Un nouvel âge impérial. Alors que le front ukrainien s’enlise, la Russie de Poutine veut partager l’Europe. Sous l’influence d’Elon Musk, la présidence que Trump s’apprête à prendre ce lundi marque le retour de la géopolitique en Amérique. Dans une réalité de plus en plus menaçante, transformée par les guerres et l’IA, l’accès à des analyses, des pièces de doctrine, des graphiques et des cartes pour comprendre ce que nous traversons est de plus en plus essentiel. Si vous nous lisez et que vous souhaitez bénéficier de l’intégralié de nos contenus et de nos newsletters en soutenant une rédaction indépendante, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Alors que Trump annonce vouloir prendre le Groenland, le Canada et Panama, assiste-t-on à une réouverture de la Frontier états-unienne ? À une réactivation d’une conception de la frontière comme un front à repousser plutôt que comme une limite à sanctuariser ?
Je ne mettrais pas sur le même plan les publications de Donald Trump sur ses réseaux sociaux représentant une Amérique du Nord unifiée sous la conduite de Washington avec les fantasmes impérialistes d’Alexandre Douguine et des propagandistes du Kremlin. Les déclarations de Trump n’ont pas non plus la même portée que lorsque Vladimir Poutine demandait à un enfant de neuf ans de lui montrer les frontières de la Russie pour mieux l’interrompre en s’exclamant : « les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ! »
Il n’empêche que l’on est troublé d’entendre un discours quasi officiel — puisque Trump n’était encore que le président-élu — de notre grand allié américain qui semble rejoindre la rhétorique néo-impérialiste qu’on a davantage l’habitude d’entendre chez les Chinois, les Russes ou les Turcs — on pense aux « frontières du cœur » d’Erdogan.
Je trouve intéressant que Donald Trump désigne la frontière entre États-Unis et Canada comme « artificielle ». La notion même de frontière artificielle est contestable. On emploie volontiers cette expression à propos de tracés rectilignes, comme dans le Sahara ou en Amérique du Nord. En fait, toute frontière est « artificielle » au sens où elle est une création humaine, arbitraire, qui résulte de rapports de forces et de choix politiques. Mais l’expression a un autre sens, idéologique celui-là : c’est l’idée selon laquelle la frontière devrait être ailleurs, plus loin. On retrouve en creux la notion très politique de « frontière naturelle », qui incarne un désir d’expansion. En 1793, Danton annonçait à la Convention : « C‘est en vain qu’on veut nous faire craindre de donner trop d’étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes. Là sont les bornes de la France ; nulle puissance humaine ne pourra nous empêcher de les atteindre, aucun pouvoir ne pourra nous engager à les franchir ». Le sous-entendu de Trump est que la frontière naturelle des États-Unis, finalement, serait le Grand Nord. Et effectivement, on retrouve le thème de leur expansion naturelle, au sens de la Frontier.
Cela me rappelle une anecdote que j’aime beaucoup. Lors d’une visite en Inde, on montre à Staline une carte du sous-continent. Il regarde l’île de Ceylan et demande « qu’est qu’est-ce que c’est ? » — « un État indépendant ». Sa réponse : « pourquoi ? » L’impérialiste se joue des normes. Toutes choses égales par ailleurs, c’est un peu l’état d’esprit de Trump et sa manière d’envisager les notions de souveraineté et de voisinage.
Au fond, Trump incarne ce qu’on pourrait appeler la dialectique nationaliste de la frontière, où l’on retrouve à la fois un souhaite de protection et un désir de conquête. D’un côté le mur, de l’autre l’expansion. Bâtir une forteresse au sud tout en essayant de conquérir le nord. Dans le monde contemporain, on délimite de plus en plus, on se barricade, mais en même temps on dépasse et on repousse les frontières existantes.
Le fait de ne pas exclure d’intervenir militairement n’est-il pas en soi un acte hostile ?
