Explosion de la coalition tripartite au pouvoir, récession, recul rapide de la production industrielle et des exportations, infrastructures dans un état déplorable… Si elle n’est certes pas la seule en Europe, l’Allemagne s’enfonce actuellement dans une crise profonde.

Tous les fondamentaux de son modèle social et politique sont remis en cause tandis que les tensions géopolitiques mondiales mettent en péril un modèle économique tourné en priorité vers l’exportation. Or l’Allemagne, première puissance économique et démographique de l’Union Européenne, joue depuis le départ un rôle déterminant dans la construction européenne — rôle renforcé depuis l’élargissement de l’Union vers l’Est qui l’a placée au cœur de l’Union.

Quels seront les effets de la crise allemande sur le reste du continent ? Peut-elle permettre une accélération de l’intégration européenne que freinait bien souvent les Allemands jusqu’ici  ? Ou va-t-elle au contraire la bloquer davantage encore du fait du repli de l’Allemagne sur elle-même dans un réflexe de sauve-qui-peut souverainiste  ? Avant d’émettre quelques hypothèses à ce sujet, il faut prendre toute la mesure de la profondeur de la triple crise que traverse l’Allemagne : crise du système politique, crise d’identité, crise économique. Les différentes dimensions de cette macro-crise sont étroitement interconnectées. Il faut néanmoins les analyser séparément pour bien en mesurer l’ampleur dans chacune de ces dimensions.

Un système politique de plus en plus fracturé

La première de ces dimensions concerne la crise du système politique allemand. 

Celui-ci a été longtemps caractérisé par le bipartisme. D’un côté, les chrétiens démocrates de la CDU-CSU, qui ont dirigé le pays pendant toute la phase de reconstruction de l’après seconde guerre mondiale. Contrairement à ce qu’on pense souvent, la fameuse « économie sociale de marché » — qui a fait le succès de l’Allemagne — n’a pas été en effet conçue et mise en place par la social-démocratie mais par les chrétiens démocrates selon une logique ordolibérale, une forme de libéralisme qui veut bien sûr limiter le rôle de l’État — celui-ci étant chargé surtout d’édicter des règles et de les faire — mais qui tolère cependant la négociation collective entre le patronat et les syndicats et les protections qu’ils peuvent mettre en place contrairement à son équivalent anglo-saxon. Les Chrétiens-démocrates se situaient dans la même logique que celle qui avait poussé dès la fin du XIXème siècle le Chancelier conservateur Bismarck à mettre en place un système avancé d’assurances sociales : il s’agissait de faire pièce au risque communiste, d’autant plus présent à l’esprit des dirigeants de l’Allemagne de l’Ouest que le pays lui-même était divisé par le rideau de fer.

Tous les fondamentaux du modèle social et politique de l’Allemagne sont remis en cause tandis que les tensions géopolitiques mondiales mettent en péril un modèle économique tourné en priorité vers l’exportation.

Guillaume Duval

En face, on trouvait donc le SPD, le parti social-démocrate. Celui-ci était certes depuis le départ le plus important parti socialiste d’Europe occidentale. Il s’appuyait sur un mouvement syndical unifié et lui aussi très puissant. Il n’a cependant pu accéder au pouvoir que dans la foulée de Mai 68 avec le Chancelier Willy Brandt. Pour diversifier l’offre politique et faire alterner des coalitions, il n’y avait guère jusque dans les années 1980 que le FDP, un petit parti charnière libéral — sur le plan économique mais aussi sur celui des valeurs — et proeuropéen. Depuis les années 1990, ce parti a cependant perdu de plus en plus sa dimension de libéralisme sociétal et son caractère proeuropéen pour devenir un parti véritablement thatchérien sur le plan économique et souverainiste sur le plan européen.

Ce paysage politique a commencé néanmoins à se complexifier dès la fin des années 1970 avec l’émergence des Verts. Cette force politique a progressé lentement mais régulièrement depuis, accédant progressivement au gouvernement au sein des Länder jusqu’à en diriger elle-même un, celui du Bade-Wurtemberg, la région de Stuttgart, puis à participer au gouvernement fédéral au tournant des années 2000 avec le gouvernement de Gerhard Schröder et aujourd’hui sous le gouvernement Scholz.

On avait pu considérer parfois au début des années 2000 que la montée en puissance des Verts aurait pu compenser à gauche le déclin progressif du SPD — les Verts étant amenés à les remplacer à terme comme un des deux partis dominants du système politique allemand. Mais ce parti a cessé de progresser au cours des dernières années  : ils ne sont plus crédités que de 10 % des voix dans les sondages pour les élections de 2025. Un peu comme en France, mais à un niveau plus élevé, leur base sociale, centrée sur les Allemands les plus diplômés reste trop étroite, et les Verts allemands n’ont pas réussi pour l’instant à se muer en un véritable « Volkspartei » — un parti du peuple comme on dit Outre-Rhin. 

Contrairement à son homologue français, les Verts allemands ne sont pas, sur le terrain économique, un parti de rupture avec le capitalisme. Ils participent également — bien qu’avec quelques tempéraments — au consensus général allemand en faveur des politiques d’austérité. Né du mouvement antinucléaire et pacifiste, ce parti soutient cependant une politique étrangère allemande plus active, notamment depuis que Joschka Fischer est devenu ministre des Affaires étrangères du pays sous le chancelier Schröder au tournant des années 2000. Non seulement il est aujourd’hui l’un des partis allemands les plus favorables à un soutien militaire à l’Ukraine, mais il a été aussi ces derniers mois, via la ministre verte des Affaires étrangères Annalena Baerbock, un soutien inconditionnel du gouvernement israélien de Benjamin Netanyahou, au nom de la responsabilité historique de l’Allemagne à l’égard d’Israël.

Les Verts allemands ont cessé de progresser au cours des dernières années : ils ne sont plus crédités que de 10 % des voix dans les sondages pour les élections de 2025.

Guillaume Duval

À ce paysage est venu s’ajouter au début des années 1990, ce qui est devenu aujourd’hui Die Linke, le parti héritier du Parti communiste est-allemand qui, malgré le discrédit de la dictature était parvenu à rester très implanté dans l’ex-RDA du fait des frustrations suscitées par une division est-ouest persistante, avec un Est qui se dépeuple et reste sensiblement plus pauvre que l’Ouest du pays. Cet ancrage s’est cependant progressivement érodé depuis le début des années 2000 avec un électorat vieillissant. Depuis une décennie, le parti est entré dans une crise permanente et existentielle. 

Plus récemment l’offre politique s’est encore diversifiée avec l’apparition en 2013 de l’Alternative für Deutschland (AfD). Ce parti était né comme une dissidence anti-euro de l’establishment libéral allemand dans la foulée de la crise grecque. À travers une multitude de soubresauts souvent violents, il a fini par se muer en un puissant parti authentiquement d’extrême droite — abritant en son sein de véritables néonazis — et place désormais la xénophobie au cœur de son projet politique.

Le système politique allemand, basé sur une représentation proportionnelle intégrale, lui a rapidement donné une visibilité que le Rassemblement National n’a longtemps pas eu en France. Avec 10,3 % des voix en 2021, les dernières élections législatives en date, il dispose de 83 sièges au Bundestag. Il est crédité actuellement de 19 % des voix dans les sondages pour les élections législatives de 2025. Compte tenu de l’histoire du pays au XXe siècle, le retour en force de l’extrême droite en Allemagne suscite évidemment beaucoup d’émotions et d’inquiétudes dans le reste de l’Europe. Il ne faut pas perdre de vue cependant que même à 16,5 % lors des dernières élections européennes, l’extrême droite reste encore plus de deux fois moins puissante en Allemagne qu’en France ou en Italie.

