Depuis le 24 février 2022, le Grand Continent essaye d’être en Europe le lieu pour penser une guerre qui bouleverse, à travers des analyses de la guerre au jour le jour et des perspectives au long cours. Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

Points clefs
  • En une semaine, l’Ukraine a capturé davantage de territoire à la Russie que celle-ci ne lui en a pris dans les neuf derniers mois.
  • Une « bulle » de drones FPV accompagne l’offensive ukrainienne depuis dix jours et a permis de se passer en phase initiale d’un soutien d’artillerie dont la détection par les Russes aurait été un indice d’offensive fort et qui aurait nécessité une logistique bien plus lourde.
  • Le combat de manœuvre que mènent les Ukrainiens en Russie a connu une phase initiale d’autant plus favorable que l’état-major russe n’a pas vu ou pas voulu voir venir l’offensive sur son sol.
  • Face à la saignée démographique, jusqu’au 5 août, l’horizon des nouveaux appelés était « retarder la chute du Donbass par leur sacrifice ». Depuis le 6 août, l’Ukraine a reconstruit un « récit de victoire ».
  • La logistique et les combats urbains dicteront la loi des suites de l’opération d’incursion toujours en cours dans l’oblast de Koursk.

L’offensive ukrainienne lancée le 6 août 2024 est entrée dans le territoire russe internationalement reconnu, envahissant l’oblast de Koursk et capturant en une semaine davantage de territoire que la Russie depuis neuf mois. 

Après une dizaine de jours de combats, on peut en faire un premier bilan et tenter d’en évaluer l’impact et les possibles développements.

1 — La surprise est encore possible (en étant rusé)

La « transparence du champ de bataille » est souvent évoquée, à raison, à propos du conflit ukrainien. Elle permet aux deux belligérants de connaître en temps réel la plupart des mouvements significatifs des forces adverses sur le théâtre des opérations et favorise donc le combat d’attrition frontal. Elle repose sur un ensemble complexe de moyens de détection — drones, radars terrestres et aériens, satellites, cyber espionnage ou renseignement d’origine humaine. L’analyse de cette masse d’information par des états-majors modernes fait qu’il est devenu très difficile d’obtenir la surprise. 

Or toute offensive a besoin de concentrer des forces : il faut acheminer hommes et matériels plusieurs jours avant le déclenchement — ce qui est facile à repérer. Pour déjouer cette problématique et bénéficier d’un effet de surprise, l’Ukraine a donc usé de plusieurs méthodes  : une partie des forces de reconnaissances est arrivée — côté Ukraine — par petits groupes d’hommes en civil dans des utilitaires côté ukrainien. Les brigades engagées en premier échelon de combat étaient dotées d’engins blindés à roues, dont de nombreux Stryker américains, pour une meilleure mobilité opérationnelle ; les ordres ont été donnés verbalement à la dernière minute pour limiter les risques de fuite. Les unités sont montées au front de manière séquencée, avec une vague initiale taillée au plus juste. Surtout, les Ukrainiens ont peut-être renoncé à une phase de préparation d’artillerie initiale trop longue, qui aurait supposé la mise en place de batteries d’artillerie et de larges stocks de munitions. 

2 — Les drones FPV : au cœur de l’appui feu

L’appui d’une offensive par une puissance de feu suffisante est crucial. Or l’Ukraine est, depuis le début de l’agression russe en 2022, en situation d’infériorité face à la Russie en volumes de feu. L’Ukraine a moins de canons et le plus souvent moins d’obus à tirer. Bien que les Ukrainiens compensent une partie de cette infériorité par une plus grande efficacité de leurs tirs, il leur a fallu innover et trouver des moyens de substitution, notamment en raison de la crise des munitions amorcée à l’automne 2023, entre arrêt des livraisons américaines et insuffisances européennes

