Document inédit jusqu’à aujourd’hui, la note de David Galula à William Bullitt — que vous retrouverez à ce lien, à lire en miroir de l’étude de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein — est une nouvelle pièce dans notre format Archives et Discours. Le Grand Continent est une rédaction indépendante : si vous nous lisez et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue
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Il arrive parfois à l’historien, plongé dans des archives, d’y faire des trouvailles imprévues. Ce fut mon cas lorsque, travaillant à la Yale Sterling Library dans les archives de William C. Bullitt, où j’avais découvert le manuscrit inédit que le diplomate américain avait co-écrit avec Sigmund Freud sur le Président Woodrow Wilson 1, je tombai sur une impressionnante note de David Galula (1919-1967) adressée en 1950 à Bullitt 2. Je contactais Jérémy Rubenstein, auteur de l’excellent ouvrage Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de « guerre révolutionnaire », (La Découverte, 2022) pour l’introduire avec moi et nous la publions ici avec la lettre de Galula à Bullitt qui l’accompagne.
Ces deux courts documents apparaissent comme les chaînons manquants permettant d’éclairer le parcours étonnant et énigmatique d’un ancien militaire français, auteur de deux ouvrages écrits en anglais 3, mais méconnu en France jusqu’à la guerre en Irak 4.
Un parcours hors normes
Né le 10 janvier 1919 à Sfax, dans une famille juive d’origine algérienne, il entre à l’académie militaire de Saint-Cyr, dont il sort avec la promotion 1939-1940 et opte pour l’infanterie coloniale. Radié des cadres de l’armée en vertu de l’application du statut des Juifs de Vichy, il rejoint Tanger comme officier de renseignements puis les armées alliées suite au débarquement de novembre 1942 en Afrique du Nord. Affecté à la Première armée du général De Lattre, il se distingue surtout dans la conquête de l’île d’Elbe en juin 1944 5. Il participe aux combats en Provence, en Alsace et en Allemagne. Il sert alors sous les ordres directs de Jacques Guillermaz, spécialiste de la Chine qui lui ouvre les portes de missions en Asie. Après deux mois à Calcutta, il rejoint la mission militaire française en Chine. Durant ce séjour, il est capturé deux fois par l’armée communiste, ce qui lui permet de converser avec des officiers ennemis et observer leur organisation. Il se marie peu après avec une citoyenne étatsunienne. En 1949, il est nommé comme observateur de l’UNSCOB 6 en Grèce, où il assiste à la défaite d’une insurrection communiste. C’est depuis ce poste à Salonique qu’il écrit la note que nous publions. De retour en Asie, il est affecté à Hong Kong, où il observe les conflits en cours en Indochine, en Malaisie et aux Philippines. En 1956, il demande une affectation sur le terrain en Algérie, ce qui lui est accordé, en Kabylie à cinq kilomètres de Tizi-Ouzou. Dès novembre 1956, il écrit des « Observations sur la pacification en grande Kabylie », à destination du Général Salan et du Haut commandement en Algérie 7. Un mois et demi après l’arrivée de de Gaulle à Matignon, le 22 juillet 1958, Galula est appelé à rejoindre le staff militaire de de Gaulle, plus exactement la branche d’action psychologique et d’information de la Défense nationale 8. À partir de 1960, Galula passe de plus en plus de temps aux États-Unis, où, dans le contexte de l’engagement croissant au Vietnam, l’intérêt pour les théories de la contre-insurrection grandit. Sur la suggestion du général William Westmorland, Galula est recruté comme chercheur associé au Centre for International Affairs d’Harvard, de mars 1962 à novembre 1963, période durant laquelle il se lie avec Henry Kissinger. En avril 1962, il participe à un important symposium de la RAND Corporation qui réunit durant quatre jours à Arlington (Virginie), les meilleurs spécialistes étatsuniens de la contre-insurrection, notamment le général Lansdale que Galula avait connu aux Philippines. Durant la même période, il rédige ses deux ouvrages de référence en anglais. À la fin de son contrat à Harvard, Galula se porte candidat pour un poste à Mobil Oil, mais refuse, pour l’obtenir, de renoncer à la nationalité française. Il retourne en France en 1963 pour travailler chez Thomson Houston. Il publie en 1965 un roman Les Moustaches du Tigre (Flammarion), prend un emploi à l’OTAN à Londres en 1966, et décède à Paris le 11 mai 1967.