Même s’il y a des parallèles troublants, Trump n’est pas Poutine. Le fait de dire qu’il n’exclut rien ne veut pas dire qu’il va conquérir le Groenland ou le Panama par la force. Il est tout de même assez fréquent d’entendre un responsable politique déclarer, surtout en réponse à une question, que « rien n’est exclu » ou que « toutes les options sont sur la table ». En l’espèce, il ne fait qu’installer un rapport de force, dans le droit fil de sa méthode traditionnelle. Pour le dire encore autrement : Trump n’a pas publié un texte de vingt pages intitulé « Sur l’unité fondamentale des États-Uniens et des Canadiens » — comme l’avait fait Poutine pour les Russes et les Ukrainiens… C’est tout de même autre chose.
Mais qu’entend-il négocier en installant ce rapport de force non pas avec des puissances hostiles aux États-Unis, mais avec les États alliés ou proches que sont le Danemark, le Canada et Panama ?
Les trois cas sont très différents — la gamme des scénarios de « rattachement » aussi.
Faisons de la politique-fiction. On peut tout à fait imaginer — et c’est au fond ce que Trump suggère — le Canada se joignant aux États-Unis comme les Länder orientaux se sont joints à la République fédérale allemande. On peut tout à fait imaginer les États-Unis déchirant le statut du canal de Panama de 1977 et l’annexant par la force ou le rachetant par la négociation. Tout comme on peut tout à fait imaginer un rachat du Groenland sur le mode des rachats de terre du XVIIIe ou du XIXe siècle.
Mais l’objectif de Trump est autre. Sur la forme, on connaît son mode opératoire : « l’art du deal » consiste d’abord à assommer son adversaire avant de commencer à négocier. Sur le fond, il s’agit surtout de la Chine. Cela fait un certain temps que les faucons américains sont obsédés par la présence des entreprises chinoises de part et d’autre du canal de Panama. C’est une paranoïa qui vient de loin et qui a donné lieu à beaucoup de publications dès le début des années 2000. L’intérêt pour le Groenland s’explique aussi par le fait que Pékin s’intéresse à ses richesses, notamment en matériaux critiques. Et pour le Canada comme pour le Groenland, il y a aussi en jeu la surveillance et le contrôle des voies de l’Arctique, qui seront sans doute un jour praticables une bonne partie de l’année. Or pour la Chine, cela compte beaucoup. Autrement dit, même si les cas sont très différents, le dénominateur commun chinois permet en partie d’expliquer le fait que ces déclarations interviennent en même temps.
De manière différente à chaque fois, Trump utilise la rhétorique de la légitimité par la force en évacuant totalement le droit international. Les États-Unis ont-ils brisé une coutume ancienne qui consistait à parler entre Occidentaux dans le langage commun du droit international ?
Il y a une distinction fondamentale entre les paroles et les actes. Qu’un responsable politique américain ne se sente pas tenu par des convenances diplomatiques sur l’importance du droit international n’est pas quelque chose de fondamentalement nouveau.
Pour le reste, c’est une évidence : l’Europe a toujours eu davantage besoin du droit international que les États-Unis. C’est une question classique, celle de l’opposition entre le pouvoir de l’épée et le pouvoir de la norme. Les faibles sont toujours plus attachés aux institutions et aux règles, qui les protègent, tandis que les forts peuvent se permettre de s’en jouer. Dans le cas américain, c’est « the US vs. the UN ». Cela pose problème dès lors que l’Amérique, qui avait présidé à la création des Nations-Unies, se veut promotrice d’un ordre libéral. Ce qui ne sera pas le cas sous Trump…
Cela dit, encore une fois, si Trump envisageait une négociation avec le Danemark, un État souverain pourrait tout à fait décider, souverainement, de céder une partie de son territoire. De même le Canada pourrait théoriquement, en respectant tout à fait les normes et coutumes du droit international, choisir souverainement de se fondre dans les États-Unis…
Le discours de Trump nous trouble parce qu’il est orthogonal au discours européen classique. Même si c’est la pratique et la mise en acte ou non qui comptera in fine, avec lui les mots sont déjà des actes aux conséquences politiques considérables — son discours est extrêmement performatif. Reste qu’on est loin de l’usage des armes. Se saisir par la force d’un territoire est tout autre chose que de déclarer qu’on pourrait le faire ou qu’on ne l’exclut pas. Washington est certes intervenu au Panama en 1989, mais c’était pour y rétablir l’ordre et, dans une moindre mesure, pour garantir le bon fonctionnement du Canal — pas pour s’en saisir.
