « Climate change, central banks, and monetary policy trade-offs », CEPR, 18 décembre 2024.
  10. Jens van ‘t Klooster et Eric Monnet, « Using green credit policy to bring down inflation : what central bankers can learn from history », Grantham Research Institute on climate change and the environment, The Inspire Sustainable Central Banking Toolbox Policy Briefing Paper 13, 24 juillet 2023.
  11. The Transmission Protection Instrument, Communiqué de presse de la Banque centrale européenne, 21 juillet 2022.
  12. Nordhaus, W. (2019), Climate Change : The Ultimate Challenge for Economics, American Economic Review, Vol. 109, pp. 1991-2014.
  13. International Energy Agency (2020), World Energy Outlook 2020.
  14. United Nations Environment Programme (2019), Emissions Gap Report 2019.
  15. German Council of Economic Experts (2019), Setting Out for a New Climate Policy, Special Report.
  16. Edenhofer, O., C. Flachsland, M. Kalkuhl, B. Knopf and M. Pahle (2019), Bewertung des Klimapakets und nächste Schritte : CO2-Preis, sozialer Ausgleich, Europa, Monitoring, Mercator Research Institute on Global Commons and Climate Change ; Edenhofer, O. (2019), Entscheidung für höheren CO2-Preis ist ein mutiger Schritt, Mercator Research Institute on Global Commons and Climate Change, news release, 16 December 2019.
  17. Edenhofer, O., M. Kalkuhl and A. Ockenfels (2020), Das Klimaschutzprogramm der Bundesregierung : Eine Wende der deutschen Klimapolitik ?, Perspektiven der Wirtschaftspolitik, Vol. 21, pp. 4-18.
  18. Nordhaus, W. (2015), Climate Clubs : Overcoming Free-riding in International Climate Policy, American Economic Review, Vol. 105, pp. 1339-1370.
  19. McWilliams, B., S. Tagliapietra, G. Zachman (2020), Greening the recovery by greening the fiscal consolidation, Bruegel Policy Brief, No. 2020/02 ; Network for Greening the Financial System (2020), Statement on the need for a green recovery out of the Covid-19 crisis.
  20. Ehlers, T., B. Mojon and F. Packer (2020), Green bonds and carbon emissions : exploring the case for a rating system at the firm level, Bank for International Settlements, Quarterly Review, September 2020, pp. 31-47.
  21. Bui, B., O. Moses and M. N. Houqe (2020), Carbon disclosure, emission intensity and cost of equity capital : multi-country evidence, Accounting & Finance, Vol. 60, pp. 47-71 ; Downar, B., J. Ernstberger, S. Reichelstein, S. Schwenen and A. Zaklan (2020), The Impact of Carbon Disclosure Mandates on Emissions and Financial Operating Performance, Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, Discussion Paper, No. 1875 ; Krueger, P., Z. Sautner and L. T. Starks (2019), The Importance of Climate Risks for Institutional Investors, European Corporate Governance Institute, Finance Working Paper, No. 610.
  22. Deutsche Bundesbank (2020), The significance of climate change for the Bundesbank’s tasks, Annual Report 2019, pp. 22-24.
  23. Network for Greening the Financial System (2020), Climate Change and Monetary Policy, Initial take­­aways, Technical document.
  24. Weidmann, J. (2020), Introductory comments at the press conference to present the annual accounts, speech delivered on 28 February 2020 ; Weidmann, J. (2019), Consistency as a mandate, speech delivered at the ceremony to commemorate “250 years of the Pfandbrief” on 28 November 2019.
  25. Tirole, J. (2019), Institutional and economic challenges for central banking, European Central Bank, Monetary policy : the challenges ahead (Colloquium in honour of Benoît Cœuré, held on 17-18 December 2019), pp. 34-40. 
  26. Mäkinen, T., F. Li, A. Mercatanti and A. Silvestrini (2020), Effects of eligibility for central bank purchases on corporate bond spreads, Bank for International Settlements, Working Paper, No. 894 ; Zaghini, A. (2019), The CSPP at work – yield heterogeneity and the portfolio rebalancing channel, European Central Bank, Working Paper, No.2264 ; De Santis, R. A., A. Geis, A. Juskaite and L. V. Cruz (2018), The impact of the corporate sector purchase programme on corporate bond markets and the financing of euro area non-financial corporations, European Central Bank, Economic Bulletin, No. 3/2018, pp. 66-84.
  27. Weidmann, J. (2020), Too close for comfort ? The relationship between monetary and fiscal policy, speech delivered at the OMFIF Virtual Panel on 5 November 2020.
  28. A. Alesina and L. H. Summers (1993), Central Bank Independence and Macroeconomic Performance : Some Comparative Evidence, Journal of Money, Credit and Banking, Vol. 25, pp. 151-162.
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