Élections américaines 2024

La conversion de J. D. Vance : pourquoi le colistier de Trump est devenu catholique

Dans un long texte très intime, l’auteur de « Hillbilly Elegy » et désormais candidat à la vice-présidence des États-Unis s’épanche sur le chemin intellectuel qui l’a conduit à se convertir au catholicisme. En creux, il brosse son propre portrait idéologique et politique.
Les confessions d’un enfant du Midwest — traduites et commentées ligne à ligne.

Il est toujours difficile à cette heure, neuf ans après qu’il a descendu l’escalator de la Trump Tower pour annoncer sa candidature à l’élection présidentielle de 2016, de comprendre comment Donald Trump a su s’emparer du Parti républicain. Sans ligne claire ni réelles convictions, l’ex-magnat de l’immobilier s’est construit une immense popularité aux États-Unis grâce à son rôle dans la série télévisée The Apprentice, bâtissant sa réputation en vendant une image de rêve américain qui s’est imposée à la suite de la publication de son premier livre, The Art of the Deal, en 1987.

Lorsqu’il a commencé à se lasser de l’immobilier et de son microcosme new-yorkais, Trump a tenté de se lancer en politique pour la première fois dans les années 1980. Après un échec initial, il y est revenu en 2015, profitant de l’absence d’un leadership clair au sein du Parti républicain après deux mandats de Barack Obama. Dès 2011, sa présence récurrente dans les salons de millions d’Américains via The Apprentice le propulse en tête des intentions de vote pour la primaire républicaine — à la grande surprise des sondeurs1. Dans Time to Get Tough, une diatribe anti-Obama publieé la même année, Trump écrit que son succès en tant que promoteur constitue une référence suffisante pour garantir qu’il serait un bon président. Barack Obama, lui, en est un mauvais car il « n’a jamais conclu d’accord […] à part pour l’achat de sa maison, mais qui n’était pas une transaction honnête ».

La carrière politique de Trump relève d’un concours de circonstances qui tient probablement plus au succès de l’entreprise créée par son père, Fred Trump, dans les années 1920 et au rôle joué par les producteurs de NBC Jeff Zucker et Mark Burnett qu’à une quelconque vocation. Si Donald Trump est un opportuniste, fondateur malgré lui d’un mouvement nébuleux que l’on nomme « trumpisme » faute de pouvoir le raccrocher à autre chose, sa décision de nommer J.D. Vance colistier pourrait conduire à une mutation radicale du trumpisme et donc du Parti républicain, qu’il a entièrement phagocyté en seulement neuf années.

Vance est anti-libéral, conservateur et également catholique. Il a été baptisé le 11 août 2019 dans le prieuré St. Gertrude, à Cincinnati, par le père Henry Stephan, un prêtre dominicain. Si Donald Trump est élu en novembre, J. D. Vance deviendra le premier vice-président républicain de confession catholique. En 2009, Joe Biden est devenu le premier vice-président catholique élu sur un ticket démocrate et il est à ce jour, aux côtés de John F. Kennedy, le seul catholique ayant été élu président aux États-Unis.

Contrairement à Biden ou JFK, Vance n’est pas né dans une famille catholique. Ayant grandi dans une famille protestante évangélique fervente, où la foi vécue était celle du charbonnier, il abandonne un temps toute croyance religieuse au cours de ses études universitaires. Comme il l’exprime finement, cette déprise lui semble alors une exigence de la raison dans sa quête de la vérité. Mais c’est le même cheminement intellectuel qui lui fait lire plus tard le philosophe français René Girard (1915-2003) et, surtout, saint Augustin. À travers la lecture de La Cité de Dieu et des Confessions de l’évêque d’Hippone et Père de l’Église du IVe-Ve siècle, il découvre une manière de vivre la foi religieuse qui ne paraît plus s’opposer à la raison, mais au contraire la requiert pour la déployer et la justifier. Surtout, dans l’itinéraire de l’auteur des Confessions, il semble reconnaître sa propre quête intellectuelle et existentielle, à tel point qu’elles constituent une forme de sous-texte de son propre récit de conversion. Sans surprise, c’est Augustin que le nouveau baptisé catholique choisit pour saint patron.

La conversion de Vance au catholicisme a fait l’objet d’un long récit détaillé, que nous traduisons et commentons ligne à ligne ci-dessous, intitulé « Comment j’ai rejoint la Résistance », publié dans le magazine catholique américain The Lamp le 1er avril 2020, soit moins d’un an après son baptême2. Deux ans plus tôt, en janvier 2018, Vance déclarait commencer à envisager se présenter à l’élection sénatoriale en Ohio, son État natal. Ce n’est qu’en janvier 2021 qu’il lance officiellement sa campagne, soutenu financièrement par son ancien patron Peter Thiel et porté par une vague de popularité acquise à la suite de la publication de son livre à succès Hillbilly Elegy (2016), adapté en film en novembre 2020.

La carrière de J. D. Vance a connu une formidable accélération à partir de 2016, qui l’a hissé sur le ticket républicain, aux côtés de Donald Trump. Tout comme l’ex-président, Vance a bénéficié d’un engouement inattendu, et sa fulgurante ascension tient elle aussi principalement à une improbable succession d’événements. À l’inverse de son mentor, Vance porte cependant un projet de société dont sa foi catholique constitue le socle.

Dans sa première interview post-conversion donnée à son ami Rod Dreher, éditorialiste conservateur ayant déménagé en Hongrie en 2022, et converti au christianisme orthodoxe, Vance parle de sa vision d’un « l’État optimal » qui serait assez proche « de l’enseignement social catholique »3. Avant même d’avoir sérieusement envisagé entrer en politique, Vance évoque sa foi aussi bien comme une forme de transcendance que comme un guide pour l’action publique — à l’inverse de ce à quoi s’engageait JFK, lui aussi catholique, en 1960 lors de sa campagne présidentielle4.

Le sénateur de l’Ohio s’inscrit dans une mouvance à l’origine d’un schisme au sein du Parti républicain, tel qu’on le connaît depuis Reagan, auquel on se réfère souvent comme « conservatisme du bien commun ». Plutôt que d’appeler à une réduction des dépenses, à la dérégulation ainsi qu’à une limitation drastique du rôle que joue l’État fédéral dans le quotidien des Américains, Vance est favorable à une forme de « big government ». Celui-ci ne reposerait cependant pas sur des valeurs libérales, mais fonctionnerait comme une forme d’État confessionnel exaltant des valeurs se réclamant du christianisme — en réalité parfois très distantes de celles portées par le Vatican, notamment l’instrumentalisation de la foi à des fins politiques par l’organisation CatholicVote dont le directeur, Brian Burch, soutient Vance5.

Cette forme de catholicisme joue un rôle majeur dans la manière dont Vance appréhende la gouvernance et le rôle qu’il serait amené à jouer dès 2025 et au-delà si Trump était élu. S’il rejoint la vision plus traditionnelle du GOP de retrait des affaires du monde, de réindustrialisation et d’arrêt des flux migratoires, il porte également une vision nataliste observée notamment dans la Hongrie de Viktor Orbán, s’engage plus volontiers dans les guerres culturelles en matière d’éducation que Donald Trump et critique allègrement les familles qui s’éloigneraient d’un modèle « traditionnel » comprenant une mère, un père et des enfants. En juillet, Vance a notamment suggéré que les parents ayant des enfants devraient avoir le droit de voter au nom de ces derniers afin d’octroyer plus de poids électoral aux Américains qui « investissent » dans l’avenir des États-Unis.

Cette nouvelle génération d’intellectuels catholiques — dont fait également partie le sénateur républicain du Missouri Josh Hawley — revendique pour la plupart l’adjectif de post-libéral, souvent employé pour la décrire. Dans son livre de 2023, salué par Vance, le politologue Patrick Deneen, un des chantres de ce courant, appelait à un « renversement pacifique mais vigoureux » du pouvoir afin de remplacer l’élite corrompue par une nouvelle génération de dirigeants6. Pour Vance, cette « reprise » du pouvoir passe par l’administration mais également par les universités et autres institutions qu’il faudrait « saisir afin qu’elles fonctionnent réellement pour nos citoyens »7.

L’Église catholique et ses 2 000 ans d’histoire apportent à Vance un sentiment de sérénité, de constance en rupture avec un « monde moderne en constante évolution » qu’il rejette8. Si le catholicisme, historiquement minoritaire aux États-Unis, rassemble désormais un adulte sur cinq. Cette confession est notamment de plus en plus populaire au sein de la jeune droite américaine. Afin de comprendre ce courant qui pourrait être amené à constituer la colonne vertébrale du GOP dans les années et décennies à venir, il faut lire la manière dont Vance parle de sa foi et du rôle que celle-ci pourrait jouer dans la cité.

Je me demande souvent ce que ma grand-mère — Mamaw, comme je l’appelais — aurait pensé du fait que son petit-fils soit devenu catholique. Nous avions l’habitude de beaucoup nous disputer sur la religion. C’était une femme d’une foi profonde, mais totalement désafilliée d’une Église. Elle aimait Billy Graham et Donald Ison, un prédicateur de chez elle, dans le sud-est du Kentucky, mais détestait la « religion organisée ».

Billy Graham (1918-2018) est un pasteur et prédicateur baptiste évangélique très médiatique, connu pour ses liens avec des hommes politiques aussi bien démocrates que républicains, et assez représentatif de la Bible Belt du Sud profond dont il est issu. Très anticommuniste et d’un grand conservatisme sociétal, il n’en soutint pas moins le mouvement des droits civiques.

En comparaison, le pasteur méthodiste du Kentucky Donald Ison (mort en 2023) n’a qu’un rayonnement local.

Elle exprimait souvent son étonnement sur le passage du message simple du péché, de la rédemption et de la grâce aux télévangélistes sur notre écran de télévision dans l’Ohio au début des années 1990. « Ces gens sont tous des escrocs et des pervers », me disait-elle. « Tout ce qu’ils veulent, c’est de l’argent ». Mais elle les regardait quand même, et c’était ce qui se rapprochait le plus d’un office religieux régulier, du moins lorsqu’elle était dans l’Ohio. À moins d’être chez elle, dans le Kentucky, elle allait rarement au culte et, si elle le faisait, c’était généralement pour satisfaire ma quête adolescente d’un attachement au christianisme autre que celui du 700 Club.

Le 700 Club, fondé en 1966, est le principal talk show évangélique américain, sur le réseau télévisuel CBS. J. D. Vance commente ici l’essor du télévangélisme pentecôtiste dans les années 1980-1990, et analyse finement les raisons qui poussent le consommateur américain moyen à les regarder, entre adhésion et désœuvrement.

