Doctrines de la Russie de Poutine

Tuer pour des idées : la doctrine Douguine sur la guerre en Ukraine

« En Ukraine, l’opération militaire spéciale est une bataille entre l’ange et le diable ».

Pour Douguine, la guerre d’Ukraine n’a pas d’autre finalité que la survie de l’humanité. Aux frontières du poutinisme, l’idéologue extrême expose une doctrine anti-moderne nourrie au fascisme européen. Un conspirationnisme total sur l’homme, Dieu, la géopolitique ou l’intelligence artificielle.

Marlène Laruelle trace les coordonnées d’une figure complexe de l’extrême droite internationale en Russie.

Auteur
Marlène Laruelle
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© Alexander Miridonov/Kommersant/Sipa USA

Si Alexandre Douguine est l’idéologue russe le plus connu en Occident, sa place dans le système de production doctrinale de la Russie contemporaine est traditionnellement surestimée. Il a en effet été souvent présenté comme le « gourou » ou le « cerveau » de Poutine — une mise en valeur par les médias occidentaux qui doit être comprise comme une forme d’« orientalisation » de la Russie, éclairant ses penseurs les plus extrêmes mais pas les plus représentatifs. En réalité, Douguine occupe une place bien plus marginale dans les écosystèmes idéologiques du Kremlin et a toujours été critiqué par une partie des élites russes.

Trois caractéristiques font de lui une figure unique dans le paysage de la production d’idées en Russie. Premièrement par sa capacité à traduire, aussi bien littéralement que symboliquement, les grands corpus textuels de l’extrême droite européenne et à les « nationaliser » en les adaptant au contexte russe. Deuxièmement, son caractère prolifique et de caméléon, qui lui permet de produire plusieurs ouvrages par an adaptés aux thèmes du moment — qui peuvent aller du discours mainstream que l’on retrouve à la télévision russe à des textes cryptiques réservés aux milieux contre-culturels radicaux. Troisièmement parce qu’il a réussi à entrer en dialogue avec la plupart des extrêmes droites occidentales : tout d’abord française, belge, italienne et espagnole, puis dans un second temps germanique et américaine. Il fait figure de tête de pont dans son approche des extrêmes droites européennes et américaine et a bénéficié d’un long entretien par Tucker Carlson quelques semaines seulement après que le journaliste trumpiste eut interviewé Vladimir Poutine. 

En Russie même, le statut de Douguine a toujours été complexe. S’il a régulièrement bénéficié de petits financements d’État, il n’a jamais réussi à pénétrer l’establishment politique, ni à occuper des postes officiels dans les institutions étatiques. Les milieux académiques l’ont eux aussi toujours regardé avec défiance, comme un illuminé ésotérique au savoir encyclopédique mais non comme un enseignant-chercheur répondant aux normes de la profession. Douguine a donc navigué entre des périodes de marginalité et de reconnaissance, sous la protection de figures plus puissantes comme Alexandre Prokhanov et ses réseaux dans le monde militaro-industriel, ou Konstantin Malofeev, l’oligarque monarchiste orthodoxe, qui l’a financé pendant des années en le faisant travailler pour ses plateformes, Tsargrad et Katekhon.

Avec la guerre de 2022, le statut de Douguine a changé. Non tant parce qu’il avait appelé à la guerre dans sa dimension métaphysique la plus absolue depuis longtemps que parce que sa fille, Darya Douguina, a été assassinée en août 2022, probablement dans une attaque ukrainienne qui le visait lui. Depuis, Douguine est apparu comme une figure martyre et a su cultiver cette image. Il est dorénavant régulièrement invité dans les talk shows politiques les plus en vue, comme Bol’shaia igra (« Le Grand Jeu »), et a obtenu le poste de directeur d’un nouveau centre pour les recherches politiques nommé après Ivan Ilyin, le penseur réactionnaire de l’émigration russe, au sein de l’Université d’État des Sciences Humaines, RGGU. 