La contre-insurrection
À l’encontre des opérations militaires classiques qui opposent des forces armées et visent la conquête de territoires, une guerre insurrectionnelle cherche à gagner un objectif de nature différente : la population 9. La contre-insurrection a donc aussi la particularité de considérer la population comme à la fois l’arme principale et l’objectif de la guerre. Elle consiste en une vaste et souvent brutale opération d’ingénierie sociale visant à mobiliser et transformer la société afin que les éléments subversifs, ou révolutionnaires, ne puissent plus y prospérer et en soient isolés. Apparue de manière quelque peu empirique au sein des armées des puissances coloniales, britannique et française, pour y défaire les organisations indépendantistes, la contre-insurrection est progressivement théorisée dans les années 1950. Pour « tenir » la population, elle prône de nombreuses techniques : programmes de développement éducatifs, économiques et sociaux, mais aussi déplacements et regroupements de population, créations d’organisations « loyalistes », retournement de militants, propagandes et manipulations, et une gamme très variée de violences. Il s’agit de déployer séduction et terreur avec, dans la pratique, un net penchant pour la seconde 10.
Sa devise — « conquérir les cœurs et les esprits » — est généralement attribuée à Gerald Templer (1898-1979), nommé par Churchill en 1952 haut-commissaire britannique à la tête de la répression de l’insurrection en Malaisie menée par le Parti communiste malais. Côté français, la guerre d’Indochine constitue le terrain sur lequel des officiers testent des pratiques menant à des théories de la contre-insurrection (paradoxalement appelée « guerre révolutionnaire » ou « doctrine de guerre révolutionnaire »). Ainsi, le colonel Charles Lacheroy (1906-2005), en poste en Cochinchine en 1951, peut être considéré comme le père fondateur de « l’École française » — selon l’expression de Marie-Monique Robin 11 — à laquelle Galula se rattache. À partir de la guerre d’Algérie — et la moins connue mais simultanée guerre au Cameroun — qui en fixe les grandes arêtes, la contre-insurrection prolifère dans le monde comme méthode privilégiée pour mener la guerre au communisme — avec toutes les ambiguïtés de l’expression et l’extension qui peut en être faite. Elle sera employée comme stratégie d’ensemble dans des opérations emblématiques des États-Unis au Vietnam, ainsi que dans de nombreux autres pays en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Elle est alors appliquée soit directement par une puissance intervenante soit, le plus souvent, indirectement par les forces répressives locales plus ou moins encadrées par des experts en contre-insurrection — d’abord français ou britanniques, puis étatsuniens et autres. La contre-insurrection utilise centralement la guerre psychologique, c’est-à-dire notamment la propagande et des manipulations de toutes sortes. Or celle-ci s’accompagne très souvent d’une forte politisation des militaires qui l’exercent, si bien que la contre-insurrection est généralement jugée responsable des nombreux coups d’État qui prolifèrent dans son sillage. En outre, elle laisse le champ ouvert à de nombreux crimes de guerre, notamment l’usage de la torture et les déplacements forcées de population. Dans ces conditions, c’est peu dire qu’elle avait mauvaise presse — quand elle n’avait pas été soigneusement effacée des mémoires — avant d’être ressuscitée à l’occasion de la guerre en Irak.
Cette réhabilitation s’est faite à travers un auteur français alors peu connu : David Galula. Sous l’impulsion du général David Petraeus (1952-), chef des armées américaines en Irak et Afghanistan puis directeur de la CIA, Galula a été érigé dans les années 2000 en « Clausewitz de la contre-insurrection » 12 et a été l’objet de plusieurs ouvrages et articles biographiques. Surtout, Petraeus en fait la référence principale à la nouvelle doctrine de contre-insurrection étatsunienne exposée dans le manuel dont il supervise la rédaction 13. C’est dans le sillage de ce succès posthume outre-Atlantique, que ses principaux ouvrages ont été traduit et publié en français, Contre-insurrection : théorie et pratique en 2008 (Economica) puis Pacification en Algérie 1956-1958 en 2016 (Les Belles Lettres).