Comme beaucoup de gens pauvres, Mamaw a rarement voté, considérant la politique comme fondamentalement corrompue. Elle appréciait Franklin D. Roosevelt, Harry Truman, et c’est à peu près tout. Sans surprise, une femme dont les seuls héros politiques étaient morts depuis des décennies n’aimait pas la politique en tant que telle, et se souciait encore moins de la dérive politique du protestantisme moderne.

Franklin Delano Roosevelt (F.D.R), président démocrate de 1933 à 1945, tout comme son successeur Harry S. Truman (1945-1953, lui aussi démocrate), reste dans les mémoires comme une figure audacieuse grâce à sa politique sociale — le New Deal — tout autant qu’une référence consensuelle de vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. J. D. Vance, en creux, semble insinuer qu’aucun démocrate depuis eux n’a jamais réussi à devenir aussi populaire.

Mon premier contact réel avec une Église institutionnelle ne viendrait que plus tard, par l’intermédiaire de la congrégation pentecôtiste de mon père dans le Sud-Ouest de l’Ohio. Mais bien avant cela, j’avais quelques connaissances sur le catholicisme. Je savais que les catholiques adoraient Marie. Je savais qu’ils rejetaient la seule autorité des Écritures. Et je savais que l’Antéchrist — ou du moins, le conseiller spirituel de l’Antéchrist — serait un catholique. Ou, à l’époque, j’aurais dit « est » catholique — puisque j’étais persuadé que l’Antéchrist marchait parmi nous.

Dans ce paragraphe, J. D. Vance reprend ironiquement nombre de griefs et de préjugés à l’égard des catholiques qui avaient cours dans le protestantisme traditionnel, et qui peuvent encore être vivaces actuellement dans le protestantisme évangélique : le refus du culte marial, assimilé à de l’idolâtrie, les catholiques étant accusés « d’adorer » Marie presque à l’égal de Dieu ; la supposée dévalorisation de l’autorité de la Bible dans le catholicisme, qui la double de celle de la Tradition exprimée dans le Magistère romain ; enfin, l’assimilation du pape à l’Antéchrist lui-même (comme figure archétypale), ou comme figure annonciatrice (ici « conseiller ») d’un Antéchrist personnel, déjà crue par Luther. J. D Vance semble aussi avoir cru que l’Antéchrist était déjà né, ce qui dénote des croyances de type eschatologique ou apocalyptique.

Mamaw ne semblait pas beaucoup se soucier des catholiques. Sa fille cadette en avait épousé un, et elle le considérait comme un homme bien. Elle estimait que leur façon de célébrer le culte était formelle et un peu étrange, mais ce qui comptait vraiment pour elle, c’était Jésus. L’Apocalypse chapitre 18 pouvait parler des catholiques ou d’autre chose, le plus important était que le catholique qu’elle connaissait aimait Jésus, et cela lui convenait.

Le chapitre 18 du Livre de l’Apocalypse décrit en effet la chute de « Babylone la Grande, la prostituée fameuse », identifiée depuis l’origine par beaucoup de protestants à la Rome des papes. En même temps, J. D. Vance montre que ce vieil anticatholicisme protestant avait fini, chez sa grand-mère, par s’effacer devant une attitude plus tolérante, une sorte de latitudinarisme où l’important serait de vivre un christianisme centré sur Jésus.

Pourtant, Mamaw occupe une place incroyablement importante dans mon esprit — elle reste, plus de dix ans après sa mort, la personne envers laquelle je me sens le plus redevable. Sans elle, je ne serais pas ici.

On touche ici à un fait sociologique notable, de part et d’autre de l’Atlantique : l’importance des grands-parents — et bien souvent, de la figure féminine de la grand-mère — pour la transmission de la foi dans les sociétés sécularisées. Comme le remarquait Guillaume Cuchet, le contact avec une grand-mère croyante et pratiquante reste souvent le seul lien subsistant avec la religion des générations parvenues à l’âge adulte depuis les années 1990-2000. Si l’historien Jean Delumeau a pu parler de « la religion de ma mère » pour désigner des formes traditionnelles, non-intellectualisées de la religion chrétienne vécues et transmises par les femmes, il faudrait désormais évoquer, avec le décalage générationnel, la « religion de nos grands-mères ».

L’attachement de Vance à sa grand-mère s’est, à bien des égards, construit en opposition à la relation difficile qu’il entretenait avec ses parents. Dans une interview donnée en 2017, Vance raconte comment sa mère a menacé de les tuer dans un accident de voiture après avoir dit quelque chose ne lui ayant pas plu. C’est après cet épisode et l’arrestation de sa mère qu’il part vivre chez ses grands-parents. Il raconte dans Hillbilly Elegy les problèmes d’addiction, notamment à l’héroïne, auxquels sa mère faisait face.

De manière un peu gênante, le Christ de l’Église catholique m’a toujours semblé un peu différent de celui avec lequel j’avais grandi. Un peu ennuyeux, trop formel. Le célèbre portrait du Christ par Sallman était accroché à l’étage, à côté de ma chambre, et c’est ainsi que je l’ai trouvé : personnel et gentil, mais un peu délaissé. Le Christ du catholicisme flottait au-dessus de nous, représenté comme un adulte ou un nourrisson, enveloppé de rayons de lumière et couronné comme un roi. Il est impossible d’éviter le malaise qu’une femme comme Mamaw ressentait face à ce genre de Christ. Le Jésus catholique était pour elle une divinité majestueuse, et elle n’avait que peu d’intérêt pour les divinités majestueuses parce que nous n’étions pas un peuple majestueux.


C’est le problème le plus important que j’ai rencontré lorsque j’ai commencé à envisager de me convertir au catholicisme. Je trouvais des réponses à la plupart des objections habituelles. Il s’est avéré que les catholiques n’adoraient pas Marie. Leur acceptation de l’autorité de l’Écriture et de la Tradition m’est lentement apparue comme sage, notamment alors que je voyais beaucoup de mes amis discuter de la signification d’un passage donné des Écritures.

J. D. Vance fait ici référence aux « deux sources de la Révélation« (selon les mots du concile Vatican II) que sont l’Écriture biblique et la Tradition apostolique de l’Église, dont le Magistère romain est, dans le catholicisme, l’interprète fidèle, règle qui s’oppose au sola scriptura protestant — l’autorité de la Bible seule.

J’ai même commencé à avoir l’impression que le catholicisme possédait une continuité historique avec les Pères de l’Église — et même avec le Christ lui-même — que la religion non-affiliée à une Église de mon éducation ne pouvait pas égaler. Pourtant, je ne pouvais me défaire du sentiment que, si je me convertissais, je ne serais plus le petit-fils de ma grand-mère. Je me suis donc retrouvé, pendant de nombreuses années, dans une situation inconfortable, déchiré entre curiosité et méfiance à l’égard du catholicisme.

Il s’agit en effet d’un argument souvent en usage en faveur du catholicisme, lequel se prévaut d’une certaine continuité historique avec les premiers temps de l’Église idéalisés, le temps des Pères (du Ier au VIe siècle), voire celui des Apôtres (Ier s.), continuité matérialisée dans la succession apostolique des évêques. La fidélité à l’âge des Pères est aussi revendiquée dans l’anglicanisme. En regard, le christianisme non-dénominationnel dans lequel a grandi J. D. Vance, en refusant toute hiérarchie divinement instituée, ne peut pas alléguer une telle continuité.

Je suis arrivé au catholicisme, d’une manière assez conventionnelle. J’ai rejoint les Marines après le lycée, comme beaucoup de mes pairs — en fait, la seule autre personne diplômée en 2003 du lycée de mon quartier s’est également engagée au sein des Marines. Je suis parti pour l’Irak en 2005, jeune idéaliste déterminé à répandre la démocratie et le libéralisme dans les nations plus reculées du monde. Je suis revenu en 2006, sceptique quant à la guerre et quant à l’idéologie qui la sous-tend.

Il s’agit ici d’une prise de distance avec l’idéologie néo-conservatrice en vogue sous les deux mandats de G. W. Bush (2001-2009) : sur ce terrain si sensible de la guerre en Irak, susceptible de diviser les républicains, J. D. Vance reste cependant prudent.

Dans Hillbilly Elegy, il écrit : « comme tout hillbilly [péquenaud] qui se respecte, je voulais aller au Moyen-Orient pour tuer des terroristes ». Lors d’un discours prononcé en avril au Sénat contre le vote sur un paquet d’assistance à l’Ukraine, Vance met en avant son expérience en Irak pour justifier son opposition à la politique de l’administration Biden vis-à-vis de Kiev. En cela, ses arguments ne relèvent pas seulement d’une rhétorique trumpiste outrancière : ils ciblent la mémoire des classes moyennes heurtées par la guerre en Irak, en Afghanistan et qui s’opposent plus généralement au déploiement sur le temps long de forces américaines à l’étranger.

C’est lors de son déploiement en Irak que Vance dit avoir été témoin de ses propres yeux des « mensonges » des responsables de l’administration Bush. Il pointait alors notamment du doigt la disparition de communautés chrétiennes historiques en Irak, citant l’Évangile selon saint Matthieu : « ‘C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez’, nous dit la Bible — quels sont les fruits de la politique étrangère américaine en ce qui concerne les populations chrétiennes du monde entier au cours des dernières décennies ? »

Mamaw était morte, et sans Église et rien d’autre pour m’ancrer dans la foi de ma jeunesse, je suis passé de dévot à quelqu’un qui était seulement nominalement religieux, jusqu’à devenir moins que ça. Lorsque j’ai quitté les Marines en 2007 et que j’ai commencé mes études à l’université d’État de l’Ohio, j’ai lu Christopher Hitchens et Sam Harris, et j’ai commencé à me considérer comme athée.

Le Britannique Christopher Hitchens (1949-2011), auteur de God is not great, et l’Américain Sam Harris (né en 1967), auteur de The End of the Faith, sont deux écrivains anglo-saxons connus pour leur militantisme athée et leur combat contre l’influence sociale des religions. Avec le biologiste britannique Richard Dawkins (né en 1941, auteur de The God Delusion), ils ont pu être décrits comme la « sainte Trinité des athées ».