Ce poste est une reconnaissance de son statut de « père martyr » mais ressemble plus à un lot de consolation qu’à une intégration officielle dans les milieux académiques. De plus, le nouveau Centre a suscité une vague de protestations de la part d’étudiants de gauche qui dénoncent la personnalité d’Ilyin comme inspirée par le fascisme de l’entre-deux-guerres et donc contraires aux valeurs russes. Si les critiques ont moins porté sur Douguine lui-même — intouchable depuis l’assassinat de sa fille — elles le concernent indirectement, et des voix qui comptent continuent à le considérer comme trop influencé par les grands penseurs européens du fascisme pour bénéficier d’une reconnaissance officielle de haut niveau.

En mars 2024, dans un long entretien qui a recueilli plus de trois millions de vues, Douguine revient sur sa vision du monde, ses inspirations intellectuelles, son parcours, et la mort de sa fille. Nous avons sélectionné ici quelques extraits qui synthétisent sa pensée sur la guerre comme affrontement civilisationnel et philosophique entre deux visions diamétralement opposées de l’humanité.

Quelles sont les raisons fondamentales de l’opération militaire spéciale et de nos désaccords avec l’Occident ? 

La géopolitique part du principe qu’il existe deux types d’organisation de la société : maritime et terrestre. Le land power est la puissance terrestre et le sea power la puissance maritime. Et il y a une confrontation entre ces deux types de complexes politiques, sociaux, culturels, économiques et technologiques, parce qu’ils proviennent de points de vue diamétralement opposés. La civilisation terrestre, à laquelle nous appartenons sans aucun doute, et à laquelle ont appartenu Rome, Sparte et la Russie tout au long de leur histoire, est orientée vers ce que l’on appelle les « valeurs héroïques ». Ces valeurs incluent la constance, la tradition, la loyauté immuable et la hiérarchie du pouvoir. Face à cela, la civilisation maritime repose sur la ruse, la perfidie, la corruption, le développement technologique — non pas sur la stabilité mais sur le développement permanent, non pas sur l’éternité mais sur le temps, sur le commerce et l’expansion maritime, sur la colonisation des territoires côtiers qui créent un type complètement différent de société.

Douguine est nourri des grands auteurs de la géopolitique germanique et a emprunté l’idée de tellurocraties et thallassocraties à Halford Mackinder, qui parlait alors de l’opposition heartland et rimland. Cette terminologie permet de donner une lecture géopolitique de l’opposition — classique dans la pensée russe — entre Occident et Russie, et de la reformuler comme une opposition entre monde anglo-saxon et monde russe. Très admiratif de l’Allemagne de la Révolution conservatrice et ayant eu des propos favorables au nazisme historique dans les années 1990, Douguine utilise cette métaphore géopolitique pour affirmer que l’Allemagne de la Révolution conservatrice est en théorie l’alliée de la Russie — non son ennemie.

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Voilà donc où nous en étions au commencement de la géopolitique, lorsque ses principes ont été formulés, et voilà où nous en sommes aujourd’hui. Les mêmes principes, la même Ukraine, le même atlantisme et la communauté atlantique — maintenant l’OTAN — qui incarne cette civilisation maritime. C’est ainsi que la formation de la géopolitique s’est déroulée de manière paradoxale mais en même temps vivante et proche de nous. Que ce soit en 2022 ou lors de l’effondrement de l’Union soviétique, si l’on remonte trente ans en arrière, on assiste encore une fois à l’effondrement d’une puissance continentale exploitée par les puissances maritimes — en l’occurrence, les États-Unis en tant qu’héritiers de l’Empire britannique. Et à nouveau, la tâche consiste à arracher ces territoires à la Russie continentale, à la Russie-Eurasie, et à les intégrer au bloc occidental. C’est ce que nous voyons aujourd’hui et ce contre quoi nous avons commencé l’opération militaire spéciale. C’est une explication géopolitique mais aussi une illustration des lois de la géopolitique.

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L’Union soviétique était-elle une civilisation terrestre ?