L’usage massif de drones FPV a ainsi contribué à freiner les offensives russes depuis neuf mois et a sans doute empêché plus d’une fois une rupture du front en Donbass. Depuis le 6 août, une « bulle » de drones FPV accompagne l’offensive ukrainienne et a permis de se passer en phase initiale d’un soutien d’artillerie dont la détection par les Russes aurait été un indice d’offensive fort et qui aurait nécessité une logistique bien plus lourde. Il y a un certain parallèle avec l’utilisation par les Allemands de l’aviation pour percer le front français le 13 mai 1940 devant Sedan, sans attendre un soutien d’artillerie trop lent pour suivre les panzers à travers les Ardennes. Pour autant, on remarque que, depuis le 6 août, l’armée ukrainienne a fait entrer ou intervenir en Russie depuis la frontière une artillerie plus conventionnelle qui reste indispensable pour concentrer de gros volumes de feu sur une cible potentielle. De même, des frappes à longue distance sont toujours nécessaires, mobilisant aviation et missiles aux côtés de drones de plus longue portée. Plus que le « triomphe du drone », cette guerre — et notamment cette offensive — confirme une fois encore la prévalence du combat interarmes et la nécessaire intégration doctrinale et technique de tous les systèmes, anciens comme récents. Il n’y a pas de « système miracle » : la victoire ira au camp qui met en œuvre la meilleure combinaison de forces en fonction de la situation (la quantité de forces étant une composante de la combinaison).

L’usage massif de drones FPV a contribué à freiner les offensives russes depuis neuf mois et a sans doute empêché plus d’une fois une rupture du front en Donbass.

Stéphane Audrand

3 — Le combat interarmes : une alchimie subtile

Pour mener cette offensive, l’Ukraine a lancé sur le territoire russe une force qui s’affranchit en partie des organigrammes et repose sur plusieurs groupes de combat interarmes. Rien de bien nouveau ici  : les groupes de combat mécanisés existent depuis la seconde guerre mondiale. Les armées russes et ukrainiennes, héritières des doctrines soviétiques, mettent en œuvre des « groupes tactiques de bataillon », à peu près équivalents aux Groupements tactiques interarmes (GTIA) de l’armée française. Dans tous les cas, il s’agit de constituer une force ad hoc pour remplir une mission donnée en s’affranchissant des organigrammes, ce que les entreprises privées connaissent parfois sous le nom (hérité de la guerre navale) de task force. Autour d’un noyau de commandement tactique dédié est constituée une force dont le cœur reste un bataillon d’infanterie mécanisée, auquel on adjoint en fonction des besoins des chars de combat, des moyens du génie (franchissement, bréchage des champs de mines), des moyens mobiles de défense aérienne (missiles et canons), des moyens de guerre électronique, de reconnaissance, d’artillerie (lance-roquettes, canons autopropulsés, mortiers), des moyens antichars supplémentaires, etc. Cette organisation, très souple, suppose un très haut niveau de maîtrise des relations entre les différentes armes de la part de la troupe et un niveau tout aussi élevé de coordination de la part du commandement. Au cœur de la doctrine russe avant 2022, ce format a été peu à peu abandonné par la Russie, qui est revenue à un format plus classique, reposant sur une structure organique (régiments, brigades, divisions) à dominante d’infanterie et d’artillerie tractée et sur une coordination interarmes plus rigide en raison de la massification de l’armée russe, de la baisse du niveau d’instruction des nouvelles forces (notamment de l’encadrement) et des limites des états-majors.

On avait noté aussi en 2023 les limites ukrainiennes en la matière  : insuffisance de certains soutiens (génie, couverture antiaérienne de proximité), manque de coordination efficace avec l’artillerie (cloisonnements, écrans de fumée) et rigidité des états-majors. La manœuvre effectuée depuis le 6 août 2024 confirme qu’un important retour d’expérience a été mené par les Ukrainiens, ce qui est crucial. Les groupes mobiles ont pu ainsi renouer avec le combat de manœuvre, point fort de l’armée ukrainienne depuis le début de l’invasion. Ils ont assez facilement emporté les lignes défensives russes, singulièrement impréparées. Une fois les rideaux défensifs frontaliers emportés, les Ukrainiens ont avancé, sans chercher à consolider leurs positions. Des groupes de reconnaissance, partis très loin devant, ont repéré les rares unités russes et mis en place des embuscades. Pendant ce temps, de nouvelles vagues de troupes sont entrées sur le territoire russe, suivant les principaux axes routiers. Il s’est passé de longues journées avant qu’un début de réponse adverse se matérialise.

4 — L’armée russe prise à contrepied

Le combat de manœuvre que mènent les Ukrainiens en Russie a connu une phase initiale d’autant plus favorable que l’état-major russe n’a pas vu ou pas voulu voir venir l’offensive sur son sol.