Parmi les tenants de la guerre psychologique, Galula est assez pragmatique, dans la lignée de Lyautey qui disait « il n’y pas de méthode… il y en a dix, il y en a vingt, ou plutôt si, il y a une méthode qui a nom souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, aux circonstances » 14. Galula est ainsi partisan d’une sorte de « syncrétisme stratégique » 15. Il insiste néanmoins sur la capacité d’encadrement, de protection ou de coercition. Autrement dit, pour lui, des mesures favorisant un développement économique et un bien-être social, accompagnées d’une forte propagande, peuvent avoir des effets qu’une fois que la population soit déjà convaincue qu’elle se range du côté du plus fort — ou futur gagnant — des belligérants. Il en découle qu’il préconisera un fort déploiement militaire initial, afin d’encadrer — pour ne pas dire terroriser — la population, à la suite de quoi il sera possible d’en traquer les éléments subversifs avec l’accord plus ou moins tacite de la population. La propagande et le ralliement de la population, sur une proposition relativement indifférente ou adaptable à l’envi, ne se concrétise qu’après cette phase d’affirmation de la puissance, selon son manuel de 1964.
Galula est donc désormais célèbre comme auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel mais sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue. Le mémoire inédit que nous publions aujourd’hui, daté de janvier 1950, révèle pourtant une surprenante acuité dans ce domaine. En outre, le destinataire de ce document, William Bullitt, permet de mieux comprendre le fil directeur d’un parcours personnel très particulier. En effet, entre ses différents postes d’observation et ses terrains d’action, Galula s’est forgé un réseau d’interlocuteurs en France et aux États-Unis qui accentue encore sa singularité parmi les officiers français de sa génération. Cette étonnante trajectoire se déploie dans le double contexte des mouvements de lutte pour l’indépendance et de la montée du communisme, qu’il a touché de près à travers l’observation des guerres civiles en Chine et en Grèce, puis sa participation à la guerre coloniale française en Algérie.
Une rencontre décisive avec William Bullitt ?
D’où vient l’appétence de Galula pour la guerre psychologique ? Il y a incontestablement un effet de génération, liée à la Seconde Guerre mondiale et les différentes influences — allemande, britannique et étatsunienne — en ce domaine sur les officiers de l’armée française. Plus directement, peut-être que William Bullitt n’est pas étranger à cet engouement. En effet, l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou (1933- 1936) puis à Paris (1936 et 1940), rejoint De Gaulle en mai 1944 à Alger. Ce dernier l’affecte à l’état-major de la Première Armée auprès du général de De Lattre. Bullitt y crée et dirige une division de guerre psychologique 16. Durant la campagne qui mène la Première Armée de Toulon à Francfort, Galula rencontre Bullitt dont les activités ne peuvent qu’intriguer le jeune officier.
Après 1945, Bullitt reste en contact avec De Lattre, un général particulièrement attentif aux usages de l’image et de la propagande, pour qui « les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître » 17.
En 1946, il publie The Great Globe Itself, dont la traduction française, lue et approuvée par De Lattre, paraît en 1948 sous le titre Le Destin du monde aux Éditions Self. Pour Bullitt, le problème essentiel posé par la Seconde Guerre mondiale tenait à ce que les démocraties — les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France — avaient dû s’allier à un État totalitaire communiste pour abattre un État totalitaire fasciste. Cette alliance n’avait pas modéré les ambitions de l’URSS qui, hostile par nature à la démocratie, ne rêvait que de conquête mondiale. L’Amérique était entrée en guerre pour empêcher que l’Allemagne ne domine l’Europe et le Japon la Chine. Le conflit achevé, l’Europe comme la Chine menaçaient de tomber sous la coupe soviétique.
Bullitt devient le porte-parole et l’un des organisateurs d’un réseau de dirigeants politiques et de militaires dédié à la lutte anticommuniste. Dès 1947, De Lattre encourage Bullitt à se rendre en Indochine appelé à devenir, il le pressentait, l’une des nouvelles lignes de front de la Guerre froide. Après quelques semaines sur place, Bullitt conclut que le ralliement à Ho Chi Minh de « millions d’Annamites » tenait moins à l’attrait du communisme qu’à son combat pour l’indépendance nationale. Afin que « le joug de Staline ne remplace celui de la France », Bullitt conseillait à celle-ci de coopérer avec les nationalistes vietnamiens, laissant entendre qu’une aide des États-Unis accompagnerait cette alliance. Tout à cette voie nationaliste, Bullitt se rend à Hong-Kong afin d’y rencontrer l’ancien empereur Bao-Daï qu’il espère voir à la tête du prochain état vietnamien. Puis Bullitt revient en France en octobre 1947 pour plaider la « solution Bao-Daï » auprès de son ami le président Vincent Auriol. Il lui fait miroiter l’aide de Washington si Paris parvenait à enfoncer un coin entre le Viêt-Minh et les nationalistes. Tout comme Bao-Daï, les Français croient à tort que Bullitt représente la position officielle des États-Unis. Or Bullitt est alors moins la voix officielle de son gouvernement que le point central d’un réseau qui tâche de peser sur les décisions des gouvernements étatsunien et français. Face à Auriol, il est moins un envoyé de Washington que l’émissaire de personnalités françaises, dont le général de Lattre, qui essayent de faire triompher leurs vues sur l’Indochine.