Je n’insisterai pas sur la façon dont j’en suis arrivé là, parce c’est un parcours à la fois classique et ennuyeux. Le sentiment de futilité que je ressentais était très important : de plus en plus, les leaders religieux vers lesquels je me tournais affirmaient que si l’on priait suffisamment et qu’on croyait assez fort, Dieu récompenserait notre foi par des richesses matérielles. Mais j’ai connu beaucoup de gens qui étaient profondément croyants et qui priaient beaucoup sans que cela se traduise par une quelconque richesse.

J. D. Vance se fait ici critique de la « théologie de la prospérité » adoptée par certains télévangélistes, tels que Kenneth Hagin (1917-2003) : la richesse matérielle et le succès professionnel y sont vus comme des signes manifestes d’élection divine, voire comme des récompenses que Dieu accorderait à qui mettrait sa foi en lui. Donald Trump a pu, à certains moments, paraître proche de ce courant.

Il y a deux enseignements à tirer de cette phase de ma vie, car ils ont tous deux présagé un réveil intellectuel récent qui m’a finalement ramené au Christ. La première est que, pour un enfant pauvre, en pleine ascension et issu d’une famille difficile, l’athéisme conduit à une rupture familiale et culturelle indéniable. Être athée signifie qu’on ne fait plus partie de la communauté qui vous a formé. Pendant longtemps, j’ai caché mon athéisme à ma famille — et pas parce que cela leur aurait tenu à cœur. Très peu de membres de la famille allaient à l’église, mais ils croyaient tous en quelque chose plutôt qu’en rien.

Dans ce paragraphe, J. D. Vance cerne assez finement les différences du niveau d’acceptation sociale de l’athéisme ou de l’irréligion en fonction de la catégorie socioprofessionnelle aux États-Unis : si les élites sur-diplômées libérales se montrent très ouvertes au sécularisme, et très méfiantes envers les expressions publiques de la foi chrétienne, l’athéisme demeure très mal vu dans une Amérique des classes populaires ou moyennes, toutes religions ou ethnies confondues. C’est là une différence majeure avec les sociétés européennes.

Il y avait des moyens de compenser cela, et l’un d’entre eux — du moins pour moi — a été une brève expérience avec le libertarianisme. Perdre ma foi, c’était perdre mon conservatisme culturel, et dans un monde qui s’alignait de plus en plus avec le Parti républicain, ma réponse idéologique a pris la forme d’une surcompensation : ayant perdu mon conservatisme culturel, je serais encore plus conservateur sur le plan économique. Cela est bien sûr très ironique, car le programme économique du Parti républicain était celui qui intéressait le moins ma famille — aucun d’entre eux ne se souciait de la réduction des taux d’imposition des milliardaires par l’administration Bush. Le GOP est devenu une sorte d’emblème auquel je me suis attaché de plus en plus fortement parce qu’il me donnait un terrain d’entente avec ma famille. Et la façon la plus respectable de s’y attacher avec mes nouveaux amis de l’université était de croire férocement à l’orthodoxie économique néolibérale. Les allègements fiscaux et les coupes dans le budget de la sécurité sociale étaient des moyens socialement acceptables d’être conservateur au sein de l’élite américaine.

Ici encore, J. D. Vance tente de démêler les raisons socio-identitaires de ses engagements partisans passés : alors que son athéisme libéral pourrait l’assimiler à un transfuge de classe, l’allégeance nominale au Parti républicain demeure encore ce qui le rattache identitairement à sa famille et à son milieu d’origine ; mais Vance remarque ironiquement que la seule forme de républicanisme acceptable pour lui intellectuellement — et socialement pour son entourage diplômé — était précisément celle qui se montrait totalement incompatible avec les valeurs politiques de ses parents : un néo-libéralisme économiciste, qui se voulait fondé rationnellement, et un libertarianisme très éloigné du conservatisme.

Le deuxième enseignement tiré est que mon abandon de la religion était davantage culturel qu’intellectuel. À certains égards, je trouvais ma religion difficile à concilier avec la science telle qu’elle se présentait à moi. Je n’ai jamais été un darwiniste classique, par exemple, notamment pour les mêmes raisons que celles exposées par David Gelernter dans son excellent nouveau livre.

David Gelernter (né en 1955) est un professeur d’informatique à l’université de Yale, connu pour ses déclarations très controversées : outre son climato-scepticisme, il a également pris des positions anti-évolutionnistes, auxquelles J. D. Vance fait ici allusion. On ne sait pas trop ce qu’il entend ici par « darwinisme classique », peut-être est-ce simplement une manière de ménager les anti-évolutionnistes radicaux.

Mais la théorie de l’évolution, d’une manière ou d’une autre, m’a semblé plausible, et bien que j’aie dévoré Tornado in a Junkyard et tous les autres ouvrages sur le créationnisme Jeune-Terre, j’ai fini par ne plus pouvoir concilier ma compréhension de la biologie avec ce que mon Église me disait de croire. Je n’ai jamais adhéré au créationnisme Jeune-Terre au point de penser que je devais choisir entre la biologie et la Genèse, mais la tension entre le récit scientifique de notre origine et le récit biblique que j’avais assimilé m’a permis de rejeter plus facilement ma foi.

Ici, J. D. Vance exprime en termes clairs qu’une des principales raisons de son détachement de la foi a été l’adhésion du milieu religieux dans lequel il a grandi aux théories créationnistes, y compris parfois dans ses variantes les plus radicales dites « Jeune Terre », qui font une lecture littéraliste du Livre de la Genèse — la Terre ayant selon eux été créée par Dieu en 7 jours il y a un peu plus de 5 000 ans. Tornado in a Junkyard (la tornade dans une décharge) désigne un type d’argument fallacieux qui, à l’aide de calculs probabilistes, exclut le hasard dans l’apparition de la vie sur Terre, au profit d’un « dessein intelligent » souvent identifié à la volonté divine. Tous les partisans de l’Intelligent Design ne sont cependant pas des créationnistes Jeune-Terre.

Et la vérité est que je l’ai rejetée pour la plus simple des raisons : la folie des foules. Mon nouvel athéisme se résumait en grande partie à un désir d’acceptation sociale parmi les élites américaines. J’ai passé tellement de temps avec des gens différents, ayant des priorités différentes, que je n’ai pas pu m’empêcher d’absorber certaines de leurs préférences. J’ai commencé à m’intéresser au sécularisme au moment où j’étais focalisé sur le fait de quitter les Marines et mon entrée imminente à l’université. Je savais ce que les personnes instruites avaient tendance à penser de la religion : au mieux, elle est provinciale et stupide ; au pire, elle est diabolique.

L’entrée de Vance à Ohio State, en 2007, après avoir passé quatre ans dans les Marines, l’a moins frappé que son entrée à l’école de droit de Yale trois ans plus tard. Dans Hillbilly Elegy, Vance écrit qu’après avoir quitté sa ville de Middletown pour la prestigieuse université, il ne « reviendrait jamais vraiment ». C’est en arrivant à Yale qu’il rencontre Usha Chilukuri, qui deviendra sa femme quelques années plus tard, et qu’il fait la connaissance de Peter Thiel, avec qui il travaillera par la suite, mais également qu’il bascule dans « l’autre camp » — celui des élites.

Malgré son extraction populaire, Vance dit se sentir à sa place à Yale. Le mystère qu’il suscite auprès de ses professeurs et camarades l’aide à se construire une image de transfuge — qui a en partie justifié la décision de Trump de le choisir comme colistier, afin d’être en mesure de parler aux classes moyennes du Midwest.

Faisant écho à Hitchens, j’ai commencé à penser et même à dire des choses comme : « Le cosmos chrétien ressemble plus à la Corée du Nord qu’à l’Amérique, et je sais où j’aimerais vivre ». Je m’intégrais à ma nouvelle classe, en actes et en émotions. Je suis gêné de l’admettre, mais la vérité donne souvent une mauvaise image de son sujet.

Et si je peux dire quelque chose pour ma défense : ce changement n’était pas vraiment conscient. Je ne me suis pas dit : « Je ne serai pas chrétien parce que les chrétiens sont des péquenauds et que je veux m’ancrer fermement dans la classe dominante de la méritocratie ». La socialisation opère de manière subtile, mais de façon très puissante. Mon fils a deux ans et, au cours des six derniers mois, alors que son intelligence sociale est montée en flèche, il est passé du stade où il arrachait les poils de notre berger allemand à celui où il le prend dans ses bras et l’embrasse gaiement. Une partie de cela s’explique par la joie de donner et de recevoir de l’affection de la part du meilleur ami de l’homme, mais une autre partie vient aussi du fait que ma femme et moi grimaçons et nous plaignons lorsqu’il torture le chien, mais rions lorsqu’il lui montre son affection. Il réagit un peu comme je réagissais à la classe éduquée à laquelle j’ai lentement été exposé. À l’université, très peu de mes amis et encore moins de mes professeurs avaient une quelconque foi religieuse. Le sécularisme n’était peut-être pas une condition sine qua non pour rejoindre les élites, mais elle rendait les choses plus faciles.

Dans ces deux paragraphes, J. D. Vance effectue à nouveau un retour sur son propre parcours, et tente de démêler finement les raisons d’acceptabilité sociale — le désir de s’intégrer parmi les élites libérales — à l’origine de choix qu’il croyait pourtant personnels. En cela, sa réflexion se rapproche de l’analyse sociologique, mais son introspection emprunte également des accents augustiniens : comme l’Augustin des Confessions, il condamne et tente d’expliquer les errances de son moi passé au nom de la vérité trouvée de son moi présent.

Bien sûr, si vous m’aviez dit cela quand j’avais vingt-quatre ans, j’aurais vigoureusement protesté. J’aurais cité non seulement Hitchens, mais aussi Russell et Ayer. Je vous aurais raconté toutes les raisons pour lesquelles C.S. Lewis était un crétin dont les arguments ne pouvaient tenir la route que face à des intellectuels de troisième ordre.

Les philosophes britanniques Bertrand Russell (1872-1970) et A. J. Ayer (1910-1989), proches de la pensée du Cercle de Vienne, ont tous deux cherché à démontrer l’irrationalité des croyances religieuses à l’aide de la logique. Par là, on comprend également que J. D. Vance a connu essentiellement la philosophie analytique au cours de ses études.

«  Ma sœur m’a dit un jour que la chanson qui lui faisait penser à moi était «  Simple Man  » de Lynyrd Skynyrd.  » © AP Photo/Jae C. Hong

Je regardais Ravi Zacharias juste pour noter les problèmes dans ses arguments, de peur qu’un chrétien éduqué ne les déploie contre moi. J’étais fier de pouvoir surclasser l’opposition par ma logique. Au cœur de ma vision du monde, Il y avait une forme d’arrogance émotionnelle et intellectuelle.