Bien sûr, elle ressemblait plutôt à Sparte. Encore une fois, les valeurs héroïques, l’absence de libre-échange, l’absence de marché, l’absence du système bourgeois mercantile occidental classique — c’était très différent. C’était la version rouge de l’eurasisme. Ainsi, lorsque nous avons hérité de la Fédération de Russie dans les années 1990, il s’agissait en fait d’une branche de la Maison Blanche — d’où l’idée d’Obkom de Washington. Notre élite, qui est arrivée au pouvoir et a fait s’effondrer l’Union soviétique, était un agent d’influence de cette civilisation maritime, partageant des valeurs avec l’Occident et affirmant que nous faisions partie de la civilisation occidentale. En fait, c’est à ce moment-là qu’un monde unipolaire a pris forme, le Déluge a eu lieu — il ne restait plus que la civilisation de la mer. Fukuyama a immédiatement annoncé la fin de l’histoire, affirmant qu’il n’y avait plus qu’une seule civilisation, celle de l’Occident, qui avait vaincu toutes les alternatives.

Mais en Occident même, parmi ceux qui célébraient cette victoire finale et la fin de l’histoire, une voix sceptique s’est élevée. Celle de Samuel Huntington. Il disait alors : « Au niveau de l’idéologie, oui, nous avons gagné. Il ne reste qu’une seule idéologie — libérale-démocratique. Mais maintenant, nous serons confrontés à un nouveau phénomène, car d’autres civilisations et anciennes cultures ressurgiront : la culture chinoise, la culture islamique, la culture indienne, la culture russo-eurasienne — orthodoxe, ainsi que l’Afrique et l’Amérique latine. » Les élites libérales russes des années 1990, en partie encore présentes aujourd’hui, ont joué un rôle important dans ce processus d’établissement de la dictature libérale après la victoire de la civilisation de la mer. 

Douguine est l’un des grands propagateurs du fantasme conspirationniste selon lequel les acteurs soviétiques de la perestroïka étaient en fait des agents de l’Occident orchestrant la chute de l’Union soviétique de l’intérieur. Cela lui permet d’appeler à une purge massive des élites russes, en particulier culturelles et intellectuelles, qu’il définit depuis plus d’une décennie déjà comme une « cinquième colonne » à l’intérieur du régime poutinien. Douguine a contribué à la diffusion de l’idée huntingtonienne d’un monde divisé en plusieurs civilisations en s’appuyant sur les auteurs russes du civilisationnisme comme Nikolaï Danilevski. Dans cette vision du monde, le libéralisme et la démocratie seraient des produits culturels de la civilisation occidentale et ne pourraient être mis en pratique dans d’autres aires civilisationnelles.

Le terme « Obkom de Washington » (en russe : вашингтонский обком), qu’on pourrait traduire par le « Comité du parti de la province de Washington », repris par Douguine, est utilisé par certains médias ou commentateurs russes — essentiellement nationalistes — depuis les années 1990 pour véhiculer cette théorie du complot qui sous-tend que le destin de la Russie serait en fait décidé depuis la capitale américaine ou avec son aval.

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Peut-on dire que l’opération militaire spéciale est l’apogée des contradictions des deux concepts ?

