Un continuum de violences. Une chaîne de l’impunité. La guerre multiforme — armée, politique, symbolique et culturelle — menée par Poutine contre l’Ukraine rappelle d’autres périodes passées. Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive, tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Nous poursuivons notre série co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour ne rater aucun épisode, vous pouvez vous abonner par ici au Grand Continent
Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces.
Il devrait avoir une tombe.
Les êtres humains se distinguent en cela des papillons.
Les papillons vivent brièvement et n’ont pas de mémoire,
les hommes vivent longtemps et se souviennent.
Ils devraient se souvenir.
La mémoire, c’est une des choses
qui fait qu’un homme est un homme,
qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population.
L’auteur de ces lignes, Iouri Dmitriev, archéologue et historien, président de la branche carélienne de l’association Memorial, a consacré toute sa vie à rechercher les traces et les restes des victimes du système répressif et criminel stalinien en Carélie 1. Il a mis au jour, en 1997, avec ses amis de Memorial, Irina Flige et Veniamine Ioffe, l’un des grands charniers de la Grande Terreur de 1937-1938, au lieu-dit Sandormokh, non loin de la ville de Medvejegorsk, où ont été exécutés, dans le secret le plus total, plus de 6 000 innocents condamnés à mort par les tribunaux d’exception du NKVD.
Iouri Dmitriev a, en outre, établi, au terme de vingt ans d’un travail de bénédictin dans les archives de la Sécurité d’État, la liste nominative de plus de 50 000 personnes victimes des répressions staliniennes en Carélie (fusillés, déportés, condamnés à une peine de travaux forcés).
Depuis 2016, Iouri Dmitriev est en prison. Après avoir été, en 2018, relaxé (fait exceptionnel dans les annales judiciaires russes) des accusations infondées et infamantes de « pédophilie » formulées contre lui par le Parquet, il a finalement été, après cinq années de détention préventive et une procédure à charge marquée par de très nombreuses irrégularités, condamné en appel le 27 décembre 2021 à quinze ans de réclusion criminelle dans une colonie pénitentiaire à régime sévère — autant dire, étant donné son âge, son état de santé et les conditions épouvantables de détention dans les prisons russes, à une condamnation à mort.
C’est à Iouri Dmitriev, un homme remarquable que j’ai eu la chance de rencontrer à plusieurs reprises, et dont le sort est aujourd’hui largement occulté dans le fracas de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, que je souhaite dédier le texte qui suit.
À la différence de la terreur léniniste, qui avait une visée pédagogique, les « masses » étant encouragées à « exterminer les ennemis du peuple », les « opérations répressives » de la Grande Terreur de 1937-1938 furent marquées du sceau du secret le plus absolu. Secret des décisions prises au sein du Politburo, la plus haute instance du Parti dirigée par Staline ; secret des « ordres opérationnels » du NKVD, la police politique du régime, dirigée par Nikolaï Iejov ; secret des procédures d’instruction et de jugement conduits par des tribunaux d’exception ; secret des condamnations ; secret des exécutions et des lieux d’inhumation des fusillés. L’obsession du secret était telle que les condamnés à mort eux-mêmes n’étaient jamais informés de la sentence, qu’ils découvraient sur le lieu de leur exécution. Quant à leurs proches, les fonctionnaires du NKVD les informaient « qu’un tel ou un tel avait été condamné à dix ans de camp sans droit de correspondance ».
Avant même le début des « opérations répressives de masse », la direction du NKVD s’inquiétait d’une question qualifiée de « technique », mais néanmoins de la plus haute importance : comment se débarrasser secrètement (de « manière conspirative » pour reprendre le jargon des agents du NKVD) des corps ? Fin juillet 1937, quelques jours avant le lancement des « opérations répressives de masse », Serguei Mironov, le chef du NKVD de la région de Sibérie occidentale, donna les instructions suivantes à ses subordonnés :
« Et maintenant, quelques aspects techniques de la plus haute importance. Prenons, par exemple, le secteur de Tomsk, ou d’autres secteurs opérationnels. Pour chacun d’entre eux, il nous faudra exécuter 1 000 individus, voire 2 000 ou peut-être plus. Que devra faire le responsable opérationnel ? Trouver en premier lieu un lieu adéquat pour les exécutions et un autre pour les inhumations. Si l’on enterre les cadavres dans un bois, par exemple, il faudra au préalable découper la mousse, puis en recouvrir la terre fraîchement retournée pour rendre le lieu conspiratif, très secret, afin qu’il ne devienne pas un jour un endroit où pourrait se donner libre cours le fanatisme contre-révolutionnaire […]. Notre appareil policier lui-même ne doit absolument pas savoir où les individus ont été inhumés, personne ne doit rien savoir. 2 »
Le secret fut bien gardé. Ce n’est que soixante ans plus tard, au milieu des années 1990, au terme de patientes recherches s’apparentant à une longue enquête menée par des détectives professionnels, que furent mis au jour, presque toujours par des membres de l’ONG Memorial, un certain nombre de lieux de massacre de la Grande Terreur.