De Lattre est finalement nommé, en décembre 1950, à la fois chef des armées et haut-commissaire en Indochine. Depuis ce double pouvoir intégré — civil et militaire — il déploie une stratégie avec un arsenal de guerre psychologique qui se modernise rapidement sous son impulsion. Notamment, la plupart des bataillons sont désormais munis d’un photographe, ce qui permet au service de propagande de l’armée française de produire — et contrôler — toutes les images sur la guerre d’Indochine qui font les couvertures des magazines en Occident. Lors de sa visite aux États-Unis en septembre 1951, De Lattre peut encore compter sur l’aide de Bullitt pour peser sur l’administration américaine, afin d’obtenir une aide en armement. Ce séjour du général De Lattre aux États-Unis illustre bien l’opération consistant à faire passer la guerre coloniale française en un front de la guerre mondiale contre le communisme. Il y déploya l’argument selon lequel « la guerre en Indochine n’est pas une guerre coloniale, c’est une guerre contre le colonialisme rouge. Comme en Corée, c’est une guerre contre la dictature communiste » 18 qui convainc en partie les autorités étatsuniennes.
Dès lors que tout soulèvement anticolonial est considéré comme diligenté par Moscou, les méthodes de la contre insurrection pour y faire face apparaissent comme les instruments idoines pour mener la guerre à la puissance soviétique et son expansion à travers le monde. Elle est donc bientôt promue comme l’alternative à la guerre frontale, notamment nucléaire.
Pour Bullitt cependant, c’est une question de temps pour que les cellules communistes, implantées dans les démocraties excessivement tolérantes, passent à l’offensive. Tôt ou tard, elles attaqueraient. Dans cette perspective, il est indispensable de se tenir prêt à les affronter. Pour ce faire, il pense à une stratégie de guérilla, réflexion alimentée par un réseau de stratèges militaires et d’hommes politiques aux États-Unis et dans le monde. Parmi les Français de ce réseau informel se trouve le général Guillain de Bénouville, que Bullitt avait rencontré à Alger en 1943. Bénouville est chargé des thèmes des affaires étrangères et de la défense au sein du RPF, le parti fondé par de Gaulle en 1947. Au milieu de l’année 1948, après un entretien avec Bullitt, il rédige un rapport de quarante pages, sur la prévention et la capacité de réaction face à une agression soviétique, intitulé « L’Europe doit être défendue ». Le général de Bénouville écrit à Bullitt : « Nous ne sommes pas très nombreux à connaître la forme nouvelle des combats, qui, si la guerre avait lieu, nous serait imposée par la stratégie russe, je veux dire par la stratégie révolutionnaire de l’agression interne combinée avec la stratégie normale des armées aéroportées » 19. Bénouville propose d’organiser un réseau de combattants de l’intérieur sur le modèle des réseaux de résistance, qui disposerait de grandes forces militaires motorisées et blindées, assistées d’organisation d’autodéfense 20. « Si cette organisation avait existé même à titre embryonnaire, jamais la Russie n’aurait pu réussir le coup de Prague » assène-t-il. Et de prôner la mise en place immédiate de ces structures prêtes à la guerre contre-révolutionnaire 21.