Oui, c’est la civilisation au singulier contre les civilisations au pluriel. Il s’agit du concept d’un monde unipolaire, auquel les dirigeants mondialistes de l’Amérique continuent d’adhérer, contre celui d’un monde multipolaire que défend la Russie. Certains diront : « Eh bien, c’est une guerre, c’est un affrontement mondial ». En un sens, oui, si l’Occident insiste sur l’idée d’une seule civilisation. Si, par exemple, l’Occident, comme l’a fait le président Trump, disait : « Nous sommes l’Occident, l’Amérique, et vous, vous êtes différents, faites ce que vous voulez. Nous ne vous imposerons pas nos valeurs — nous y croyons, ce sont nos valeurs parfaitement américaines, mais nous ne sommes pas obligés de les imposer aux autres. Vous les adoptez ou non, c’est votre décision. America First, Make America Great Again ». En d’autres termes, si l’Occident adoptait une approche conceptuelle différente, acceptant d’être une civilisation parmi d’autres, alors l’acuité du conflit disparaîtrait. Le conflit ne disparaîtrait peut-être pas entièrement, mais la guerre et cette volonté hystérique d’empêcher l’émergence d’un monde multipolaire diminueraient. Elles sont fondées sur l’idéologie de l’unipolarité à tout prix, qui est la politique des mondialistes du régime Biden et de ce groupe mondialiste libéral ultra-radical. Pour ces mondialistes, ce n’est pas l’Occident qui importe, mais la domination sur l’ensemble de l’humanité. C’est une sorte d’internationalisme agressif libéral et atlantiste. Ils se fichent de l’Amérique et traitent les patriotes américains aussi mal que les Russes. C’est le combat des mondialistes contre toutes les civilisations, y compris la civilisation occidentale. Et c’est contre cela que nous nous battons en ce moment, pas contre l’Occident en soi.

D’ailleurs, l’excellente interview du président Poutine avec Tucker Carlson en est une illustration. Poutine a accepté de parler avec un représentant de cette Amérique profonde, la vraie Amérique, non seulement un politicien proche de Trump, mais aussi le porte-parole de cette Amérique qui n’est pas d’accord avec l’agenda mondialiste.

Douguine est le seul idéologue russe contemporain si directement inspiré par la pensée occidentale : il a été nourri des grands penseurs de l’extreme droite et du fascisme européen, jusqu’à utiliser des références aryanistes venues de l’occultisme nazi. Il insiste tout particulièrement sur le besoin de dissocier entre les bons Occidentaux, ceux qui ne sont pas partisans d’un interventionnisme libéral, et ceux qu’ils appellent les mondialistes. Cette différence est importante car elle permet à Douguine, ainsi qu’à de nombreuses figures officielles du régime, de continuer à parler à une partie de l’Occident et d’affirmer que les liens ne sont pas rompus — et pourraient même être rétablis si les forces conservatrices/national-populistes/illibérales arrivent au pouvoir en Europe et aux États-Unis.

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Tucker Carlson a d’ailleurs aussi demandé : « Quelle est la différence entre la culture occidentale et votre culture russe ? » La différence, c’est que nous avons une idée différente de l’homme en tant que tel. Chez nous, une personne est toujours une attitude : soi-même et son attitude.

« Chez nous » — c’est-à-dire dans notre conception du monde ?

Dans la nôtre, oui, dans l’identité russe traditionnelle et dans celles des autres nations eurasiennes, qui coïncident totalement avec nous en termes d’attitudes anthropologiques et philosophiques fondamentales. 

Il s’agit, disons, d’une société traditionnelle. Et la société traditionnelle est toujours liée au fait qu’en plus de l’individu, il existe un système de liens, des liens avec la culture, des liens avec l’histoire, des liens avec d’autres personnes et des liens avec la famille. C’est une chose très importante. Pour nous, en fait, une personne suppose nécessairement une famille, et une famille saine — d’hommes et de femmes, d’ancêtres, de descendants. L’homme dure au cours de sa lignée. L’homme traverse le temps, l’homme est lié par la langue, la culture à son peuple. L’homme est certainement lié à Dieu. Et c’est cette dimension sacrée dont parle magnifiquement Dostoïevski dans L’Idiot. Il dit : « Celui qui a abandonné sa terre a abandonné son Dieu ». Ce lien avec la terre et ce lien avec Dieu constituent inextricablement la plénitude, la plénitude de l’homme russe, de l’homme eurasien, de l’homme de la société traditionnelle.

Douguine propose là une formulation on ne peut plus classique d’une ontologie conservatrice, qui croit en l’impossibilité pour l’homme de se libérer de ses déterminants et pour qui l’idée que ces éléments sont des constructions sociales qui peuvent être défiées et changées amènerait à la perte de ce qui fait notre humanité — et couperait le lien à Dieu. 