À ce jour, environ cent cinquante lieux secrets d’exécution et d’inhumation des 750 000 fusillés de la Grande Terreur ont été identifiés. Ce chiffre ne représente qu’une fraction — un quart, tout au plus un tiers — du nombre total des charniers, répartis dans toutes les régions de l’URSS.
Grâce aux recherches menées par Iouri Dmitriev, Sandormokh est devenu le lieu de massacre de la Grande Terreur le mieux documenté. Après plus de vingt années de travail, Dmitriev est parvenu à identifier chacune des 6 241 personnes exécutées à Sandormokh au cours des seize mois de la Grande Terreur (août 1937-novembre 1938) et à donner sur chacune d’entre elles une notice biographique circonstanciée 3. Cet exploit s’inscrit naturellement dans un processus plus général de dévoilement et d’analyse de ce moment paroxystique de la violence du stalinisme qui a débuté au début des années 1990.
La Grande Terreur en Carélie
En 1991-1992, l’ouverture — partielle — des archives du Politburo et des instances centrales du NKVD a permis tout d’abord de découvrir, dans son ensemble, le mécanisme des « opérations répressives de masse » ainsi que les procédures de condamnation, strictement codifiées et centralisées : un collège militaire de la Cour suprême à Moscou et ses « sessions itinérantes » pour condamner les membres des élites politiques, économiques, militaires et intellectuelles ; une troïka, une instance extra-judiciaire de trois membres, composée du Premier Secrétaire du Comité du Parti, du procureur général de région et du chef régional du NKVD, par région et république autonome (78 au total) pour condamner les personnes arrêtées dans le cadre de « l’opération 00447 4 », la plus importante des « opérations répressives de masse », lancée le 5 août 1937 et achevée début novembre 1938 ; une dvoïka, une instance extra-judiciaire de deux membres, composée du procureur général de région et du chef régional du NKVD, par région et république autonome pour les opérations dites « nationales 5 ». Soit au total, près de 200 instances extra-judiciaires chargées de prononcer, en seize mois, près de 2 millions de condamnations, dont environ 750 000 « en première catégorie » (peine de mort) et 800 000 en « seconde catégorie » (dix ans de camp). Lors de chaque session, ces « tribunaux » rendaient plusieurs centaines de sentences, à huis clos, en l’absence de tout représentant de la défense et de l’accusé lui-même.
Une fois le cadre général des « opérations répressives de masse » établi, il revenait aux chercheurs de se plonger dans les archives régionales du FSB (le nouveau nom de la Sécurité d’État dans la Russie post-soviétique) pour tenter d’identifier les victimes. Tâche ô combien ardue ! En effet, le FSB refusait d’ouvrir aux chercheurs ses archives, en particulier les protocoles des séances à huis clos des troïki et des dvoïki, ainsi que les dossiers d’instruction des personnes arrêtées. Il fallut tout l’entregent d’Ivan Tchoukhine, ancien inspecteur-chef (avec le rang de colonel) du ministère de l’Intérieur de la République socialiste soviétique autonome (RSSA) de Carélie, devenu, en 1993, l’un des députés progressistes les plus en vue de la Douma de la Fédération de Russie, pour forcer les portes closes des archives de la Sécurité d’État de Carélie. Assisté d’un jeune historien de Petrozavodsk, Iouri Dmitriev, Ivan Tchoukhine se plongea dans les protocoles de la troïka et de la dvoïka de Carélie et parvint à déterminer, semaine après semaine, jour après jour, district par district, le rythme des condamnations et des exécutions dans cette petite république autonome de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, ainsi que le nombre de personnes condamnées à la peine capitale ou à une lourde peine de travaux forcés.
