DRAMATIS PERSONAE
- Peter Thiel (1967), l’anticonformiste originel ;
- Elon Musk (1971), le « surhumain » ;
- Marc Andreessen (1971), le futuriste ;
- Palmer Luckey (1992), le cosplayer ;
mais aussi
- J. D. Vance (1984), le vice-président des États-Unis d’Amérique.
Des Appalaches aux plages nord-coréennes : la prophétie de Peter Thiel
Nous sommes à Cleveland, dans l’Ohio, le 21 juillet 2016. C’est le dernier jour de la convention républicaine. Juste avant Ivanka et Donald Trump, Peter Thiel monte sur scène. Il se présente : « Je crée des entreprises et je soutiens des gens qui bâtissent de nouvelles choses, des réseaux sociaux aux vaisseaux spatiaux. Je ne suis pas un politicien. Mais Donald Trump non plus. C’est un bâtisseur — et il est temps de rebâtir l’Amérique ».
Dans un discours de quelques minutes, Thiel aborde bien d’autres sujets. Il affirme qu’un homosexuel comme lui ne peut supporter une Amérique distraite par les guerres culturelles ; qu’au lieu de penser à vaincre l’Union soviétique, comme pendant la Guerre froide, nous débattons aujourd’hui sur qui doit utiliser quelles toilettes ; qu’au lieu de réaliser le nouveau projet Manhattan, les systèmes de sécurité des centrales nucléaires reposent sur encore des disquettes ; qu’au lieu d’aller sur Mars, nous avons envahi le Moyen-Orient et que « plutôt que de faire quelque chose de grand, nous avons fait quelque chose de merdique ». Ce procédé rhétorique est la marque de fabrique de l’investisseur d’origine allemande. Après des études à Stanford, il a fait fortune avec PayPal au début du XXIe siècle et est devenu célèbre en tant que premier investisseur extérieur dans Facebook — il apparaît même dans le film de David Fincher The Social Network — et cofondateur d’une société de logiciels de défense et de sécurité, Palantir, qui a attiré le capital-risque de la CIA et a suscité tous les fantasmes complotistes — pour le plus grand plaisir de Thiel, qui adore se présenter comme un méchant de cinéma. La « marque Thiel » a trouvé sa formule marketing ultime dans une autre phrase dont il faut savoir lire les sous-entendus : « On nous avait promis des voitures volantes — à la place, nous avons eu 140 caractères ».
Avec un goût prononcé pour la provocation, il maîtrise à merveille un champ lexical et idéologique au cœur de l’identité agitée de l’investisseur californien : l’anticonformisme — contrarianism, en anglais.
Dans les milieux conservateurs, il glisse ici ou là une citation de René Girard — son ancien professeur — et investit dans DeepMind après un dialogue avec Demis Hassabis sur les échecs ; il commence à financer de jeunes profils prometteurs s’ils acceptent d’abandonner l’université ; surtout, il ne cesse de se demander, sur un ton prophétique, où est passé le futur. Thiel gagne de l’argent avec des données et des logiciels mais répand partout l’idée que ces logiciels ne suffisent pas, que l’innovation ne peut pas se faire qu’avec des lignes de codes, que l’Amérique ne sait plus « bâtir ». Alors que Thiel se rapproche de Trump.
À peu près au même moment, l’une de ses nombreuses entreprises dont le nom est tiré de l’univers du Seigneur des Anneaux de Tolkien vient d’embaucher un jeune homme originaire de l’Ohio. Comme Thiel, il a étudié le droit dans une prestigieuse université. Il vient d’écrire un livre qui connaîtra un succès fulgurant. Il s’appelle James David Vance — et il est aujourd’hui vice-président des États-Unis.