En février 2022, une partie des forces d’invasion russes avait pourtant franchi la frontière dans ce secteur, le long de l’axe Koursk-Soumy. Après de violents combats d’embuscade, les forces russes avaient été rapidement gênées dans leur logistique et avaient subi de lourdes pertes. Entrés dans Soumy le 24 février, les Russes en furent chassés le lendemain avant de récidiver dans leurs tentatives à plusieurs reprises, tout en bombardant la ville. Le retrait russe en avril vit la « neutralisation » progressive de la frontière internationale, les combats se concentrant en Donbass et dans les territoires ukrainiens envahis par la Russie depuis 2015. Cette neutralisation s’est expliquée par plusieurs facteurs. Dit simplement, elle arrangeait les deux parties  : l’Ukraine comme la Russie devaient raccourcir les lignes de front pour concentrer leurs forces. La priorité pour Kyiv était de reprendre les territoires envahis. La prudence occidentale et les craintes d’une escalade incontrôlée avec Moscou ajoutèrent de fortes pressions contre toute action significative sur le territoire russe. En un sens, Washington et Berlin étaient les gardes-frontière de la Russie. Pour le reste, les raids commandos et les incursions occasionnelles de la « légion des volontaires russes » justifiaient la présence des troupes du FSB (qui a autorité sur les gardes-frontière), de la Rosgvardia (garde nationale) et l’établissement de deux lignes de fortifications simples, l’une près de la frontière et l’autre à quelques kilomètres en arrière. La Russie était même, semble-il, en train de préparer tranquillement une future offensive dans la zone et aurait commencé à réduire ses propres champs de mines à la frontière, ce qui montrerait de la part des Ukrainiens la volonté de saisir l’opportunité et de préempter une future montée en puissance russe dans le secteur. Cela souligne aussi la qualité du renseignement ukrainien et la faiblesse du FSB.

En un sens, Washington et Berlin étaient les gardes-frontière de la Russie.

Stéphane Audrand

Les Russes ont donc été pris à contrepied le 6 août et notamment privés de leur avantage de puissance de feu qui repose à ce stade de la guerre principalement sur l’artillerie tractée et les bombes guidées d’aviation. L’artillerie, initialement absente du secteur, est longue à relocaliser et peu réactive. Son usage principal reste le pilonnage de secteurs statiques du front. Quant à l’aviation, bien que plus réactive, elle met principalement en œuvre des bombes lisses munies de kits de guidage qui permettent de viser avec précision des coordonnées géographiques et donc des cibles fixes. Les mêmes armes sont peu utiles dans un combat de manœuvre. Les Ukrainiens ayant alloué à l’offensive missiles antiaériens portatifs et systèmes mobiles, les hélicoptères russes ont été en partie neutralisés, alors qu’ils avaient pesé lors de l’offensive ukrainienne de l’été dernier. Pour l’heure, l’état-major russe se refuse à dégarnir son effort principal en Donbass. Les unités envoyées pour faire face à l’invasion ukrainienne sont plutôt issues de la réserve générale et d’un « rabotage » du front qui prélève ici et là quelques unités, ce qui rendra le dispositif plus difficile à coordonner et articuler. 

À ce stade, d’après des sources américaines, la Russie n’aurait mobilisé contre l’invasion que « quelques groupements tactiques du niveau brigade d’un millier d’hommes chacun » 1. Pas de quoi arrêter l’invasion, donc — encore moins de quoi la refouler. C’est ce qui explique que l’armée russe peine à établir un front stable face à l’incursion ukrainienne, dans un contexte délétère sur le plan politique.

5 — Le pouvoir russe, acculé dans ses contradictions

La préservation des populations russes des effets de la guerre fait partie des stratégies de contrôle social mises en œuvre par le régime de Vladimir Poutine.

Depuis le vocable « d’opération militaire spéciale » jusqu’au contrôle strict de la parole dans les médias en passant par la substitution des importations occidentales par des produits asiatiques, tout est mis en œuvre pour que la population russe du cœur urbain du pays vive dans un mélange d’ignorance et de propagande permettant de faire gonfler une bulle de déni indolore. Alors que l’armée russe recrute dans les zones périurbaines et rurales, parmi les minorités, les populations urbaines sont encouragées à « penser à autre chose ». Or l’invasion ukrainienne, si elle se situe à 500 kilomètres de Moscou, secoue tout de même cette bulle cognitive.

Depuis une semaine, les difficultés russes à nommer l’événement sont frappantes. D’abord qualifiée de « provocation » vite repoussée, l’opération ukrainienne est maintenant traitée de « terroriste » et affrontée officiellement comme une affaire intérieure — ce qui avait déjà été le cas pour la guerre de Tchétchénie. Toutefois, au-delà de cette rhétorique, les difficultés sont bien réelles.