Au contraire, l’écrivain britannique C. S. Lewis (1898-1963), essentiellement connu dans le monde francophone comme un écrivain de Fantasy, est aussi l’auteur d’une œuvre considérable d’apologétique philosophique en faveur du christianisme anglican. 

Cependant, je me rassurais en faisant appel à une philosophe dont l’athéisme et le libertarianisme me disaient tout ce que je voulais entendre : Ayn Rand. Les grands hommes, intelligents, n’étaient arrogants que s’ils avaient tort — et je n’avais absolument pas tort.

Ayn Rand (1905-1982), auteur de La Grève est une autrice américaine très souvent invoquée par les libertariens pour sa « philosophie objectiviste » à prétention scientifique, forme radicale de libertarianisme et d’anti-collectivisme ; elle est aussi radicalement athée et antireligieuse.

Mais il y avait quelques graines de doute, l’une plantée dans mon esprit, l’autre dans mon cœur. La première s’est manifestée lors d’un cours de philosophie à l’université d’État de l’Ohio. Nous avions lu un célèbre débat écrit entre Antony Flew, R.M. Hare et Basil Mitchell. Flew, un athée (bien qu’il se soit rétracté par la suite), soutient que les énoncés théologiques — comme « Dieu aime l’homme » — sont fondamentalement infalsifiables et donc dénués de sens. Parce que les croyants ne laissent aucun fait s’opposer à leur foi, leurs points de vue ne sont pas vraiment des affirmations sur le monde. Cela correspondait tout à fait à mon expérience de ce que les croyants disent lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés apparentes. Vous êtes confrontés à une tragédie indescriptible ? « Les voies du Seigneur sont impénétrables ». Vous faites face à la solitude et au désespoir ? « Dieu t’aime toujours ». Si les défis, réalistes et évidents, à ces sentiments ont été traités puis ignorés par les fidèles, alors leur foi doit être plutôt creuse. Notre classe passait le plus de temps à discuter de la première volée de Flew et de la réponse de Hare — qui, pour l’essentiel, admet le point de vue de Flew, mais soutient que les sentiments religieux sont tout de même significatifs et potentiellement véritables.

Ce débat est en effet relativement connu dans le monde de la philosophie de la religion anglo-saxonne. Portant sur la scientificité de la théologie, et donc son caractère « infalsifiable », dans une perspective inspirée des travaux de Karl Popper et de Ludwig Wittgenstein, il a opposé Anthony Flew (1923-2010), logicien athée qui, vers la fin de sa vie a évolué vers des positions déistes — ce à quoi J. D. Vance fait allusion — à Basil Mitchell (1917-2011), professeur de philosophie de la religion à Oxford, défenseur du caractère rationnel des énoncés religieux. R. M. Hare (1919-2002) s’illustrant plutôt en philosophie morale et éthique, développe la théorie du prescriptivisme (à mi-chemin de l’utilitarisme et du kantisme).

La réponse de Basil Mitchell a reçu moins d’attention durant ce cours, mais ses mots restent parmi les plus puissants que j’aie jamais lus. J’y pense constamment depuis. Il commence par une parabole sur un soldat résistant en temps de guerre dans un territoire occupé qui rencontre un « étranger ». Le soldat est tellement séduit par l’étranger qu’il croit qu’il est le chef de la résistance.

Parfois, on voit l’étranger aider les membres de la résistance, et le partisan est reconnaissant et dit à ses amis : « Il est de notre côté ». Parfois, on le voit en uniforme de policier livrer des patriotes à l’occupant. Dans ce cas, ses amis murmurent contre lui, mais le partisan continue à dire : « Il est de notre côté ». Il croit toujours que, malgré les apparences, l’étranger ne l’a pas trompé. Parfois, il demande de l’aide à l’étranger et la reçoit. Il est alors reconnaissant. Parfois, il demande et ne reçoit pas. Il dit alors : « L’étranger sait mieux que quiconque ». Parfois, ses amis, exaspérés, disent : « Alors, que faudrait-il qu’il fasse pour que tu admettes que tu avais tort et qu’il n’est pas de notre côté ? » Mais le partisan refuse de répondre. Il ne veut pas consentir à mettre l’étranger à l’épreuve. Et parfois ses amis se plaignent : « Si c’est ce que tu veux dire par il est de notre côté, plus vite il passe l’arme à gauche, le mieux ce sera ». Le partisan de la parabole ne laisse rien s’opposer de manière décisive à la proposition : « L’étranger est de notre côté ». C’est parce qu’il s’est engagé à faire confiance à l’étranger. Néanmoins, il reconnaît évidemment que le comportement ambigu de l’étranger va à l’encontre de ce qu’il croit à son sujet. C’est précisément cette situation qui constitue l’épreuve de sa foi.

À l’époque, j’ai fait de mon mieux pour ignorer la réponse de Mitchell. Flew avait parfaitement décrit la foi que j’avais rejetée. Mais Mitchell articulait une foi que je n’avais jamais rencontrée personnellement. Le doute était inacceptable. J’avais pensé que la réponse appropriée à une épreuve de foi était de la supprimer et de faire comme si elle n’avait jamais eu lieu. Mais voilà que Mitchell admettait que la désagrégation du monde et nos tribulations individuelles allaient à l’encontre de l’existence de Dieu. Mais pas de manière définitive. J’ai fini par conclure que Mitchell avait gagné le débat philosophique des années avant de réaliser à quel point son humilité face au doute avait affecté ma propre foi.

Le sens de la « parabole de Mitchell » ou « parabole du partisan » n’est pas en soi évident : plutôt qu’une justification de l’existence de Dieu, elle tend à décrire l’attitude existentielle de certains croyants — la confiance initiale donnée et jamais reprise malgré l’omniprésence du doute. Par certains aspects, on peut la rapprocher du pari de Pascal, ou de la doctrine augustinienne du clair-obscur des Écritures.

Au fur et à mesure que j’avançais dans notre hiérarchie éducative — passant de l’université publique de l’Ohio à la faculté de droit de Yale —, j’ai commencé à m’inquiéter du fait que mon assimilation à la culture de l’élite avait un coût élevé.

Aux États-Unis en effet, les universités les plus prestigieuses sont les huit qui composent l’Ivy League — Harvard, Princeton, Yale, Columbia, Brown, Cornell, Dartmouth, Université de Pennsylvanie —, et ce sont toutes des universités privées et anciennes. Au sein de ces dernières, Yale, sans doute la plus renommée après Harvard et Princeton, se distingue plus particulièrement en sciences humaines et en droit — soit les matières étudiées par J. D. Vance. À un échelon intermédiaire se trouvent les universités publiques, financées par les États fédérés ; l’université d’État de l’Ohio est cependant déjà une des plus sélectives des universités publiques.

Ma sœur m’a dit un jour que la chanson qui lui faisait penser à moi était « Simple Man » de Lynyrd Skynyrd. Bien que je sois tombé amoureux, j’ai constaté que les démons émotionnels de mon enfance m’empêchaient d’être le partenaire que j’avais toujours voulu être.

Chanson de ce groupe de rock sudiste qui décrit l’incompréhension entre les valeurs traditionnelles parentales et le désir de réussite d’un jeune homme.

L’arrogance randienne que je nourrissais à l’égard de mes propres capacités s’est évanouie lorsque j’ai pris conscience que l’obsession de la réussite n’aboutirait pas à l’accomplissement de ce qui avait compté le plus pour moi pendant une grande partie de ma vie : une famille heureuse et prospère.

Il s’agit probablement ici de la plus grande constante dans la vie de Vance : la structure familiale et la stabilité qu’elle procure a occupé une place centrale dans sa jeunesse en Ohio, et celle-ci est désormais devenue l’un des arguments les plus mis en avant par le colistier de Trump dans son discours. Vance abhorre ceux qui, par choix ou par conviction, décident de ne pas avoir de famille. Les « childless cat ladies » — femmes à chats sans enfants — une expression utilisée à plusieurs reprises par Vance depuis 2021, incarnent tout ce qui ne va pas dans l’Amérique contemporaine selon lui : une absence de foi supposée en l’avenir, en l’importance de la famille et, aussi, une émancipation trop poussée des femmes qui leur permet aujourd’hui d’envisager une carrière professionnelle et une vie de famille tout en n’ayant pas d’enfants.

En août, Vance a ciblé plusieurs personnalités démocrates sans enfants — le secrétaire aux Transports Pete Buttigieg, le sénateur du New Jersey Cory Booker, la représentante de New York Alexandria Ocasio-Cortez et la vice-présidente Kamala Harris —, les accusant de ne pas avoir « d’engagement physique [d’enfants] envers l’avenir de ce pays ».

Je m’étais immergée dans la logique de la méritocratie et je l’avais trouvée profondément insatisfaisante. J’ai commencé à me demander si tous ces marqueurs de réussite faisaient de moi une meilleure personne. J’avais échangé la vertu contre la réussite et j’avais trouvé cette dernière insuffisante. La femme que je voulais épouser se souciait peu de savoir si j’obtiendrais un poste à la Cour suprême : elle voulait simplement que je sois une bonne personne.

Il est bien sûr possible que nous exagérions nos propres insuffisances. Je n’ai jamais trompé ma future épouse d’alors. Je n’ai jamais été violent avec elle. Mais une voix dans ma tête exigeait mieux de moi : que je fasse passer ses intérêts avant les miens, que je maîtrise mon tempérament pour son bien, autant que pour le mien. Et j’ai commencé à prendre conscience que cette voix, d’où qu’elle vienne, n’était pas la même que celle qui m’obligeait à grimper le plus haut possible sur l’échelle de la méritocratie. Elle venait d’un lieu en moi plus reculé, plus terre à terre — et elle exigeait une réflexion sur mes origines plutôt qu’un divorce culturel avec elles.

Dans ce passage et dans les paragraphes qui précèdent, plusieurs registres s’entremêlent : peut-être, d’abord, l’habileté de l’homme politique, qui sait distiller des éléments personnels et jouer sur l’émotivité d’un électorat qui place les valeurs familiales au cœur de ses préoccupations ; le ton des confessions personnelles d’échecs initiaux et d’arrogance dont Vance se serait amendé est aussi fait pour gagner la sympathie ; mais il y a sans doute davantage que cela : la reconnaissance des insuffisances sociales de la méritocratie doublée d’une insatisfaction existentielle devant ce qui lui était présenté comme la réussite, mais n’offre que la vacuité. Ici encore, il y a quelque chose de très augustinien dans la présentation de ce parcours, et dans le thème de la « voix », appel intérieur au dépassement du succès matériel.