Bâtir est le verbe qui marque la nouvelle terre promise dessinée par l’argent et les rêves de Thiel. Mais bâtir quoi ? Des routes — pour reconquérir l’espace de la nature sauvage. Des chemins de fer. Des barrages. Le Pentagone. Bâtir des villes entières en quelques semaines, comme l’a fait l’armée sous la direction de Leslie Groves à Los Alamos, que la plupart des Américains connaîtront quelques années plus tard grâce à Christopher Nolan et au film Oppenheimer. Bâtir n’importe quoi, y compris ce qui nous conduira au-delà de cette terre exiguë, vers de nouvelles planètes où l’on peut — où il faut — bâtir à nouveau. Bâtir pour faire avancer la frontière.
Alors Thiel, avec son goût pour la provocation, choisit le bâtisseur parfait, celui qui a le don d’énerver tout le monde : Donald Trump. Il le finance et le soutient — se délectant du scandale absolu que son geste suscite dans la Silicon Valley. Comme l’investisseur qu’il est, Thiel fait un pari. Et il le gagne.
Dans une vidéo de trois heures entre le podcasteur Joe Rogan et Donald Trump qui a été visionné des dizaines de millions de fois, il y a un moment incroyable. Trump commence à parler de sa relation avec le dictateur nord-coréen Kim Jong-un : « Vous avez de belles plages », lui dit-il. Il ajoute qu’au lieu de construire des missiles, il faudrait construire des appartements sur les rivages nord-coréens. Trump lui dit qu’ils pourraient les bâtir ensemble, car c’est un bâtisseur.
Bâtir comme un surhomme : dans les forges texanes d’Elon Musk
Lorsque Thiel parle des personnes qui envoient des vaisseaux dans l’espace, il fait référence à Elon Musk. Avec lui, il a en partage l’expérience du succès de PayPal, qui a donné naissance à la fameuse expression « PayPal Mafia » : un cercle de personnes influentes qui deviennent des mentors pour d’autres investisseurs et entrepreneurs, partageant des projets et des idéologies, et qui gagnent surtout de l’argent — beaucoup d’argent. Parmi eux, David Sacks, co-auteur du Mythe de la diversité avec Thiel en 1995 et qui célèbre le trentième anniversaire de la publication en étant nommé « tsar des cryptos et de l’intelligence artificielle » de la nouvelle administration Trump.
On sait ce que Musk a fait de l’argent gagné avec le succès de PayPal.
Il l’a investi dans deux entreprises au tournant du siècle : SpaceX et Tesla. C’est assez logique : pour faire de l’humanité une espèce multiplanétaire, il faudra de l’énergie et changer la manière dont nous nous déplaçons. Musk partage avec Thiel le goût de la provocation. Mais contrairement à Thiel — qui a conscience d’appartenir à un monde de données et de suites logiciels — Musk sait ce qu’est l’Amérique industrielle.
En 2011, sous l’administration Obama, la navette spatiale américaine effectue sa dernière mission — quelques mois seulement après les saillies moqueuses d’Obama contre Trump lors du dîner des correspondants de la Maison Blanche, au moment où le magnat de l’immobilier et la star de télé-réalité décide d’entrer en politique. Le space shuttle qui symbolisait la force de l’Amérique se retrouve dans un musée. Pour emmener les astronautes américains vers la Station spatiale internationale, la NASA devra désormais passer par — et payer cher — l’agence spatiale russe. Nous sommes toujours sous Obama.
L’histoire américaine contemporaine est aussi celle des lieux, hors des routes de la Silicon Valley, où les entreprises de Musk ont ramené une capacité productive capable d’affecter les rapports de force internationaux. Tesla, certes, mais aussi et surtout SpaceX, notamment au Texas.