L’éparpillement des forces de combat en plusieurs agences concurrentes sans coordination efficace ni responsabilités claires est un cas classique des régimes totalitaires — songeons à la Securitate de Ceausescu, mieux équipée que l’armée roumaine. En Russie, le FSB (contre espionnage et garde-frontière), la Rosgvardia (garde nationale), l’armée, les parachutistes, les troupes de marine et les forces internes du ministère de l’intérieur (MVD) ont vocation à intervenir face à l’invasion, mais leur coordination et leur emploi sur le sol national semble pour l’heure assez erratique. Or au-delà de la population russe qui peine à ouvrir un œil, ce sont bien les militaires et fonctionnaires de la technostructure autour du pouvoir qui sont déstabilisés par l’invasion. Des conscrits sont capturés, les gouverneurs de province sont inquiets, les différents ministères se rejettent la responsabilité, ce qui ne contribue pas à une réponse efficace. Dix jours après le début des opérations, la structure de commandement et de contrôle russe (C2) semble toujours aussi erratique et peine à répondre à cette offensive qui n’avait manifestement pas été anticipée et dont les objectifs restent flous.

Au-delà de la population russe, ce sont bien les militaires et fonctionnaires de la technostructure autour du pouvoir qui sont déstabilisés par l’invasion.

Stéphane Audrand

6 — Les raisons de l’offensive : une opération « politique » ?

Dès son commencement, l’opération « triangle » ukrainienne a laissé nombre d’analystes militaires dubitatifs.

Car au-delà du coup tactique, on peine à discerner les avantages stratégiques pouvant être obtenus sur le plan strictement militaire. C’est dans doute là une erreur de compréhension liée à la nature même du conflit et à la situation ukrainienne. Il est vrai que face à une situation qui se détériore dans le Donbass et qui voit l’armée russe accélérer en direction des derniers centres urbains qui lui échappent encore (Sloviansk, Kramatorsk), l’engagement d’une offensive utilisant de précieuses brigades de manœuvre sans espoir de contrer le principal mouvement russe pourrait sembler être une perte de temps pouvant précipiter la défaite, en violant le « principe de concentration ». Toutefois, la concentration des efforts compte moins que la concentration des effets et maintenant que l’offensive dure et ne s’apparente clairement pas à un simple « raid » sans lendemain, on perçoit mieux son caractère éminemment politique.

Toute opération associe objectifs tactiques, opérationnels et politiques. Ici, détruire des unités russes (tactique) a un intérêt pour l’atteinte d’objectifs opérationnels à plus ou moins long terme (destruction de moyens logistiques adverses, désorganisation dans la profondeur, capture de personnels clé et de renseignements). La prise des voies ferrées frontalières, la capture de la gare de Soudja, l’intrusion dans les réseaux informatiques du système de transport ferroviaire ont ainsi été signalés comme des aspects très importants de l’opération, l’armée russe reposant sur une logistique essentiellement ferroviaire et qui est déjà en flux très tendus.

Toutefois, c’est bien politiquement que les bénéfices semblent les plus grands, et d’abord pour les Ukrainiens. Le pays vient de passer une année terrible. L’échec des offensives de 2023 a été suivi d’un arrêt des livraisons américaines et d’une offensive russe continue depuis neuf mois. La crise des munitions, la crise des effectifs, l’usure de la défense aérienne, la montée en puissance et en efficacité de la campagne de frappes russes dans la profondeur, l’usure du système énergétique… Tout cela épuise le moral de la population, maintient la pression sur les réfugiés partis à l’ouest pour les tenir éloignés du pays et complique la mobilisation de nouvelles troupes. Face à la saignée démographique, jusqu’au 5 août, l’horizon des nouveaux appelés était « retarder la chute du Donbass par leur sacrifice ». Depuis le 6 août, l’Ukraine a reconstruit un « récit de victoire ». C’est important pour son peuple, pour la confiance de ses armées, du soldat au général. C’est important aussi pour la confiance de ses soutiens, qui doivent admettre que certaines « lignes rouges » doivent s’effacer devant la question de la survie de l’Ukraine.

Maintenant que l’offensive dure et ne s’apparente clairement pas à un simple « raid » sans lendemain, on perçoit mieux son caractère éminemment politique. Depuis le 6 août, l’Ukraine a reconstruit un « récit de victoire ».

Stéphane Audrand

7 — La guerre est existentielle pour l’Ukraine – pas pour la Russie

Depuis le début de l’invasion de février 2022 et même depuis l’annexion forcée de la Crimée en 2014, certains gouvernements occidentaux vivent dans la terreur d’une escalade avec la Russie.