Alors que je réfléchissais à ces deux désirs — le désir de réussite et celui de moralité — et à la manière dont ils s’opposaient (ou non), je suis tombé sur une méditation de Saint Augustin sur la Genèse. J’étais un fervent admirateur de Saint Augustin depuis qu’un théoricien politique à l’université m’avait fait lire La Cité de Dieu. Mais ses réflexions sur la Genèse m’ont interpellé et méritent d’être reproduites en long et en large :

Si l’Écriture nous offre des vérités obscures, hors de notre portée, et qui, sans ébranler la fermeté de notre foi, prêtent à plusieurs interprétations, gardons-nous d’adopter une opinion et de nous y engager assez aveuglément pour succomber, quand un examen approfondi nous en démontre la fausseté ; loin de soutenir la pensée de l’Écriture, nous ne ferions plus que soutenir une opinion personnelle, donnant notre sens particulier pour celui de l’Écriture, tandis que la pensée de l’Écriture doit devenir la nôtre.

Admettons effectivement qu’à propos de ce passage, : « Dieu dit : que la lumière soit » les uns voient dans la lumière une clarté intellectuelle, les autres, un phénomène physique. Qu’il y ait une lumière intellectuelle qui illumine les esprits, c’est un point admis dans notre foi ; quant à l’hypothèse d’une lumière matérielle créée dans le ciel, ou au-dessus du ciel, ou même avant le ciel, et susceptible de faire place à la nuit, elle n’est point contraire à la foi, aussi longtemps qu’elle n’est pas renversée par une vérité incontestable. Est-elle reconnue fausse ? L’Écriture ne la contenait pas ; ce n’était que le fruit de l’ignorance humaine […].

Qu’arrive-t-il encore ? Le ciel, la terre et les autres éléments, les révolutions, la grandeur et les distancés des astres, les éclipses du soleil et de la lune, le mouvement périodique de l’année et des saisons ; les propriétés des animaux, des plantes et des minéraux, sont l’objet de connaissances précises, qu’on peut acquérir, sans être chrétien, par le raisonnement ou l’expérience. Or, rien ne serait plus honteux, plus déplorable et plus dangereux que la situation d’un chrétien, qui traitant de ces matières, devant les infidèles, comme s’il leur exposait les vérités chrétiennes, débiterait tant d’absurdités, qu’en le voyant avancer des erreurs grosses comme des montagnes, ils pourraient à peine s’empêcher de rire. Qu’un homme provoque le rire par ses bévues, c’est un petit inconvénient ; le mal est de faire croire aux infidèles que les écrivains sacrés en sont les auteurs, et de leur prêter, au préjudice des âmes dont le salut nous préoccupe, un air d’ignorance grossière et ridicule. Comment en effet, après avoir vu un chrétien se tromper sur des vérités qui leur sont familières, et attribuer à nos saints Livres ses fausses opinions, comment, dis-je, pourraient-ils embrasser, sur l’autorité de ces mêmes livres, les dogmes de la résurrection des corps, de la vie éternelle, du royaume des cieux, quand ils s’imaginent y découvrir des erreurs sur des vérités démontrées par le raisonnement et l’expérience ?9

Je ne pouvais m’empêcher de penser à la façon dont j’aurais réagi à ce passage lorsque j’étais enfant : si quelqu’un m’avait présenté le même argument quand j’avais 17 ans, je l’aurais traité d’hérétique. Il s’agissait d’une forme de complaisance vis-à-vis de la science, du même type que celles à laquelle les chrétiens modérés contemporains cèdent, et dont Bill Maher se moque à juste titre. Pourtant, il y a 1 600 ans, une personne écrivait que mon approche de la Genèse était arrogante — le genre qui pourrait détourner une personne de sa foi.

Bill Maher est un humoriste américain, d’abord proche du Parti démocrate puis des libertariens et critique du conformisme religieux obscurantiste de l’Amérique profonde. J. D. Vance se sert de cette référence pour montrer que c’est d’abord le rationalisme d’Augustin qui l’a séduit : il a découvert en lui un chrétien plus rationnel que le milieu littéraliste dans lequel il a grandi.

Il s’est avéré que ces paroles étaient un peu trop justes, et elles conduisirent à la première fissure dans ma proverbiale armure. J’ai commencé à faire circuler cette citation parmi mes amis, qu’ils soient croyants ou non, et j’y ai énormément réfléchi.

À peu près à la même époque, j’ai assisté à une conférence de Peter Thiel dans notre école de droit. C’était en 2011, et Thiel était un investisseur en capital-risque affirmé mais il n’était pas vraiment connu du grand public. Il encenserait plus tard mon livre et est depuis devenu un bon ami, mais je ne savais pas du tout à quoi m’attendre à ce moment-là.

Peter Thiel, né en 1967, est un entrepreneur et investisseur en capital-risque, connu pour avoir fondé PayPal, puis Palantir, société spécialisée dans les Big Data, et grand investisseur dans Facebook. Politiquement, il a été proche d’idées libertariennes et compagnon de route du Parti républicain, mais ses prises de position iconoclastes et souvent radicales sur de nombreux sujets le rendent désormais inclassable, un peu à l’exemple d’Elon Musk. Dans le passage raconté par Vance, il paraît se faire le critique des utopies technologiques de la Silicon Valley, dont il est pourtant un bon représentant.

Thiel a été un soutien financier et politique de Donald Trump assez inattendu au cours de la campagne de 2016. Dans un entretien donné à The Atlantic en novembre 2023, il raconte que Trump a essayé de le convaincre de donner 10 millions de dollars10. L’ex-président avait notamment invoqué son soutien à Vance lors de sa campagne pour l’élection au Sénat en 2022.

Au-delà d’un soutien financier, Thiel constitue également un pilier important de l’effort de radicalisation du Parti républicain — que l’on qualifie parfois de « Nouvelle droite » — vers des positions toujours plus conservatrices. Il participe notamment à chaque conférence annuelle des nationaux-conservateurs (NatCon) depuis 2019.

Il a d’abord parlé en termes personnels : il a fait valoir que nous étions de plus en plus entraînés dans des compétitions acharnées dans le monde professionnel. Nous étions en concurrence pour les postes d’assistants en appel, puis pour les postes d’assistants à la Cour suprême. Nous étions en compétition pour des emplois dans des cabinets d’avocats d’élite, puis pour devenir associés dans ces mêmes cabinets. À chaque étape, disait-il, nos emplois s’accompagneraient d’heures de travail plus longues, d’aliénation sociale, notamment par rapport à nos pairs, et de missions dont le prestige ne compenserait pas l’absence de sens. Il a également affirmé que le monde dans lequel il travaille, la Silicon Valley, consacrait trop peu de temps aux percées technologiques améliorant la vie — en biologie, en énergie et dans les transports — et trop de temps sur les logiciels et les téléphones portables. Tout le monde pouvait désormais s’envoyer des tweets ou poster des photos sur Facebook, mais il fallait très longtemps pour se rendre en Europe, nous n’avions pas de remède contre le déclin cognitif et la démence, et notre consommation d’énergie polluait de plus en plus la planète. Pour lui, ces deux tendances — l’élite professionnelle piégée dans des emplois hyper concurrentiels et la stagnation technologique de la société — étaient liées. Si l’innovation technologique était le moteur d’une véritable prospérité, nos élites ne se sentiraient pas de plus en plus en concurrence les uns avec les autres pour un nombre décroissant de résultats prestigieux.

Thiel appartient lui-même à la Silicon Valley mais n’hésite pas à s’élever contre les Big Tech et le monopole qu’elles exercent. Il plaide notamment en faveur d’une « répression républicaine » (Republican crackdown), son ennemi juré, dont la taille menace ses intérêts financiers. Le discours porté par Thiel vis-à-vis des grandes entreprises technologiques — et notamment les réseaux sociaux, comme Facebook, et le moteur de recherche de Google — converge en ce sens avec celui de Musk, qui considère que celles-ci œuvrent contre les conservateurs notamment en manipulant les informations en amont des élections.

Musk et Thiel partagent également plusieurs éléments biographiques : outre le fait d’avoir tous deux vécu pendant leur jeunesse en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, deux des biographes des milliardaires de la tech, Max Chafkin et Walter Isaacson, racontent comment les deux hommes ont été harcelés pendant leur enfance. En grandissant, ces derniers ont adopté des mécanismes de défense qui semblent désormais les attirer vers le portrait sombre de l’Amérique que dresse aujourd’hui Donald Trump. Thiel répète depuis plusieurs années qu’il ne se fie qu’au candidat portant le discours le plus pessimiste car « si vous êtes trop optimiste, cela montre que vous n’êtes pas dans le coup ».

L’intervention de Peter reste le moment le plus marquant de mon séjour à la faculté de droit de Yale. Il a exprimé un sentiment qui n’avait pas encore pris forme : j’étais obsédé par la réussite en soi, non pas comme une fin à quelque chose de significatif, mais pour gagner une compétition sociale. Mon inquiétude quant au fait que j’avais donné la priorité à l’effort plutôt qu’au caractère a gagné en importance : faire des efforts, mais pour quoi ? Je ne savais même pas pourquoi je m’intéressais aux choses qui m’intéressaient. Je me considérais comme éduqué, éclairé et particulièrement sage quant aux voies du monde — du moins par rapport à la plupart des habitants de ma ville natale. Pourtant, j’étais obsédé par l’obtention de références professionnelles — un stage auprès d’un juge fédéral, puis un poste d’associé dans un cabinet prestigieux — que je ne comprenais pas. Je détestais mon exposition limitée à la pratique juridique. J’ai regardé vers l’avenir et j’ai pris conscience que j’avais participé à une course désespérée dont le premier prix était un emploi que je détestais.

J’ai immédiatement commencé à planifier une carrière en dehors du droit, ce qui explique que j’ai passé moins de deux ans comme avocat après l’obtention de mon diplôme. Peter m’a transmis une dernière chose : il était probablement la personne la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée, mais il était aussi chrétien. Il défiait le modèle social que j’avais construit, à savoir que les personnes stupides étaient chrétiennes et les personnes intelligentes athées. J’ai commencé à me demander d’où venait sa croyance religieuse, ce qui m’a conduit à René Girard, le philosophe français auprès de qui il avait visiblement étudié à Stanford. La pensée de Girard est si riche que tout effort de synthèse ne lui rend pas justice. Sa théorie de la rivalité mimétique, selon laquelle nous avons tendance à entrer en compétition pour les choses que les autres veulent, s’appliquait directement à certaines des pressions que j’ai ressenties à Yale. Mais c’est sa théorie du bouc émissaire — et ce qu’elle révèle du christianisme — qui m’a fait reconsidérer ma foi.