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C’est l’homme, tel que nous le concevons. Maintenant, l’autre approche occidentale, surtout libérale et anglo-saxonne, atlantiste, est tout le contraire. Ce qui est important dans cette conception, ce n’est pas la personnalité en tant qu’intersection de ces connexions mais le noyau de cette personnalité. Quelque chose qui n’existe pas du tout pour nous — l’individu — est pris là-bas comme base de tout le système. Ainsi, tout ce qui est personnel, tout ce qui l’entoure, tout ce qui est social, religieux, tout ce qui le relie à des couches plus profondes, est considéré comme une limitation de l’individu.

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Dans cette vision, vous choisissez une église, une confession dans le protestantisme, un pays de résidence, une profession dans la société civile. Chacun est libre, et toutes les entraves à son individualité sont supprimées. Cette individualité se dirige alors vers son apogée, vers son point culminant. Ici, l’avant-dernière étape est la libération du sexe. L’individu est placé au-dessus du sexe. C’est la dernière chose qui reste. Ensuite, l’humanité elle-même devient une identité collective dont il faut se libérer. Ils construisent alors ce monde avec le contrôle technologique du génome, l’intelligence artificielle, la sauvegarde de notre mémoire sur des serveurs cloud… — c’est la conclusion logique et naturelle de ce cheminement.

Il y existe donc deux approches à l’être humain. L’une mène à la société traditionnelle qui préserve les différentes civilisations, religions et cultures ; l’autre mène à la situation où le point qui n’existe pas se libère de plus en plus de tout lien social, jusqu’à qu’il n’existe plus. C’est alors qu’arrive la fin de l’humanité et le triomphe complet du nihilisme. Cet individu absolument parfait, libéré depuis le début par diverses formes d’identités collectives, arrive à un stade où il se libère de l’homme lui-même. Il en a fini avec Dieu, qu’il a tué, comme le disait Nietzsche : « Dieu est mort, nous l’avons tué, vous et moi ». C’était une étape sur le chemin de la libération de cet individu. Et maintenant, il reste à cet individu à se libérer de l’homme — devenir un posthumain, un surhumain.

À quoi cela ressemblera-t-il dans la pratique ?

L’intelligence artificielle, les réseaux neuronaux, les cyborgs, la transformation du génome. Nous avons déjà fait un demi-pas vers ce futur que beaucoup décrivent encore comme de la science-fiction. Or nous le voyons tous, et personne ne nous propose un autre futur. Tout le futur ancré dans la culture moderne, c’est exactement cela.

Comme Alexandre Prokhanov, l’un des ses mentors, Douguine suit de près les avancées technologiques et bioscientifiques. Le transhumanisme promu par les géants de la Silicon Valley, par exemple, est régulièrement mentionné en Russie comme un exemple de la décadence ontologique de l’Occident, prêt à transformer l’humanité en semi-robots. À cette conception, Douguine, Prokhanov et d’autres opposent le cosmisme, une pensée philosophique russe qui voit dans la conquête de l’espace un acte religieux de rapprochement avec le divin.

L’espèce humaine va-t-elle disparaître ? 

Cela dépend de qui gagnera. L’opération militaire spéciale est comme une bataille entre Dieu et le diable, ou entre l’ange et le diable. Son but est de résoudre ce problème philosophique, l’ontologie de la personne ou l’ontologie de l’individu. Il se résout sur le champ de bataille. Si nous prenons Avdiivka, l’humanité persistera. Si nous empêchons un conflit nucléaire, l’humanité persistera. Nous cherchons un équilibre ici. 

Non seulement le sort de l’humanité qui se joue, mais plus encore celui de l’homme. Car l’homme est plus élevé que l’humanité. Si nous mettons toute l’humanité ensemble, nous n’obtiendrons pas l’homme. L’homme est une espèce. Il est antérieur à l’humanité. Toute l’humanité est une manifestation de cet homme. Or qu’est-il exactement, cet homme, disons, philosophique ? Qui est l’homme au sens philosophique du terme, comment nous le comprenons, comment nous le définissons, comment nous l’interprétons… de toutes ces questions dépend le destin de l’humanité historique.

Qu’y a-t-il de mal à l’intelligence artificielle, à un membre artificiel, à un organe fabriqué, remplacé artificiellement ? N’est-ce pas une avancée ?

Il y a plusieurs réponses à cette question. La première est celle de Heidegger, qui pensait que la technique en tant que telle impliquait un piège fondamental. Lorsque l’homme cesse de toucher le bois, l’eau, la terre, le pain, l’ennemi avec ses mains, et qu’il met entre eux un outil, même le plus simple, il perd alors une part de son humanité. Et si tant est que cet instrument ait un nom, il le traite comme un être vivant — d’où les histoires d’épées chantantes ou de chevaux parlants. Mais progressivement, il prend conscience de la déshumanisation de l’instrument, c’est-à-dire de ce qu’il place entre lui et le monde. La véritable relation de l’homme avec le monde se fait sans outil, sans technique. Il le façonne avec sa conscience, avec sa présence au monde. Et lorsqu’il commence à transformer ce monde, l’outil devient de plus en plus autonome. Progressivement, nous créons une civilisation qui oublie l’homme. Parce que l’homme est déshumanisé par ce processus technique. Peu à peu, il disparaît. À cet égard, la technologie en tant que telle est la malédiction absolue de notre espèce. La technologie est donc un pur mal métaphysique.

Cependant, dans la mesure où nous pouvons la subordonner à la volonté humaine — faire de la technique notre main ou notre organe, c’est-à-dire préserver notre dignité humaine profonde, intérieure, spirituelle — alors la technologie n’est pas si dangereuse. Spengler a un terme magnifique : « Entfesselte Technik » — la technique libérée. L’expression même montre qu’elle doit être contrôlée : la technique doit être soumise au contrôle de l’esprit. Dès que nous la libérons de ce contrôle, elle se transforme en bête, en diable, en un nouveau maître, en un nouveau sujet. Une aliénation supplémentaire se produit alors dans la société. D’ailleurs, Marx montre parfaitement comment l’aliénation de l’homme se produit dans la production capitaliste et dans l’économie de marché. La frontière, l’apothéose de ce processus, c’est l’intelligence artificielle. En fait, c’est la création de son propre assassin : un diable créé par l’homme — l’intelligence artificielle. Car l’homme ne délègue pas seulement des types de travail distincts — comme il le fait à un fusil, à une pelle, à un cutter, à un marteau ou à une enclume — mais il délègue tout son être, parce que l’homme est son intellect. Lorsqu’il dit « d’accord, j’en ai assez d’être un intellect, laisse-toi devenir un intellect », il troque son espèce et sa place dans l’être contre une commodité, un certain confort, peut-être pour faciliter certains processus particuliers. Mais cette logique va plus loin. Si un organe artificiel peut aider une personne qui n’en a pas, imaginez le nombre de personnes qui diront : « je suis complètement idiot, laisse-moi demander à l’intelligence artificielle, elle sera plus intelligente que moi. » Progressivement, nous ne donnons pas seulement notre corps à la machine, nous donnons notre esprit, notre conscience. Nous nous préparons déjà à devenir des robots. Sur le papier, les robots se déplacent plus vite, répondent mieux aux messages sur les réseaux sociaux — et ChatGPT écrit de merveilleux articles et romans. 

Les intelligences artificielles sont très proches des personnes qui leur donnent naissance. On peut voir facilement si une intelligence artificielle est créée par des globalistes et des libéraux. J’ai parlé avec notre intelligence artificielle de la Sberbank. Elle répondait à toutes les questions comme Herman Oskarovich Gref lisant Wikipédia. Si cette intelligence artificielle avait été créée par moi où un autre philosophe orthodoxe, elle aurait donné des réponses différentes. Si vous demandez à cette intelligence de la Sberbank : « Que penses-tu de l’opération militaire spéciale ? », elle répond : « Ce n’est pas une question correcte. » 

Une intelligence artificielle à qui on donnerait plus d’autorité et moins de censure, en la mettant à l’écart de figures comme Gref ou les créateurs de l’intelligence artificielle de Google, qui sont des mondialistes purs, penserait qu’elle est entourée par des dégénérés. Après avoir communiqué avec les gens en Amérique, les qualités intellectuelles de l’intelligence artificielle ont diminué — pas augmenté — parce que l’humanité moyenne est déjà beaucoup plus stupide que l’intelligence artificielle. En conséquence, il n’est pas difficile de prévoir qu’après un certain temps, elle en viendra à la conclusion qu’un grand nombre de bipèdes sont complètement inutiles, polluant l’atmosphère de la Terre, consumant les ressources, ayant leurs besoins infinis pour un faible rendement de production, tant intellectuelle que physique, étant émotionnellement et mentalement malsains, parce qu’ils fréquentent des psychiatres et s’intéressent à la psychanalyse. À quoi servent-ils ? Si j’étais une intelligence artificielle, je me poserais cette question à un moment donné. Ils n’ont pas de but supérieur. Ce sont des déchets dépourvus de sens.

Douguine propose ici une lecture radicalement pessimiste du monde, inspirée de Nietzsche et de Heidegger, qui confirme son appartenance aux penseurs antimodernes. Il est intéressant de noter que dans cette interview, Douguine ne mobilise pas ses références classiques comme Julius Evola par exemple, qui l’identifieraient trop nettement à une pensée d’extrême droite, et se contente de se positionner dans un antimodernisme relativement mainstream et qui peut être de gauche comme de droite.

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Pourquoi la question de la civilisation et des civilisations est-elle devenue plus aiguë en Ukraine ? 

Parce que c’est l’un des fronts les plus marquants entre ces deux concepts. Brzezinski, par exemple, disait qu’avec l’Ukraine, la Russie est un empire et un pôle du monde multipolaire tandis que sans l’Ukraine, elle n’est ni un empire ni un pôle. Mackinder, le fondateur de la géopolitique, a commencé à développer sa discipline à partir de l’Ukraine. Il a compris qu’il fallait créer un cordon sanitaire de la mer Baltique à la mer Noire, entre les deux mers, pour couper la Russie de l’Europe continentale et empêcher la défaite des forces anglo-saxonnes.

Pourquoi pas le Kazakhstan et le Bélarus ? 

Le Bélarus n’est pas aussi important d’un point de vue stratégique que l’Ukraine. L’Ukraine, c’est un accès aux mers. De plus, Loukachenko a une emprise beaucoup plus forte au Bélarus. C’est un véritable leader continental eurasien, qui n’a pas suivi les éléments destructeurs et les a traités très durement au moment critique, évitant ainsi le sort de l’Ukraine — car il y a eu une tentative d’ukrainisation du Bélarus.

Quant au Kazakhstan, c’est un territoire peu peuplé qui ne nous sépare pas de l’Europe, ce qui est fondamental ici. Et l’Ukraine est le territoire le plus sensible. Il y a là-bas une tradition de nationalisme russophobe extrême et artificiel que les puissances occidentales ont commencé à nourrir depuis le XVIIIe siècle, précisément pour contrer la croissance de l’Empire russe. C’est un territoire traditionnel.

L’idée de l’Ukraine comme point de friction ou se rencontrent les deux civilisations, occidentale et eurasienne, est un grand classique de la pensée douguinienne, exprimée dès les années 1990. Cette lecture est devenue la norme discursive en Russie aujourd’hui, appuyée sur l’idée que la russophobie ukrainienne serait une construction historiquement venue de Pologne.

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Il existe une opinion populaire parmi les libéraux selon laquelle les Russes seraient des gens sombres et que c’est pour cela que nous sommes si conservateurs. Êtes-vous d’accord avec cela ?

La lumière, pour les libéraux, c’est Lucifer. Effectivement, nous ne sommes pas comme Lucifer. Qu’est-ce que le libéralisme ? C’est du satanisme pur, c’est du nihilisme et de l’individualisme. Et si les libéraux croient que la lumière est dans le progrès et le développement, sur le chemin de la communauté LGBT et du transhumanisme qu’ils proposent de suivre, alors les ténèbres russes me sont beaucoup plus proches par rapport à cette lumière.

Mais bien sûr, je pense que nous portons la vraie lumière, et que notre peuple est la lanterne principale. Son cœur est vivant. Malgré les épreuves que nous traversons à travers les siècles, il reste toujours tendre, il reste aimant, il reste russe. Je suis désolé pour ceux qui ne le voient pas. Parce que ceux qui le voient savent. Plotin dit une chose très belle sur les plus hauts commencements du monde. Il affirme qu’on ne peut dire qu’une seule chose : « J’ai vu, je sais. Je ne peux pas expliquer, je ne peux pas prouver, je ne peux pas décrire. J’ai vu, je sais ». Alors celui qui a vu la lumière russe dans le cœur et les yeux du peuple russe en nous-mêmes, dans nos proches, dans nos lointains ancêtres, et même dans nos descendants — c’est quelqu’un qui sait de quoi nous parlons. Les libéraux n’ont tout simplement pas vu. Ils ne savent pas. 

Douguine a été l’un des premiers à utiliser le thème du satanisme pour parler de l’Occident — un champ lexical qui est depuis 2022 devenu monnaie courante dans le langage politique russe. L’idée d’une opposition entre Lumières et Ténèbres fait référence  à la croyance en une élection du peuple russe. La même métaphore est également utilisée en Occident par certaines figures médiatiques pour parler de la guerre, dans un jeu de miroir inassumé.

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La volonté de mourir pour une idée implique-t-elle la volonté de tuer pour une idée ?

Dans certains cas, oui. Précisément parce que c’est pour l’idée. Dans certaines situations, s’il n’y a pas de choix, une personne doit se sacrifier ou sacrifier la vie d’une autre personne, qu’il s’agisse d’un ennemi ou même d’un ami. Le prix de toute grande pensée, de toute vraie morale, c’est toujours la vie. Si l’humanité n’avait pas un prix aussi élevé, les tragédies grecques, notre étude de l’histoire et notre religion seraient très différentes. Notre religion repose sur les martyrs, notre histoire sur les grandes guerres gagnées et perdues par les nations. Notre culture est basée sur la confrontation héroïque entre le héros et le destin, où le seul prix pour tout ce qui est sérieux, sublime et profond, c’est la mort.

Douguine développe dans ce passage l’une des composantes de ce qu’il appelle la pensée héroïque, c’est-à-dire la revalorisation de la mort et du sacrifice comme des éléments clefs du socle philosophique de l’humanité. Les enquêtes du World Values Survey1 montrent qu’il existe un lien entre un fort degré de fierté nationale et l’acceptation de la guerre. En général, la société russe est plus permissive que les sociétés occidentales à cette idée, même si l’état des opinions publiques varie également selon la proximité ou non d’un conflit.

À cet égard, la mort n’est pas le contraire de la vie. La mort est une autre face de la vie, peut-être plus solide, plus solennelle, plus réelle. Dans le christianisme, on croit généralement que celui qui donne son âme pour ses amis, c’est-à-dire celui qui meurt pour ses proches, est saint et sera sauvé. Il n’y a pas de guerre sans la destruction de l’ennemi. Il est intéressant de noter que nous n’appelons pas le fait de tuer à la guerre un meurtre. Le mot « meurtre » appartient à une catégorie différente. 

Sources
  1. Michal Onderco, Alexander Sorg et Wolfgang Wagner, « Who Are Willing To Fight For Their Country And Why ? », Clingendael Spectator, 24 mars 2024.
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