Cette crainte n’est pas sans fondement, mais la peur semble souvent inhiber les calculs les plus rationnels. Or les Ukrainiens ont pris le parti pris de s’affranchir petit à petit des restrictions occidentales de manière unilatérale. Pour une raison simple  : ils mènent une guerre existentielle, très différente de celle de la Russie. Pour Moscou, la défaite signifierait « être un peu humilié, se retirer, avoir payé un coût exorbitant pour une illusion criminelle ». Pour Kyiv, la défaite signifierait la destruction d’une nation, d’une société et d’un État : la fin de l’Ukraine. Les « périls » de l’escalade sont donc, du point de vue ukrainien, moins dangereux que le statu quo prolongeant les courbes actuelles d’évolution de la guerre. Le long terme, avec toutes les insuffisances de l’aide occidentale, ne garantit pas la victoire de l’Ukraine. Au contraire. Compte tenu de l’usure démographique, il pourrait être porteur d’anéantissement. Depuis le 6 août, le fait de porter la guerre chez l’agresseur ne s’est accompagné d’aucune « escalade » de la part de la Russie. En matière conventionnelle, les Russes ont déjà un peu « tout » fait : du massacre de prisonniers au bombardement délibéré des hôpitaux ou des centres commerciaux. Reste la possibilité d’une escalade nucléaire — à ce stade bien peu crédible, politiquement exorbitant et peu utile militairement. Pour l’heure, le maître du Kremlin minimise d’ailleurs plutôt l’impact de l’invasion, qu’il espère sans doute sans lendemain.

8 — Développements possibles et limites de l’opération à moyen terme

Après une dizaine de jours d’offensive, la vitesse de progression s’est ralentie. C’était attendu : les unités progressent de manière linéaire, mais la surface du terrain conquis s’exprime au carré. Même si les Ukrainiens préfèrent depuis le début contourner les obstacles et gagner du terrain, il faut néanmoins réduire les môles de résistance qui pourraient menacer la logistique ukrainienne et entraver le flux des renforts. Alors que les forces russes semblent se concentrer essentiellement sur le flanc est de la poche, entre Volokonsk au nord et Belitsa au sud — car descendant depuis l’axe routier P200 — les forces ukrainiennes poursuivent une progression sur cinq axes, ce qui est beaucoup.

Axe ouest

À l’ouest, des forces territoriales semblent progresser le long de la frontière pour flanquer les défenses russes et s’emparer des fortifications frontalières comme une rangée de dominos.

La zone semble vraiment peu défendue par les Russes et la progression ukrainienne dans cette arrière-cour de l’offensive dépendra surtout des moyens mobilisables pour l’objectif secondaire mais néanmoins important de « scalpage » de la frontière. Plus au nord, la progression bute sur Korenovo, petite ville de 5500 habitants qui s’étend tout de même sur plus de 13km². Sa capture ouvrirait la route vers la ville de Rylsk, plus au nord-ouest, et pourrait permettre à terme de tendre la main à une hypothétique deuxième offensive qui partirait depuis le saillant ukrainien frontalier d’Ulanove au nord. L’atteinte de cet objectif réduirait la longueur de la frontière entre les deux pays de plus de 100 kilomètres et offrirait des positions défensives favorables à l’Ukraine sur le long terme, notamment le long de la rivière Reka Seym. Mais les distances sont grandes et le doute demeure sur les réserves mobilisables ou l’urgence d’un tel mouvement. Des frappes aériennes ukrainiennes à la frontière, près de Terkino, suggèrent que la pression est maintenue sur les forces russes, qui pourraient aussi évacuer d’elles-mêmes ce saillant devenu intenable.

La capture de Korenovo ouvrirait la route vers la ville de Rylsk et pourrait permettre à terme de tendre la main à une hypothétique deuxième offensive qui partirait depuis le saillant ukrainien frontalier d’Ulanove au nord.

Stéphane Audrand

Axe nord

Au nord, les avant-gardes ukrainiennes seraient maintenant à une trentaine de kilomètres de la centrale nucléaire de Koursk.

Si la prise de la centrale serait délicate à la fois sur le plan militaire et surtout politique, la coupure de ses liens avec le réseau électrique russe aurait de nombreux bénéfices, surtout pour isoler la région de Belgorod qui appuie l’offensive russe contre Kharkiv. Là encore, les pointes sont étirées et les flancs ukrainiens dangereusement exposés. Une embuscade russe menée avec succès aux abords de Safonovka le confirme.