Le philosophe et anthropologue français René Girard (1923-2015) a effectué la quasi-intégralité de sa carrière académique dans les universités américaines, l’achevant comme professeur à l’université de Stanford. Penseur du désir mimétique — selon lequel tout désir d’un objet est médiatisé par le désir des autres — et de la violence fondatrice de l’ordre social par le phénomène du bouc émissaire, il demeure une référence majeure de la pensée chrétienne contemporaine. Il a toujours affirmé que ce sont les propres développements logiques de son système qui l’ont amené à reconnaître la vérité du christianisme, et non sa conversion au catholicisme qui aurait infléchi sa pensée dans un sens apologétique. Il demeure assez connu aux États-Unis dans les cercles conservateurs et exercé une grande influence sur Peter Thiel.

L’une des idées maîtresses de Girard est que les civilisations humaines sont souvent, voire toujours, fondées sur le « mythe du bouc émissaire » — un acte de violence commis à l’encontre de quelqu’un qui a fait du tort à l’ensemble de la communauté, raconté comme une sorte d’histoire originelle de la communauté.

Girard souligne que Romulus et Remus sont, comme le Christ, des enfants divins et, comme Moïse, placés dans le panier d’une rivière pour les sauver d’un roi jaloux. Il fut un temps où de telles comparaisons me hérissaient le poil, car je craignais que tout manque apparent d’originalité de la part des Écritures signifiait qu’elles ne pouvaient pas être vraies. Il s’agit là d’un procédé rhétorique courant du Nouvel athéisme : pointer du doigt un récit de la création — comme le récit du déluge dans l’Épopée de Gilgamesh — comme preuve que les auteurs des Écritures ont plagié leur histoire sur une civilisation antérieure. Il s’ensuit raisonnablement que si l’histoire biblique a été empruntée à une autre civilisation, la version de l’histoire donnée par la Bible n’est peut-être pas la parole de Dieu.

«  La pensée de Girard est si riche que tout effort de synthèse ne lui rend pas justice. Sa théorie de la rivalité mimétique, selon laquelle nous avons tendance à entrer en compétition pour les choses que les autres veulent, s’appliquait directement à certaines des pressions que j’ai ressenties à Yale.  » © AP Photo/Yuki Iwamura

Mais Girard rejette cette déduction et se penche sur les similitudes entre les récits bibliques et ceux d’autres civilisations. Pour Girard, l’histoire chrétienne contient une différence cruciale — une différence qui révèle quelque chose de « caché depuis la fondation du monde ». Dans le récit chrétien, le bouc émissaire ultime n’a pas fait de tort à la civilisation, c’est la civilisation qui lui a fait du tort. La victime de la folie des foules est, comme l’était le Christ, infiniment puissante — capable d’empêcher son propre meurtre — et parfaitement innocente — ne méritant pas la rage et la violence de la foule. En Christ, nous voyons nos efforts pour rejeter la faute et nos propres insuffisances sur une victime pour ce qu’ils sont : une défaillance morale projetée violemment sur quelqu’un d’autre. Le Christ est le bouc émissaire qui révèle nos imperfections et nous oblige à regarder nos propres défauts plutôt que d’accuser les victimes choisies par notre société.

Dans les précédents paragraphes, J. D. Vance se livre à une synthèse assez fidèle du système girardien, qui part de l’analyse des mythes pour déceler derrière eux des mécanismes archaïques de violence ensuite ritualisés. Il lève une objection souvent présentée au christianisme par les tenants du Nouvel athéisme — soit Hitchens et Harris, croisés plus haut —, objection à la vérité très ancienne, qui porte sur la similitude de tous les mythes religieux. Le christianisme se singulariserait quand même en ce qu’il serait la religieux qui dévoilerait le mécanisme de bouc émissaire occulté par toutes les autres croyances religieuses.

Les gens parviennent à la vérité de différentes manières, et je suis sûr que certains trouveront ce récit insatisfaisant. Mais en 2013, il a incroyablement bien saisi la psychologie de ma génération, en particulier de ses membres les plus privilégiés. Enlisés sur les réseaux sociaux, nous avons identifié un bouc émissaire et nous nous sommes jetés sur lui en ligne. Nous étions des guerriers du clavier, attaquant les gens sur Facebook et Twitter, aveugles à nos propres problèmes. Nous nous battions pour des emplois que nous ne voulions pas vraiment, tout en prétendant que nous ne faisions pas d’effort pour les avoir.

Il s’agit ici d’une nouvelle vulgarisation de la pensée girardienne, cette fois à partir de la rivalité mimétique (Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961), qui a été largement popularisée.

La conséquence pour moi, en fin de compte, est que j’avais perdu le langage de la vertu. J’avais plus honte d’échouer à un examen de la faculté de droit que de m’emporter contre ma petite amie.

Tout cela devait changer. Il était temps d’arrêter de désigner des boucs émissaires et de me concentrer sur ce que je pouvais faire pour améliorer les choses.

Ces réflexions très personnelles sur la foi, la conformité et la vertu ont coïncidé avec un de mes projets d’écriture qui allait connaître un succès public : Hillbilly Elegy, un livre hybride entre mémoires et commentaires sociaux que j’ai publié en 2016. En repensant aux premières versions du livre, je me rends compte à quel point j’ai changé entre 2013 et 2015 : j’ai commencé à écrire le livre en colère, plein de ressentiment à l’égard de ma mère, et confiant en mes propres capacités. Je l’ai terminé avec plus d’humilité, et très incertain des mesures à prendre pour « résoudre » un si grand nombre de nos problèmes sociaux. La réponse que j’ai trouvée, qui était aussi insatisfaisante à l’époque qu’elle l’est aujourd’hui, est qu’il est impossible de « résoudre » nos problèmes sociaux. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est de les réduire ou d’en atténuer les effets.

Dans Hillbilly Elegy, le sénateur et colistier de Donald Trump dresse le portrait d’une Amérique en perte de vitesse, caractérisée par la pauvreté, les drogues, la violence et la misère chronique des petites villes de la rust belt. Son récit fait également l’éloge des valeurs propres aux Appalaches qui lui auraient été transmises par sa famille. Bien qu’ils soient largement désoeuvrés, parfois dépendants de la sécurité sociale pour survivre, Vance renvoie à de multiples reprises à la fierté, à la solidarité, au sens du travail et de la famille des habitants de Middletown.

Le propos de Vance ne vise pas à dénoncer simplement les ravages de la désindustrialisation, mais pointe également ce qu’il décrit comme les causes de la misère dans laquelle il a grandi : le désintérêt de la classe politique américaine pour « l’Amérique d’en bas », la white working class délaissée par les administrations successives.

Au cours de mes recherches, j’ai remarqué qu’un grand nombre de ces problèmes sociaux provenaient de comportements pour lesquels les chercheurs en sciences sociales et les experts politiques utilisaient un vocabulaire différent. À droite, la conversation portait souvent sur la « culture » et la « responsabilité personnelle », c’est-à-dire sur la manière dont les individus ou les communautés freinent leurs propres progrès. Même s’il me semblait évident qu’il y avait quelque chose de dysfonctionnel dans certains des endroits dans lesquels j’ai grandi, le discours de la droite me paraissait un peu cruel. Il ne tenait pas compte du fait que les comportements destructeurs sont presque toujours des tragédies aux conséquences terribles. C’est une chose de pointer du doigt une personne qui n’a pas agi d’une certaine manière, mais c’en est une autre de ressentir le poids de la misère qui découle de ces actions.

Les intellectuels de gauche se sont beaucoup plus concentrés sur les problèmes structurels et externes auxquels sont confrontées les familles comme la mienne — la difficulté de trouver un emploi et le manque de financement pour certains types de ressources. Bien que je fusse d’accord avec le fait que davantage de ressources sont souvent nécessaires, il me semblait que nos comportements les plus destructeurs persistaient, voire s’épanouissaient, pendant les périodes de confort matériel. La gauche économique faisait souvent preuve de plus de compassion, mais c’était une sorte de compassion — dépourvue de toute attente — qui sentait le renoncement. Un sentiment de compassion qui suppose qu’une personne est désavantagée au point d’être désespérée, c’était comme de l’empathie pour un animal de zoo, et je n’en avais que faire.

La lecture de cet article, quatre ans après sa publication initiale, peut surprendre tant le discours de Vance a sensiblement changé sur l’identification des causes alimentant les problèmes sociaux aux États-Unis. En 2020, Vance rejetait ici la thèse de la « culture » et la « responsabilité des individus » comme étant à l’origine des problèmes de pauvreté, d’addiction ou de criminalité. Depuis son élection au Sénat en 2022, Vance s’est radicalement tourné vers le champ des « guerres culturelles » dont Trump s’était maintenu relativement éloigné jusqu’alors. 

En réfléchissant à ces visions concurrentes du monde, à la sagesse et aux lacunes de chacune d’entre elles, j’aspirais à une vision du monde qui comprenne nos mauvais comportements comme étant à la fois sociaux et individuels, structurels et moraux ; qui reconnaisse que nous sommes le produit de notre environnement ; que nous avons la responsabilité de changer cet environnement, mais que nous sommes toujours des êtres moraux avec des devoirs individuels ; qui puisse s’élever contre les taux croissants de divorce et de toxicomanie, non pas en tirant des conclusions aseptisées sur leurs externalités sociales négatives, mais en faisant preuve d’indignation morale.

Dans ce passage et les paragraphes précédents, J. D. Vance renvoie dos à dos l’utilitarisme néo-libéral de la droite, qui stigmatise les pauvres au nom de leur responsabilité personnelle dans leur condition, et le sociologisme et l’économicisme de la gauche, qui dissolvent les dilemmes moraux de la pauvreté dans des superstructures déresponsabilisantes, et ne jettent sur le problème de la pauvreté qu’un regard matérialiste et consumériste. Pour J. D. Vance, l’agir moral va de pair avec une délibération éthique que l’on pourrait rapprocher de la vertu aristotélicienne de prudence (phronesis) En ce sens, il se fait proche d’une éthique des vertus néo-aristotélicienne telle qu’a pu par exemple la développer le philosophe Alasdair MacIntyre (né en 1929).