Mais sur le plan de la rhétorique, quelle différence y a-t-il, fondamentalement, avec ce que Poutine a fini par faire avec la Crimée ?
D’abord, Trump ne dit pas que le Canada ou le Groenland ont « toujours été américains ». Ensuite, dans l’hypothèse où le Groenland indépendant — un scénario tout à fait crédible dans les quatre ans qui viennent — déciderait de devenir un État américain, on peut imaginer que le référendum d’autodétermination se déroulerait dans un cadre conforme au droit. Autrement dit, que l’on serait dans une situation différente de celle de la Crimée, où les circonstances du référendum ressemblaient fortement à celles de l’Anschluss en 1938.
Trump n’a donc pas fait sauter un tabou comme Poutine l’avait fait en 2014 — même si sa rhétorique est troublante et produit des effets politiques.
Comment expliquer la différence de réaction entre le Canada et les Européens face aux déclarations expansionnistes du président élu des États-Unis ?
Il y aura toujours une différence dans la manière dont un organe tel que la Commission européenne réagit et la manière dont un État souverain comme le Canada peut le faire. Ce qu’il est intéressant de comparer, à mon sens, c’est plutôt la réaction du Canada et celle du Danemark — le parallèle avec l’Union est quant à lui limité puisque le Groenland lui-même ne fait pas partie de l’Union européenne.
C’est pour cela que la posture française est intéressante. Le ministre des affaires étrangères Jean-Noël Barrot a tout de suite parlé de souveraineté européenne, de « frontières souveraines ». Cela nous dit qu’assise sur sa culture d’indépendance, son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, la France a une culture de défense de la frontière qu’on a vue très clairement se manifester à plusieurs reprises. Cela me rappelle la position française il y a deux ans à propos de la Grèce : Paris, qui avait signé un accord de défense mutuelle avec Athènes, avait fortement affirmé sa volonté de protéger les frontières de l’Union face aux visées expansionnistes d’Ankara en Méditerranée orientale. Mais attention : on protège les frontières internationales, pas les Zones économiques exclusives, qui ne font pas partie du territoire souverain.
Peut-on aller jusqu’à imaginer que la France mette sa force de dissuasion au service du Danemark dans le cas d’un bras de fer avec les États-Unis à propos du Groenland ?
C’est un scénario de politique-fiction intéressant… y compris parce que le Danemark s’est longtemps tenu à l’écart de la politique de défense de l’Union, et que, on l’a rappelé, le Groenland s’est exclu de lui-même, en 1985, de la construction européenne. Mais la dissuasion française est déjà, à certains égards, européenne, au sens où le président de la République a affirmé que « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne » dans son discours à l’École de guerre en février 2020. Et qu’à dessein nous évoquons « l’Europe » et non pas « l’Union ».
Elle veut donc contribuer à dissuader une agression de grande ampleur contre nos voisins et alliés. Est-ce qu’un président français irait jusqu’à menacer explicitement un grand État menaçant de se saisir d’un territoire qui reste aujourd’hui « européen » au sens où il fait partie du Royaume du Danemark d’une riposte nucléaire ? Je ne le pense pas. Mais dans ce scénario extrême et presque absurde, on peut imaginer que la France rappelle, par exemple, « sa détermination à défendre la souveraineté du territoire européen »…
Question contrefactuelle : Trump pourrait-il faire ce genre de déclarations si les États-Unis n’avaient pas la Bombe ?
Le nucléaire me paraît dans cette affaire tout à fait marginal.
En effet si, par hypothèse, on évacue la capacité nucléaire des États-Unis, l’image de Trump et de sa force est exactement la même. La référence à la Bombe n’est pas pertinente : il y a le gros et le petit. C’est aussi simple que cela. Le gros parle fort — mais le fait qu’il soit nucléaire n’a en l’espèce aucune importance.
Un recours à l’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord par le Canada ou le Groenland ne serait-il pas justifié ?
Il est effectivement possible, lorsqu’un État membre s’estime lésé, de porter cette question devant les membres de l’Alliance. Mais on est dans un cas un peu particulier puisque le Danemark se sent menacé par un autre membre de l’OTAN.