Dans cette région peuplée d’à peine un demi-million d’habitants, près de 15 000 personnes furent condamnées en 1937-1938 par des tribunaux d’exception dont 12 450 à la peine de mort. Lorsque, dix ans plus tard, vers le milieu des années 2000, les historiens eurent enfin dressé un tableau plus ou moins complet des répressions de masse des années de la Grande Terreur, il ressortit que la Carélie avait été, de toutes les régions et républiques soviétiques, celle où la répression avait proportionnellement frappé le plus de personnes.
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette répression extrêmement féroce : la Carélie était à la fois une zone frontalière particulièrement sensible, à proximité de Léningrad ; une région où était concentrée une minorité de diaspora, les Finnois, considérée comme un « vivier d’espions à la solde de la Finlande », alors même que la majorité de ces Finnois étaient des réfugiés politiques ayant fui le régime finlandais ; enfin, une région de camps et de « villages spéciaux » de déportés où le « gibier » ne manquait pas pour les agents du NKVD sommés de remplir leurs « quotas de contre-révolutionnaires », sachant que chaque région se voyait attribuer un « quota » d’exécutions (appelées, dans le jargon codé des directives secrètes du NKVD, la « 1re catégorie ») et de condamnations à dix ans de camp (« 2e catégorie ») 6.
Parmi les camps les plus importants de Carélie figuraient le fameux ensemble concentrationnaire de l’archipel des Solovki, à quelques heures de navigation du petit port carélien de Kem, ainsi que l’immense conglomérat concentrationnaire du Belbaltlag, dont les forçats avaient creusé, en 1931-1933, le canal Staline reliant la mer Baltique à la mer Blanche. La Carélie concentrait donc tous les stigmates d’une zone éminemment suspecte aux yeux des responsables politiques et policiers.
Recherches croisées d’historiens de Memorial
Tandis qu’Ivan Tchoukhine et Iouri Dmitriev commençaient à dresser la liste des milliers de victimes de la répression en Carélie, deux autres historiens et militants de l’association Memorial, Irina Flige et Veniamine Ioffe, concentraient leurs recherches sur le sort de près de deux mille détenus des Solovki soudainement disparus à l’automne 1937. Ils découvrirent, en 1994, une directive secrète du NKVD n° 59190 en date du 16 août 1937 qui ordonnait « l’exécution d’un quota de 1 200 détenus contre-révolutionnaires particulièrement endurcis », incarcérés dans la prison spéciale du complexe concentrationnaire des Solovki. Deux « compléments » à cette directive, datés du 11 novembre 1937 et du 3 janvier 1938, ordonnaient l’exécution de « deux quotas supplémentaires » de 425 et de 200 « contre-révolutionnaires ». Irina Flige et Veniamine Ioffe établirent que seul le dernier « contingent de 200 contre-révolutionnaires » avait été fusillé sur l’île principale des Solovki. Les deux autres contingents avaient été embarqués pour Kem, où leur trace avait disparu.
En 1996, Irina Flige et Veniamine Ioffe firent, dans les archives régionales du FSB, une découverte capitale : ils mirent la main sur le dossier d’instruction secret (numéroté 11602) d’une affaire d’abus de pouvoir visant, au début de 1939, après la fin de la Grande Terreur, un haut gradé du NKVD de Carélie, le capitaine Matveiev, chargé, en octobre 1937, de procéder au convoiement, entre les Solovki et Medvejegorsk, petite ville abritant la direction du Belbaltlag, de 1 111 détenus des Solovki condamnés à mort par la troïka de Léningrad dans le cadre de la directive n° 59190, et de superviser l’exécution de ce « contingent ». Matveiev ainsi qu’une dizaine d’officiers subalternes du NKVD étaient accusés « de s’être livrés à des actes de torture inutiles à l’égard des condamnés à la peine capitale ». Parmi les accusés figuraient Bondarenko et Chondych, déjà identifiés par Ivan Tchoukhine comme deux des bourreaux chargés de l’exécution des condamnés par la troïka de Carélie.
Le dossier contenait, en outre, une autre information de première importance : il y était mentionné que les 1 111 détenus des Solovki avaient été transférés en bateau début octobre 1937 des Solovki à Kem, puis de là en camion au « bloc d’isolation du Belbaltlag », situé à Medvejegorsk. De Medvejegorsk, ils avaient été, par groupe de 40 environ, convoyés les 27 octobre, 1er, 2, 3 et 4 novembre, en deux camions effectuant cinq rotations par jour, jusqu’au « lieu d’exécution habituel des détenus du Belbaltlag » situé « non loin du 16e kilomètre sur la route Medvejegorsk-Povenets, après le village de Pindouchi ». Pour la première fois, un lieu d’exécution secret était mentionné dans un document interne du NKVD !
Les recherches du duo Ivan Tchoukhine et Iouri Dmitriev et du duo Irina Flige et Veniamine Ioffe convergeaient ; les premiers venaient d’établir la liste des condamnés à la peine capitale de la troïka et de la dvoïka de Carélie : 5 130 d’entre eux relevaient de Medvejegorsk et devaient être exécutés non loin de cette ville. Sur ce nombre, 2 600 étaient des détenus ou des déportés travaillant dans l’immense complexe concentrationnaire du Belbaltlag ; les autres étaient des habitants de la région, dont une forte proportion de Finnois. Il apparaissait, à la lecture du dossier du capitaine Matveiev, que les 5 130 condamnés de Medvejegorsk et les 1 111 condamnés des Solovki avaient tous été exécutés au même endroit, le « lieu d’exécution habituel des détenus du Belbaltlag ». Une telle formulation augurait donc d’un nombre encore plus élevé de victimes mises à mort en ce lieu depuis l’instauration du complexe concentrationnaire du Belbaltlag en 1931.
De la découverte à la mémorialisation de Sandormokh
Il ne restait plus qu’à localiser précisément ce lieu et à entreprendre des fouilles. Plusieurs mois de recherches éprouvantes dans le massif forestier bordant la route Medvejegorsk-Povenets, non loin du village de Pindouchi, attendaient encore Irina Flige, Veniamine Ioffe et Iouri Dmitriev 7. Le tracé de la route ayant été modifié au début des années 1950, le kilométrage indiqué dans le dossier du capitaine Matveiev était devenu caduc. Il fallut toute l’expérience de Iouri Dmitriev, qui avait déjà mis au jour quelques fosses communes, repérables à un léger dénivelé dans le sol à la suite de la décomposition des corps, pour retrouver enfin, au lieu-dit Sandormokh, le 1er juillet 1997, la première fosse commune à un kilomètre environ de la route, au milieu de la forêt. Le 17 juillet, les experts mandatés par le Parquet reconnurent que les restes humains exhumés de trois fosses étaient bien ceux de personnes exécutées « cinquante à soixante ans auparavant » d’une balle dans la nuque par un pistolet du type Nagan, utilisé par les agents du NKVD.
Tandis que les recherches se poursuivaient activement (des dizaines de nouvelles fosses furent découvertes avant la fin de l’année 1997 ; trois ans plus tard, on en dénombrait 236), les autorités de Carélie décidaient, en août 1997, d’ouvrir à Sandormokh un cimetière mémoriel, inauguré solennellement le 27 octobre suivant, en présence de 900 personnes. En attendant l’érection d’un monument aux victimes des répressions, des croix orthodoxes et catholiques furent dressées sur le site. Rapidement, des centaines de proches des disparus investirent les lieux, accrochant aux arbres des photos de leurs morts, des textes, des médailles, des fleurs. En 1998, un monument représentant un ange se penchant sur les corps des suppliciés fut érigé par les autorités à l’entrée du site, sur lequel était inscrit ce commandement universel hors de tout contexte historique : « Hommes, ne vous tuez pas les uns les autres. »
Le site rassemblait un nombre croissant de personnes venues de toutes les ex-républiques soviétiques à l’approche du 5 août, proclamé en 2000, à l’initiative de l’association Memorial, « Jour annuel de mémoire des victimes de la Grande Terreur » pour commémorer le début des « opérations répressives de masse », le 5 août 1937. Au fur et à mesure que la renommée de Sandormokh grandissait, bien au-delà de la Carélie, des conflits de mémoire, des concurrences de victimes se faisaient jour. La publication, en 2002, de la première édition du « Livre de mémoire de la Carélie », dans lequel Iouri Dmitriev donnait une courte biographie des 6 241 personnes exécutées à Sandormokh durant la Grande Terreur fit ressortir l’extraordinaire diversité sociologique et nationale des victimes. Dans le « convoi des 1 111 détenus des Solovki » prédominaient largement les représentants des élites (intellectuels, responsables politiques et économiques, représentants les plus en vue des élites nationales, notamment ukrainiennes). Parmi les victimes des « opérations répressives de masse » en Carélie, on comptait, en revanche, une majorité de simples paysans, ouvriers, artisans, instituteurs, employés (dont un grand nombre avait déjà été condamné et purgeait une peine d’exil ou de camp) et une très forte proportion (plus d’un tiers) de Finnois, dont de nombreux émigrés politiques réfugiés en URSS.
L’éventail national était encore plus varié : les principaux groupes de victimes, par nationalité 8, étaient les Finnois (plus de 1 000), les Ukrainiens (près de 700, dont 300 dans le « convoi des Solovki »), les Caréliens (plus de 600), les Russes (600), les Polonais (400), les Allemands (près de 300), les Juifs (près de 200), les Lituaniens (plus de 150), les Tchétchènes et Ingouches (plus de 150), les Géorgiens, les Tatars, les Azéris, etc. Au cours des années 2000, les représentants de ces nationalités érigèrent chacun un monument à « leurs victimes ». Ainsi apparurent des monuments ukrainien (2005), juif (2006), estonien (2007), lituanien (2008), polonais (2008), azéri (2008), carélien (2010), tchétchène-ingouche (2011), finlandais (2014), moldave-roumain (2015), tatar (2015), géorgien (2016). Sans oublier le monument dédié à la mémoire du « convoi des 1 111 détenus des Solovki » et les 360 « signes de mémoire individuels » accrochés aux arbres par les proches des victimes.
En quelques années, la journée du 5 août à Sandormokh s’imposa comme le seul et unique « Jour international de la mémoire de la Grande Terreur de 1937-1938 9 », en présence de très nombreuses délégations étrangères des pays issus des ex-républiques soviétiques, mais aussi de Pologne et de Finlande. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et le conflit russo-ukrainien qui s’ensuivit portèrent un rude coup à ces commémorations œcuméniques. Depuis 2014, plus aucune délégation ukrainienne ne s’est rendue aux commémorations du 5 août à Sandormokh. Plus aucun représentant – même au niveau le plus modeste – des autorités régionales de Carélie, non plus. Deux nouveaux monuments ont été érigés, l’un « aux victimes russes », l’autre aux « victimes cosaques ». Sur la croix « Aux cosaques innocents suppliciés en ce lieu », on peut lire « Que cette Sainte Croix nous garde de tous les ennemis de notre Terre russe ». Quand on sait que les Cosaques sont aujourd’hui le « fer de lance » des mouvements nationalistes russes anti-ukrainiens, on mesure à quel point Sandormokh est devenu une arène politique.
Du révisionnisme historique à la condamnation de Dmitriev
Le détournement le plus spectaculaire de ce lieu de massacre et de mémoire s’est produit peu après l’arrestation, en décembre 2016, de Iouri Dmitriev. Une formidable opération de révision historique a été lancée, au début de l’année 2017, par la Société d’histoire militaire de la Russie, fondée en 2012 à l’initiative de Vladimir Poutine dans le but de « donner un nouvel élan à l’étude du glorieux passé militaire de la Russie et de lutter contre les tentatives de dénigrement du patriotisme ». Présidée par le ministre de la Culture, Vladimir Medinski, elle était tout particulièrement chargée de promouvoir le patriotisme et « l’esprit combattant » en milieu scolaire en mettant sur pied une « Iounarmija » (« Armée de la jeunesse ») et en organisant des excursions scolaires sur les « grands lieux de la gloire militaire de la Russie » (Borodino, Elnia, Brest-Litovsk, Sébastopol, Volgograd, etc.). En 2017-2018, cette institution a patronné les travaux de deux historiens de l’université de Petrozavodsk, Iouri Kiline et Serguei Veriguine, chargés explicitement de « démonter les spéculations sur le charnier de Sandormokh ». Lors d’une table ronde largement couverte par les médias tant régionaux que nationaux, nonobstant l’absence de notoriété de ces jeunes historiens de province, ces derniers ont émis, en mars 2017, l’hypothèse selon laquelle les fosses communes de Sandormokh abriteraient les restes de prisonniers de guerre soviétiques fusillés par les Finlandais qui ont occupé partiellement la Carélie orientale entre l’été 1941 et la fin de 1943.
Durant l’été 2018, la Société d’histoire militaire de Russie a engagé une campagne de fouilles sur le site de Sandormokh, après avoir reçu cette « lettre de mission » explicite du ministre de la Culture de Carélie, Serguei Soloviev : « Les spéculations sur le charnier de Sandormokh portent tort à l’image internationale de la Russie […], renforcent dans l’opinion un sentiment de culpabilité injustifié vis-à-vis des soi-disant réprimés et deviennent un facteur de consolidation des forces antigouvernementales en Russie. » Après avoir exhumé les restes de cinq corps d’une fosse commune, des représentants de la Société d’histoire militaire ont affirmé, au troisième jour des fouilles, sans même attendre les résultats de l’expertise médico-légale, que « les preuves sont réunies que les restes exhumés sont ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par l’occupant finlandais ». Peu après, lors d’une conférence de presse tenue à Moscou, Mikhaïl Miagkov, président de la Société d’histoire militaire, dut tempérer – devant l’indigence des preuves – par cette affirmation : « Qui a été fusillé, et par qui, à Sandormokh reste, pour l’instant, une question ouverte. » Par cette formule habile, le doute fut instillé. La « version de Memorial », comme la nomment les détracteurs de l’ONG, ne serait, après tout, qu’« une version parmi d’autres » sur une « question qui demeure ouverte ». Et comment pourrait-on raisonnablement soutenir cette « version » lorsque l’on sait que le découvreur de Sandormokh n’est qu’un misérable pédophile ?
Durant l’été 2019, la Société d’histoire militaire a organisé une seconde « campagne de fouilles » sur le site de Sandormokh. Seize corps ont été, cette fois, exhumés — dont dix qui s’avérèrent être de sexe féminin –, ainsi qu’un certain nombre d’objets personnels (lunettes, timbales, boutons, pièces de monnaie), des restes, très dégradés, de vêtements (tous civils) et des balles de calibre 7,65 ou 7,63 tirées par des pistolets de type Nagan, Mauser et Browning, utilisés par les agents du NKVD 10. La présence importante de restes humains de sexe féminin, l’absence de toute trace de tenue militaire et de pièces de monnaie postérieures à 1937 indiquent clairement que les corps exhumés sont ceux de victimes civiles exécutées en 1937, et non de militaires fusillés en 1941-1943 11.
Allant dans le même sens, Antti Kujala, professeur d’histoire à l’université d’Helsinki, a démontré dans une étude récente, cartes d’état-major de l’époque de l’occupation finlandaise à l’appui, que le camp de prisonniers de guerre soviétiques le plus proche de Sandormokh était le camp n° 74, situé à la périphérie nord-est de la ville de Medvejegorsk, à une trentaine de kilomètres de Sandormokh, et que le commandement militaire finlandais n’avait pas connaissance du lieu de massacre de masse où le NKVD exécutait, dans les années 1930 et notamment durant la Grande Terreur de 1937-1938, les condamnés à mort. En réalité, les autorités finlandaises avaient depuis longtemps publié – et transmis à leurs homologues russes — les documents d’archives relatifs aux sépultures des quelque 19 000 prisonniers de guerre soviétiques ayant péri au cours de leur captivité entre 1941 et 1944. Sur ce nombre, 1 019 avaient été, sous divers prétextes, fusillés, dont 22 dans le camp no 74 12.
Toutes ces données contredisent donc formellement les allégations de la Société d’histoire militaire de la Russie et des historiens russes Kiline et Veriguine selon lesquels une partie des restes humains retrouvés à Sandormokh seraient ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par les Finlandais. Face à l’évidence, les historiens russes ont dû faire marche arrière. Malgré tous les efforts de la Société d’histoire militaire de la Russie, la tentative de révision a fait long feu. Sandormokh ne deviendra pas un second Katyn.
*
En attendant, Iouri Dmitriev est derrière les barreaux depuis plus de sept ans et demi ; les cérémonies du 5 août ne rassemblent plus qu’une poignée de personnes courageuses qui savent que leur présence peut leur valoir des poursuites judiciaires, voire une peine d’emprisonnement ; l’ONG Memorial a été dissoute par la Cour suprême de la Fédération de Russie le 28 décembre 2021 ; et Vladimir Poutine entame un cinquième mandat… L’exemple de Sandormokh — un lieu de massacre de la Grande Terreur, découvert grâce à des recherches patientes et minutieuses de militants de l’ONG Memorial s’apparentant à une véritable enquête criminelle, devenu un lieu de mémoire et de commémoration grâce à la participation active des proches des victimes, avant de faire l’objet d’une sordide tentative de révision de la part d’un organisme étatique de propagande — illustre hélas la régression des libertés en Russie et la formidable défaite de l’esprit qui accompagne l’imposition de toute dictature.
Sources
- Le présent texte reprend un certain nombre de passages de l’article d’Irina Flige et de moi-même « Sandormokh, un charnier de la Grande Terreur », L’Histoire, avril 2020, p. 68-76 ; ainsi que des passages de mes préface et postface à l’ouvrage d’Irina Flige, Sandormokh, Le livre noir d’un lieu de mémoire, Paris, Les Belles Lettres, 2021, traduction de Nicolas Werth.
- Cité in Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009, p. 87-88.
- Ces notices ont été regroupées dans un « Livre de mémoire » édité à Petrozavodsk sous la direction de Iouri Dmitriev en 2002.
- Cette opération 00447 visait en particulier les « ex-koulaks » (paysans s’opposant à la collectivisation déjà déportés au début des années 1930) et les « éléments socialement nuisibles » (ce terme regroupait aussi bien les « gens du passé » — élites de l’Ancien Régime, les anciens membres des partis politiques socialistes non bolcheviques, les petits délinquants, les membres du clergé, etc.). Cette opération se solda par l’exécution d’environ 440 000 personnes et l’envoi en camp de 450 000 autres.
- Les « opérations nationales » (une dizaine au total) visaient en particulier les représentants de minorités nationales (citoyens soviétiques d’origine polonaise, allemande, balte, finlandaise, roumaine, coréenne, grecque, etc.) soupçonnés de liens potentiels avec des Puissances étrangères hostiles à l’URSS (Pologne, Allemagne, pays Baltes, Roumanie, etc.). Ces opérations se soldèrent par l’exécution d’environ 247 000 personnes et l’envoi en camp de 100 000 autres.
- Sur cette pratique de « quotas » d’exécutions, je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage, L’ivrogne et la marchande de fleurs, op. cit.
- Ivan Tchoukhine était entretemps brutalement décédé dans un accident de la route, début 1997.
- Au sens soviétique de ce terme : tout citoyen soviétique déclarait, dans sa pièce d’identité, outre sa citoyenneté soviétique, sa « nationalité » (Russe, Ukrainien, Polonais, Juif, Estonien, Géorgien, etc.) en fonction de l’origine de ses parents.
- Cf. Irina Flige, Sandormokh, op. cit.
- La large diffusion des Browning et des Mauser n’exclut pas, formellement, leur utilisation par les unités militaires et policières finlandaises.
- Cf. sur tous ces points l’article, extrêmement bien documenté, d’Irina Galkova « Sledy prestupleniâ. Čto raskopalo v Sandarmohe Voenno-Istoričeskoe obŝestvo » [«Les traces du crime. Ce que la Société d’histoire militaire a déterré à Sandormokh», publié en russe, le 5 août 2020, sur le site de la revue en ligne Uroki Istorii (Leçons d’histoire).
- Antti Kuâla, « Sovetskie voennoplënnye v Finlândii i finskie voennoplënnye v SSSR vo vremâ sovetsko-finskoj vojny 1941-1944 gg » [Les prisonniers de guerre soviétiques en Finlande et les prisonniers de guerre finlandais en URSS pendant la guerre soviéto-finlandaise, 1941-1944], Russkij sbornik : issledovaniâ po istorii Rossii [Le recueil russe : recherches sur l’histoire de la Russie], tome XVII « La Finlande et la Russie » sous la direction d’Antti Kuâla, 2015, en russe, p. 312-319.