Quelques semaines avant la réélection de Trump, Gwynne Shotwell, présidente et directrice des opérations de SpaceX, témoigne devant la Chambre des représentants du Texas. Elle est l’une des dirigeantes les plus importantes au monde — si elle ne travaillait pas pour Musk, elle serait d’ailleurs sans doute célébrée chaque semaine sur les couvertures des magazines comme un modèle de leadership féminin à suivre. Dans son témoignage, Shotwell délivre trois messages clefs. Premièrement, elle affirme que la capacité de production de SpaceX est désormais un facteur de sécurité nationale pour les États-Unis — une garantie pour surpasser la Chine. Deuxièmement, elle souligne que l’usine de Bastrop exploitée par SpaceX est le premier site de production de circuits imprimés aux États-Unis et que sa productivité peut rivaliser avec celle de l’Asie du Sud-Est. Troisièmement, Shotwell précise que l’entreprise n’a rencontré aucun problème de réglementation au Texas, contrairement aux difficultés rencontrées au niveau fédéral, et fait l’éloge du travail réalisé avec la Texas Commission on Environmental Quality. Avec ses mots : « Au niveau fédéral, nous pouvons construire une fusée et la préparer au lancement plus rapidement que nous ne pouvons obtenir l’approbation de la bureaucratie pour le lancement » — c’est une phrase clef pour comprendre l’ère des bâtisseurs.
Mais suivre les ramifications de Musk à l’intérieur des États-Unis, c’est aller beaucoup plus loin encore. C’est le suivre vers la construction matricielle, cette capitale de l’histoire de l’intelligence artificielle qu’est Oneida, ville d’une poignée d’habitants du comté de Clay dans le Kentucky — où Trump a fait environ 90 % en 2024 — mais surtout où, il y a plus de cinquante ans, Jensen Huang a initié son rêve américain conduisant à la fondation de NVIDIA, l’entreprise la plus importante de l’ère de l’intelligence artificielle — en tout cas avant l’affaire DeepSeek.
Il y a peu, Jensen Huang s’est exprimé à propos du datacenter de Colossus. Une initiative voulue par Musk et son entreprise xAI, avec laquelle le fondateur de SpaceX et de Tesla poursuit sa course contre OpenAI, l’entreprise qu’il a d’ailleurs sans doute lui-même conçue en 2015 comme je le rappelle dans mon livre Gepolitica dell’Intelligenza artificiale. Dans le Tennessee, à Memphis, Elon Musk a coordonné le travail d’une équipe d’ouvriers, d’ingénieurs et de techniciens pour construire un cluster d’entraînement à l’intelligence artificielle appelé Colossus, avec les systèmes de NVIDIA — inévitables désormais — et une consommation considérable d’eau et d’énergie — tout aussi inévitable dans ce genre de projets. Alors que fleurissent des centaines voire des milliers de datacenter partout sur le territoire américain, le créateur de NVIDIA a reconnu à l’entreprise de Musk quelque chose d’unique, qui la distingue de toutes les autres : la capacité d’exécuter une fabrication à grande échelle. Ce que d’autres ne peuvent faire qu’en plusieurs mois, Musk le fait beaucoup plus rapidement. La construction de Colossus a duré 19 jours. Pour Jensen, ce qui s’est passé est « surhumain ». Musk est un super-héros américain. Le superhéros bâtisseur.
Manger le monde : l’arsenal de la démocratie selon Marc Andreessen et Palmer Lucky
Né dans l’Iowa en 1971 et élevé dans le Wisconsin, Marc Andreessen a créé Mosaic, le premier navigateur web graphique, puis Netscape, le navigateur le plus performant des années 1990, vendu en 1999 pour plus de 4 milliards de dollars. À partir des années 2000, l’informaticien Andreessen est devenu investisseur. Son fonds, Andreessen Horowitz, a soutenu des entreprises telles que Facebook, Github, Instagram ou Skype. Andreessen ressemble à Thiel (et le connaît bien) parce qu’il combine son activité principale — l’investissement — avec la production d’écrits ou de concepts qui tentent d’expliquer ce qu’il fait en leur donnant une dimension intellectuelle.