En réalité, dans ce cas-là, comme dans le cas du différend entre la Grèce et la Turquie, l’OTAN ne peut rien faire. Rappelons qu’elle n’est pas une organisation de sécurité collective mais une organisation de défense collective. Pour le dire autrement : elle n’est pas censée faire de maintien de la paix entre ses membres… Pour moi, le Traité de l’Atlantique Nord n’a donc rien à faire dans cette histoire.
Pourtant, rien dans l’article 4 ne spécifie que la menace doive venir de l’extérieur…
Certes, mais cela semblerait absurde et, selon moi, contraire à l’esprit de l’Alliance. J’irais même plus loin : ce serait répondre à une provocation par une provocation. Par ailleurs, cela serait tactiquement assez hasardeux : au moment où les Européens craignent que Trump se désengage de l’OTAN, de tenter d’utiliser celle-ci contre lui.
Mais l’on peut dire que si le traité n’est pas concerné, l’Alliance atlantique l’est néanmoins.
Rappelons-nous ce qui s’était passé fin 2018, lorsqu’Emmanuel Macron avait évoqué le risque de « mort cérébrale » de cette alliance. Il faisait référence aux désaccords entre la France, les États-Unis et la Turquie en Syrie. Ce n’était pas non plus une affaire de défense mutuelle contre une menace extérieure, mais c’était un incident qui pouvait affecter la solidarité transatlantique.
Je pense que, ni du côté du Canada ni de celui du Danemark on n’envisage sérieusement de saisir le Conseil de l’Atlantique Nord à travers l’article 4. Rappelons d’ailleurs que la Grèce, en 1974, n’avait pas fait application de cet article.
Jusqu’où peut-on pousser le parallèle avec la crise chypriote de 1974 justement ?
Comme toute comparaison historique, il ne faut pas trop l’exagérer. Mais il y a tout de même une chose à mettre en avant : en 1974, l’Alliance n’avait pas été saisie alors même qu’il s’agissait d’une agression militaire, certes d’un pays non-membre, Chypre, mais impliquant directement un autre pays membre, la Grèce. Les États-Unis avaient pu jouer un rôle de pacification. C’est la différence fondamentale avec aujourd’hui : si l’on considère qu’en tant qu’organisation de défense plutôt que de sécurité, l’OTAN ne s’en remet pas au droit pour assurer la paix entre ses membres, c’est parce que les États-Unis assumaient — de manière plus ou moins active — ce rôle. Pour le dire de manière plus cavalière : l’autorité parentale s’assure de la tranquillité et de l’absence de conflits entre les enfants. Mais dès lors que c’est le « père » qui agresse, on bascule dans une autre dimension — et le système menace de ne plus fonctionner.
Tout cela affaiblit-il l’Alliance atlantique ?
Assurément. Tout ce qui divise et affaiblit la solidarité affaiblit aussi la dissuasion de l’OTAN, et réjouit donc la Russie. Avant même d’être en fonction, Trump donne déjà des coups de boutoir dans l’ensemble transatlantique qui ne peuvent qu’être vus positivement par les adversaires potentiels de celui-ci. Soyons clair toutefois : l’objectif de Trump n’est pas de renforcer Poutine mais de faire pression sur les Européens, en vue des négociations à venir sur les dossiers critiques que sont les relations commerciales, l’avenir de l’Ukraine, etc.
Pour négocier, certains tapent du poing sur la table — Trump sur ses partenaires. Avec la doctrine Mar-a-Lago, on peut déjà imaginer ce que sera sa position dans un éventuel deal ukrainien. La grande question étant de savoir s’il cherchera à faire pression autant sur Moscou que sur Kiev et sur l’Europe. Quoi qu’il arrive et quels que soient ses plans pour l’Ukraine, il considère que ce n’est que si les Européens sont à terre qu’il pourra avoir pour lui la meilleure part. C’est sa manière de procéder.
Au fond, n’est-ce pas là le point commun de départ entre la position de Trump et celle de la Russie sur les négociations : exclure les Européens ?