J’ai fini par me rendre compte que j’avais déjà été exposé à cette vision du monde : avec le christianisme de Mamaw. Et le nom qu’il donnait aux comportements que j’avais vu détruire des vies et des communautés était le « péché ». Je me suis souvenu de l’un des passages de l’Écriture que je préférais le moins, Nombres 14:18, et je l’ai vu sous un jour nouveau : « L’Éternel est lent à la colère et riche en bonté, il pardonne l’iniquité et la rébellion ; mais il ne tient point le coupable pour innocent et il punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération ».

À l’aide de cette référence scripturaire de l’Ancien Testament, Vance explique que la notion religieuse et morale de péché est la seule à même d’articuler la responsabilité individuelle et les conséquences sociales qui dépassent l’individu ; elle permet de lier visée morale et discours social et politique. On peut rapprocher sa vision du péché comme structure à la fois personnelle et collective de la réflexion du pape Jean-Paul II sur les « structures de péché » dans la doctrine sociale de l’Église. En arrière-plan, la doctrine augustinienne du péché originel est bien sûr incontournable pour articuler imputabilité subjective et conséquences objectives.

Il y a une dizaine d’années, j’y voyais la preuve d’un Dieu vengeur et irrationnel. Et pourtant, qui pourrait regarder les statistiques sur ce que notre culture et la politique menée au début du XXIe siècle ont engendré — la misère, l’augmentation des taux de suicide, les « morts de désespoir » dans le pays le plus riche du monde — et douter que les péchés des parents aient un quelconque effet sur leurs enfants

Et, de nouveau, les mots de Saint Augustin ont résonné d’un millénaire et demi plus tôt, articulant une vérité que je ressentais depuis longtemps mais que je n’avais pas exprimée. Il s’agit d’un passage de La Cité de Dieu, dans lequel Augustin résume la débauche de la classe dirigeante de Rome :

Ce qui nous importe, c’est que chacun accroisse tous les jours ses richesses pour suffire à ses profusions continuelles et s’assujettir les faibles. Que les pauvres fassent la cour aux riches pour avoir de quoi vivre, et pour jouir d’une oisiveté tranquille à l’ombre de leur protection ; que les riches fassent des pauvres les instruments de leur vanité et de leur fastueux patronage. Que les peuples saluent de leurs applaudissements, non les tuteurs de leurs intérêts, mais les pourvoyeurs de leurs plaisirs ; que rien de pénible ne soit commandé, rien d’impur défendu ; que les rois s’inquiètent de trouver dans leurs sujets, non la vertu, mais la docilité ; que les sujets obéissent aux rois, non comme aux directeurs de leurs mœurs, mais comme aux arbitres de leur fortune et aux intendants de leurs voluptés, ressentant pour eux, à la place d’un respect sincère, une crainte servile ; que les lois veillent plutôt à conserver à chacun sa vigne que son innocence ; que l’on n’appelle en justice que ceux qui entreprennent sur le bien ou sur la vie d’autrui, et qu’au reste il soit permis de faire librement tout ce qu’on veut des siens ou avec les siens, ou avec tous ceux qui veulent y consentir ; que les prostituées abondent dans les rues pour quiconque désire en jouir, surtout pour ceux qui n’ont pas le moyen d’entretenir une concubine ; partout de vastes et magnifiques maisons, des festins somptueux, où chacun, pourvu qu’il le veuille ou qu’il le puisse, trouve jour et nuit le jeu, le vin, le vomitoire, la volupté ; qu’on entende partout le bruit de la danse ; que le théâtre frémisse des transports d’une joie dissolue et des émotions qu’excitent les plaisirs les plus honteux et les plus cruels. Qu’il soit déclaré ennemi public celui qui osera blâmer ce genre de félicité ; et si quelqu’un veut y mettre obstacle, qu’on ne l’écoute pas, que le peuple l’arrache de sa place et le supprime du nombre des vivants ; que ceux-là seuls soient regardés comme de vrais dieux qui ont procuré au peuple ce bonheur et qui le lui conservent.11

J. D. Vance se sert ici de ce passage du livre II de La Cité de Dieu pour critiquer le consumérisme et l’hédonisme des sociétés occidentales, en particulier américaine. Sa critique morale a aussi une dimension sociale : les comportements hédonistes qu’il flétrit sont avant tout ceux de l’élite romaine/washingtonienne, par opposition à la masse des gens ordinaires qui aurait su garder le sens des valeurs morales. 

C’est la meilleure critique de notre époque moderne que j’aie jamais lue. Une société entièrement orientée vers la consommation et le plaisir, rejetant le devoir et la vertu. Peu de temps après avoir lu ces mots pour la première fois, mon ami Oren Cass a publié un livre dans lequel il affirme que les décideurs politiques américains se sont beaucoup trop concentrés sur la promotion de la consommation en dépit de la productivité, ou de toute autre mesure du bien-être. La réaction — critiquer Oren pour avoir osé proposer des politiques susceptibles de réduire la consommation — a presque prouvé l’argument. « Oui », me suis-je surpris à dire, « les politiques préférées d’Oren pourraient réduire la consommation par habitant. Mais c’est précisément le problème : notre société est plus que la somme de ses statistiques économiques. Si les gens meurent plus tôt alors qu’ils ont atteint des niveaux de consommation historiques, alors peut-être que l’attention que nous portons à la consommation n’est pas judicieuse ».

Oren Cass (né en 1983, comme J.D. Vance) est un spin doctor et conseiller politique américain, économiste en chef du think tank conservateur American Compass. Il a notamment pris part à la campagne présidentielle de Mitt Romney. Le livre de Cass dont parle Vance est The Once and Future Worker, un essai remarqué sur la productivité et la valeur travail qui critique la focalisation des politiques publiques sur la consommation plutôt que sur la production, qui l’amène à prôner une forme de protectionnisme. Vance s’en sert ici pour contester l’absolutisation des statistiques économiques comme indicateur du bien-être d’un pays. Nous l’avions longuement interviewé dans la revue pour comprendre sa doctrine.

Et en effet, c’est cette intuition, plus que toute autre, qui m’a finalement conduit non seulement au christianisme, mais aussi au catholicisme. Malgré le fait que ma mère ne connaissait pas la liturgie, ni les influences culturelles romaines et italiennes, ni ce pape, étranger, j’ai lentement commencé à voir le catholicisme comme l’expression la plus proche de son type de christianisme : obsédé par la vertu, mais conscient du fait que la vertu se forme dans le contexte d’une communauté plus large ; compatissant avec les doux et les pauvres du monde sans ne les traiter que comme des victimes ; protecteur des enfants et des familles et avec les choses nécessaires pour s’assurer qu’ils prospèrent. Et par-dessus tout : une foi centrée sur un Christ qui exige de nous la perfection alors même qu’il aime inconditionnellement et pardonne facilement.

Pour J. D. Vance, le catholicisme, au sein des confessions chrétiennes, représente un juste milieu entre l’exigence de vertu et de perfectionnement moral, donc la responsabilisation, et la nécessité d’être compatissant et d’aider socialement les plus démunis ; ou, pour prendre des termes religieux, entre la justice et la miséricorde. L’existence du sacrement de pénitence — confession individuelle, inexistante chez les protestants — et d’autres instances de médiation, singularise à ses yeux l’Église catholique.

C’est cette idée qui m’a fait passer de quelques conversations informelles avec des religieux dominicains à une période d’étude plus sérieuse, avec l’un d’entre eux en particulier. J’aurais presque aimé que cela ne soit pas si graduel, qu’il y ait eu un moment déclic qui me fasse prendre conscience que je devais devenir catholique. Il y a eu des coïncidences un peu étranges qui ont accéléré ma décision. L’une d’entre elles s’est produite il y a environ un an, lors d’une conférence avec des intellectuels majoritairement conservateurs à laquelle je participais. Tard dans la nuit, au bar de l’hôtel, j’ai interrogé un écrivain catholique conservateur sur ses critiques à l’égard du pape. (Je pense de plus en plus que trop de catholiques américains n’ont pas fait preuve de la déférence qui s’impose à l’égard de la papauté, traitant le pape comme une figure politique à critiquer ou à louer au gré de leurs caprices). 

Il s’agit ici d’une pique, discrète mais réelle, contre certains milieux catholiques américains, conservateurs ou traditionalistes, qui critiquent les orientations voire la personne du pape François, en des termes que Vance juge outranciers : en bon néo-converti, il juge que le pontife romain mérite en toute circonstance une attitude déférente de la part des catholiques ; il rappelle que la papauté n’est pas une institution de politique partisane.

Tout en admettant que certains catholiques allaient trop loin, il défendait son approche plus mesurée, et soudain, un verre de vin a semblé tomber d’un endroit stable derrière le bar et s’est écrasé sur le sol devant nous. Nous nous sommes regardés en silence pendant un moment, un peu surpris par ce que nous venions de voir, avant de mettre fin à notre conversation de manière abrupte et de nous excuser pour aller nous coucher.

Ici et dans le paragraphe suivant, J. D. Vance semble dire qu’il aurait été témoin d’une intervention divine, d’une sorte de miracle en sa faveur, même s’il évite un ton trop sensationnaliste. Les milieux pentecôtistes américains sont friands de ce genre de lecture providentialiste, où l’extraordinaire fait très souvent irruption dans la vie ordinaire ; en cela, cette anecdote représente pour Vance, nolens volens, un héritage de sa culture d’origine évangélique : pour lui, ces coïncidences sont signifiantes en soi et ne sont pas le fruit du hasard, mais de la Providence.

Un autre événement s’est déroulé à Washington, D. C., au cours d’une semaine de voyage particulièrement éprouvante. Je n’avais pas vu ma famille depuis quelques jours et je n’avais même pas eu le temps d’appeler mon plus petit au téléphone. Dans des moments comme celui-là, il m’arrive d’écouter une magnifique interprétation d’un psaume interprétée par une chorale orthodoxe lors de la visite du pape François en Géorgie en 2016. Je l’ai écouté dans le train de New York à Washington, où je connaissais un frère dominicain que j’ai décidé d’inviter à prendre un café. Il m’a invité à visiter sa communauté, où j’ai entendu les moines chanter le même psaume. Je sais qu’il est facile de faire le procès des sceptiques : J. D. a regardé une vidéo d’un prêtre chantant un verset de la Bible, puis il a envoyé un mail à un membre d’un ordre religieux qui a ensuite chanté la même chose. Mais, pour citer Samuel L. Jackson dans Pulp Fiction : « Vous jugez ça de la mauvaise manière. Je veux dire, il se pourrait que Dieu ait arrêté les balles, qu’Il ait changé le Coca en Pepsi, qu’Il ait trouvé mes clés de voiture. On ne juge pas ce genre de choses au mérite. Que ce que nous avons vécu soit ou non un miracle « selon Hoyle » n’a aucune importance. Ce qui est important, c’est que j’ai senti le toucher de Dieu ».