Axe sud-est

Au sud-est, leur flanc gauche couvert par la rivière Psel, les Ukrainiens progressent là encore le long de la frontière, en direction de Gir’i. Des embuscades menées par les forces russes ont entravé leur avance, mais la situation demeure fluide et non stabilisée. Si l’axe Koursk-Belgorod est encore loin, l’intérêt reste de détruire les petites forces frontalières russes en obliquant vers le sud — ou de menacer plus au nord le flanc gauche et les arrières du groupement de forces russes en constitution devant Soudja.

Axe Soudja

Enfin, face à Soudja justement, les forces ukrainiennes cherchent à progresser, en sortant des routes notamment pour prendre des positions plus faciles à défendre (hauts, coupures humides), mais aussi le long de la route R200. Il existe quelques opportunités d’encerclement des renforts adverses, d’autant que la coordination russe fait toujours défaut.

Indéniablement, des arbitrages devront intervenir entre ces nombreux axes. Avec une force qui mobilise l’équivalent d’environ cinq brigades de manœuvre et leurs appuis — et en vertu du vieil adage « effort partout, effort nulle part » — il ne semble pas possible de continuer de progresser sur l’ensemble de ces fronts. Seul l’envoi de renforts pourrait permettre une relance multi-axes, mais on est dans le flou quant aux possibilités ukrainiennes en la matière. En dehors du rapport de force sur le terrain qui dépendra de la capacité de Moscou à mobiliser ses forces, deux facteurs limiteront l’action ukrainienne  : d’une part la logistique, et d’autre part les combats urbains.

La logistique dicte sa loi dans les conflits modernes et les besoins en volumes des forces mécanisées sont considérables, d’abord en munitions et en carburant — ainsi qu’en nourriture et eau sur de plus petits volumes. Étirer la logistique suppose des dépôts intermédiaires qui peuvent être ciblés par l’aviation adverse et demande de contrôler de manière raisonnable le terrain, sous peine de devoir gaspiller un nombre croissant de forces en escortes pour faire face aux embuscades. L’armée russe en avait fait l’amère expérience en mars avril 2022, étirant sur des dizaines de kilomètres des flux logistiques laminés par de petits groupes de combat ukrainiens. Dans un secteur fluide, où la densité de troupe reste faible et les couverts végétaux nombreux, le contrôle effectif du terrain est long à acquérir et la sécurisation pénible. D’autant que, le secteur ayant été assez démuni en unités russes, le « butin logistique » issu de la capture des échelons arrière semble assez maigre. Il ne faut donc pas se laisser prendre à l’hubris de l’avancée trop rapide des drapeaux sur la carte : les réservoirs vides ne pardonnent pas.

Enfin, le combat urbain reste une limite structurante de ce conflit en matière de manœuvre. Même si l’on vante les grandes plaines et les champs ouverts, l’Ukraine comme la Russie occidentale sont assez urbanisées. Or la moindre zone urbaine agit comme un égalisateur des rapports de forces : on l’a vu de Marioupol à Bakhmout et dans toutes les petites villes et villages, comme Soudja où dès le début l’offensive ukrainienne a butté sur des points de résistance. Les zones urbaines sont à la fois des carrefours qui doivent être capturés pour poursuivre l’avance, mais aussi d‘excellents points d’appui. Les lignes de vue sont obstruées, le moindre pavillon avec une cave en béton devient un bunker et seules trois options sont possibles : niveler la zone urbaine par le feu, l’affamer par le siège ou la réduire rue par rue, maison par maison. La première solution est coûteuse en munitions et politiquement l’Ukraine s’y refuse avec raison par respect du droit international humanitaire. La deuxième est longue, demande beaucoup de troupes pour encercler de manière étanche tout en contenant les forces cherchant à briser le siège. La troisième est un gouffre à hommes et matériels et surtout est incompatible avec des groupes de manœuvre rapides basés sur des véhicules à roue. Si les Stryker américains et les VAB (Véhicules de l’avant blindé) français brillent sur les routes et les champs par temps sec, ils sont de peu d’utilité en zone urbaine. La prise de Koursk, ville de 450 000 habitants, semble donc pour l’heure totalement hors de portée de l’armée ukrainienne si la Russie souhaite la défendre.

Le combat urbain reste une limite structurante de ce conflit en matière de manœuvre. Seules trois options sont possibles : niveler la zone urbaine par le feu, l’affamer par le siège ou la réduire rue par rue, maison par maison.

Stéphane Audrand

9 — Les impacts sur la suite du conflit : une opération tactique et une arme de négociation massive

Plusieurs options sont possibles pour le devenir de cette offensive. Malgré dix jours écoulés, aucune ne se dessine avec clarté.

L’idée initiale d’un retrait rapide après avoir mené un « raid destructeur » semble écartée. L’engagement est profond et les forces nombreuses. Il se peut que les Ukrainiens aient envisagé un retrait au cas où la réaction russe aurait été rapide et efficace. Le dilemme ukrainien est aujourd’hui le suivant : faut-il stabiliser ou relancer ?

Là encore, les choses ne sont pas univoques. Il semble que l’Ukraine souhaite continuer d’avancer « où c’est possible » plutôt que vers un objectif précis et cela semble relever de la recherche d’opportunités tactico-opérationnelles. Un point important reste sans doute la recherche d’une hypoxie logistique russe, notamment en s’en prenant au système. Tous les ouvrages d’art, aiguillages, triages et matériels roulants seront longs à reconstruire et remplacer, même en cas d’abandon du terrain. Et à ce stade de la guerre, la Russie remplace plus facilement ses véhicules blindés que ses wagons et locomotives.

Est-il possible que l’offensive soit une diversion pour pousser la Russie à dégarnir son front ailleurs  ? C’est possible, même si pour l’heure la progression russe en Donbass se poursuit — lente mais méthodique et sanglante, sans retrait massif. Plusieurs options ouvertes par ce qui ne serait « qu’une diversion » existent  : une action vers la Crimée, ou à travers le Dniepr vers Kherson, ou dans la région de Zaporijia… À chaque fois, les difficultés sont nombreuses  : de la nécessité d’opérations de débarquement dans les deux premiers cas aux difficultés liées aux mines et fortifications dans le second. Pour l’heure l’Ukraine ne semble pas engager sa réserve de chars occidentaux (Leopard 1 et 2) et relativement peu d’artillerie lourde. Des unités blindées sont-elles gardées en réserve pour un second choc, ou pour exploiter le premier  ? Comme nous le disions supra, le Donbass est sans doute « perdu » à moyen terme et sa reconquête semble bien improbable. Mais des opportunités existent ailleurs, tout à fait systémiques. La prise de la Crimée permettrait de sécuriser le flanc sud de l’Ukraine et son accès à la mer, tout en privant la Russie d’un symbole politique et de son centre de gravité dans le sud. La campagne menée avec succès en Mer noire et contre la péninsule prépare bien le terrain à une telle hypothèse. La relance d’une opération vers Tokmak puis la Mer d’Azov couperait le dispositif russe en deux. L’exploitation vers Belgorod aurait un potentiel de déstabilisation de la partie nord de l’assaut sur le Donbass. Autant d’objectifs qui restent néanmoins lointains, aléatoires et très exigeants en moyens et en temps.

Le Kremlin est bien plus efficace pour les bulles informationnelles et le contrôle social que pour la coordination de la défense de son territoire.

Stéphane Audrand

La prise de « gages territoriaux » reste à ce stade l’objectif le plus probable à moyen terme — facilitant d’éventuelles négociations —, l’objectif de « remontée du moral et de la confiance » de l’armée et de la population étant atteint en Ukraine. Si pour l’heure les territoires capturés sont assez limités, la prise de quelques villes et du saillant frontalier ainsi que la menace sur les arrières de Belgorod seraient des « actifs » précieux en cas de négociations. De la même façon que les deux camps échangent des prisonniers depuis le début de la guerre, l’Ukraine aurait ainsi des « terres à échanger » dans un cadre transactionnel. Si le sommet pour la paix prévu en novembre se concrétise avec une présence russe, l’agressé sera en position plus forte vis-à-vis de l’agresseur, y compris vis-à-vis des États soutenant la Russie.

Quant à la déstabilisation du pouvoir russe, elle est pour l’heure limitée. Le Kremlin est bien plus efficace pour les bulles informationnelles et le contrôle social que pour la coordination de la défense de son territoire. Le pouvoir autocratique reste une machine à dire « la guerre, c’est la paix » plutôt qu’à gagner la guerre.

10 — Quelques leçons pour les Occidentaux

Vu d’Europe, l’offensive ukrainienne sur Koursk présente déjà plusieurs leçons importantes. La première est que malgré son infériorité, malgré le temps, malgré les pertes et les destructions, malgré l’insuffisance et la lenteur de notre soutien, l’Ukraine tient bon. Placée en situation de guerre pour sa survie face à un adversaire bien plus puissant, la nation ukrainienne trouve encore les ressources de porter le fer chez l’agresseur. C’est une leçon de résilience, d’opiniâtreté et d’inventivité : alors qu’il y a quelques mois on envisageait un « collapsus » du front ukrainien, le pays est à l’offensive. Le parallèle avec la France de 1914 est d’ailleurs assez évident.

Militairement, le « modèle » de l’offensive ukrainienne pourrait de prime abord soulager une armée française centrée sur la mobilité, la manœuvre, les forces légères et médianes et la « foudroyance ». Les images du Donbass, de ses tranchées, de ses champs de mines et de ses combats urbains sont un repoussoir absolu pour notre doctrine et notre modèle de forces. Mais la guerre d’Ukraine nous montre surtout que l’avenir de la guerre est toujours aussi complexe et changeant et que les impasses sont dangereuses. Il faut toujours des groupes de combat interarmes plutôt légers et à forte mobilité opérationnelle, très professionnels et aptes à la manœuvre rapide en situation fluide, associés à une profusion de drones. Mais il faut aussi des masses d’infanterie « territoriale » pour tenir le terrain. Et des forces lourdes, mécanisées et blindées, pour soutenir le combat urbain ou absorber les chocs mécanisés, avec le soutien d’une aviation de combat moderne. La spécialisation excessive est périlleuse.

Le tempo de la guerre, la course à l’innovation est également lourde de conséquences pour nos forces et leur base industrielle et technologique. Le cadencement de l’innovation en Ukraine se mesure en semaines, la durée des programmes en mois. Nous sommes toujours sur des innovations qui se comptent en années et des programmes en décennies, entre sur-spécifications et sur-normalisation. Ces rythmes sont incompatibles avec l’agilité que demande un conflit moderne. En somme, l’offensive ukrainienne confirme plutôt les leçons tirées depuis février 2022 : importance de la défense territoriale et de la résilience sociétale, importance des stocks matériels et de munitions pour durer, caractère vital du renseignement et du contre-espionnage, besoin de garder un esprit ouvert et non conventionnel dans la planification des opérations. Innover, c’est à la fois inventer de nouvelles armes, mais aussi — surtout — dans le monde des idées, inventer de nouvelles doctrines et de nouveaux modes d’action.

En aidant l’Ukraine dans les airs, il n’y aurait sans doute pas plus de risques d’escalade avec la Russie qu’avec l’Iran lorsque nous participons à la défense d’Israël.

Stéphane Audrand

Dernière leçon, et non des moindres : nous ne devons pas nous auto-intoxiquer avec une peur de l’escalade avec la Russie alimentée par le Kremlin. Il ne s’agit pas bien entendu de dire qu’il faudrait engager l’OTAN au sol contre la Russie ou permettre à l’Ukraine de mener un changement de régime chez l’adversaire. La ligne rouge doctrinale en matière d’escalade nucléaire russe reste claire : la survie du régime et de ses forces stratégiques. L’invasion du territoire russe dans une bande frontalière n’est pas une menace pour la survie du régime, qui a plutôt intérêt à minimiser son impact pour garder sa crédibilité. On pourrait donc aller bien plus loin que le format actuel d’aide sans risquer de mettre en péril l’un ou les autres. Le récent accord Ukraine-Pologne suggère que ce dernier pays pourrait intercepter au-dessus de l’Ukraine les missiles se dirigeant vers la Pologne, obliquant ensuite près de la frontière pour prendre les défenses ukrainiennes à revers. Il est tout à fait possible que d’autres pays, agissant à la demande de l’Ukraine, positionnent des moyens antiaériens à la frontière polonaise ou roumaine pour assurer la défense de l’Ukraine contre les frappes dans la profondeur. Il n’y aurait sans doute pas plus de risques d’escalade avec la Russie qu’avec l’Iran lorsque nous participons à la défense d’Israël. D’autres options existent, notamment la couverture de la frontière de l’Ukraine avec le Belarus.

La finalité reste l’arrêt de l’agression russe contre l’Ukraine. Il faut que le prédateur « lâche sa proie » et comme il ne peut pas être vaincu complètement, cet abandon doit passer par l’augmentation du coût de son agression — matériel comme politique et économique — afin que Vladimir Poutine comprenne qu’il ne pourra pas l’emporter et qu’il doit se retirer pour assurer la survie de son régime. Cette offensive participe à cet objectif de long terme. Le seul qui compte vraiment.