Vous ne le savez peut-être pas encore, mais nous sommes tous devenus Richard Nixon. Comme lui, nous sommes affectés par une étrange forme de paranoïa.

C’est l’histoire d’une grande transformation : comment les médias — la télévision, les quotidiens et les journaux — nous ont changés. Et comment cette métamorphose a paralysé la politique, lui ôtant toute capacité de changer le monde.

Cela commence comme un conte de fées. Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, les hommes et les femmes politiques croyaient qu’ils pouvaient vraiment changer le monde.

L’un d’eux était un député travailliste — il s’appelait Roy Jenkins. 

Il disait des choses de ce type : « Une attitude conservatrice serait absolument indigne pour le mouvement travailliste. Nous existons pour changer la société. »

Dans les années 1960, Roy Jenkins a réformé radicalement le Royaume-Uni. Lorsqu’il a été nommé ministre de l’Intérieur, il a utilisé son pouvoir pour abolir les lois contre l’homosexualité, l’avortement, le divorce et a contribué à mettre fin à la peine de mort.

La presse et une grande partie du public le détestaient. Mais cela n’avait aucune importance car Roy Jenkins était, fondamentalement, un élitiste. Il était convaincu que ces changements étaient pour le meilleur et refusait de céder à toute pression.

Puis quelque chose a changé. 

À la fin des années 1960, Richard Nixon est arrivé à la Maison Blanche. Le président des États-Unis se voyait comme un outsider. Il détestait les élites. Il était convaincu que les membres de l’establishment dans les grandes villes de la côté Est dirigeaient secrètement l’Amérique dans leur propre intérêt.

Nixon était intimement persuadé que les journalistes, les universitaires, les fondations, les stars du cinéma, les présidents des grandes entreprises et même la CIA formaient un réseau caché et corrompu — et qu’ils cherchaient à le détruire.

Une décision s’imposait : utiliser son pouvoir pour organiser une opération clandestine visant à espionner et discréditer ses ennemis.

En 1972, des hommes liés à Nixon sont arrêtés alors qu’ils posent des micros au siège du Parti démocrate, dans un complexe de bâtiments situé à Washington et dont le nom est devenu célèbre : le Watergate.

Nixon tente d’étouffer l’affaire, mais celle-ci éclate au grand jour : un journal, le Washington Post, l’expose.

C’est le début d’une révolution. À la suite du scandale du Watergate, les journalistes, et notamment les journalistes d’investigation, deviennent des héros. 

Dans les années 1970, ce sont eux qui dénoncent toutes sortes de scandales, dans une lutte qui les mène souvent aux prises avec des personnes particulièrement dangereuses et malveillantes.

Ce faisant, cependant, ils commencent à découvrir quelque chose d’étrange. 

La corruption ne se trouve pas uniquement aux marges de la société ou chez des individus profondément pervers — elle est au cœur des élites censées diriger le pays. 

Des hommes politiques et des hauts-fonctionnaires acceptent des pots-de-vin. Les services secrets assassinent des personnes illégalement. Des policiers falsifient des preuves et vendent de la drogue. Et même des médecins et des spécialistes réputés dissimulent de terribles erreurs.

En révélant ces scandales, petit à petit, les journalistes commencent à ressembler à Richard Nixon. Ils commencent à croire et à vouloir prouver l’existence de complots occultes au cœur de l’establishment.

C’est alors qu’un retournement encore plus étrange a lieu. 

Les journalistes se trouvent un allié improbable : Margaret Thatcher. 

La première ministre britannique avait un objectif : limiter radicalement le pouvoir de l’État.

Pour elle, les élites — les fonctionnaires, les avocats, les médecins, les journalistes — n’étaient qu’une bande de terribles hypocrites.

Ils parlaient haut et fort de l’intérêt général, mais secrètement, ils ne faisaient rien d’autre que servir leurs petits intérêts particuliers.

Tout au long des années 1980, Thatcher lance une attaque à grande échelle contre les élites. Elles représentent une menace pour le Royaume-Uni — il faut les neutraliser.

Dans cette guerre invisible, elle est aidée par Rupert Murdoch qui, comme elle — et comme Nixon —, détestait l’élitisme. Il en était convaincu : « Les élites détestent que l’on puisse communiquer avec les masses. Ils estiment que les journaux et plus généralement le monde de l’écrit ne devraient pas leur être destinés. Qu’il faudrait les reléguer à la télévision ou peut-être à rien du tout. C’est là que l’élitisme touche à ses limites. »

C’est ainsi que, tout au long des années 1990, les médias vont devenir de plus en plus semblables à Richard Nixon : comme lui, ils commencent à voir absolument partout des ennemis cachés.

C’est une accélération. Elle est soutenue avec un enthousiasme sincère par de nouvelles élites issues de la classe moyenne — des médecins, des psychiatres et des universitaires — qui se réinventent en tant qu’experts.

Ils expliquent aux médias qu’ils peuvent les aider à identifier les dangers cachés sous la banalité de la vie quotidienne.

Ces experts découvrent des menaces occultes : des abus sexuels, de la pédophilie, mais aussi des réseaux sataniques à grande échelle. Dans les journaux télévisés de la BBC, les journalistes rapportent que « selon des médecins, de nombreux patients souffrant de personnalités multiples ont été en réalité victimes d’abus sexuels par des cultes sataniques ».

D’autres experts se disent convaincus que des centaines de milliers de personnes vont mourir à cause de la vache folle ou que des épidémies massives provoquées par des grippes animales vont causer la mort de plusieurs millions de personnes.

Des médecins expliquent comment des milliers d’enfants risquent de développer l’autisme à cause du vaccin contre la rougeole, la rubéole et les oreillons. Dans un journal télévisé, la présentatrice affirme avec assurance que « des médecins ont découvert une nouvelle maladie qui montre un lien possible entre l’autisme et la vaccination systématique des enfants ».

D’autres experts — on les présente comme des spécialistes du terrorisme — affirment qu’il existe une organisation occulte à l’échelle mondiale, disposant d’un nombre suffisant de cellules dormantes pour détruire la société occidentale.

Et puis, la situation a empiré.

D’autres experts ont commencé à nous dire que nous ne devrions pas avoir confiance en nous. 

Votre propre corps est devenu votre ennemi : 

« L’obésité est désormais une maladie d’une ampleur épidémique. »

« Cela vous rend simplement paranoïaque : vous vous regardez dans le miroir chaque jour et vous vous dites : ‘Je ne veux pas ressembler à une personne obèse’ — mais le danger est partout. » 

« J’ai même fait poser un anneau gastrique et je prends des antidépresseurs. »

Il y a cinquante ans, les journalistes dénonçaient courageusement la corruption des puissants — comme Richard Nixon.

Aujourd’hui, l’objectif des médias a fini par déformer de manière définitive les graves menaces qui pèsent sur la société — en installant un climat de peur généralisée et une profonde méfiance envers tous ceux qui nous gouvernent.

Dans ce processus, des millions d’entre nous sont devenus exactement comme Richard Nixon.

Et si un homme ou une femme politique essayait de faire ce que Roy Jenkins ou d’autres ont fait il y a soixante ans —  c’est-à-dire utiliser son pouvoir pour changer le monde pour le mieux et contre l’opinion publique — avec la presse et l’ensemble des médias, nous serions les premiers à le détruire.

Il y a toutefois encore une seule différence entre nous et Nixon.

Le président des États-Unis avait confié à son psychiatre que lorsqu’il se regardait dans le miroir le matin, il ne voyait personne.

Quand nous nous regardons dans le miroir le matin, nous pensons que nous devrions vraiment perdre du poids.