Ainsi se dessine un réseau, un groupe de personnalités à la croisée du monde civil et militaire, composés d’officiers, de diplomates, d’universitaires et de journalistes. Ce groupe réfléchit à une géostratégie qui combine l’affrontement global contre le communisme soviétique avec des conflits locaux axés sur la guerre révolutionnaire. Le document que nous publions montre l’une de ces personnes à l’œuvre — qui se révèle d’une rare perspicacité. Nul doute qu’à la suite de sa lecture, Bullitt, au cœur de ce réseau, partage sinon le texte au moins sa teneur avec nombre de ses membres, à la fois en France — notamment Bénouville et De Lattre — et aux États-Unis. Parmi les influentes personnalités de ce réseau se trouve le fondateur des magazines Time et Life, Henry Luce qui, au nom de la lutte contre le communisme a financé les voyages de Bullitt en Indochine et en Chine. Il compte aussi avec des dirigeants politiques, tels que James Forrestal, secrétaire à la Défense de Truman (1948-1949) ou Robert A. Lovett, secrétaire-adjoint, ainsi que des officiers de haut-rang qui considéraient la politique de Truman puis d’Eisenhower trop « molle » 22. C’est ce réseau, assez informel et puissant, auquel Galula accède à travers Bullitt. La qualité de son analyse lui ouvre alors certainement plus largement les portes d’une communauté de spécialistes étatsuniens de la défense soudée par la guerre froide.
Une vision géostratégique prémonitoire imprégnée de guerre psychologique
En janvier 1950, soit trois mois après la proclamation de la République Populaire de Chine et quelques semaines avant le pacte sino-soviétique d’assistance mutuelle, incluant des clauses militaires, signé le 14 février 1950, Galula semble discerner une attitude russe à même de lui aliéner à terme les dirigeants chinois (p.4). L’analyse géostratégique surprend par sa pertinence prémonitoire, très étonnante de la part d’un observateur étranger, dont le séjour à Pékin est antérieur (1945-1949) à la prise du pouvoir du Parti communiste chinois.
Quelques semaines seulement après la victoire communiste en Chine, et la signature d’un pacte sino-soviétique loin d’être resté lettre morte, avec des applications très concrètes dès l’été, tant en Corée — où la guerre commence le 25 juin — qu’auprès du Vietminh en guerre contre la France en Indochine, établir déjà le diagnostic d’une mésentente entre les deux puissances communistes est pour le moins osé. Quatre ans plus tard, lorsque Galula a l’occasion de réitérer son analyse, son ex-mentor et supérieur militaire français Jacques Guillermaz (1911-1998), sinologue reconnu, est d’ailleurs sceptique sur les conclusions de son disciple :
« Je pense qu’il est un peu imprudent de conclure comme vous l’avez fait, sur la base d’une seule phrase, qu’il y aura des querelles sérieuses entre Moscou et Pékin. Je crois, comme vous, que les Chinois vont de plus en plus chercher à s’affirmer, à tirer des avantages de leur alliance. Mais en présentant les choses comme vous l’avez fait, la perspective de tensions conduira inévitablement ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités à sauter sur vos conclusions, en les extrapolant plus loin que vous ne l’auriez jamais voulu. » 23
Il est probable que quand Galula rejoint Harvard en 1962 et y rencontre Henry Kissinger, son analyse rencontre alors une oreille attentive. Les deux hommes se lient d’amitié, se côtoient et ne parlent alors que de politique et de relations internationales. C’était « des âmes sœurs quant à leur vision et la manière dont la politique étrangère américaine devrait être exercée » selon Ruth Galula 24. Les couples Kissinger et Galula dinaient régulièrement ensemble et l’un des fils Kissinger devient camarade de jeu du fils Galula. Quelques semaines avant sa mort aussi, en 1967, une reconnaissance de poids vient établir le caractère visionnaire du diagnostic de Galula, par la plume de l’universitaire et journaliste états-unien Doak Barnett (1921-1999) qui lui écrit :
« Je me souviens également que vous étiez l’une des rares personnes convaincues qu’il existait des tensions et des problèmes importants sous la surface, au sein de l’establishment militaire [de la Chine] ainsi que dans d’autres secteurs du système politique. Les développements ultérieurs ont certainement confirmé vos jugements de l’époque, si je me souviens bien. » 25
Doak Barnett rappelle à Galula, qu’il a fréquenté à Hong-Kong en 1952 où tous deux travaillaient pour leurs ambassades respectives 26, son analyse prémonitoire sur la rupture sino-soviétique. Barnett est en passe de jouer un rôle clef, en tant que conseiller de Nixon, dans le rapprochement des États-Unis avec la Chine.
