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Qu’est-ce que la pandémie de Covid-19 a fait à la construction européenne  ? En tant qu’anthropologues, nous avons comparé les sociétés européennes à des sociétés non-européennes  : Sibérie, Amérique centrale, Chine. Depuis quelques années, nous étudions les recompositions des sociétés européennes à travers nos recherches de terrain et nos enseignements sur des chaires d’anthropologie européenne à Paris et Louvain. Dans cet article, nous exposons nos observations et nos hypothèses sur cette recomposition au cours du demi-siècle passé et sur son accélération par la pandémie de Covid-19 dans trois domaines  : la santé publique, la défense militaire et l’agriculture.

La santé publique  : coordonner la vaccination

Alors qu’elle a donné lieu à une coordination exceptionnelle entre les autorités européennes et les entreprises pharmaceutiques pour rendre disponibles aux citoyens de l’Europe une grande quantité et qualité de vaccins, la pandémie de Covid-19 a également suscité une augmentation des mouvements anti-vaccins en ligne et une remontée de l’hésitation à la vaccination. Nous proposons de comprendre cette tendance non par des facteurs psychologiques — comme la méfiance envers les vaccins ou le manque de compréhension des politiques de santé publique — mais par des données ethnographiques et historiques sur les transformations de la vaccination en Europe.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vaccination de toute la population contre les maladies infantiles (polio, rougeole, rubéole) devait réduire la mortalité des enfants en Europe, qui était une préoccupation centrale pour les autorités sanitaires internationales. L’éradication de la poliomyélite fut ainsi l’un des objectifs affichés par ces autorités, notamment du fait que le Président américain Franklin D. Roosevelt avait été une victime de cette maladie, mais aussi parce qu’elle causait des handicaps sévères chez les enfants sur lesquels devait se fonder la reconstruction.

Le niveau de refus de la vaccination augmenta de manière significative en Europe de l’Est après l’effondrement du système socialiste. 

Alexandra Arkhipova, Julie Hermesse, Frédéric Keck

L’Europe sous la Guerre froide fut la scène d’une compétition entre le vaccin de Salk, distribué oralement sur la base du volontariat, donc plus compatible avec l’économie américaine, et le vaccin de Sabin, injecté de façon collective dans une campagne étatique, favorisée par la mise à disposition gratuite du brevet de vaccin. Dans les pays socialistes, l’État fournissait les vaccins et promouvait la vaccination de façon paternaliste — notamment au sein des hôpitaux et des écoles — en interdisant l’accès aux biens publics — école, sport — aux personnes non vaccinées. Dans les pays libéraux, les entreprises pharmaceutiques et les journalistes jouèrent un rôle plus important dans le débat sur les vaccins. 

En Europe de l’Est, du fait du succès de la vaccination, de nombreuses personnes appartenant à l’intelligentsia socialiste, notamment les familles de travailleurs hospitaliers, commencèrent de façon discrète et imperceptible à refuser la vaccination pour eux et leurs enfants comme une forme de privilège — et parfois de dissidence. Le niveau de refus de la vaccination augmenta de manière significative en Europe de l’Est après l’effondrement du système socialiste. Un phénomène comparable eut lieu, mais dans des proportions moindres, en  Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest avec le démantèlement graduel de l’État-Providence.

La méfiance des citoyens envers la vaccination contre le Covid-19 et d’autres maladies infectieuses émergentes comme la grippe peut s’expliquer par ce retrait de l’État social, qui avait construit la confiance des citoyens sur la vaccination contre les maladies infantiles. On constate aujourd’hui dans les mouvements anti-vaccination sur les réseaux sociaux un désir des citoyens d’être de « bons parents » en accumulant le plus grand nombre d’informations possible sur les risques et bénéfices des vaccins, alors que cette évaluation était jusque-là confiée à l’État. Cette méfiance des citoyens rencontre le désarroi du personnel médical, qui se sent lui-même délaissé par l’État et qui diffuse parfois des récits effrayants sur les conséquences des vaccins. Dans ces messages circulant sur les réseaux sociaux, l’État est décrit comme un acteur autoritaire, voire un ennemi, face auquel les citoyens veulent retrouver une forme de pouvoir sur leur vie. Dans des cas extrêmes, l’État lui-même peut diffuser des messages anti-vaccination, comme lorsque le régime de Poutine accuse les États-Unis de diffuser des vaccins dangereux (Moderna et Pfizer) après avoir échoué à vacciner suffisamment sa population avec le vaccin Spoutnik.

Il n’y a pas besoin de diffuser des messages ouvertement opposés à la vaccination ou de fausses informations sur les effets secondaires des vaccins pour augmenter cette hésitation.

Alexandra Arkhipova, Julie Hermesse, Frédéric Keck

Sans entrer dans le détail des statistiques de la vaccination, qui varient d’un État européen à un autre, mais en analysant la structure de l’hésitation vaccinale à partir d’observations sur les réseaux sociaux, on constate qu’il n’y a pas besoin de diffuser des messages ouvertement opposés à la vaccination ou de fausses informations sur les effets secondaires des vaccins pour augmenter cette hésitation. Il suffit parfois de diffuser des articles exprimant une forme de scepticisme, qui circulent avec plus de succès dans les réseaux des personnes à haut niveau d’éducation. Cependant, lorsque la pression exercée par un agent extérieur — élites politiques ou entreprises — s’intensifie, le doute sur les vaccins se transforme en une panique morale de masse, affectant les groupes ethniques ou sociaux vulnérables. En 2015, dans la ville de Zhanaozen (Kazakhstan), des centaines d’enfants — principalement des filles — issus de familles kazakhes pauvres ont été admis à l’hôpital avec des symptômes étranges — paralysie partielle des membres. Selon les psychiatres, il s’agissait d’un cas de panique morale causé par un trouble dissociatif massif dit « F44 ». Les parents des enfants ont accusé les vaccins : venant de régions très pauvres de Mongolie et de Chine, ils se sentaient comme des étrangers entourés d’élites hostiles. Selon eux, les symptômes étranges étaient dus à ce que la vaccination était un plan secret de stérilisation de la population pauvre.

À partir de l’étude de l’hésitation vaccinale dans le monde socialiste et de la consultation de documents d’archives dans le monde libéral, nous proposons ainsi de distinguer une gamme d’affects qui poussent des groupes sociaux à refuser les politiques de vaccination mises en place après la Seconde Guerre mondiale : la dissidence politique, le doute scientifique et la panique morale. Articuler ainsi l’étude sociologique de l’hésitation vaccinale avec un regard historique sur le lien entre vaccination et socialisme après la Seconde Guerre mondiale et la dissociation de ce lien après l’effondrement de l’Union soviétique permet de remarquer que si vacciner ses enfants est un moyen pour les citoyens d’un État social de produire une immunité collective contre un ennemi désigné, se vacciner contre une maladie nouvelle lorsque l’ennemi est inconnu et imprévisible est plus difficile. Il faut donc analyser les logiques militaires qui sont sous-jacentes à la santé publique.

La défense  : se préparer à des attaques

La pandémie de Covid-19 a inscrit dans les opinions publiques européennes une notion qui était déjà largement intériorisée aux États-Unis après le 11 septembre 2001 et en Asie après la crise du SRAS, selon laquelle les sociétés contemporaines doivent se préparer à un virus pandémique de la même façon qu’elles se préparent à une attaque terroriste.

Cette idée s’explique par le constat suivant  : un nouveau virus peut émerger de façon invisible dans les réservoirs animaux en plein explosion à travers la planète — à cause de la déforestation, du changement climatique et de l’élevage industriel qui favorise la concentration, la vulnérabilité et le transport sur de longues distances des animaux d’élevage — de la même façon qu’un attentat terroriste peut se produire n’importe où à n’importe quel moment, et produire des dégâts par la désorganisation des flux de personnes et de marchandises davantage que par le nombre de morts immédiats. C’est pourquoi les journalistes qui se sont passionnés pour les virus pandémiques depuis le SRAS ont joué sur les analogies entre les animaux porteurs de virus — oiseau sauvage, chauve-souris — et les groupes terroristes — notamment dans la mouvance islamiste, mais leurs formes d’action sont aussi empruntées aux anarchistes russes ou aux Tigres tamouls —, en décrivant les pandémies comme l’effet d’une « vengeance de la nature ».

Les sociétés contemporaines doivent se préparer à un virus pandémique de la même façon qu’elles se préparent à une attaque terroriste.

Alexandra Arkhipova, Julie Hermesse, Frédéric Keck

Cette notion de préparation (preparedness) a une histoire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale, avec les comités d’experts mis en place par l’administration fédérale américaine pour préparer les États-Unis à une attaque nucléaire par l’URSS. On disait alors déjà : « the question is not when it will happen, but : are we prepared ? » On peut même remonter à l’administration démocrate de Roosevelt avant la guerre, qui dessinait des plans des villes potentiellement attaquées par les avions allemands, ou au cabinet d’Albert Thomas en France pendant la Première guerre mondiale, qui faisait des statistiques sur les usines de guerre pour fournir un stock d’armement. Se préparer à une attaque imprévisible ne s’inscrit pas une logique capitaliste de production de vaccins ou d’armes pour faire du profit — comme pourraient le laisser entendre les théories du complot — mais dans une logique sociale-démocrate visant à imaginer avec l’ensemble de la société un événement perturbant ses infrastructures vitales en vue d’en réduire les conséquences catastrophiques.

La guerre en Ukraine a rendu cette logique de préparation encore plus prégnante. Les mêmes critiques sur l’absence d’anticipation d’une pandémie venue de Chine et d’une guerre venue de Russie ont été portées dans les opinions publiques européennes contre leurs dirigeants. Elles font comprendre la pertinence de la comparaison entre une pandémie et une guerre alors que cette comparaison a fait l’objet de nombreuses discussions, notamment du fait du caractère apparemment absurde d’une déclaration de guerre contre un virus qui n’a aucune intention et ne se comporte nullement comme un ennemi. La guerre, comme la pandémie, nous fait entrer dans une séquence historique imprévisible où les alliances peuvent se briser à tout moment et basculer dans un cycle de violence, de la même façon que la pandémie révèle les dérèglements d’un système planétaire transformé par l’activité humaine depuis l’Anthropocène.

Se préparer à une attaque imprévisible ne s’inscrit pas une logique capitaliste de production de vaccins ou d’armes pour faire du profit — comme pourraient le laisser entendre les théories du complot — mais dans une logique sociale-démocrate.

Alexandra Arkhipova, Julie Hermesse, Frédéric Keck

C’est pourquoi nous avons comparé les rumeurs qui circulent autour des accidents de laboratoire qui auraient causé la pandémie en Chine et l’entrée de la Russie en Ukraine. Nous ne cherchons pas à attester la vérité de ces rumeurs — même si selon les scientifiques que nous avons consultés, il est assez probable que le SARS-Cov2 soit sorti d’un laboratoire à Wuhan et peu probable que la grippe aviaire et la peste porcine soient sorties d’un laboratoire à Kharkiv. Nous cherchons plutôt à dégager l’imaginaire de la nature mobilisé par ces événements et la façon dont il est manipulé par l’Etat. Or on constate que ces controverses sur la biosécurité des laboratoires ont été largement médiatisées dans le cadre de la guerre réelle ou potentielle entre États — Trump accusant la Chine de fabriquer le SARS-Cov2, Poutine accusant les Etats-Unis de fabriquer des « armes génétiques » visant spécifiquement les Russes — selon une théorie du complot qui suscite une forte attention immédiate, mais que ces accusations sont vite relayées par des rumeurs sur la sécurité alimentaire — les citoyens européens se demandent s’ils peuvent encore aller dans les restaurants ou les supermarchés chinois, les citoyens russes se demandent s’ils vont trouver des aiguilles dans les concombres importés d’Ukraine, etc. Les questions sanitaires et militaires se trouvent ainsi subordonnées par les citoyens à des questions de souveraineté alimentaire.

L’agriculture  : assurer le renouvellement des générations pour construire la souveraineté alimentaire

La mandature du Parlement européen qui vient de s’achever a été marquée à la fois par la pandémie et par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, alors qu’une de ses grandes réalisations est le pacte vert visant à assurer notamment la souveraineté alimentaire de l’Europe tout en l’engageant dans la transition écologique. Un sondage réalisé ce printemps par BVA Xsight 2024 dans les vingt-sept pays de l’Union montre que la santé et la guerre figurent en tête des préoccupations européennes, et que la troisième des préoccupations est le pouvoir d’achat. 

Mais cette inquiétude à l’endroit de la satisfaction des besoins primaires comme la nourriture ne semble pas prendre en compte les transformations majeures qui affectent les systèmes de production agricoles.

Or l’actualité récente met en évidence la fragilité de nos systèmes alimentaires mondiaux et la nécessité de renforcer leur résilience en cas de crises sanitaires, géopolitiques, climatiques et environnementales  : en 2020, les risques de rupture dans les chaînes d’approvisionnement durant la pandémie de Covid-19  ; en 2021, la mise en danger du commerce international lors de l’obstruction du canal de Suez par l’Evergreen  ; depuis février 2022, les tensions sur les marchés alimentaires à l’Est de l’Europe  ; à l’hiver 2023, les manifestations d’agriculteurs partout en Europe… S’ajoutent à ces événements politiques des épisodes climatiques extrêmes  : inondations de l’été 2021, méga-feux et sécheresse extrême de l’été 2022. 

L’hémorragie démographique subie par les professions agricoles depuis plusieurs décennies est un défi majeur pour l’Europe : la structure par âge des agriculteurs européens est telle que pour chaque agriculteur de moins de 35 ans, on dénombre plus de six agriculteurs de plus de 65 ans. Deux processus se déroulent conjointement : une réduction du nombre de fermes et la fin d’une logique de transmission intergénérationnelle des exploitations.

Pour chaque agriculteur de moins de 35 ans, on dénombre plus de six agriculteurs de plus de 65 ans.

Alexandra Arkhipova, Julie Hermesse, Frédéric Keck

En raison à la fois de la croissance de la productivité dans l’agriculture, de la faible rentabilité du secteur et de l’amélioration des possibilités d’emploi dans d’autres secteurs de l’économie, le nombre d’exploitations agricoles dans l’Union européenne est en baisse et la superficie des exploitations est en augmentation. Les jeunes agriculteurs sont plus susceptibles que leurs aînés de s’engager sur de plus grandes exploitations et dans des cultures arables ou des élevages spécialisés, et moins dans des activités agricoles mixtes et des cultures permanentes, ce qui confirme la tendance à une plus grande spécialisation des activités agricoles chez les jeunes agriculteurs, poussés par les obligations de rendements. À cette équation s’ajoute l’enjeu de la transmission des fermes : outre un mode de production dépendant de la chimie et de la mécanisation, l’agriculture conventionnelle est traditionnellement caractérisée par le lien entre famille et exploitation agricole et par la succession d’un bail de ferme. Or aujourd’hui, les pratiques de transmission agricole « de père en fils » ne vont plus de soi et mettent à l’épreuve les familles d’agriculteurs. À l’échelle de la France, les deux tiers des exploitants n’ont pas de successeur connu. La transmission dans le contexte agricole concerne aussi bien le patrimoine matériel et économique — foncier et immobilier — que symbolique et culturel — savoirs, croyances, valeurs et pratiques culturelles. Cette transmission de savoirs et d’outils ne dépend pas que de configurations familiales mais aussi de contraintes institutionnelles, réglementaires et économiques.

La diminution des transmissions des fermes au sein de la famille ainsi que l’augmentation des superficies d’exploitation contribuent ainsi à la concentration des outils de production. À la problématique des successions et des reprises des exploitations agricoles s’ajoute l’enjeu de l’écologisation de l’agriculture. Le paysage agricole européen semble donc pris entre deux paradigmes qui nourrissent des visions du monde différentes — voire opposées — à la fois légalement et symboliquement reprises dans la PAC et la Stratégie Farm to Fork. Ces référentiels servent d’outils normatifs pour l’agriculture et sont vécus par les agriculteurs comme étant imposés de l’extérieur. Les résultats électoraux récents — notamment le score élevé d’un Parti paysan proche de l’extrême droite aux élections législatives aux Pays Bas — montre que la politique écologique de l’Europe a joué un rôle dans la montée des populismes faute d’une adhésion des agriculteurs au projet européen d’écologisation et de son intégration à leur transition démographique. Sans héritages agricoles — que ce soit en termes d’infrastructures ou de pratiques —, les nouveaux venus dans le métier occupent majoritairement des micro-niches et ne sont donc pas en rupture avec un héritage agricole conventionnel, alors que les agricultures « alternatives » se multiplient aux marges des agricultures « conventionnelles », d’une façon que les ethnographes ont finement documenté.

Conclusion

En tant qu’anthropologues ayant fait des entretiens et des observations dans les sociétés européennes par comparaison avec d’autres sociétés également confrontées aux transformations globales, il ne nous appartient pas de faire des recommandations mais plutôt de souligner un certain nombre de convergences dans ces sociétés qui peuvent donner prise aux institutions européennes.

Si l’on remarque que les défis pour les sociétés européennes se situent dans des infrastructures de santé publique, des techniques militaires de sécurisation et des organisations agricoles de production de nourriture, il s’agit de comprendre ce qu’implique pour ces sociétés de se préparer aux défis planétaires à venir, notamment le réchauffement climatique et les pandémies. À cet égard, si l’État social sur lequel s’est construit le modèle européen s’est épuisé, n’importe-t-il pas de reconstruire un modèle à même de catalyser les initiatives locales et régionales pour faire face à ces défis tout en répondant à ces besoins primaires que sont la santé, la sécurité et la nourriture  ? C’est à cette condition que pourra, selon nous, s’inventer quelque chose comme une culture européenne.