Elle atteint néanmoins des niveaux « français » — c’est-à-dire dépassant les 30 % des voix — dans l’Est du pays. Cela est lié bien sûr à une situation sociale et économique dégradée, analogue à celle qu’on peut connaître en France dans les zones qui ont subi le plus durement la désindustrialisation. Mais cela entretient aussi un lien étroit avec l’histoire particulière de l’Est de l’Allemagne. Dans l’Ouest, le règlement des comptes avec le passé nazi du pays a résulté en effet pour l’essentiel d’un profond mouvement interne à la société allemande  : dans la foulée de Mai 68, les enfants du baby-boom ont demandé des comptes à leurs parents sur la période 1933-1945. Cela n’a pas été le cas en revanche à l’Est. L’antinazisme est resté principalement un discours de propagande imposé d’en haut à la société est-allemande par la dictature communiste et l’occupant russe. Cet antinazisme officiel mettait d’ailleurs peu l’accent sur le racisme et l’antisémitisme du régime hitlérien, insistant surtout sur les liens des nazis avec les grands capitalistes allemands et sur leur impérialisme. De plus, comme l’avancée de l’armée rouge à la fin de la Seconde Guerre mondiale s’était accompagnée d’une multitude de crimes de guerre — viols, nettoyage ethnique, massacres de civils, pillages… — la propension des Allemands de l’Est à voir dans le 8 mai 1945 une « libération » plutôt qu’une défaite a toujours été beaucoup plus limitée que dans l’Ouest de l’Allemagne où une telle idée a fini par devenir dominante. Il n’est donc guère surprenant que ce soit à l’Est du pays que l’extrême droite xénophobe ait trouvé le terreau le plus favorable pour renaître de ses cendres.

À l’Est, l’antinazisme est resté principalement un discours de propagande imposé d’en haut à la société est-allemande par la dictature communiste et l’occupant russe.

Guillaume Duval

Compte tenu de cette histoire, ce qui peut paraître a priori plus surprenant est que cette extrême droite soit aussi un des soutiens les plus déterminés de Vladimir Poutine au sein de l’opinion publique allemande. Celui-ci, bien qu’il joue également sur le registre postcommuniste en prétendant vouloir « dénazifier » l’Ukraine, incarne surtout aujourd’hui tout ce qui plait le plus à l’extrême droite européenne et donc aussi allemande  : le racisme, le masculinisme, l’exaltation de la violence, l’autoritarisme et le mépris de l’état de droit.

À cela s’ajoute sans doute une résonance avec le vieux fond impérial allemand qui avait déjà été au fondement du pacte germano-soviétique dans les années 1930 : dans cette vision du monde, l’espace qui sépare l’Allemagne de la Russie ne serait occupé au fond que par des États illégitimes. Allemands et Russes auraient vocation à s’entendre pour se le partager. Il ne faut pas oublier en particulier qu’une part substantielle du territoire de la Pologne d’après 1945 est constituée de terres qui avaient été allemandes de longue date. 

Enfin, dernière venue dans le paysage de plus en plus fragmenté de la politique allemande : la Bündnis Sara Wagenknecht (BSW) apparue au printemps dernier — un ovni politique. Ce parti, issu d’une scission de Die Linke, est à la fois conservateur sur les sujets de société — et en particulier sur la question des migrations — et assez radical sur les questions sociales et économiques. Il est aussi pro-Poutine en matière de politique étrangère. Sara Wagenknecht, âgée de 55 ans, est née et a été socialisée en Allemagne de l’Est. Elle était devenue dans les années 2000 une des figures de proue de Die Linke, présidant notamment son groupe parlementaire au Bundestag, tout en devenant aussi la compagne d’Oskar Lafontaine, ancien secrétaire général du SPD et ancien candidat SPD à la chancellerie, qui avait cofondé Die Linke après avoir rompu avec le gouvernement de Gerhard Schröder.

Elle s’éloigne progressivement de Die Linke — principalement sur la question des migrations, en s’opposant à la politique d’accueil mise en œuvre par le gouvernement d’Angela Merkel au moment de la crise de 2015 — pour finalement créer cette année son propre mouvement politique. Avec une relative simplicité, elle lui a donné son propre nom — un geste sans précédent dans l’histoire politique de l’Allemagne, un pays qui avait été largement épargné jusqu’ici par la dérive individualiste induite en France ou aux États-Unis par l’élection présidentielle. Même En Marche ne s’appelait pas tout à fait Alliance Emmanuel Macron ni LFI Alliance Jean-Luc Mélenchon bien que les deux mouvements soient très personnalisés… La BSW est créditée aujourd’hui de 8 % des voix dans les sondages et vient de réussir à obtenir des résultats à deux chiffres dès son entrée en lice dans les élections régionales de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe à l’Est du pays.

Mais le fait le plus marquant de la crise politique allemande est l’effondrement du SPD, le principal parti social-démocrate d’Europe de l’Ouest depuis la fin du XIXe siècle.

S’il avait culminé à 45 % des voix en 1972 et dépassait encore 40 % en 1998, au moment de tourner la page de l’ère Helmut Kohl, le SPD ne pèse plus aujourd’hui que 16 % dans les sondages pour les élections législatives de 2025. Après 1989, on avait pu penser que la chute du mur de Berlin profiterait aux sociaux-démocrates en Europe. Trente-cinq ans plus tard, force est de constater que le cas allemand ne fait pas exception : la chute du mur semble bien avoir emporté la social-démocratie en même temps que le communisme. 

Comme ailleurs, la montée en puissance au sein du Parti et de ses structures de direction des couches moyennes qui ont suivi des études universitaires en a éloigné les ouvriers et les couches populaires qui sont tournées de plus en plus vers la droite et l’extrême-droite. Ce phénomène s’est trouvé aggravé en Allemagne par le choix d’une orientation social-libérale très agressive pendant le gouvernement de Gerhard Schröder entre 1998 et 2005. Celui-ci avait en effet mis en œuvre alors une remise en cause assez radicale de l’état social allemand qui avait profondément et durablement divisé et affaibli son parti, provoquant notamment le départ d’Oskar Lafontaine, ancien secrétaire général et ancien candidat à la chancellerie du SPD.

La chute du mur semble bien avoir emporté la social-démocratie en même temps que le communisme.

Guillaume Duval

Bien qu’une forme de droit d’inventaire ait été opérée depuis au sein du SPD, une forte défiance persiste dans l’opinion, notamment parce qu’Olaf Scholz, actuel chancelier du pays, ou Frank-Walter Steinmeier, le président de la République allemande, incarnent toujours tous deux la continuité avec l’ère Schröder. Après avoir failli l’exclure il y a quelques années, le SPD, en grande difficulté, vient d’ailleurs il y a quelques jours de réhabiliter Gerhard Schröder, en espérant profiter de l’aura d’homme fort qu’il conserve dans certains secteurs de la population allemande. 

Une part significative de cette continuité avec l’ère Schröder concerne d’ailleurs les rapports avec la Russie. Dans les années 1970, au temps de la guerre froide, quand le SPD est arrivé au pouvoir avec le Chancelier Willy Brandt, il s’était distingué notamment des chrétiens-démocrates, très alignés sur les Américains, en menant une Ostpolitik dynamique d’ouverture vers l’Union Soviétique et l’Allemagne de l’Est. Or depuis, le SPD était resté en Allemagne le parti qui prônait le plus un rapprochement avec la Russie, soutenu en cela par un lobby industriel puissant. Même si celui-ci a été aussi très actif vis-à-vis des chrétiens-démocrates.

Le chancelier Gerhard Schröder avait choisi en particulier de s’inscrire pleinement dans cette continuité en lançant en 1998 le Gazoduc Nord-Stream 1, destiné à amener le gaz russe en Allemagne en contournant la Pologne et l’Ukraine via la mer Baltique. Il s’était ensuite constamment rapproché de Vladimir Poutine au point de devenir après la fin de son mandat le président de la société qui gère ce gazoduc avec Gazprom. Aujourd’hui encore, même si le gouvernement d’Olaf Scholz s’est engagé pleinement dans le soutien à l’Ukraine — fournissant à ce pays plus d’aide militaire que la France — c’est au sein du SPD que les réticences restent les plus fortes à l’égard de cette guerre parmi les partis de gouvernement allemands — en dehors de Die Linke, du BSW et de l’AfD. Cela se traduit notamment par le refus d’Olaf Scholz de livrer des missiles Taurus à l’Ukraine, contrairement à ce qu’ont fait les Britanniques et les Français avec leurs systèmes d’armes équivalents.