Deux formules illustrent l’évolution d’Andreessen au sein du « groupe des bâtisseurs ». La première date de 2011 : « le logiciel mange le monde ». La seconde de 2020 : « il est temps de bâtir ». « It’s time to build » est aujourd’hui la devise de son compte sur X avec lequel il lui arrive de commenter les activités du Grand Continent avec des remarques particulièrement pertinentes (« It’s true, everything does sound better in French ! ») ou de publier des saynètes avec des tirades improbables rigoureusement en majuscule : « VIVE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE ! VIVE LA RÉPUBLIQUE ! ET MORT AU TECHNO-CÉSARISME ! ».
Dans la première, Andresseen affirme que les industries traditionnelles seront traversées par des logiciels de plus en plus performants : des barrières à l’entrée plus faibles pour les entreprises légères, une numérisation omniprésente.
La deuxième complète la première, notamment en raison du choc de la pandémie. Certes, les logiciels créent une valeur énorme et constituent une partie essentielle des processus de production eux-mêmes, mais il arrive un moment inévitable où nous nous rendons compte qu’ils ne sont pas autosuffisants : pour fonctionner, il faut les nourrir. Les propriétaires et les « créateurs de contenu » sur OnlyFans gagnent beaucoup d’argent, mais au bout du compte, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Comment cela change-t-il la dynamique du monde ? Si nous sommes obsédés par l’idée de gagner de l’argent sur OnlyFans, nous sommes peut-être riches, mais nous sommes morts. Et, dans notre vie sur OnlyFans, nous sommes de toute façon dépendants de la Chine et de Taiwan — pour le dire autrement : nous n’avons même pas l’autonomie stratégique de payer pour des photos de pieds.
Andreessen écrit :
Notre nation et notre civilisation se sont construites sur la production, sur la construction. Nos pères et nos mères ont construit des routes et des trains, des fermes et des usines, puis l’ordinateur, la puce électronique, le smartphone et d’innombrables milliers d’autres choses que nous considérons aujourd’hui comme acquises, qui sont partout autour de nous, qui définissent nos vies et assurent notre bien-être. Il n’y a qu’une seule façon d’honorer leur héritage et de créer l’avenir que nous voulons pour nos enfants et nos petits-enfants : bâtir.
Bâtir, c’est l’impératif pour avoir un avenir. C’est-à-dire pour devenir littéralement des futuristes, des interprètes de la nouvelle ère des machines. Andreessen se déclarera lui-même futuriste, citant Marinetti dans son Manifeste du Techno-Optimisme. De Trump — à qui il a apporté son soutien en 2024 et au premier cercle duquel il appartient désormais — le monde d’Andreessen qui se définit comme celui des « little tech » veut une réduction drastique des impôts mais surtout des réglementations – notamment des contraintes sur le développement de l’intelligence artificielle, dans laquelle il voit l’influence excessive d’acteurs établis comme OpenAI, Anthropic et les « big tech » qui contrôlent ces entreprises.
Mais si l’Amérique ne bâtit plus alors que l’âme de l’Amérique est de bâtir, qui bâtit dans le monde ? Où se trouvent les usines qui surgissent ? Où les villes s’érigent-elles les unes après les autres, pour être peuplées ou pour rester vides ? Où se déplace la nouvelle géographie de l’acier ? Où sont installées les stations de communication ? D’où viennent les milliers de kilomètres de voies ferrées, les nouveaux aéroports ? Où sont assemblés les « innombrables milliers de choses que nous considérons aujourd’hui comme allant de soi » ?
Pour Andreessen et les autres, la réponse est simple : en Chine.
L’idéologie naissante des bâtisseurs, alimentée par le blocage de l’Amérique, est appelée à se renforcer avec le consensus émergeant sur le conflit avec la Chine, également cité par Anthropic et OpenAI dans leur tentative de se recycler dans l’ère trumpienne avec une pincée de sécurité nationale — comme le noir ou le rose de Barbie, celle-ci va désormais avec à peu près tout. Les marchés restent le principal moteur de création de richesse et de prospérité, mais sont de plus en plus contraints par l’extension de la sécurité nationale, selon la logique du capitalisme politique qui contamine toujours plus de secteurs, à commencer par l’industrie fondamentale du monde numérique, celle des semi-conducteurs fondée sur l’effet d’échelle. L’idéologie de la sécurité nationale à l’ère des conflits sous-tendue par la même thèse que celle de Palantir, l’entreprise cofondée par Peter Thiel, mais du côté du hardware plutôt que du software : puisque le monde n’est pas en paix, puisque les appareils de sécurité sont menacés, alors ils doivent abandonner leurs vieilles pratiques, leurs vieux vendeurs, leur vieille façon de gérer la maintenance, pour embrasser une modernisation technologique. Il faut un nouveau mariage entre le Pentagone et la Silicon Valley. Et ce mariage ne porte pas seulement sur les logiciels (software) mais aussi sur les infrastructures (hardware).
En 2011, alors que nous rions encore naïvement des blagues d’Obama sur l’hypothèse d’une présidence Trump, Palmer Luckey n’a pas encore fêté ses 19 ans.
Ce jeune californien contacte Mark Bolas, un conférencier qui planche sur la réalité virtuelle depuis environ 25 ans, pour collaborer avec lui. Bolas travaille alors au Mixed Reality Lab, parrainé par le Pentagone pour aider les vétérans à faire face au stress post-traumatique. Il est surpris de voir à quel point ce jeune homme connaît son travail, avec pourtant une culture seulement alimentée par des discussions sur des forums en ligne et un intérêt pour le démontage et le remontage de ces produits. Tandis que les adultes se déplacent sur la nouvelle scène américaine pour se sédimenter en un groupe des bâtisseurs, Luckey démonte de vieilles lunettes dans une camionnette. Dans son épopée, il convainc son ami de toujours de ne pas aller à l’université parce qu’ils doivent construire des prototypes ensemble. En 2012, les lunettes de Luckey attirent l’attention de John Carmack, une sorte de demi-dieu du jeu vidéo qui a créé Wolfenstein, Doom et Quake dans les années 1990. Carmack quitte son entreprise de jeux vidéo pour travailler avec Luckey à Oculus, une entreprise de réalité virtuelle qui sera financée par les fonds d’Andreessen et Thiel, puis vendue à Facebook en 2014 pour préparer l’ambitieux plan de métavers de Mark Zuckerberg. Luckey devient riche mais continue de s’habiller en chemise hawaïenne et en tongs, jusqu’à sa chute temporaire, provoquée par son financement en 2016 d’un groupe de mèmes en ligne pro-Trump et anti-Clinton. En 2017, il est licencié de Facebook. Après un certain temps, il réapparaît au Japon comme cosplayer, ces fanatiques de manga qui se déguisent comme les personnages. Luckey est un passionné de tous les dérivés des contre-cultures populaires japonaises qui ont façonné une génération — y compris le cosplaying. Avec ses chemises flamboyantes et ses tongs qu’il porte volontairement lors d’occasions officielles pour être le personnage que tout le monde attend, Luckey est bel et bien un cosplayer. Chaque cosplayer est conscient de l’être et veut s’amuser. Mais Luckey veut aussi faire autre chose.
Après son échec avec Facebook, il réapparaît en 2017 avec une nouvelle entreprise : Anduril. Le nom est tiré comme toujours du Seigneur des anneaux : c’est celui de l’épée d’Aragorn. La raison d’être d’Anduril est similaire à celle de Palantir : la modernisation des systèmes de défense américains — mais dans son cas, le matériel. Luckey veut bâtir. À 16 ans, il voulait fabriquer des lunettes de réalité virtuelle. Aujourd’hui, il veut construire des systèmes d’armes pour les « super-héros » américains : les soldats. Luckey, qui est un républicain et un partisan de Trump, utilise l’ère de la guerre étendue pour confirmer sa vision, exposée avec autant de désinvolture qu’il parle des extraterrestres sur le podcast de Logan Paul ou de l’alliance AUKUS avec des dignitaires du Pentagone : la paix dépend de la dissuasion, qui ne peut être assurée que par la capacité de production. En tongs et chemises hawaïennes, Luckey cite La grande illusion de Norman Angell, s’en prend aux entreprises militaires américaines traditionnelles et propose la construction d’un nouvel « arsenal de la démocratie ». Au milieu des memes et des facéties, il phosphore sur Roosevelt. L’imagerie patriotique et les graphiques accrocheurs sont combinés aux étapes concrètes de la fabrication. Juste avant l’investiture de Trump, l’emplacement de l’usine de fabrication avancée d’Arsenal-1 est annoncé le 16 janvier : Columbus, Ohio.
Qu’Anduril souhaite créer 4 000 emplois directs dans l’un des États emblématiques du débat sur la détresse manufacturière et sociale aux États-Unis n’a rien d’un hasard. L’armée de l’air américaine volera désormais en tongs et en chemises hawaïennes.
Le même paysage culturel est dessiné par le fonds d’Andreessen, qui lance l’initiative American Dynamism en 2023, supervisée par l’associée générale Katherine Boyle afin d’investir dans des « entreprises qui soutiennent l’intérêt national : aérospatiale, défense, sécurité publique, éducation, construction, chaîne d’approvisionnement, activités industrielles et fabrication ». La secrétaire adjointe à la défense, Kathleen Hicks, a assisté à American Dynamism à Washington pour déclarer que « l’histoire et le destin » du Pentagone et de la communauté technologique sont intimement liés.
Cette histoire — qui décolle de Palo Alto pour atterrir au Pentagone — est l’une des plus importantes à comprendre pour saisir la transformation radicale à l’œuvre aux États-Unis.
Le facteur chinois et la farce européenne
Un spectre hante l’Amérique des bâtisseurs — la Chine.
Dans les nombreux discours de politique étrangère de J. D. Vance, vice-président élu des États-Unis, il y a toujours un passage où la critique de la position américaine vis-à-vis du monde s’accompagne d’une reconnaissance de la capacité de la Chine à « bâtir », de l’image chinoise de la construction comme facteur diplomatique.
Si la montée en puissance des bâtisseurs est aussi déterminée par la guerre des capitalismes politiques et la concurrence avec la Chine dans un jeu à somme nulle — bâtir en Amérique pour ne pas dépendre de la Chine —, celui qui n’adhère pas totalement à cette dynamique est le « surhomme » de l’histoire : Elon Musk. Le fondateur de SpaceX et de Tesla a souvent fait l’éloge des capacités chinoises, en termes de chaîne d’approvisionnement, d’organisation, de main-d’œuvre. Il a même regretté publiquement de s’être moqué des voitures de BYD après que le rival chinois a prouvé sa valeur. Son usine de Shanghai est un projet décisif pour la structure de production de Tesla. Ses contacts avec le Parti communiste chinois sont fréquents. Il a été accueilli avec tous les honneurs par l’actuel Premier ministre. Et c’est probablement de Chine qu’est partie la rumeur selon laquelle Musk serait l’acquéreur de TikTok — un pont vers Trump.
L’objectif probable de Musk est de promouvoir un megadeal entre Trump et Xi Jinping, afin que la grande paix capitaliste arrive enfin. Un objectif lointain mais dans lequel Musk a l’intuition d’un horizon de gloire. Une gloire surhumaine.
Quel est le rôle de l’Europe dans l’idéologie des bâtisseurs ? On pourrait répondre en trois mots : être une farce.
Peut-être n’est-ce pas encore assez clair pour nous, et c’est pourquoi il convient de le répéter dans les termes les plus forts possibles. Nous sommes le meme sur le bouchon de bouteille à côté de Jensen Huang, nous sommes le visage de Thierry Breton utilisé par les tech bros — et régulièrement par Marc Andreessen — pour commenter chaque succès de l’économie américaine face au moteur enrayé de l’Europe. Les bâtisseurs sont les adorateurs zélés d’une Amérique « accélérationniste », une Amérique qui avance sans être freinée par des réglementations de quelque nature que ce soit, une Amérique qui se débarrasse des autorisations inutiles. Dans la vision accélérationniste, qui est maintenant répétée aux États-Unis de façon presque unanime à travers le spectre politique et économique, l’Union est l’exemple parfait de ce à quoi on aboutit si l’on ne sait pas bâtir et si l’on poursuit l’idée absurde de la puissance par les normes. Ce point de vue est confirmé dans le rapport Draghi, en particulier dans les parties relatives au pouvoir réglementaire — qui sont louées dans la perspective accélérationniste. Qu’avons-nous fait pendant toutes ces années, alors que Palmer Luckey bricolait dans son garage pour lancer la construction d’un nouvel arsenal démocratique mondial ? Certes, en 1984 ASML est née — la même année que J. D. Vance. Mais après ? Au cours de ce siècle, qu’avons-nous fait ? Bien sûr, nous avons fait quelques discours sur l’avenir de l’Europe, puis quelques séminaires sur l’avenir de l’Europe, puis quelques autres conférences sur l’avenir de l’Europe. Mais la question est : qu’avons-nous bâti ? Plus on parle sans agir, plus on est faible. Et les bâtisseurs, par la force de leur innovation, nous mettent devant un miroir.
Un flashback
Fin 2016, Peter Thiel réunit les principaux leaders technologiques américains à la Trump Tower. Il serre la main de Trump.
Il est le metteur en scène d’une soirée au cours de laquelle les grands dirigeants saluent Trump, parlent de la compétitivité des États-Unis face à la Chine et de l’importance d’investir en Amérique.
Thiel n’entre pas dans l’administration dans des rôles formels ou informels. Il se concentre sur la cotation de Palantir, dont dépend une grande partie de sa fortune. Il tente de faciliter les relations entre Trump et Zuckerberg — mais les deux, à l’époque, ne s’entendent pas. À un moment donné, Thiel s’intéresse à la réforme de la Food and Drugs Administration (FDA) car il souhaite accélérer le développement des médicaments en supprimant les règles inutiles et les contraintes bureaucratiques qui continuent de freiner l’irrépressible pouvoir d’innovation des États-Unis.
En fin de compte, il est clair que Thiel s’ennuie un peu de ces jeux gouvernementaux qui freinent son désir de provoquer et de faire bouger les choses. Rien de décisif ne sort de la réunion.
Mais ces prémices nous rappellent quelque chose : le Department of Government Efficiency (DOGE) d’Elon Musk, avec lequel il souhaite changer radicalement la bureaucratie fédérale, réduire les dépenses de 2 000 milliards de dollars, permettre à SpaceX de travailler en douceur, comme au Texas, et à d’autres entreprises de se développer en toute liberté.
L’histoire de Musk ne répète pas celle de Thiel. L’influence de Musk est encore plus grande aujourd’hui. Pourtant, ces deux histoires pourraient rimer. Le bâtisseur surhumain, Musk, est aussi une personnalité tellement encombrante qu’il pourrait avoir quelques difficultés personnelles avec Trump lui-même à l’avenir qui, lorsqu’il dit qu’« une étoile est née » à Musk sur scène lors de son discours de victoire et qu’il parle ensuite pendant plusieurs minutes des réalisations spatiales de Musk, le taquine aussi un peu affectueusement. Pendant ce temps, le vice-président élu J. D. Vance, qui connaît tous ces mondes mais qui en même temps a déjà commencé son expérience dans le « marécage » de Washington, est apparemment éclipsé par l’omniprésence de Musk, le « vrai vice-président », pour reprendre la seule chose mémorable dite par Tim Walz lors de la campagne électorale. Mais Vance a le temps. Il peut attendre aux côtés des bâtisseurs — et même dans leur ombre.