Des moyens d’action qui échouent
Pour « insérer un coin entre la Chine et la Russie » (p.3), pour « empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte » (p.1) face au danger mortel d’un bloc soviétique qui, avec la Chine, s’étende à toute l’Asie, Galula présente non seulement une analyse de la situation mais aussi des moyens pour abattre ou affaiblir l’ennemi. Il préconise essentiellement un blocus économique parce que, estime-t-il, la coalition occidentale est en mesure de le réaliser mais surtout parce qu’il y voit un moyen d’« irriter le peuple chinois » (p.5) en priorité « contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise ». Une tactique de guerre psychologique qui aurait probablement échoué, renforçant en Chine l’hostilité à l’Occident.
Dans sa note brillante et dans la lettre qui l’accompagnent, c’est l’analyse géopolitique de Galula qui fut prémonitoire — ce sont les ressorts profonds du nationalisme et du patriotisme qui amèneront la Chine communiste à se détacher de l’Union soviétique. Galula aura finalement été autant un penseur stratégique qu’un passeur militaire.
Sources
- Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’état, Paris, Grasset, 2022.
- Capitaine D. Galula, Salonique, le 26 janvier 1950. Lettre de David Galula à William Bullitt, 28 avril 1950, William C. Bullitt Papers, Collection n°112, Manuscripts and Archives, Yale University Library (ci- après Bullitt Papers), Boîte 31, chemise 693.
- Pacification in Algeria, 1956–1958. RAND Corporation, 1963 ; Counterinsurgency Warfare : Theory and Practice. Wesport, Connecticut : Praeger Security International, 1964.
- Cf. Ann Marlowe, “David Galula : his life and intellectual context, Strategic Studies Institute, US Army War College, 2010.
- Pour ce paragraphe monographique cf. Élie Tenenbaum, « David Galula et la contre-insurrection, penseur militaire ou passeur stratégique ? », Jean Baechler éd., Penseurs de la stratégie. Hermann, 2014, pp. 239-253.
- Pour United Nations Special Committee on the Balkans. Ce comité a été créé par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1947.
- Publiée dans Contacts, avril 1967.
- Emmanuel Blanchard et Neil MacMaster, “David Galula and Maurice Papon : A watershed in COIN strategy in de Gaulle ’ s Paris”, in Decolonization and Conflict : Colonial Comparisons and Legacies, Martin Thomas and Gareth Curless Ed., Bloomberry, London, 2017, pp. 213-228. Tenenbaum, 245-248.
- Edouard Joly, « Du terrorisme à la guerre civile ? Notes sur David Galula et sa pensée de la contre-insurrection », in Le Philosophoire, 2017/2 (N°48) p. 194.
- Voir Jérémy Rubenstein, idem.
- Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, 2004.
- L’expression aurait été initialement forgée, de manière ironique ou auto-dérisoire, par Galula lui-même, voir A. A. Cohen, Galula : the life and writings of the French officer who defined the art of counterinsurgency, Praeger, 2012. Elle est reprise par David Petraeus sans qu’on n’y décèle la moindre ironie.
- Field Manual No. 3-24, 15 décembre 2006.
- Hubert Lyautey, Lettres du Tonkin et de Madagascar, Armand Colin, 1921, 2eme éd., p. 467.
- Elie Tenenbaum, art. cit.
- William Bullitt à John Wiley, 28 oct. 1945, Bullitt Papers, Boîte 90, chemise 2307.
- Michel Frois, La révélation de Casablanca. Mémoires d’un officier de cavalerie atteint par le virus de la communication, Atlantica, 1999, p. 63.
- « Le général de Lattre demanderait à Washington une priorité « parallèle » en ce qui concerne les livraisons d’armes à la Corée et à l’Indochine », Le Monde, 15 septembre 1951.
- Bénouville à Bullitt, 14 juillet 1948, Bullitt Papers boîte 24, chemise 523.
- Guillain de Bénouville ‘L’Europe doit être défendue’, Juillet 1948, Bullitt Papers boîte 24, chemise 523 pp. 27-28.
- Bénouville à Bullitt, 14 juillet 1948, Bullitt Papers boîte 24, chemise 523.
- Cf. Weil, op. cit., pp. 310-320.
- Lettre de Guillermaz à Galula, 21 mars 1954 citée par A. A. Cohen, op.cit.
- A. A. Cohen, op.cit.
- Lettre de D. Barnett à Galula, 20 avril 1967, citée par ibid.
- Martin Weil, « Scholar A. Doak Barnett Dies », The Washington Post, 20 mars 1999.