Absolument. D’ailleurs l’interview fascinante de Nikolaï Patrushev, dont le Grand Continent a publié la traduction, le dit clairement : Moscou ne veut voir que Washington à la table. C’est un vieux fantasme soviétique. Le « condominium » sur la sécurité européenne, c’est ce qu’a toujours craint la France, depuis 1958. Emmanuel Macron le rappelait d’ailleurs dans son discours à l’École de guerre précité, à l’époque où l’on parlait des modalités de limitation des déploiements de missiles à moyenne portée sur le continent.
Cette méthode pourrait payer : comment expliquer l’absence apparemment totale des Européens dans les négociations sur le cessez-le-feu à Gaza et quel rôle Trump a-t-il pu jouer dans la finalisation de l’accord ?
Les Européens n’avaient pas de raison d’y être, car personne n’avait besoin d’eux. Ils ne sont impliqués dans les négociations proche-orientales que lorsqu’ils peuvent jouer un rôle utile voire déterminant, comme cela a été le cas à propos du Liban récemment. Ou alors lorsqu’on a besoin de leur argent pour reconstruire… Mais il y avait déjà à la manœuvre le Qatar, l’Égypte, et bien sûr les États-Unis, qui restent incontournables. Comme d’habitude, Trump s’attribue le mérite : quand les événements le dépassent, il feint d’en être l’organisateur, au point d’annoncer le premier cet accord ! Dans les faits, non seulement les grandes lignes de cet accord étaient déjà tracées dès mai 2024, mais surtout c’est l’administration Biden qui a été pour l’essentiel à la manœuvre. En intégrant, et c’est tout à son honneur, les équipes de Trump dans les derniers mètres.
Là où Trump a joué un vrai rôle, c’est à mon sens indirectement. Non pas tant du fait de sa déclaration incendiaire du 7 janvier, promettant « l’enfer sur terre » si les otages n’étaient pas libérés avant le 20 janvier — comme si ce n’était pas déjà l’enfer sur place — mais plutôt parce qu’il a fait comprendre à Netanyahu qu’il avait intérêt à conclure avant son investiture s’il voulait rester dans ses bonnes grâces. Peut-être Trump espère-t-il que cela se passera comme le 20 janvier… 1981 : ce jour-là, juste après midi, l’Iran avait annoncé la libération des otages américains, permettant à Reagan d’en endosser le crédit.
Il est tout de même étonnant que Trump semble plus agressif avec ses alliés ou à l’égard d’États faibles comme le Panama, plutôt qu’à l’encontre des rivaux systémiques des États-Unis comme la Chine ou la Russie ?
Pour moi, la Chine et la Russie sont en fait le cœur de cette affaire sur le Groenland, le Canada et Panama.
Même prise très au sérieux, la rhétorique impérialiste de Trump « n’annule » pas la priorité sur la Chine et sur la Russie. Au contraire. La nouvelle frontière de la Russie, aujourd’hui, c’est le Grand Nord, l’Arctique. Ouvrons d’ailleurs une parenthèse : si les ambitions annoncées par Trump se développaient, un autre sujet arriverait sur la table — l’attitude de la Russie vis-à-vis de l’archipel norvégien du Svalbard. Si l’affaire du Groenland allait plus loin, la Russie pourrait en tirer argument pour vouloir l’acheter à Oslo.
Quant à la République populaire de Chine, elle est doublement présente. Le Groenland est présenté par Trump comme une affaire de sécurité économique, de sécurité « vitale » — comprendre : pour l’accès à des terres rares et aux futures voies commerciales circumpolaires. Or on sait combien la Chine, qui fait elle-même face à cette problématique, s’intéresse également au Groenland. La dimension imaginaire est évidemment très forte : toutes choses égales par ailleurs, le discours qu’entretient Trump sur le Groelnand et la Chine rappelle ce que certains en France craignent à propos de la Nouvelle-Calédonie : un territoire qui pourrait devenir indépendant et qui deviendrait une proie d’autant plus facile pour Pékin. Les États-Unis ont tout intérêt à ne pas laisser cette situation se produire.
Est-ce que cela n’augmente tout de même pas les risques d’agression chinoise sur Taïwan ?