En politicien madré, J. D. Vance sait aussi faire retomber la pression, et calmer quelque peu l’impression d’exaltation religieuse que ses précédentes anecdotes pouvaient donner. Savoir pratiquer l’autodérision, ici grâce à une citation du film de Quentin Tarantino Pulp Fiction, est un art très apprécié du public américain dans un discours politique. À l’aide de cette citation, Vance semble ici vouloir signifier qu’une intervention divine n’a de lisibilité que pour celui qui en est l’objet.

Alors oui, au cours de ces dernières années, j’ai senti le toucher de Dieu à de petits moments. Même si cela rendrait l’histoire plus intéressante, je ne peux pas dire que l’une de ces choses m’a fait me lever soudainement et me dire : « il est temps de se convertir ». Le mouvement a été plus progressif. Je suis convaincu que Mamaw accepterait la théologie catholique même si ses aspects culturels la mettaient mal à l’aise. Les mots de Saint Augustin et de Girard, et l’exemple de mon oncle Dan, qui s’est marié dans notre famille mais qui a fait preuve de vertu chrétienne plus que toute autre personne que j’ai rencontrée, m’ont aidé. De bons amis m’ont aussi fait comprendre que je n’avais pas besoin d’abandonner ma raison avant de m’approcher de l’autel. J’ai fini par croire que les enseignements de l’Église catholique étaient vrais, mais cela s’est fait lentement et de façon inégale.

Pour J. D. Vance, la gradualité de sa conversion au catholicisme est aussi une preuve de son caractère rationnel, mûrement réfléchi : il n’a pas vécu une illumination soudaine, mais une série de prises de conscience ordonnées entre elles et méditées les unes après les autres. Ici encore, Vance se rapproche par là d’un autre converti au christianisme catholique passé par différents stades d’une même quête intellectuelle : l’Augustin des Confessions.

Certaines choses ont rendu la conversion plus difficile, même après avoir pris ma décision. La crise des abus sexuels m’a obligé à me demander si rejoindre l’Église signifiait soumettre mon enfant à une institution qui se souciait davantage de sa propre réputation que de la protection de ses membres. Travailler sur ces sentiments a retardé ma conversion d’au moins quelques mois. Je craignais aussi que cela ne soit injuste pour ma femme : elle n’avait pas épousé un catholique et j’avais l’impression de la plonger dans cette situation. Cependant, elle a soutenu ma décision dès le début, et je ne peux donc pas lui imputer ce retard.

La crise des abus sexuels dans le clergé catholique a en effet été particulièrement sévère aux États-Unis, et elle a connu plusieurs vagues d’ampleur : une première a éclaté en 2002 après les révélations du Washington Post sur le système de couverture des abus sexuels mis en place par le cardinal Bernard Law, archevêque de Boston, qui a des répercussions dans tout le pays ; à la suite de ce séisme, plusieurs diocèses sont mis en faillite du fait du paiement d’indemnités aux victimes des abus. Le chiffre de 7 % des prêtres états-uniens coupables d’abus sexuels sur mineurs circule. Une réplique non moins puissante du scandale éclate depuis 2018, lorsque l’on apprend que le cardinal Theodore McCarrick, archevêque émérite de Washington, est lui-même l’auteur de nombreuses agressions sexuelles sur des mineurs et des séminaristes adultes, et a grandement participé à la dissimulation d’autres crimes d’abus sexuels avec de nombreux complices.

J’ai été reçu dans l’Église catholique par une belle journée de la mi-août, lors d’une cérémonie privée non loin de chez moi. Le jour de la cérémonie, je me suis réveillé avec un peu d’appréhension, craignant de faire une grosse erreur. Malgré tous mes doutes sur la réaction possible de Mamaw, c’est une de ses phrases préférées que j’ai entendue, avec sa voix, résonner à mes oreilles ce matin-là : « c’est l’heure de chier ou de se lever du pot ».

J’ai été baptisé et j’ai reçu ma première communion. J’ai trouvé tout cela très beau, même si je dois admettre que je me sentais encore mal à l’aise face à quelque chose d’aussi éloigné de mes expériences de jeunesse à l’église. Une grande partie de ma famille est venue me soutenir. Mon fils de deux ans — l’un des mes aspects préférés dans l’Église, c’est qu’elle encourage les parents à amener leurs enfants — a mangé beaucoup de biscuits Goldfish. Enfin, les frères dominicains qui m’avaient accueilli ont offert à mes amis et à ma famille un café et des beignets.

Dans le récit de sa cérémonie de baptême, par laquelle il a été reçu dans l’Église catholique, J. D. Vance entremêle constamment le registre personnel, voire intime, au point d’user d’expressions familières — mais cela participe de l’image de sa grand-mère comme une « personne ordinaire », qui s’exprime comme tout un chacun — et le témoignage de son expérience de foi. La mise en avant de sa famille correspond aux attentes familialistes d’une partie de son électorat. Sa femme, Usha Vance, originaire de l’Inde, est pourtant restée de religion hindouiste, et leur cérémonie de mariage a été mixte, à la fois chrétienne et hindoue. Son parcours de foi est avant tout un cheminement intellectuel personnel, même s’il possède des résonances communautaires et politiques.

J’essaie de faire preuve d’un peu d’humilité quant à mes connaissances, qui sont bien maigres et quant au fait, qu’en réalité, je ne suis pas un chrétien à la hauteur. C’est autour des idées que je me sens le plus à l’aise pour dialoguer avec les gens. J’ai toujours été un peu moins intéressé par le fait de ne pas pouvoir lire quelque chose et en débattre. Mais l’Église ne se limite pas aux idées et à Saint-Augustin, que j’ai choisi comme patron. C’est aussi une question de cœur et de communauté de croyants. Il s’agit d’aller à la messe et de recevoir les sacrements, même quand c’est difficile ou gênant de le faire. Il s’agit de tant de choses que j’ignore et du processus qui consiste à devenir moins ignorant avec le temps.

Ici, précisément, J. D. Vance se concentre sur l’aspect communautaire du catholicisme, qui n’est pas seulement et pas d’abord une religion intellectuelle, mais avant tout une assemblée de croyants à soutenir ; le néophyte, au sens littéral (nouvellement baptisé) fait ici aveu d’humilité.

Ma femme m’a dit que le fait de se convertir au catholicisme — étudier et réfléchir à ses études — était « bon pour moi ». J’ai fini par comprendre qu’elle avait raison, du moins si l’on raisonne à l’échelle cosmique. J’ai pris conscience qu’une partie de moi — la meilleure partie — s’inspirait du catholicisme. C’était la partie de moi qui exigeait que je fasse preuve de patience avec mon fils et qui me faisait me sentir mal quand je n’y parvenais pas, qui exigeait que je modère mon tempérament avec tout le monde, mais surtout avec ma famille, qui exigeait que je me préoccupe davantage de mon image de mari et de père que de celle de celui qui subvient aux besoin de sa famille. Cela m’a obligé à sacrifier le prestige professionnel aux profit des intérêts de ma famille. Cela m’a obligé à laisser tomber les rancunes et à pardonner même à ceux qui m’avaient fait du tort. Comme le dit Saint Paul dans son épître aux Philippiens : « Enfin, frères, tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper. » C’est la partie catholique de mon cœur et de mon esprit qui a exigé que je réfléchisse aux choses qui comptaient vraiment. 

À l’aide de cette citation de l’épître de saint Paul aux Philippiens (4, 17), J. D. Vance insiste enfin sur un dernier argument en faveur du catholicisme, comme école de perfectionnement moral : il souligne là encore l’aspect graduel des efforts que sa morale exige, à rebours d’une pensée évangélique très marquée par l’élection divine définitive et la prédestination.

Et si je voulais que cette partie de moi soit nourrie et grandisse, je devais faire davantage que simplement lire de la théologie de façon occasionnelle ou réfléchir à mes propres défauts. J’avais besoin de prier davantage, de participer à la vie sacramentelle de l’Église, de me confesser et de me repentir publiquement, aussi gênant que cela puisse être. Enfin, j’avais besoin de grâce.

En conclusion, J. D. Vance nuance quelque peu l’idée que l’engagement en faveur du catholicisme ne serait qu’une démarche intellectuelle rationnelle guidée par le désir de connaissance vraie : si la voie qui l’a mené à partager le Credo de l’Église catholique a été pour lui, certes, un parcours intellectuel et philosophique avant tout, cette démarche de compréhension, rationnelle à ses yeux, l’a laissé au seuil de la foi qui nécessite davantage, c’est-à-dire un engagement existentiel, une éthique de vie. Or il s’agit précisément, dans ses grandes lignes, du parcours de conversion vécu par celui qu’il s’est choisi comme saint patron, Augustin d’Hippone, et narré dans les Confessions. Par là, le modèle augustinien si prégnant du récit de conversion laisse encore entendre ses échos dans un tout autre contexte.

En d’autres termes, j’avais besoin de devenir catholique. Pas seulement d’y penser.

Sources
  1. The GOP’s front-runner is…Donald Trump ?, Public Policy Polling, 14 avril 2011.
  2. « How I Joined the Resistance. On Mamaw and becoming Catholic. », The Lamp, 1er avril 2020.
  3. Rod Dreher, « J.D. Vance Becomes Catholic », The American Conservative, 11 août 2019.
  4. « Transcript : JFK’s Speech on His Religion », NPR, 5 décembre 2007.
  5. Publication de CatholicVote sur X (Twitter),15 juillet 2024.
  6. Patrick J. Deneen, Regime Change : Toward a Postliberal Future, Sentinel, 2023.
  7. The Hillbilly Has A Moment (feat. J.D. Vance), American Moment, YouTube, 20 septembre 2021.
  8. A Conversation with J.D. Vance at the Napa Institute 2021 Summer Conference, The Napa Institute, YouTube, 6 février 2023.
  9. Œuvres complètes de Saint Augustin, L. Guérin & Cie, Bar-le-Duc, 1866.
  10. Barton Gellman, « Peter Thiel Is Taking a Break From Democracy », The Atlantic, 9 novembre 2023.
  11. Œuvres complètes de Saint Augustin, L. Guérin & Cie, Bar-le-Duc, 1869.
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