A contrario, même s’ils sont sensiblement affaiblis par rapport à leur domination rarement contestée sur la politique allemande jusqu’à la fin de l’ère Kohl, les chrétiens démocrates semblent s’être remis de l’accident industriel de 2021 qui avait clos l’ère Merkel. Ils parviennent à tirer leur épingle du jeu dans ce paysage de plus en plus éclaté et sont crédités de 31 % des voix dans les sondages — deux fois plus que le SPD — après avoir tourné la page Merkel en portant à la tête de la CDU Friedrich Merz, l’un de ses contempteurs les plus acharnés. Après la politique relativement modérée menée par Angela Merkel sur le plan économique et social, réparant même certains dégâts causés par Gerhard Schröder au modèle social allemand, Friedrich Merz a replacé la CDU sur une orbite ultralibérale et austéritaire aux dépens en particulier des libéraux. Avec un certain succès.

Cette fragmentation croissante du paysage politique rend le pays de plus en plus difficilement gouvernable. Jusqu’en 2021, il avait toujours été possible de bâtir des coalitions à deux partis pour gouverner le pays en disposant d’une majorité stable au Bundestag — composé à la proportionnelle intégrale avec un seuil à 5 %. La constitution de ces coalitions a toujours été un exercice compliqué qui prenait plusieurs mois mais qui aboutissait car ces gouvernements tenaient le plus souvent pendant toute une législature. Depuis 1958, malgré sa proportionnelle intégrale, l’Allemagne n’a eu que 28 gouvernements et 9 chefs de gouvernements — tandis que la France, avec son scrutin majoritaire à deux tours, censé garantir une plus forte stabilité, en a eu 48 avec 27 chefs de gouvernements.

Avec Merz, les chrétiens démocrates semblent s’être remis de l’accident industriel de 2021 qui avait clos l’ère Merkel.

Guillaume Duval

Mais depuis 2021, il faut désormais trois partis pour pouvoir constituer une coalition majoritaire. Et la pérennité de la coalition tripartite constituée du SPD, des Verts et des Libéraux — qui vient d’éclater — avait été constamment menacée par les querelles internes au gouvernement tandis que son action en a été largement paralysée. Ces tensions sont exacerbées en particulier par l’extrémisme du petit parti libéral qui, menacé de disparition, joue son va-tout en faisant de la surenchère austéritaire pour essayer de satisfaire sa base.

Cette paralysie touche aussi au premier chef la façon dont les autorités allemandes interviennent dans le cadre européen.

Mais les prochaines échéances électorales pourraient marquer un coup d’arrêt à cet émiettement croissant du paysage politique allemand avec la disparition probable au Bundestag à la fois du FDP et de Die Linke. Si c’est effectivement le cas, on reviendrait à un système à cinq partis, comme dans les années 1990. Or s’il pourrait paradoxalement avoir des effets stabilisateurs, ce processus de fragmentation croissante du système politique allemand est dû à la montée en puissance de deux forces politiques qui, à droite et à gauche, brandissent en étendard la xénophobie, le soutien à Poutine et la défiance à l’égard de l’intégration européenne. Rien de prometteur, donc — ni de réjouissant.

La mort de l’Allemagne ouverte et libérale d’après-guerre

Cette crise du système politique allemand traduit — et se conjugue avec — une crise d’identité.

L’Allemagne de l’après-68, ouverte sur le monde, libérale, antiraciste, ayant tiré les leçons de la période nazie, a été balayée en l’espace d’une dizaine d’années par la conjugaison des blessures mal cicatrisées laissées par une réunification inachevée et de la déstabilisation liée à une vague importante d’immigration. 

Bien qu’elle ait été en réalité une bénédiction sur le plan économique et social pour une Allemagne vieillissante et à la natalité en berne, celle-ci a en effet bousculé la société allemande. Quatre-vingts ans ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les seules forces politiques qui ont le vent en poupe en Allemagne sont de nouveau celles qui brandissent le nationalisme et la xénophobie en étendard…

C’est la raison pour laquelle il faut nuancer les similitudes entre les situations française et allemande — cette ressemblance n’est en réalité que superficielle. Les dynamiques démographiques française et allemande — et plus largement leurs rapports avec le reste du monde — diffèrent profondément. Les raisons pour lesquelles le sujet de l’immigration est devenu central dans les deux pays ne sont pas les mêmes.

Quatre-vingts ans ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les seules forces politiques qui ont le vent en poupe en Allemagne sont de nouveau celles qui brandissent le nationalisme et la xénophobie en étendard… 

Guillaume Duval

L’Allemagne a longtemps été un pays doté d’une très forte natalité. Pour cette raison, elle a été aussi depuis le XVIIIe siècle un pays d’émigration massive. De nombreuses communautés allemandes s’étaient installées un peu partout dans tout l’Est de l’Europe et jusqu’en Russie. Et si les nazis ont été aussi nombreux à émigrer en Amérique latine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est parce qu’existaient déjà des communautés allemandes importantes en Argentine, au Chili ou encore au Brésil. Quant aux États-Unis, quand on les interroge sur leurs ancêtres, 43 millions d’Américains disent qu’ils sont d’origine allemande — dont Donald Trump. C’est davantage, par exemple, que les 31 millions qui se disent d’origine irlandaise, les 25 millions d’origine anglaise ou encore les 16 millions d’origine italienne… On ne comprend pas la profondeur du soutien à l’atlantisme en Allemagne si l’on perd de vue la question de l’émigration : pour le dire vite, chaque allemand a un oncle d’Amérique. De même, on ne comprend pas la vigueur du commerce extérieur allemand si on ne mesure pas le rôle majeur que joue cette émigration allemande pour le soutenir : l’industrie d’outre-Rhin s’appuie massivement sur un « effet diaspora » dont ne dispose pas un pays comme la France.

Le fait que l’Allemagne ait été aussi longtemps un pays d’émigration entretient un lien étroit avec le fait que le droit de la nationalité allemande soit resté très tardivement, pour l’essentiel, un droit du sang. Ce n’est qu’au début des années 2000, sous le gouvernement du chancelier Gerhard Schröder que ce droit a — enfin — évolué pour donner plus facilement accès à la nationalité aux immigrés et aux étrangers nés sur le sol allemand. 

L’Allemagne, unifiée seulement en 1871, avait largement raté le coche de la colonisation européenne du XIXème siècle, ne parvenant à s’emparer très temporairement que du Cameroun et de la Namibie — pour y commettre bientôt un génocide. Cette absence de colonies, et la volonté de la combler, avait été un des principaux moteurs qui avait conduit au premier conflit mondial. Les Allemands ont donc émigré massivement depuis deux siècles non pas vers des colonies allemandes mais vers des pays étrangers, non contrôlés par l’Allemagne. Combiné aux déplacements forcés des quelques douze millions d’Allemands de l’Est de l’Europe chassés de leurs lieux de vie après la Seconde Guerre mondiale, c’est ce qui permet d’expliquer en partie l’attitude globalement positive adoptée par l’opinion allemande et le gouvernement conservateur d’Angela Merkel en 2015 face à la crise des réfugiés syriens.

Les deux guerres mondiales ont eu bien entendu un coût humain très élevé pour l’Allemagne mais ce n’est que relativement récemment — à partir des années 1970 — que la dynamique démographique allemande s’est véritablement inversée avec une forte chute de la natalité dans la foulée immédiate de Mai 68. Cette chute brutale s’explique principalement par la conjugaison de deux phénomènes distincts. 

Tout d’abord, un puissant mouvement féministe — plus important qu’en France — qui a bousculé une société restée jusque-là très conservatrice sous l’égide des chrétiens démocrates, dominants pendant tout l’après-guerre. La place des femmes dans la société avait continué en effet nettement plus longtemps que dans l’Hexagone à être définie par le vieux triptyque Kinder, Küche, Kirche — les enfants, la cuisine, l’église.

Cette remise en cause s’est accompagnée de l’entrée progressive des femmes sur le marché du travail salarié. Mais ce mouvement s’est produit dans un contexte où les infrastructures collectives — crèches, écoles maternelles… — qui permettraient de concilier vie professionnelle et maternité étaient restées très insuffisantes. De plus, les Allemands continuent bien souvent de considérer — même quand ils sont de gauche, qu’on est une mauvaise mère — une Rabenmutter, une « mère corbeau », quand on place de jeunes enfants en crèche ou à l’école maternelle.

Ce n’est que relativement récemment — à partir des années 1970 — que la dynamique démographique allemande s’est véritablement inversée avec une forte chute de la natalité dans la foulée immédiate de Mai 68.

À cela est venu s’ajouter une conscience plus précoce et plus répandue qu’en France de la gravité de la crise écologique et de ses conséquences probables même si, en parallèle, l’Allemagne reste aussi le paradis des grosses voitures et un gros consommateur de charbon. Ces deux mouvements conjugués ont amené la fertilité à tomber à 1,4 enfants par femme dans le pays dès 1975, il y a cinquante ans, au lieu des 2,1 qui pourraient permettre de stabiliser la population. Il est intéressant de noter que ce taux est un peu remonté depuis 2010, résultat d’une relativement bonne santé économique combinée à un effort important pour doter enfin le pays de crèches et de structures d’accueil pour les enfants après l’école, mené sous la houlette d’Angela Merkel — femme d’origine Est-Allemande socialisée dans un pays où contrairement à l’Allemagne de l’Ouest, les femmes occupaient toutes des emplois.

À l’inverse, la France avait été, bien avant l’invention de la contraception moderne, à l’avant-garde de la transition démographique avec une relativement faible natalité. Depuis le XVIIIe siècle, sa population s’est beaucoup moins accrue que celle de ses voisins. Les Français habitent par ailleurs un pays qui reste aujourd’hui encore peu densément peuplé ; c’est l’une des raisons pour lesquelles ils n’ont jamais émigré massivement. Et c’est aussi ce qui a d’ailleurs entraîné la perte des colonies françaises en Amérique du Nord où les colons français ont assez rapidement été submergés par les vagues continues d’émigrants arrivant en masse d’une Angleterre surpeuplée. Contrairement à l’Allemagne, la France a en revanche conquis un vaste empire colonial, en Afrique en particulier, au cours du XIXe siècle. Mais au lieu d’être le moteur d’un vaste mouvement d’émigration comme cela avait été le cas pour les anglo-saxons en Amérique du Nord ou pour les ibériques en Amérique du Sud, cet empire colonial a surtout fait au contraire de la France un pays d’immigration plus tôt que la plupart de ses voisins européens. Ce n’est donc que depuis les années 1970 que les dynamiques démographiques entre la France et l’Allemagne se sont brutalement inversées, la France devenant un des pays d’Europe où la natalité était la plus forte tandis que celle-ci reculait rapidement en Allemagne.

C’est pourquoi, si la question de l’immigration est au centre de la crise politique dans les deux pays, cette centralité résulte en réalité de dynamiques très différentes. La France est, en dehors de la Grèce, le pays d’Europe de l’Ouest où les flux d’immigration nouvelle ont été les plus faibles depuis 2010 selon les données d’Eurostat, très en dessous de la moyenne européenne.

Le sujet politique en France n’est qu’en apparence lié aux migrations : il s’agit de fait principalement de celle de l’intégration des descendants d’émigrés qui sont pour la plupart Français aujourd’hui. Cet état de fait n’a pas grand-chose à voir avec les flux migratoires des années récentes qui sont restés très limités.

L’Allemagne figure en revanche, derrière la Suède et l’Autriche, parmi les pays européens où ces flux d’immigrants ont été les plus importants depuis dix ans. Aujourd’hui en France, 13,1 % des habitants sont nés à l’étranger, une part quasiment stable sur les dernières décennies. Mais cette proportion est de 19,5 % en Allemagne, 50 % de plus. Elle est une des plus importantes d’Europe en dehors des paradis fiscaux comme Malte ou le Luxembourg. La France compte aujourd’hui 8,2 % d’étrangers dans sa population à peine plus qu’il y a dix ans, l’Allemagne en compte 14,6 % — quasiment le double de 2013.

Grâce à cette immigration importante, qui n’est pas qu’extra-européenne, l’Allemagne est parvenue à mettre un coup d’arrêt son déclin démographique  : depuis 2013, sa population s’est accrue de 4,8 %, quasiment trois fois plus que la moyenne de l’Union et significativement plus qu’en France, 3,9 %. La population allemande qui avait commencé à baisser, s’est remise à croître depuis 2015 pour dépasser aujourd’hui d’1,3 millions son pic de 2007.

Sur le plan strictement économique, cette arrivée importante de migrants représente une aubaine pour le pays — pour son système productif comme pour son système social. Ce sont en effet pour l’essentiel des jeunes déjà formés et souvent qualifiés qui sont arrivés dans le pays, permettant ainsi à la fois de limiter les pénuries de main d’œuvre qui auraient autrement été encore plus massives du fait de la très faible natalité et de financer les retraites de la part croissante de la population âgée de plus de 65 ans.

L’Allemagne a tiré un grand profit de la crise de la zone euro. Ce ne sont pas en effet seulement des extra-européens qui ont migré vers l’Allemagne : la part des personnes nées ailleurs en Europe a quasiment doublé en Allemagne entre 2011 et 2023 — passant de 3,8 % en 2011 à 7,4 % en 2023. Ils ne représentent que 2,9 % de la population en France. À chaque fois que l’Allemagne a reçu un jeune Italien, un jeune Grec ou un jeune Espagnol de 20 ans qui a quitté son pays après la crise de la zone euro faute de perspective d’emploi, elle doit en réalité au moins 200 000 euros à son pays d’origine si on estime — de façon conservatrice — le coût, privé et public, payé pour élever ce jeune à 10 000 euros par an. 3,2 millions d’Européens sont donc venus s’installer en Allemagne entre 2013 et 2023. Cela signifie que l’Allemagne devrait en théorie 640 milliards d’euros au reste de l’Union — somme qu’elle n’a pas eu à dépenser pour les nourrir, les soigner, les loger, les éduquer… Elle le doit en particulier aux pays d’Europe du Sud en crise dans les années 2010 d’où viennent la majorité de ces migrants intra-européens. La part des personnes nées hors d’Europe s’est quand à elle également sensiblement accrue dans la population allemande, même si cette augmentation a été moins forte  : elle est passée de 7,3 % en 2013 à 12,1 % en 2023.

La population allemande qui avait commencé à baisser, s’est remise à croître depuis 2015 pour dépasser aujourd’hui d’1,3 millions son pic de 2007. 

Guillaume Duval

La société allemande qui avait été pendant deux siècles l’une des principales sources d’émigration en Europe, est donc devenue en l’espace de quelques décennies, et en particulier depuis la crise financière de 2008, l’un des pays d’Europe où la part des étrangers est la plus importante dans la population. Cela a profondément déstabilisé le pays, en particulier l’Est de l’Allemagne où l’on n’avait pendant quarante-cinq ans vu quasiment aucun étranger en dehors des soldats de l’armée russe d’occupation — et de quelques travailleurs vietnamiens. Cela d’autant plus que, pour ce qui concerne les demandeurs d’asile, l’Allemagne, contrairement à la France, impose une stricte répartition des arrivants dans l’ensemble des communes du pays.

L’Allemagne, où ils étaient jusque récemment beaucoup plus bas qu’en France, a connu une forte hausse des prix des logements et des loyers ces dernières années. Cette hausse est d’abord liée à la politique monétaire très accommodante de la BCE face à la crise de la zone euro puis à la pandémie de Covid-19 qui a entraîné, en Allemagne comme ailleurs, une inflation importante des prix des actifs, actions et immobilier. Mais comme elle a été concomitante à leur arrivée, la tentation est forte de mettre cette hausse en priorité sur le dos des nombreux migrants qui viennent d’entrer dans le pays. Par ailleurs, l’Allemagne n’est pas un pays laïc. Elle se pense largement comme un pays chrétien — dirigé d’ailleurs pendant une grande partie de l’après-guerre par des gens qui se définissent comme chrétiens démocrates. Des cours de religion protestante ou catholique sont dispensés dans les écoles publiques et l’État prélève l’impôt pour le compte des églises chrétiennes. Dans ce contexte, l’arrivée en nombre de personnes de religion musulmane suscite de fréquentes réactions de rejet. Cela d’autant plus que, contrairement aux protestants et aux catholiques, le culte musulman n’est pas structuré hiérarchiquement et reste donc difficilement intégrable au cadre existant.

À cela se sont s’est ajoutée une série de crimes ou d’attentats auxquels étaient mêlés des étrangers musulmans vivant en Allemagne. Dans la soirée du 31 décembre 2015, de nombreuses agressions sexuelles avaient été commises par des migrants à Cologne. Un islamiste s’est fait sauter dans un restaurant à Anspach en Bavière en juillet 2016 et un attentat au camion bélier a fait 12 morts sur le marché de Noël de Berlin en décembre 2016. En 2020, un irakien avait semé la terreur sur une autoroute ; et une attaque au couteau a fait deux morts à Solingen en août dernier. Tous ces évènements ont été largement médiatisés et exploités notamment par le Bild, le grand quotidien populaire allemand de droite. Parallèlement de nombreux foyers de réfugiés ont été attaqués au cours des dernières années, notamment en Allemagne de l’Est.

La société allemande qui avait été pendant deux siècles l’une des principales sources d’émigration en Europe, est donc devenue en l’espace de quelques décennies, et en particulier depuis la crise financière de 2008, l’un des pays d’Europe où la part des étrangers est la plus importante dans la population.

Guillaume Duval

En 2015, une Allemagne humaniste, largement dépourvue des préjugés laissés en héritage en France par le colonialisme et bien décidée à combattre toutes les formes de racisme qui avaient été au cœur du nazisme, avait accueilli presque sans sourciller un million de réfugiés syriens, pendant que la France en prenait seulement en charge quelques 30 000. Sa première ministre conservatrice s’était alors retroussé les manches pour affirmer fièrement que « wir schaffen das » — « on va y arriver » — accompagnée par une mobilisation extraordinaire de la société civile qui avait massivement répondu à son appel afin de faire face à cet afflux.

Dix ans plus tard, l’Allemagne est pourtant devenue à son tour l’une de ces sociétés européennes frileuses et repliées sur elle-même tandis que le gouvernement allemand de gauche promeut un durcissement de la politique européenne de migration — d’ores et déjà prévu et organisé par la commissaire européenne allemande, la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, en étroite concertation avec l’extrême droite européenne. 

Si l’on observe froidement les choses pourtant, l’afflux de migrants enregistré par l’Allemagne depuis dix ans a été une grande chance pour son appareil productif comme pour son système social. Mais les passions politiques et les réalités économiques obéissent souvent à des logiques différentes… 

Il y a cependant un sujet sur lequel le consensus allemand d’après 1968 a tenu bon : celui du sentiment partagé d’une culpabilité collective à l’égard du peuple juif — ce qui est rassurant. Dans le contexte du conflit au Moyen Orient et de la guerre qui a éclaté suite au massacre du 7 octobre 2023, ce sentiment compréhensible a eu cependant pour conséquence négative de faire de l’opinion et du gouvernement de gauche allemands — notamment par la voix d’Annalena Baerbock — la ministre des affaires étrangères écologiste, un des soutiens les plus fermes en Europe, aux côtés de Viktor Orbán, de la guerre menée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou contre les Palestiniens et des multiples crimes de guerre qu’elle a occasionnée. Contribuant ainsi activement à fâcher l’Europe avec la plupart des pays du Sud, très au-delà des seuls pays musulmans. À terme, ce positionnement représente une menace existentielle pour l’avenir de l’Union.

Un modèle économique gravement menacé

Ces crises politique et identitaire s’entrelacent avec une profonde crise du modèle économique allemand, dont les signes actuels ne sont pourtant encore selon toute vraisemblance que les prolégomènes.

Tous les moteurs qui avaient fait de l’Allemagne la puissance économique dominante au sein de l’Union sont en effet à l’arrêt. La relative bonne santé économique de l’Allemagne après la crise financière de 2008 puis pendant la crise de la zone euro avait poussé les Allemands à se poser en maîtres d’école au sein de l’Union. Cette époque est révolue. L’Allemagne semble bien partie désormais pour devenir à son tour « l’homme malade » de l’Europe

Le modèle économique allemand est fondé sur la puissance industrielle du pays et sa capacité à exporter.

L’Allemagne ne se conçoit en effet que comme « Exportweltmeister », championne du monde de l’exportation. Et elle y est parvenue de façon impressionnante  : en 2023, les exportations de la Chine et de ses 1,4 milliards d’habitants ont représenté 3 380 milliards de dollars selon l’Organisation mondiale du commerce et celles des États-Unis et de leurs 335 millions d’habitants 2 020 milliards. Juste derrière, on trouve l’Allemagne et ses 84 millions d’habitants avec 1 690 milliards. Ces exportations sont plus de deux fois plus importantes que celles du Japon ou de la Corée et quasiment trois fois plus élevées que celles de la France, de l’Italie ou du Royaume-Uni.

Après 1991, la réunification de l’Allemagne avait cependant marqué un coup d’arrêt à cette dynamique, l’obligeant à investir en priorité chez elle pour reconstruire l’Est du pays. Le pays avait de ce fait affiché un déficit extérieur durant toute la décennie 1990 : Berlin s’était mise à importer plus qu’elle n’exportait. Cela avait été vécu à l’époque par les Allemands comme un véritable drame national et le signe d’une crise profonde de la compétitivité allemande. Il fallait à tout prix retrouver ce statut d’« Exportweltmeister », d’où les efforts très importants réalisés sous le chancelier Gerhard Schröder au tournant des années 1990 pour comprimer le coût du travail et relancer ces fameuses exportations.

Tous les moteurs qui avaient fait de l’Allemagne la puissance économique dominante au sein de l’Union sont à l’arrêt.

Guillaume Duval

Les réformes Schröder, et en particulier celle dite « Hartz IV » durcissant les conditions pour obtenir une aide sociale équivalente au RMI français et celle qui visait à développer des « minijobs » — des emplois précaires sans protection sociale — ont conduit à une forte hausse de la pauvreté en général et de la pauvreté laborieuse en particulier. Ce qui correspondait à un creusement important des inégalités.

Le paradoxe est qu’après cette purge imposée par le social-démocrate Gerhard Schröder, c’est à la chrétienne-démocrate Angela Merkel qu’a incombé la tâche de réparer beaucoup des dégâts sociaux commis par son prédécesseur en aménageant la réforme très dure des retraites décidée en 2004 et en introduisant en 2015 un salaire minimum dans un pays qui n’en était pas doté jusque-là. Moyennant quoi, combiné à la relativement bonne santé de l’économie allemande, la pauvreté a baissé en Allemagne ces dernières années. Son taux est devenu aujourd’hui inférieur au taux de pauvreté français qui quant à lui a beaucoup augmenté sous la présidence d’Emmanuel Macron. Autrement dit, la dégradation des conditions sociales et le creusement des inégalités ne sont pas au cœur de la crise du système politique allemand que nous avons décrite précédemment. 

La politique agressive de dumping social vis-à-vis des voisins européens de l’Allemagne, mise en œuvre elle aussi par Gerhard Schröder, avait permis d’obtenir rapidement un retour à des excédents extérieurs colossaux. Cela a conforté les dirigeants allemands dans l’idée qu’il s’agissait là d’une recette miracle qu’il fallait absolument imposer à tous les autres Européens pour sortir le Vieux Continent du marasme — ce qu’ils ont fait ensuite sans ménagement durant la crise de la zone euro, notamment vis-à-vis de la Grèce. Sans surprise, cette politique a été très nuisible pour l’économie européenne. 

Si les mesures de Gerhard Schröder n’avaient pas eu d’effets encore plus négatifs pour l’Allemagne et pour l’Europe au début des années 2000, c’était parce que les voisins de l’Allemagne menaient à l’époque une autre politique, leur permettant ainsi d’acheter les exportations allemandes. Si tout le monde en Europe mène en même temps des politiques de restriction de la demande intérieure analogues à celle mise en œuvre par Gerhard Schröder en Allemagne seule au début des années 2000, l’on aboutit sans surprise à ce à quoi on a assisté depuis 2008  : la stagnation prolongée de l’économie européenne et son décrochage par rapport à l’économie américaine. Et cette stagnation s’est doublée d’une pénétration accrue des capitaux chinois du fait de l’obligation faite aux États des pays d’Europe du Sud de vendre leurs « bijoux de famille » pour se désendetter.

La compression de la demande interne due aux réformes Schröder a indéniablement contribué à redresser la balance extérieure allemande — tout en plombant l’économie européenne. Mais ce sont en réalité d’autres facteurs qui expliquent le redressement des exportations allemandes. Depuis le début des années 2000, la demande chinoise pour les grosses berlines avait explosé sous l’effet de l’apparition d’une classe de nouveaux riches dans l’empire du Milieu en même temps qu’explosait également celle pour les machines, liée à l’industrialisation à marche forcée du pays. Il s’agit dans les deux cas de produits sur lesquels l’offre allemande disposait à l’époque d’un avantage compétitif indéniable.

De plus, l’industrie allemande avait en parallèle mis le grappin au cours des années 1990 sur les débris de celle de l’Est de l’Europe, profitant ainsi pleinement de l’élargissement de l’Union. Cela lui avait fourni des débouchés supplémentaires à ses propres exportations tout en lui permettant ainsi d’abaisser significativement ses coûts de production en développant la sous-traitance à l’Est. C’est grâce à cette politique qu’elle a notamment pu échapper aux effets délétères de la montée massive de l’euro vis-à-vis du dollar, passé de 0,9 dollars en 2000 à 1,6 dollars en 2008 — un quasi-doublement qui avait gravement impacté les industries française et italienne pendant la décennie 2000.

La compression de la demande interne due aux réformes Schröder a indéniablement contribué à redresser la balance extérieure allemande — tout en plombant l’économie européenne.

Guillaume Duval

Si l’Allemagne exporte beaucoup plus que la France — 2,1 fois plus en 2023 — elle importe aussi bien davantage — 1,8 fois plus la même année. Avant la chute du mur, le pays à bas coût où l’Allemagne s’approvisionnait en sous-traitance était précisément la France. Après la chute du mur, et surtout dans les années 2000, le relais a été passé à la Pologne, puis à la Tchéquie… Ce passage a divisé le coût du travail divisé par quatre et conduit à des coûts de production totaux en nette baisse indépendamment de ce qui se passait en Allemagne même. Moyennant quoi les exportations allemandes se sont envolées — leur poids rapporté au PIB allemand doublant quasiment entre les années 1990 et la fin de la décennie 2000 — et l’Allemagne s’est remise à dégager des excédents extérieurs supérieurs à 6 points de PIB à la fin des années 2000.

La crise financière de 2008 et la crise de la zone euro qui s’en est suivie, n’avait freiné cette dynamique que très temporairement.

Du fait de l’austérité que Wolfgang Schäuble, son ministre des finances, avait imposé alors aux pays de l’Europe du Sud en crise, l’Allemagne avait certes vu ses exportations vers le reste de l’Union reculer mais elle était parvenue à compenser ces pertes par une hausse de ses exportations hors-Union, principalement vers la Chine. Cette bonne santé industrielle et exportatrice maintenue dans la tempête européenne de 2008-2013 avait beaucoup renforcé l’arrogance des dirigeants allemands et leur intransigeance sur leurs fondamentaux ordo-libéraux et austéritaires, empêchant alors l’Union de mettre en œuvre les réformes qui s’imposaient suite à la crise de la zone euro.

Mais depuis la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, rien ne va plus. L’industrie allemande est apparue tout d’un coup comme un colosse aux pieds d’argile : la production industrielle recule très rapidement, de même que les exportations en dehors de l’Union, et il y a tout lieu de penser que ce n’est que le début d’un processus qui risque encore de s’accélérer.

L’industrie allemande est évidemment beaucoup plus solide que l’industrie française. Elle pèse deux fois plus dans son PIB qu’elle ne compte dans le PIB français. Mais elle produit quand même à peu près la même chose qu’il y a cent ans  : des automobiles, de la chimie et des machines-outils. Faute d’une politique industrielle européenne — à laquelle les dirigeants allemands s’étaient toujours très fermement opposés jusqu’ici — l’Allemagne a, comme la France et le reste de l’Europe, loupé le virage de la microélectronique, de la téléphonie mobile, des réseaux sociaux ou encore des géants de l’Internet… Si la Chine, la Corée, le Japon et les États-Unis se sont taillé la part du lion dans ces domaines aux dépens en particulier de l’Europe, c’est étroitement lié à des politiques industrielles publiques très actives — notamment par le biais de la politique de défense en ce qui concerne les États-Unis.

Aujourd’hui, la révolution technologique en cours dans l’automobile menace l’avenir d’un secteur qui est la clef de voûte de toute l’industrie allemande. La fin programmée des motorisations thermiques remet en cause en effet l’un des avantages compétitifs majeurs de l’industrie allemande fondée sur une excellence centenaire dans ce domaine tandis qu’une part essentielle de la valeur ajoutée des automobiles est transférée d’un côté vers les fabricants de batterie — domaine où l’Allemagne est aussi mal placée que le reste de l’Europe — et de l’autre vers les géants du logiciel et des data — secteurs où nos voisins sont tout aussi à la traîne que le reste de l’Europe.

L’industrie allemande est évidemment beaucoup plus solide que l’industrie française. Mais elle produit quand même à peu près la même chose qu’il y a cent ans : des automobiles, de la chimie et des machines-outils.

Guillaume Duval

Le modèle allemand se caractérise en particulier par la « codétermination », un système de relations sociales qui donne aux salariés et à leurs représentants des pouvoirs très étendus au sein des entreprises, à un niveau sans équivalent dans le monde capitaliste. Les conseils d’entreprise ne sont pas consultés pour avis comme en France, ils ont un réel pouvoir de veto sur la plupart des décisions managériales importantes à l’échelle des établissements et des entreprises. Dans les grandes entreprises, les représentants des salariés occupent la moitié des sièges au sein des conseils de surveillance à côté des représentants des actionnaires. Cette gouvernance très particulière a joué un rôle clef dans la résilience de l’industrie allemande. Contrairement à ce qui s’est passé en France, elle a freiné les velléités d’externalisation et de délocalisation des directions d’entreprise et permis des compromis pragmatiques ainsi qu’un engagement fort des salariés allemands au sein de leurs entreprises parce qu’ils se sentent écoutés et respectés. Mais si cette codétermination a été un atout pour l’industrie allemande en période d’innovation incrémentale, elle ne l’est plus vraiment face à des innovations de rupture qui nécessiteraient des changements massifs et rapides. Dans ce contexte, une telle gouvernance a plutôt tendance à devenir un frein par l’inertie qu’elle implique nécessairement. 

Pour ne rien arranger, depuis vingt-cinq ans, l’industrie allemande avait misé très gros sur la Chine tant pour l’automobile que pour les machines, ses deux principaux points forts. C’est ce marché qui lui avait permis en particulier de compenser les effets négatifs pour ses exportations de la stagnation prolongée de l’économie européenne résultant des politiques d’austérité imposées par le gouvernement allemand après la crise de 2008. Mais après avoir pu acquérir le savoir-faire grâce notamment aux industriels allemands, les industriels chinois se sont mis à les concurrencer — non seulement en Chine mais aussi dans le reste du monde — sur les automobiles comme sur les machines. La montée en puissance spectaculaire des acteurs chinois dans les véhicules électriques, très soutenus par l’État, entraîne un écroulement des parts de marché des constructeurs allemands en Chine même — qui était devenue de très loin le premier marché automobile au monde avant que ces voitures ne commencent à inonder le monde.

Last but not least, l’autre grand marché d’exportation de l’Allemagne, notamment dans le secteur de l’automobile, n’est autre que les États-Unis d’Amérique. Or avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les excédents européens et principalement allemands dans les échanges entre l’Union et les États-Unis vont être au cœur de tractations difficiles alors que la pression pour que l’Europe s’aligne sur la position dure de Washington vis-à-vis de la Chine va probablement s’accroître. L’industrie allemande risque donc fort d’être l’une des principales victimes de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis. Elle sera sans doute obligée de durcir le ton vis-à-vis de la Chine pour espérer calmer les ardeurs de Trump, au risque de perdre définitivement pied sur ce marché gigantesque tout en étant contrainte de délocaliser sa production aux États-Unis sous la pression des mesures protectionnistes américaines.

À cela sont venues s’ajouter les difficultés suscitées dans les secteurs à haute intensité énergétique — sidérurgie et chimie principalement — par la guerre d’agression russe contre l’Ukraine et la coupure des approvisionnements en énergie fossile comme le gaz en provenance de Russie. Cette coupure a entraîné une hausse importante du prix de l’énergie dans toute l’Europe et particulièrement en Allemagne. La forte dépendance du pays à l’égard des énergies fossiles russes est le résultat de l’Ostpolitik initiée par le chancelier SPD Willy Brandt dans les années 1970 et relancée par le chancelier SPD Gerhard Schröder au tournant des années 2000 avec la construction du gazoduc Nord Stream. Dans les deux cas, cette politique avait été poursuivie sans rupture par leurs successeurs chrétiens-démocrates Helmut Kohl et Angela Merkel.

La forte compétitivité de l’industrie allemande n’a jamais reposé sur des coûts bas.

Guillaume Duval

Cette dimension énergétique de la crise industrielle allemande est souvent mise en avant par le lobby nucléaire français, très critique de la politique énergétique allemande depuis que le pays a choisi de renoncer au nucléaire en 2002 puis d’accélérer cette sortie en 2011 à la suite de la catastrophe de Fukushima avec la fermeture des derniers réacteurs encore en service outre-Rhin en 2023. Cette difficulté supplémentaire — bien réelle — à laquelle est confrontée l’industrie allemande paraît cependant d’un ordre très secondaire par rapport aux problèmes structurels bien plus lourds évoqués précédemment. Si le bas coût de l’électricité provenant en France des réacteurs nucléaires anciens et amortis devait être un atout compétitif aussi décisif que l’affirme aujourd’hui le lobby pro-nucléaire français, l’industrie hexagonale ne devrait pas être dans un état aussi dégradé comparé à celle de ses voisins d’Outre-Rhin, y compris dans les secteurs les plus énergivores. Cela sans oublier que, pour l’avenir, le nucléaire neuf post-Tchernobyl et Fukushima coûte plus cher que le solaire ou l’éolien et ce même en tenant compte du besoin de stockage pour des sources intermittentes. En réalité, la forte compétitivité de l’industrie allemande n’a jamais reposé en premier lieu sur des coûts bas : l’Allemagne produit quasiment trois fois plus de voitures que la France bien que le coût du travail y soit 54 % plus élevé dans cette branche selon les données d’Eurostat.

En tout état de cause, le recul de l’industrie allemande depuis la pandémie de Covid-19 est impressionnant et il n’y a guère de raisons de penser que ce déclin pourrait ne pas se poursuivre — voire s’accélérer. On a déjà considéré à différentes occasions au cours des dernières décennies que l’industrie allemande était condamnée, notamment avec les difficultés rencontrées dans la foulée de la réunification. Mais elle a toujours su rebondir, faisant preuve d’une résilience impressionnante. Cette fois-ci, toutefois, l’on à déceler d’où pourrait provenir le rebond. 

Un dernier facteur aggravant de cette macro-crise est purement domestique : l’Allemagne a fait de l’austérité budgétaire permanente un élément central de son identité nationale. Cette politique fait l’objet d’un consensus extrêmement large au sein de la population et de la classe politique : qu’il s’agisse de l’AfD, des chrétiens-démocrates, des libéraux, des Verts ou des sociaux-démocrates, tous communient dans cette religion dont le grand-prêtre le plus connu sur la scène européenne au cours des dernières décennies a été Wolfgang Schaüble, l’ancien ministre des Finances allemand des gouvernements d’Angela Merkel.

Le point d’orgue de cette approche quasi-religieuse des finances publiques a été atteint en 2009 avec l’introduction dans la Constitution allemande d’un dispositif dit de Schuldenbremse : le frein à la dette. Celui-ci interdit aux États fédérés tout déficit, même conjoncturel, et limite à 0,35 % maximum le déficit structurel — hors effets de la conjoncture — de l’État fédéral. À l’époque, cette révision constitutionnelle avait été adoptée par le Parlement allemand à une majorité de plus de 60 % avec les voix à la fois du SPD et de la CDU.

Cette politique d’austérité permanente, imposée partout en Europe par le gouvernement allemand suite à la crise financière de 2008, a eu des effets très négatifs pour toute l’économie européenne. Elle porte une responsabilité majeure dans sa stagnation prolongée depuis quinze années. Mais cette approche a eu aussi à la longue des effets négatifs massifs pour l’économie allemande elle-même. Elle a certes permis de réduire le ratio d’endettement public du pays de 80 % du PIB en 2009 à 63 % en 2023 malgré la pandémie de Covid-19. Mais, parallèlement, elle a empêché le pays d’investir et de moderniser ses infrastructures. L’Allemagne est le seul pays de toute l’OCDE où l’investissement public net cumulé — une fois l’usure des équipements existants prise en compte — a été quasiment nul depuis vingt-cinq ans. Cette politique a empêché en particulier les pouvoirs publics de pouvoir profiter des conditions extrêmement favorables qu’ils pouvaient obtenir sur les marchés financiers quand les taux d’intérêt sur la dette allemande étaient quasi nuls, voire négatifs à certaines périodes. Le résultat est un réseau ferroviaire totalement délabré engendrant une désorganisation permanente du trafic — devenue proverbiale dans toute l’Europe —, des infrastructures routières en déshérence avec de nombreux ponts qui menacent de s’effondrer, une couverture mobile et haut débit parmi les plus déficientes d’Europe, des difficultés majeures pour la transition énergétique…

Le caractère contreproductif et impraticable de la Schuldenbremse est désormais assez largement admis en Allemagne. Mais s’agissant d’une disposition constitutionnelle, son abrogation est très difficile dans le contexte de fractionnement croissant du paysage politique décrit précédemment  : il faudrait en effet un vote du Bundestag à plus de 60 %. Pour contourner l’obstacle, le gouvernement allemand a pris l’habitude de créer des fonds extrabudgétaires dont l’endettement n’est pas pris en compte dans les 0,35 % du PIB. C’est ce qui a été mis en place pour faire face à la pandémie de Covid-19 notamment et c’est aussi ce qu’Olaf Scholz a fait lorsqu’il avait annoncé une Zeitenwende, un changement d’époque, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, annonçant un investissement de 100 milliards d’euros dans le réarmement de l’Allemagne. C’est ce qui a été fait également pour aider à financer la transition énergétique. Et c’est précisément cette pratique qui se trouve au cœur de la crise politique actuelle. 

En novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a déclenché un séisme politique dont les répliques se font sentir jusqu’à aujourd’hui.

Elle avait alors annulé une décision du gouvernement allemand voulant transférer 60 milliards d’euros restants dans un fonds extrabudgétaire créé pour faire face à la pandémie de Covid-19 vers un autre destiné à financer la lutte contre le changement climatique. La Cour avait estimé que cette pratique peu orthodoxe violait les règles budgétaires allemandes. 

Ce sont les mesures d’austérité supplémentaires indispensables pour respecter cet arrêt qui ont provoqué l’éclatement de la coalition tripartite du SPD, des libéraux et des Verts.

De manière paradoxale, Friedrich Merz, leader de la CDU, le parti qui avait introduit cette disposition dans la Constitution allemande et qui devrait l’emporter lors des prochaines élections, a envoyé des signaux pour indiquer qu’il était prêt à remettre en cause la Schuldenbremse. Une telle remise en cause serait en effet plus facile pour la droite que pour la gauche, toujours soupçonnée a priori de laxisme budgétaire. Cela n’en reste pas moins cependant une perspective lointaine et très incertaine.

Quelles conséquences pour l’Union ?

Compte tenu du poids démographique et économique de l’Allemagne et de sa position désormais centrale au cœur d’une Union élargie à l’Est, cette crise profonde du « modèle allemand » a déjà et aura probablement encore plus dans le futur de profondes conséquences pour la construction européenne. Si elles ne sont pas encore toutes claires à ce stade encore préliminaire de la maladie, on peut déjà identifier quelques tendances. 

Les profondes difficultés rencontrées par l’Allemagne avec sa Schuldenbremse et ses infrastructures défaillantes devraient amener les autorités allemandes à assouplir leurs positions au sujet de l’austérité budgétaire généralisée en Europe et de l’émission de dette commune pour financer les biens communs européens. 

Un mouvement en ce sens avait déjà été perceptible en 2020 avec la pandémie. Bien qu’elle ne l’ait jamais admis publiquement, Angela Merkel avait sans doute compris à ce moment-là à quel point la politique d’austérité imposée par les autorités allemandes après la crise de 2008 avait été contre-productive. C’est pourquoi elle avait été motrice pour promouvoir l’émission d’une dette commune de 750 milliards d’euros afin de faire face aux conséquences de la pandémie tout en accélérant les transitions vertes et numériques.

Ce que le gouvernement allemand s’apprête à faire, c’est plutôt de profiter de la relativement bonne position du pays en termes d’endettement public pour investir davantage en Allemagne afin de soutenir l’industrie allemande — comme il l’a fait déjà massivement durant la pandémie de Covid-19. 

Guillaume Duval

Malheureusement, par la suite, le gouvernement d’Olaf Scholz sous la pression notamment des libéraux allemands qui détenaient le ministère des Finances — et les clefs de la coalition — était revenu à des positions plus orthodoxes, empêchant une nouvelle émission de dette commune pour faire face aux conséquences de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Il avait aussi contribué activement à empêcher la réforme du pacte de stabilité budgétaire décidée en 2022 de modifier substantiellement les règles du jeu budgétaire européen. On peut peut-être espérer que les conservateurs de la CDU, s’ils reviennent au pouvoir comme on peut s’y attendre, adoptent enfin une attitude plus pragmatique et proactive sur ces sujets — même s’ils ne font bien entendu pas campagne sur de telles idées.

De même, les profondes difficultés industrielles de l’Allemagne ont déjà conduit les autorités du pays à mettre de l’eau dans leur vin au sujet de leur opposition véhémente jusque-là contre toute forme de politique industrielle européenne. Le gouvernement allemand a soutenu activement les mesures prises récemment en matière d’examen des investissements étrangers, de lutte contre le dumping et les subventions excessives ou encore de surveillance des exportations à usage dual. 

Mais l’Allemagne pourra-t-elle aller plus loin — notamment en soutenant la mise en œuvre de moyens publics importants à l’échelle de l’Union pour rattraper le retard technologique européen et doper les investissements comme le réclame le rapport Draghi  ? On peut en douter. Ce que le gouvernement allemand s’apprête à faire, c’est plutôt de profiter de la relativement bonne position du pays en termes d’endettement public pour investir davantage en Allemagne afin de soutenir l’industrie allemande — comme il l’a fait déjà massivement durant la pandémie de Covid-19. 

Rien n’indique en revanche qu’il pourrait envisager un effort de ce type à l’échelle européenne — y compris d’ailleurs sur le plan de l’industrie de défense, un domaine où les acteurs allemands ont plutôt régulièrement saboté tous les projets de coopération internationale engagés au cours des dernières années, notamment avec la France. En bref, une politique industrielle nettement plus active sera enclenchée — mais d’abord en Allemagne et au profit des acteurs allemands. 

En matière de politique étrangère, la déstabilisation de la société allemande sous l’impact d’un afflux significatif de migrants au cours des deux dernières décennies a déjà fait basculer les autorités allemandes dans le camp des partisans d’une « Europe forteresse ». Ce virage est illustré par la politique très agressive désormais promue dans ce domaine par Ursula von der Leyen à l’échelle de l’Union en coordination étroite avec le gouvernement d’extrême-droite italien de Giorgia Meloni. Cette politique anti-migrants se combine au soutien inconditionnel apporté par l’Allemagne au gouvernement israélien de Netanyahou après le 7 octobre — y compris sur le plan militaire puisque l’Allemagne fournit 30 % des armements importés par Israël. Cette combinaison explosive fait désormais de ce pays l’un des principaux pays responsables — même s’il est loin d’être le seul — de la rupture croissante entre l’Union et un certain nombre de ses partenaires dans le reste du monde. Cet isolement croissant constitue pourtant l’une des menaces les plus graves qui pèse sur son avenir, comme on a déjà pu le constater dans le Sahel au cours des derniers mois ou encore lors du sommet des BRICS réunis à Kazan en Russie en octobre dernier. Il n’y a malheureusement guère de raison de penser que le retour au pouvoir de la CDU puisse permettre d’impulser à l’avenir une politique moins contre-productive à l’égard des Suds — au contraire. 

En matière de défense, la première présidence Trump puis la guerre d’agression russe contre l’Ukraine ont fait sortir l’Allemagne d’une longue torpeur où l’avait plongée le couple improbable formé par un mouvement pacifiste très puissant et un atlantisme à toute épreuve qui avait délégué toute la défense du pays à Washington. C’est ce qui a déclenché le fameux changement d’époque, annoncé par Olaf Scholz en février 2022 accompagné d’un effort important de réarmement à hauteur de 100 milliards d’euros. 

Bien que la mise en œuvre de cette Zeitenwende ait été assez lente jusqu’ici — notamment à cause de l’austérité budgétaire — il y a tout lieu de penser que cet effort va se poursuivre. Ce changement de pied sera-t-il favorable à l’émergence d’une politique de défense réellement commune  ? Cela reste à voir, pour l’instant les autorités allemandes n’ont envoyé aucuns signaux significatifs en ce sens. La plupart des projets de coopération en matière de matériel militaire sont au point mort et quand l’Allemagne a proposé de construire un bouclier antimissile européen, elle l’a fait en excluant la France et l’Italie qui avaient pourtant développé ensemble des systèmes qui y auraient eu toute leur place. 

Par ailleurs, face à la Russie comme vis-à-vis de la Chine, les mouvements pacifistes comme les lobbies industriels qui défendent la politique mercantiliste traditionnelle continuent de peser de tout leur poids sur les choix allemands. Bien que les partisans de Friedrich Merz affichent a priori une attitude plus ferme sur ce terrain que celle du chancelier Olaf Scholz, la société allemande est et restera durablement un maillon faible en Europe quand il s’agit d’affronter l’impérialisme de Vladimir Poutine. Les forces politiques qui ont le vent en poupe outre-Rhin, l’AfD à l’extrême droite et BSW à gauche, sont en effet les plus hostiles au soutien à l’Ukraine.

L’Allemagne sera également en première ligne pour faire face à Donald Trump et à sa politique ouvertement anti-européenne compte tenu des excédents allemands dans le commerce avec les États Unis. L’Allemagne est-elle mûre désormais pour tenir la dragée haute à Trump et rendre coup pour coup — quitte à ce que l’Europe soit amenée à couper le cordon et à devoir compter avant tout sur ses propres forces à l’avenir, y compris sur le plan de sa défense ? C’est l’une des principales inconnues de la période qui s’ouvre.

Ce n’est pas totalement exclu cependant.

En 2002, le Chancelier Gerhard Schröder, à la tête d’une Allemagne qui avait repris confiance en elle, avait fait un geste qui semblait quasiment impensable à l’époque pour un chancelier allemand : il s’était associé à la France de Jacques Chirac pour s’opposer à l’intervention américaine en Irak. Cette fois, c’est la droite allemande, réputée beaucoup plus atlantiste encore que le SPD, qui va devoir assumer cette confrontation — Friedrich Merz à la tête du pays, Ursula von der Leyen à la tête de la Commission et Manfred Weber, leader du PPE au Parlement européen. De manière contre-intuitive toutefois, il pourrait être plus facile de rompre avec les États-Unis pour des dirigeants allemands de droite que pour des dirigeants de gauche — toujours soupçonnés d’antiaméricanisme a priori.

La société allemande est et restera durablement un maillon faible en Europe quand il s’agit d’affronter l’impérialisme de Vladimir Poutine.

Guillaume Duval

Croisade pour l’austérité budgétaire, refus de toute politique industrielle, pacifisme et atlantisme étroitement mêlés… les crises allemandes obligent le pays à remettre en cause des dogmes jusque-là intangibles qui ont été très dommageables pour la construction européenne. Il n’est pas sûr cependant que ces remises en cause suffisent à faire que l’Allemagne redevienne une force motrice pour l’intégration continentale. D’autant plus qu’elles renforcent également d’autres convictions outre-Rhin — notamment contre l’immigration et en faveur d’une « Europe forteresse », qui comportent elles aussi des risques immenses pour le futur de la construction européenne.

Surtout, cette crise multiforme du « modèle allemand », en déstabilisant profondément sa société et son économie, incite sans doute davantage les Allemands à rechercher en priorité des solutions à l’échelle nationale plutôt qu’elle ne les pousse à jouer le rôle que le leadership allemand exigerait en Europe afin de faire progresser l’intégration au rythme accéléré qu’impose désormais à la fois un environnement géopolitique devenu beaucoup plus dangereux et des défis globaux — notamment écologiques — auxquels nous ne pouvons espérer faire face qu’ensemble.