La perception par Xi Jinping de ce que sont les tabous et les normes internationales ne me semble que marginalement pouvoir être affectée par les propos de Trump. Ceux-ci ne sont pas un encouragement à Xi Jinping ou à Poutine, même s’il est vrai qu’à force de porter des coups de boutoir aux normes internationales, celles-ci s’effritent et finissent par s’effondrer.
De là à considérer que cela accroît mécaniquement la probabilité que Xi Jinping envahisse Taïwan, il y a un pas que je ne franchirai pas.
N’est-on pas en train d’observer de la part des États-Unis un basculement de l’impérialisme « souterrain », informel et discret, à un impérialisme territorial et prédateur plus classique ?
J’ai toujours pensé, y compris pour les États-Unis, que le soft et le hard power étaient cumulatifs.
Cela n’a jamais été un jeu à somme nulle : les nouvelles dimensions de la puissance s’ajoutent aux anciennes plutôt qu’elles ne les remplacent. On a fait la guerre sur terre, sur mer, puis on a ajouté une troisième dimension, dans les airs, puis une quatrième avec le cyber. La cinquième, dans l’espace extra-atmosphérique, n’a pas remplacé la guerre sur la terre. C’est la même chose pour la puissance ou pour la conception de l’empire. La puissance reste de toute façon territorialisée : les câbles sont enterrés quelque part ; les serveurs stockés sur des emprises au sol ; les satellites sont lancés depuis la terre ferme.
Il n’y a donc pas de retour en arrière à cet égard mais une continuité : c’est un rappel du fait que toute puissance, et au premier chef la puissance américaine, est d’abord territorialisée.
La problématique qui vient s’ajouter, c’est celle de la rivalité autour de l’accès facile et à bas coûts aux matériaux critiques. L’importance de cette rivalité est nouvelle : de ce fait, l’importance du Groenland qui aurait été au temps de la guerre froide surtout une importance militaire est sans doute aujourd’hui plutôt une question de sécurité économique.
Que peuvent et devraient faire les Européens ?
Nous avons une tendance naturelle à penser que tout finit toujours par s’arranger. Après tout, nous avons eu quatre ans de Trump et la terre ne s’est pas arrêtée de tourner : l’Alliance atlantique est même restée intacte ! Il y a donc l’espoir plus ou moins secret que, finalement, l’orage Trump passera.
Pourtant, certains politiques européens avaient la bonne analyse. Les propos de Trump à Mar-a-Lago valident finalement assez bien l’approche d’Emmanuel Macron qui, dans une interview donnée en novembre 2018, en parlant des « grands prédateurs » avait mis dans le même souffle Trump, la Chine et la Russie.
Sur ce qu’il faut faire, il y aurait déjà une chose assez simple à éviter : pas de concessions préventives — comme ont pu le faire Ursula von der Leyen et Christine Lagarde juste après l’élection du président américain en invitant immédiatement à acheter du GNL américain, par exemple, ou à écouter Washington sur la Chine…
Deuxièmement, nous devrions à la fois nous-mêmes entrer dans un rapport de force — et paradoxalement certains États seuls seront toujours plus forts et plus légitimes pour le faire que l’Union — mais évidemment tout en évitant la bilatéralisation excessive. Car si nous avançons en ordre trop dispersé, Trump exploitera nos divisions. C’est une ligne de crête assez ténue.
Sur le fond, ce sera une bataille de normes : sur la liberté du commerce, la liberté d’expression… mais aussi sur des normes universelles telles que la non-prolifération nucléaire. En effet, chez les Républicains, certains regardent désormais avec bienveillance à l’idée de voir le Japon ou la Corée du Sud se doter de l’arme nucléaire. Et parmi ces normes universelles, il y a celle du respect de l’intégrité territoriale, abîmée par la Russie, écornée par la Chine, et verbalement déchirée par le président élu. C’était l’un des grands acquis de l’après-1945 : la délégitimation, au fil du temps, de la conquête territoriale. Et la consécration du principe uti possidetis juris (« ce que vous avez, vous le posséderez ») par la jurisprudence internationale et le comportement de la grande majorité des États, notamment depuis la fin des années 1970.
Le risque est de voir les États-Unis se comporter désormais, dans ses relations avec le reste du monde comme l’Union soviétique le faisait lorsqu’elle négociait : ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable.