Europe

 La profession de foi trumpiste de Viktor Orbán

Pour le Premier ministre hongrois, le monde est à un point de rupture amené par la décadence et la déchristianisation de l’Occident. Afin de naviguer habilement cette phase de déclin, Orbán appelle à reconnaître la nouvelle domination chinoise et renforcer les liens de l’Europe avec Poutine. Dans la vision spenglérienne de l’histoire exposée lors de son discours du 27 juillet à l’université d’été de Bálványos, l’Europe doit lier son futur géopolitique à la victoire de Trump.

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Baptiste Roger-Lacan
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© Alexandru Dobre/AP/SIPA

Le camp et l’université d’été de Bálványos sont organisés chaque année depuis 1990. Créé après la chute des régimes communistes, ce camp d’été servait initialement de plateforme informelle pour les dirigeants politiques roumains et hongrois en Transylvanie, à Bálványos (jusqu’en 1997), puis à Băile Tușnad, où Viktor Orbán a parlé samedi dernier. Au début des années 2000, une université d’été a été ajoutée, attirant de nombreux étudiants. 

Depuis l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán en 2010, l’événement est devenu une tribune pour promouvoir sa politique et celle de son parti, le Fidesz. Ce choix de lieu n’est pas anodin, car la Transylvanie roumaine est une revendication majeure de l’irrédentisme hongrois depuis le Traité de Trianon de 1920, défendu par des figures comme l’amiral Horthy, régent de Hongrie de 1920 à 1944, qui prônait la renaissance de la Grande Hongrie intégrant tous les territoires d’Europe centrale à population magyarophone. En 2023, Viktor Orbán avait utilisé cette plateforme pour pousser les revendications culturelles de la minorité hongroise en Roumanie — ouvrant même légèrement la porte à la revendication d’une Grande Hongrie — avant de faire une véritable profession de foi post-libérale, marquant son rapprochement de l’une des franges les plus innovantes de la droite radicale américaine (aujourd’hui incarnée au sommet du parti républicain par J.D. Vance, le colistier de Donald Trump). 

Cette année, Viktor Orbán n’a quasiment pas évoqué ses relations avec la Roumanie, se contenant de dire qu’elles s’étaient améliorées, avant de jeter quelques piques à ses homologues. Il a surtout pris le temps de faire un très long discours qui présentait sa vision du monde et sa stratégie pour la Hongrie dans les trois prochaines décennies. Dans l’immédiat, le Premier ministre hongrois prend clairement le pari que Trump sera élu, ce qui aboutira à une issue rapide du conflit ukrainien qui devrait redistribuer les cartes en Europe centrale — en affaiblissant notamment la Pologne et en la forçant à collaborer à nouveau avec ses partenaires historiques du V4.

Mais cette dimension n’est en réalité pas le cœur de son discours. Face à une audience conquise, Viktor Orbán a livré sa vision des transformations globales, empreinte d’historicisme. À ses yeux, le monde est en train de connaître une rupture comparable à celle qu’il connut entre le XVe et le XVIe siècle lorsque l’Europe de l’Ouest sut profiter d’un ensemble de circonstances favorables — notamment la chute de Constantinople et le début de l’ouverture vers l’Océan Atlantique — pour ouvrir une phase de prospérité et de croissance sans précédent. Mais les Occidentaux, un vocable qui réunit les Européens de l’Ouest et les Américains dans le lexique orbanien, ont perdu la main. En sacrifiant leurs racines chrétiennes, dans lesquelles convergeaient à la fois les valeurs et la culture qui fondaient leur puissance, ils ont sapé leur puissance et se sont rendus aveugles à la montée de nouvelles puissances, à commencer par la Chine. Seul dirigeant européen à avoir des yeux et à regarder, Viktor Orbán prétend pouvoir naviguer cette nouvelle donne en contrebalançant la relative petite taille de son pays par une habileté tactique qui lui permettra de jouer un rôle d’interface dans le chaos du monde : c’est notamment comme cela qu’il faudrait comprendre sa « mission de paix » à Moscou au début du mois de juillet. 

En réalité, ce discours du Premier ministre hongrois et la logique qui le sous-tend manifeste une vision proprement spenglérienne de l’histoire du monde. À la manière de cette figure clef de la Révolution conservatrice allemande, Viktor Orbán est en réalité convaincu qu’à la manière des autres civilisations dominantes du passé, l’Occident est entré dans une phase de déclin, qu’il faudra savoir affronter avec habileté. Et comme Spengler, il pense que cela passe par une transformation radicale de l’exercice de la souveraineté : la dernière phase du modèle présenté dans Le Déclin de l’Occident (1923), est un moment césariste.

C’est ce coup de force de l’exécutif qu’appelle Viktor Orbán de ses vœux, en Hongrie, bien sûr, où ce processus est bien enclenché, mais aussi en Europe de l’Ouest et surtout aux États-Unis, où la paire Trump/Vance serait la dernière chance des États-Unis de contrer son déclin.

En Hongrie aussi, la campagne présidentielle américaine a commencé.

Bonjour aux participants au camp d’été et aux autres invités.

La première bonne nouvelle est que ma visite de cette année n’a pas été accompagnée du même brouhaha que l’année dernière : cette année, nous n’avons pas reçu — je n’ai pas reçu — de démarche diplomatique de Bucarest ; ce que j’ai reçu, c’est une invitation à une réunion avec le Premier ministre qui a eu lieu hier. L’année dernière, lorsque j’ai eu l’occasion de rencontrer le Premier ministre roumain, j’avais déclaré après notre réunion que c’était « le début d’une belle amitié » ; cette année, je peux dire que « nous progressons ». Si nous regardons les chiffres, nous établissons entre nos deux pays de nouveaux records dans les relations économiques et commerciales. La Roumanie est désormais le troisième partenaire économique de la Hongrie. Nous avons également discuté avec le Premier ministre d’un train à grande vitesse — un « TGV » — reliant Budapest à Bucarest, ainsi que de l’adhésion de la Roumanie à l’espace Schengen. Je me suis engagé à mettre cette question à l’ordre du jour du Conseil « Justice et affaires intérieures » (JAI) d’octobre — ainsi qu’à celui de décembre si nécessaire — et à la faire avancer si possible.

Mesdames et Messieurs,

Nous n’avons pas reçu de geste de la part de Bucarest, mais — pour ne pas nous ennuyer — nous en avons reçu un de Bruxelles : ils ont condamné les efforts de la mission de paix hongroise. J’ai essayé, sans succès, d’expliquer que nous avons un devoir chrétien. Cela signifie que si vous observez quelque chose de mauvais dans le monde — en particulier quelque chose de très mauvais — et que vous avez des moyens pour le corriger, c’est un devoir chrétien d’agir, sans contemplation ni réflexion inutiles. La mission de paix hongroise concerne ce devoir. Je voudrais rappeler à chacun d’entre nous que l’Union a un traité fondateur qui contient ces mots exacts : « L’objectif de l’Union est de promouvoir la paix ». Bruxelles s’offusque également que nous décrivions sa politique comme pro-guerre. Ils prétendent soutenir la guerre dans l’intérêt de la paix. 

Les Européens centraux que nous sommes se souviennent de Vladimir Ilitch Lénine, qui enseignait qu’avec l’avènement du communisme, l’État allait mourir, mais qu’il le ferait tout en se renforçant constamment. Bruxelles crée également la paix en soutenant constamment la guerre. Tout comme nous n’avons pas compris la thèse de Lénine lors de nos cours universitaires sur l’histoire du mouvement ouvrier, je ne comprends pas les Brusseleirs lors des réunions du Conseil européen. Après tout, Orwell avait peut-être raison lorsqu’il écrivait que dans le « Newspeak » la paix est la guerre et la guerre est la paix. 

Malgré toutes les critiques, rappelons-nous que depuis le début de notre mission de paix : les ministres des Armées américain et russe se sont parlés ; les ministres des Affaires étrangères suisse et russe se sont entretenus ; le président Zelenskiy a finalement appelé le président Trump ; et le ministre ukrainien des Affaires étrangères s’est rendu à Pékin. La fermentation a donc commencé, et nous passons lentement mais sûrement d’une politique européenne favorable à la guerre à une politique favorable à la paix. C’est inévitable, car le temps joue en faveur de la politique de paix. La réalité s’est imposée aux Ukrainiens, et c’est maintenant aux Européens de revenir à la raison, avant qu’il ne soit trop tard : « Trump ante portas ». Si d’ici là l’Europe ne passe pas à une politique de paix, elle devra le faire après la victoire de Trump en s’avouant vaincue, couverte de honte, et en reconnaissant l’entière responsabilité de sa politique.

« Trump ante portas » — Trump est à nos portes — est une référence à la panique des sénateurs romains se rendant compte qu’Hannibal s’approchait de Rome après sa victoire à Cannes, en Apulie (dans l’actuelle région des Pouilles). C’est la citation du discours de Viktor Orbán qui a trouvé le plus large écho depuis qu’il a prononcé son discours. C’est la première fois que le Premier ministre hongrois introduit le candidat républicain dans un discours qui insiste fortement sur l’importance que celui-ci va prendre dans la détermination du futur de l’Europe. Aux Européens de le comprendre s’ils ne veulent pas se trouver complètement marginalisés après le mois de novembre lorsque Trump, dont la réélection ne fait pas de doutes aux yeux de Viktor Orbán, engagera des négociations de paix entre l’Ukraine et la Russie. C’est l’un des principaux points de son argumentaire plein de rouerie à l’adresse de ses partenaires : alors même que Trump n’est pas élu, sa potentielle victoire devrait pousser les Européens à suivre les recommandations de Viktor Orbán. 

Mesdames et messieurs, le sujet de la présentation d’aujourd’hui n’est toutefois pas la paix. Je vous prie de considérer ce que j’ai dit jusqu’à présent comme une digression. En fait, pour ceux qui réfléchissent à l’avenir du monde et des Hongrois, il y a trois grandes questions sur la table aujourd’hui. 

La première est la guerre — ou plus précisément, un effet secondaire inattendu de la guerre. Il s’agit du fait que la guerre révèle la réalité dans laquelle nous vivons. Cette réalité n’était pas visible et ne pouvait pas être décrite auparavant, mais elle a été éclairée par la lumière brûlante des missiles de la guerre.

La deuxième grande question qui se pose est de savoir ce qui se passera après la guerre. Un nouveau monde verra-t-il le jour ou l’ancien continuera-t-il à exister ? Et si un nouveau monde est en train de naître — et c’est notre troisième grande question — comment la Hongrie doit-elle se préparer à ce nouveau monde ?

Le fait est que je dois parler de ces trois questions, et je dois en parler ici — tout d’abord parce que les grandes questions sont les plus à même d’être discutées dans ce format d’« université libre ». D’un autre point de vue, nous avons besoin d’une approche pan-hongroise, car envisager ces questions uniquement du point de vue de la « petite Hongrie » serait trop restrictif. Il est donc justifié de parler de ces questions devant les Hongrois qui se trouvent en dehors de nos frontières.

Cher camp d’été,

Ce sont des questions importantes, aux interactions multiples, et évidemment, même le public estimé ne peut pas connaître toutes les informations essentielles, de sorte qu’il me faudra de temps en temps digresser. C’est une tâche difficile : nous avons trois sujets, une matinée et un modérateur impitoyable. 

J’ai choisi l’approche suivante : parler longuement de la situation réelle du pouvoir en Europe telle que révélée par la guerre ; donner ensuite quelques aperçus du nouveau monde en train de se faire ; et enfin évoquer — plutôt sous forme de liste, sans explication ni argumentation — les projets hongrois qui s’y rapportent. Cette méthode a l’avantage de fixer également le thème de la présentation de l’année prochaine.

La mission est ambitieuse, voire courageuse. Nous devons nous demander si nous pouvons l’entreprendre et si elle ne dépasse pas nos capacités. Je pense qu’il s’agit d’une entreprise réaliste, car au cours de l’année écoulée — ou des deux ou trois dernières années — de superbes études et ouvrages ont été publiés en Hongrie et à l’étranger — des traducteurs les ont également mis à la disposition du public hongrois. D’autre part, avec toute la modestie qui s’impose, nous devons nous rappeler que nous sommes le gouvernement le plus ancien d’Europe. Je suis moi-même le plus ancien dirigeant européen — et je dois souligner que je suis aussi le dirigeant qui a passé le plus de temps dans l’opposition. J’ai donc vu tout ce dont je vais parler maintenant. Je parle de quelque chose que j’ai vécu et que je continue à vivre. Quant à savoir si je l’ai compris, c’est une autre question ; nous le découvrirons à la fin de cette présentation.

Parlons donc de la réalité révélée par la guerre. Chers amis, la guerre est notre pilule rouge. Pensez aux films « Matrix ». Le héros est confronté à un choix. Il a le choix entre deux pilules : s’il avale la pilule bleue, il peut rester dans le monde des apparences ; s’il avale la pilule rouge, il peut regarder et descendre dans la réalité. 

La guerre est notre pilule rouge — c’est ce qui nous a été donné, c’est ce que nous devons avaler. Et maintenant, armés de nouvelles expériences, nous devons parler de la réalité. C’est un cliché de dire que la guerre est la continuation d’une politique par d’autres moyens. Il est important d’ajouter que la guerre est la continuation de la politique dans une perspective différente. Ainsi, la guerre, dans son acharnement, nous amène à une nouvelle position pour voir les choses, à un point de vue surélevé.

Et de là, elle nous donne une perspective complètement différente, inconnue jusqu’alors. Nous nous trouvons dans un nouvel environnement et dans un nouveau champ de force raréfié. Dans cette réalité pure, les idéologies perdent leur pouvoir, les tours de passe-passe statistiques aussi, les distorsions des médias et les dissimulations tactiques des politiciens également. Les illusions répandues, voire les théories du complot, n’ont plus de raison d’être.

Dans le premier Matrix, Neo se voit offrir un choix entre prendre une pilule bleue et une pilule rouge. La première le ramènerait à sa vie monotone à l’intérieur de la machine connue sous le nom de « La Matrice ». Prendre la seconde, en revanche, éveillerait Neo au fait que l’humanité habite un monde gouverné par l’intelligence artificielle. Au sein de l’extrême droite américaine, cette référence a fini par désigner le fait de rejeter le récit et les valeurs promus par les élites libérales. Cette méthode de récupération de références issues de la culture populaire s’est largement répandue au sein de l’alt-right, notamment par l’entremise des réseaux sociaux et des forums, au cours des années 2010. En l’occurrence le Premier ministre hongrois, qui cherche de plus en plus en à lier son futur géopolitique à la victoire de Trump, démontre la maîtrise des codes trumpistes.

Ce qui reste, c’est la dure et brutale réalité. Il est dommage que notre ami Gyula Teller ne soit plus parmi nous, car nous aurions pu entendre des choses surprenantes de sa part. Vous devrez donc vous contenter de moi. Mais je pense que les chocs ne manqueront pas pour autant. Par souci de clarté, j’ai mis sous forme de points tout ce que nous avons vu depuis que nous avons avalé la pilule rouge — depuis le début de la guerre en février 2022.

Gyula Teller (1934-2023) fut souvent présenté comme l’idéologue en chef de Viktor Orbán, ce que ce dernier revendiqua dans l’éloge funèbre qu’il lui dédia. Après une carrière d’enseignant et de traducteur — c’est notamment lui qui traduit les œuvres de traduit des œuvres de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Stéphane Mallarmé ou Edgar Poe en hongrois —, il s’engage en politique dans les années 1990 et rejoint très vite Viktor Orbán, devenant son conseiller politique et le chef du département d’analyses politiques du Fidesz. C’est lui qui a contribué à faire évoluer la ligne du parti, du libéralisme politique et économique vers le conservatisme chrétien.

Tout d’abord, la guerre a été marquée par des pertes brutales — des centaines de milliers de personnes — dans les deux camps. Je les ai rencontrés récemment et je peux dire avec certitude qu’ils ne veulent pas se réconcilier. Comment cela se fait-il ? Il y a deux raisons. La première est que chacun d’entre eux pense pouvoir gagner et veut se battre jusqu’à la victoire. La seconde est qu’ils sont tous deux alimentés par leur propre vérité, réelle ou perçue. 

Les Ukrainiens pensent qu’il s’agit d’une invasion russe, d’une violation du droit international et de la souveraineté territoriale, et qu’ils mènent une guerre d’autodéfense pour leur indépendance. Les Russes pensent qu’il y a eu de sérieux développements militaires de l’OTAN en Ukraine, que l’Ukraine s’est vu promettre l’adhésion à l’organisation et qu’ils ne veulent pas voir de troupes ou d’armes de l’OTAN à la frontière russo-ukrainienne. Ils affirment donc que la Russie a le droit de se défendre et qu’en réalité, cette guerre a été provoquée. Ainsi, tout le monde détient une sorte de vérité, perçue ou réelle, et n’abandonnera pas la guerre. C’est une voie qui mène directement à l’escalade ; si elle dépend de ces deux parties, il n’y aura pas de paix. La paix ne peut être apportée que de l’extérieur.

Deuxièmement, au cours des années passées, nous nous étions habitués à ce que les États-Unis déclarent que leur principal adversaire était la Chine ; or, aujourd’hui, nous les voyons mener une guerre par procuration contre la Russie. Et la Chine est constamment accusée de soutenir secrètement la Russie. Si tel est le cas, nous devons répondre à la question de savoir pourquoi il est judicieux de rassembler deux pays aussi importants dans un camp hostile. Cette question n’a pas encore reçu de réponse significative.

Le pacifisme de Viktor Orbán, seul dirigeant européen à défendre un accommodement avec la Russie, trouverait donc ses racines dans une lecture réaliste de la situation : le soutien de l’Union européenne et des États-Unis à l’Ukraine risquerait de consolider un axe Moscou-Pékin qui constituerait une menace trop puissante.

Troisièmement, la force et la résistance de l’Ukraine ont dépassé toutes les attentes. Après tout, depuis 1991, onze millions de personnes ont quitté le pays, qui était dirigé par des oligarques, où la corruption atteignait des sommets et où l’État avait pratiquement cessé de fonctionner. Et pourtant, nous assistons aujourd’hui à une résistance sans précédent. Malgré les conditions décrites ici, l’Ukraine est en fait un pays fort. 

La question est de savoir quelle est la source de cette force. Au-delà de son passé militaire et de l’héroïsme personnel de ses habitants, il y a quelque chose qui mérite d’être compris : l’Ukraine a trouvé un but plus élevé, elle a découvert un nouveau sens à son existence. En effet, jusqu’à présent, l’Ukraine se considérait comme une zone tampon. Être une zone tampon est psychologiquement débilitant — il y a un sentiment d’impuissance, le sentiment que son destin n’est pas entre ses mains. C’est la conséquence d’une position doublement exposée. 

Un thème travaille ce discours : la nation — sa constitution et sa préservation. Alors même que le Premier ministre hongrois est peu suspect de sympathie pour l’Ukraine, comme le rappelle sa déclaration sur la corruption des dirigeants ukrainiens, il prend néanmoins cet exemple pour illustrer comment se constitue une nation : dans l’adversité. Le cas ukrainien lui permet également de souligner que le fait national n’est pas mort comme les dirigeants d’Europe de l’Ouest voudraient le croire (dans son schéma). 

Aujourd’hui, cependant, la perspective d’appartenir à l’Occident se dessine. La nouvelle mission que s’est donnée l’Ukraine est d’être la région frontalière militaire orientale de l’Occident. La signification et l’importance de son existence ont augmenté à ses propres yeux et aux yeux du monde entier. Cela l’a amené à un état d’activité et d’action que nous, non-Ukrainiens, considérons comme une insistance agressive — et il est indéniable qu’elle le soit. En fait, les Ukrainiens exigent que leur objectif supérieur soit officiellement reconnu au niveau international. C’est ce qui leur donne la force qui les rend capables d’une résistance sans précédent.

Quatrièmement, la Russie n’est pas ce que nous avons vu jusqu’à présent, et elle n’est pas ce que nous avons été amenés à voir jusqu’à présent. La viabilité économique du pays est exceptionnelle. Je me souviens avoir assisté à des réunions du Conseil européen — les sommets des Premiers ministres — lorsque, avec toutes sortes de gestes, les grands dirigeants européens ont prétendu de manière plutôt arrogante que les sanctions contre la Russie et son exclusion du système SWIFT — le système international de compensation financière — mettraient le pays à genoux, son économie et par là même son élite politique. 

En regardant les événements se dérouler, je me souviens de la sagesse de Mike Tyson, qui a dit un jour : « Tout le monde a un plan, jusqu’à ce qu’il reçoive un coup de poing dans la mâchoire ». Car la réalité est que les Russes ont tiré les leçons des sanctions imposées après l’invasion de la Crimée en 2014 — et non seulement ils ont tiré ces leçons, mais ils les ont traduites en actions. Ils ont mis en œuvre les améliorations informatiques et bancaires nécessaires. Le système financier russe n’est donc pas en train de s’effondrer. Ils ont développé une capacité d’adaptation et, après 2014, nous en avons été victimes, car nous avions l’habitude d’exporter une part importante des produits alimentaires hongrois vers la Russie. Nous n’avons pas pu continuer à le faire à cause des sanctions. 

Les Russes ont quant à eux modernisé leur agriculture et aujourd’hui nous parlons de l’un des plus grands marchés d’exportation de produits alimentaires au monde alors que le pays avait l’habitude de dépendre des importations. La description que l’on nous fait de la Russie — une autocratie néo-stalinienne rigide — est donc fausse. En réalité, nous parlons d’un pays qui fait preuve de résilience technique et économique — et peut-être aussi de résilience sociétale, mais nous verrons bien.

La cinquième leçon importante tirée de la réalité est que l’élaboration des politiques européennes s’est effondrée. L’Europe a renoncé à défendre ses propres intérêts : tout ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est suivre inconditionnellement la ligne de politique étrangère des démocrates américains, même au prix de sa propre autodestruction. Les sanctions que nous avons imposées portent atteinte à des intérêts européens fondamentaux : elles font grimper les prix de l’énergie et rendent l’économie européenne non compétitive. Nous avons laissé faire l’explosion du gazoduc NordStream sans réagir ; l’Allemagne elle-même a laissé faire un acte de terrorisme contre sa propre propriété — qui a manifestement été perpétré sous la direction des États-Unis — sans réagir, et nous n’en disons pas un mot, nous n’enquêtons pas, nous ne voulons pas clarifier la situation, nous ne voulons pas la soulever dans un contexte juridique. De même, nous n’avons pas fait ce qu’il fallait dans l’affaire des écoutes téléphoniques d’Angela Merkel, réalisées avec l’aide du Danemark. Il s’agit donc d’un acte de soumission. Le contexte est complexe, j’essaierai toutefois de vous en donner un aperçu simplifié mais complet. 

L’élaboration des politiques européennes s’est également effondrée depuis le début de la guerre russo-ukrainienne parce que le cœur incontournable du système de pouvoir européen était l’axe Paris-Berlin : c’était le cœur et l’axe. Depuis que la guerre a éclaté, un autre centre et un autre axe de pouvoir ont été établis. L’axe Berlin-Paris n’existe plus — ou s’il existe, il est devenu sans objet et susceptible d’être contourné. Le nouveau centre et axe de pouvoir comprend Londres, Varsovie, Kiev, les pays baltes et les Scandinaves. Lorsque, à la stupéfaction des Hongrois, le chancelier allemand annonce qu’il n’enverra que des casques à la guerre, et qu’une semaine plus tard, il déclare qu’il fournira en fait des armes — il ne faut pas croire que cet homme a perdu la tête. 

Lorsque le même chancelier allemand annonce qu’il peut y avoir des sanctions, mais qu’elles ne doivent pas porter sur l’énergie, et que deux semaines plus tard il est lui-même à la tête de la politique de sanctions — il ne faut pas croire que cet homme a perdu la tête. 

Un homme portant un t-shirt avec un dessin de Donald Trump et le texte  : «  Vous avez raté  » (qui fait référence à la tentative d’assassinat de Trump à Butler, en Pennsylvanie), écoute le discours du Premier ministre hongrois Viktor Orban à l’université d’été de Tusvanyos, à Baile Tusnad, dans le département de Harghita, en Roumanie, le samedi 27 juillet 2024. © Alexandru Dobre/AP/SIPA

Au contraire, il est tout à fait dans son état d’esprit. Il sait très bien que les Américains et les relais d’opinion libéraux qu’ils influencent — universités, think tanks, instituts de recherche, médias — utilisent l’opinion publique pour sanctionner la politique franco-allemande qui n’est pas conforme aux intérêts américains. D’où le phénomène dont j’ai parlé et les maladresses idiosyncrasiques de la chancelière allemande. Changer le centre du pouvoir en Europe et contourner l’axe franco-allemand n’est pas une idée nouvelle — elle a simplement été rendue possible par la guerre. 

L’idée existait déjà auparavant ; il s’agissait d’un vieux projet polonais visant à résoudre le problème de la Pologne, coincée entre un immense État allemand et un immense État russe, en faisant du pays la première base américaine en Europe. Je pourrais dire qu’il s’agissait d’inviter les Américains à s’installer entre les Allemands et les Russes. 

Cinq pour cent du PIB de la Pologne sont désormais consacrés aux dépenses militaires, et l’armée polonaise est la deuxième d’Europe après celle de la France — nous parlons de centaines de milliers de soldats. Il s’agit d’un vieux plan, qui vise à affaiblir la Russie et à devancer l’Allemagne. À première vue, dépasser les Allemands semble être une idée fantaisiste. Mais si l’on observe la dynamique de développement de l’Allemagne et de l’Europe centrale — de la Pologne —, cela ne semble plus si impossible — surtout si, dans le même temps, l’Allemagne démantèle sa propre industrie de classe mondiale. 

Cette stratégie a conduit la Pologne à renoncer à la coopération avec le Visegrád 4 (V4). Le V4 signifiait autre chose. Il portait l’idée de reconnaître qu’il y ait une Allemagne forte et une Russie forte, et de créer, en collaboration avec les États d’Europe centrale, une troisième entité entre les deux. 

Les Polonais ont fait marche arrière et, au lieu de la stratégie du V4 acceptant l’axe franco-allemand, ils se sont lancés dans la stratégie alternative consistant à l’éliminer. En parlant de nos frères et sœurs polonais, mentionnons-les ici en passant. Puisqu’ils nous ont maintenant botté le derrière, peut-être pouvons-nous nous permettre de dire quelques vérités sincères et fraternelles à leur sujet. 

Eh bien, les Polonais mènent la politique la plus moralisatrice et la plus hypocrite de toute l’Europe. Ils nous font la morale, nous critiquent pour nos relations économiques avec la Russie, et en même temps, ils font allègrement des affaires avec les Russes, achètent leur pétrole — même si c’est par des voies indirectes — et font tourner l’économie polonaise avec. 

Les Français font mieux que cela : le mois dernier, d’ailleurs, ils nous ont dépassés en termes d’achats de gaz à la Russie — mais au moins, ils ne nous font pas de leçons moralisatrices. 

Les Polonais font des affaires tout en nous faisant la leçon. Je n’ai jamais vu une politique aussi hypocrite en Europe au cours des dix dernières années. L’ampleur de ce changement — le contournement de l’axe franco-allemand — peut vraiment être saisie par les personnes plus âgées si elles se reportent vingt ans en arrière, lorsque les Américains ont attaqué l’Irak et ont appelé les pays européens à se joindre à eux. C’est ainsi que nous nous sommes joints à eux en tant que membres de l’OTAN. À l’époque, Schröder, le chancelier allemand, et Chirac, le président français, ont été rejoints par le président russe Poutine lors d’une conférence de presse commune organisée pour s’opposer à la guerre en Irak. À l’époque, il existait encore une logique franco-allemande indépendante dans l’approche des intérêts européens.

La référence au groupe de Visegrád lui permet de multiplier les attaques contre la Pologne, qui émaillent la suite du discours. Jusqu’en 2022, Pologne et Hongrie étaient relativement alignées à l’échelle européenne, les deux pays étant dirigés par des gouvernements nationalistes conservateurs qui affichaient le même dédain pour les règles européennes en matière d’État de droit. Mais l’agression à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine en février 2022, puis la défaite électorale du PiS à l’automne 2023, ont rejeté les deux pays dans des camps opposés. En effet, après avoir alerté pendant longtemps ses partenaires sur le danger que posait la Russie, la Pologne a trouvé une position centrale dans le débat géopolitique euro-américain — tandis que l’indulgence de Viktor Orbán quant à la Russie le marginalisait, et notamment en Europe centrale et orientale. Le pari actuel de Viktor Orbán repose donc sur une victoire de Donald Trump qui se traduirait par la fin de la guerre en Ukraine. Dans ces conditions, la Pologne perdrait en influence, d’autant que le pays n’aurait pas les moyens de soutenir ses nouvelles ambitions diplomatiques. À ce moment-là, Pologne et Hongrie pourraient renouer des relations. 

Mesdames et Messieurs,

La mission de paix ne consiste pas seulement à rechercher la paix, mais aussi à inciter l’Europe à enfin mener une politique indépendante. 

La sixième pilule rouge est la solitude spirituelle de l’Occident. Jusqu’à présent, l’Occident a pensé et s’est comporté comme s’il se considérait comme un point de référence, une sorte d’étalon pour le monde. Il a fourni les valeurs que le monde a dû accepter — par exemple, la démocratie libérale ou la transition verte. Mais la plupart des pays du monde l’ont remarqué et, depuis deux ans, on assiste à un virage à 180 degrés. Une fois de plus, l’Occident s’attendait à ce que le monde prenne une position morale contre la Russie et pour l’Occident — et l’enjoignait de le faire. 

En revanche, la réalité est que, pas à pas, tout le monde se range du côté de la Russie. Que la Chine et la Corée du Nord le fassent n’est peut-être pas une surprise. Que l’Iran fasse de même — compte tenu de son histoire et de ses relations avec la Russie — est peu surprenant. Mais le fait que l’Inde, que le monde occidental considère comme la démocratie la plus peuplée, soit également du côté des Russes est étonnant. Le fait que la Turquie refuse d’accepter les exigences morales de l’Occident, bien qu’elle soit membre de l’OTAN, est vraiment surprenant. Et le fait que le monde musulman considère la Russie non pas comme un ennemi mais comme un partenaire est tout à fait inattendu.

Septièmement, la guerre a mis en évidence le fait que le plus grand problème auquel le monde est confronté aujourd’hui est la faiblesse et la désintégration de l’Occident. Bien sûr, ce n’est pas ce que disent les médias occidentaux : en Occident, on prétend que le plus grand danger et le plus grand problème du monde est la Russie et la menace qu’elle représente. C’est faux ! La Russie est trop grande pour sa population et est dirigée de manière hyper rationnelle — c’est même un pays qui a des dirigeants. Ce qu’elle fait n’a rien de mystérieux : ses actions découlent logiquement de ses intérêts et sont donc compréhensibles et prévisibles. 

En revanche, le comportement de l’Occident — comme il ressort de ce que j’ai dit jusqu’à présent — n’est ni compréhensible ni prévisible. L’Occident n’est pas dirigé, son comportement n’est pas rationnel et il ne peut pas faire face à la situation que j’ai décrite dans ma présentation ici l’année dernière : le fait que deux soleils sont apparus dans le ciel. C’est le défi lancé à l’Occident par la montée en puissance de la Chine et de l’Asie. Nous devrions pouvoir y faire face, mais nous n’y parvenons pas.

Contre un discours souvent entendu dans les pays occidentaux qui présenterait la Russie comme une puissance imprévisible parce que capable de franchir toutes les limites, Viktor Orbán présente l’Occident comme l’acteur le plus illisible des relations internationales contemporaines car il ne saurait pas introduire de hiérarchie entre ses valeurs et ses intérêts pour déterminer ses orientations géopolitiques. La suite de son discours laisse entendre que l’Occident dont il parle est limité à l’Europe de l’Ouest et aux États-Unis (lorsqu’ils sont dirigés par les démocrates). Inversement, l’Europe centrale — informée par son histoire — serait beaucoup plus conscient des fragilités de la position occidentale. « Incompréhensible et imprévisible », l’Occident serait en train de créer les conditions de son propre déclin car il ne saurait pas affronter le défi que constitue la Chine.

Huitième point. À partir de là, le véritable défi pour nous est d’essayer à nouveau de comprendre l’Occident à la lumière de la guerre. Car nous, Européens centraux, considérons l’Occident comme irrationnel. Mais, chers amis, que se passe-t-il s’il se comporte de manière logique, mais que nous ne comprenons pas sa logique ? S’il est logique dans sa façon de penser et d’agir, nous devons nous demander pourquoi nous ne le comprenons pas. Et si nous pouvions trouver la réponse à cette question, nous comprendrions également pourquoi la Hongrie se heurte régulièrement aux pays occidentaux de l’Union européenne sur des questions géopolitiques et de politique étrangère. 

Ma réponse est la suivante. Imaginons que notre vision du monde, à nous Européens centraux, repose sur les États-nations. Pendant ce temps, l’Occident pense que les États-nations n’existent plus ; c’est inimaginable pour nous, mais c’est tout de même ce qu’il pense. Le système de coordonnées dans lequel nous, Européens centraux, pensons n’a donc aucune importance. 

Dans notre conception, le monde est composé d’États-nations qui exercent un monopole national sur l’utilisation de la force, créant ainsi une condition de paix générale. Dans ses relations avec les autres États, l’État-nation est souverain — en d’autres termes, il a la capacité de déterminer de manière indépendante sa politique étrangère et intérieure. Dans notre conception, l’État-nation n’est pas une abstraction juridique, ni une construction juridique : il est enraciné dans une culture particulière. Il possède un ensemble de valeurs partagées, une profondeur anthropologique et historique. C’est de là que naissent des impératifs moraux partagés, fondés sur un consensus commun. C’est ce que nous considérons comme l’État-nation. 

De plus, nous ne le considérons pas comme un phénomène qui s’est développé au 19e siècle : nous pensons que les États-nations ont un fondement biblique, puisqu’ils appartiennent à l’ordre de la création. En effet, l’Écriture nous apprend qu’à la fin des temps, il y aura un jugement non seulement des individus, mais aussi des nations. Par conséquent, dans notre conception, les nations ne sont pas des formations provisoires. 

En revanche, les Occidentaux pensent que les États-nations n’existent plus. Ils nient donc l’existence d’une culture commune et d’une morale commune qui en découle. Ils n’ont pas de morale commune ; si vous avez regardé la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques hier, c’est ce que vous avez vu. C’est pourquoi ils pensent différemment à propos de l’immigration. Ils pensent que la migration n’est pas une menace ou un problème, mais en fait un moyen d’échapper à l’homogénéité ethnique qui est la base d’une nation. 

Cela est l’essence même de la conception progressiste libérale internationaliste de l’espace. C’est pourquoi ils sont inconscients de l’absurdité — ou ils ne la considèrent pas comme telle — du fait que, tandis que dans la moitié orientale de l’Europe, des centaines de milliers de chrétiens s’entretuent, à l’ouest de l’Europe, nous accueillons des centaines de milliers de personnes issues de civilisations étrangères. Du point de vue de l’Europe centrale, c’est la définition même de l’absurdité. Cette idée n’est même pas conçue à l’Ouest. 

Entre parenthèses, je note que les États européens ont perdu au total quelque cinquante-sept millions d’Européens autochtones au cours de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Si ces personnes, leurs enfants et leurs petits-enfants avaient vécu, l’Europe n’aurait aujourd’hui aucun problème démographique. L’Union européenne ne se contente pas de penser de la manière que je viens de décrire, elle le revendique. 

Si nous lisons attentivement les documents européens, il est clair que l’objectif est de supplanter la nation. Il est vrai qu’ils ont une étrange façon de l’écrire et de le dire, en affirmant que les États-nations doivent être supplantés, tout en conservant une petite trace d’eux. Mais le fait est qu’après tout, les pouvoirs et la souveraineté doivent être transférés des États-nations à Bruxelles. C’est la logique qui sous-tend toutes les grandes mesures. Dans leur esprit, la nation est une création historique ou transitoire, née aux 18e et 19e siècles — et comme elle est arrivée, elle peut partir. 

Pour eux, la moitié occidentale de l’Europe est déjà post-nationale. Il ne s’agit pas seulement d’une situation politiquement différente, mais ce que j’essaie de dire ici, c’est qu’il s’agit d’un nouvel espace mental. Si vous ne regardez pas le monde du point de vue des États-nations, une réalité complètement différente s’ouvre à vous. C’est là que réside le problème, la raison pour laquelle les pays de l’ouest et de l’est de l’Europe ne se comprennent pas, la raison pour laquelle nous ne pouvons pas nous unir.

Dans cette partie du discours, Viktor Orbán insiste sur la pérennité de la nation. Contre les Européens de l’Ouest qui considèrent que celle-ci serait dépassée, il insiste au contraire sur sa foi dans l’idée nationale. Celle-ci trouverait en effet ses racines dans la Bible — et notamment dans l’Apocalypse, qui parle autant du jugement des individus que des nations. Si l’on sent ici l’influence du nationalisme chrétien, promu notamment par les post-libéraux américains, Viktor Orbán définit notamment ce qui constitue une nation : une culture et une morale partagées. Se faisant l’écho des déclarations hostiles à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, nombreuses sur les chambres d’écho que constituent les réseaux sociaux pour les groupes politiques les plus radicaux, il a pris cet exemple pour montrer que l’Occident ne serait plus capable de faire nation, trois groupes s’affrontant : des élites minoritaires et prêtes à tout pour conserver le pouvoir, des populations natives qui chercheraient à défendre une forme de cohésion culturelle et des populations immigrées, qui poseraient une menace existentielle à l’Occident. 

Si nous projetons tout cela sur les États-Unis, voilà la véritable bataille qui se joue là-bas. Que doivent être les États-Unis ? Doivent-ils redevenir un État-nation ou poursuivre leur marche vers un État post-national ? L’objectif précis du président Donald Trump est de ramener le peuple américain de l’État libéral post-national, de le tirer, de le forcer à revenir, et de l’élever au rang d’État-nation. C’est pourquoi les enjeux de l’élection américaine sont si énormes et nous voyons des choses que nous n’avons jamais vues auparavant. C’est pourquoi ils veulent empêcher Donald Trump de se présenter à l’élection. C’est pourquoi ils veulent le mettre en prison etretirer ses biens. Et si cela ne marche pas, c’est pour cela qu’ils veulent le tuer. Et il ne fait aucun doute que ce qui s’est passé n’est peut-être pas la dernière tentative de cette campagne.

Entre parenthèses, j’ai parlé au président hier et il m’a demandé comment j’allais. J’ai répondu que j’allais très bien, parce que je suis ici dans une entité géographique appelée Transylvanie. Expliquer cela n’est pas si facile, surtout en anglais, et surtout au président Trump. Mais j’ai dit que j’étais ici en Transylvanie, dans une université libre où j’allais faire une présentation sur l’état du monde. Et il m’a dit que je devais transmettre ses salutations personnelles les plus sincères aux participants du camp et à ceux de l’université libre.

Une femme se couvre le visage avec un éventail aux couleurs du drapeau hongrois alors qu’elle écoute le discours du Premier ministre hongrois Viktor Orban. © Alexandru Dobre/AP/SIPA

Viktor Orbán introduit clairement l’idée d’un axe qui le lierait à Donald Trump. Au cœur de ce pact, le refus de l’État libéral et post-national. Que défendent-ils à la place ? Sans doute quelque chose que l’on pourrait appeler l’État-nation post-libéral. À ses yeux, il est temps de dépasser l’individualisme, le libéralisme politique et, dans une certaine mesure, le libéralisme économique qui menaceraient la cohésion des nations occidentales et, surtout, de l’Occident tout entier. De ce point de vue, les nations d’Europe centrale qui auraient fait l’expérience du joug de l’Empire soviétique seraient beaucoup plus à même de comprendre comment et pourquoi se défendre d’une subjugation de leurs valeurs par les défenseurs de l’État libéral et post-national. 

Si nous essayons de comprendre comment cette pensée occidentale — que nous devrions appeler par soucis de simplicité pensée et condition « post-nationales » — est apparue, nous devons remonter à la grande illusion des années 1960. La grande illusion a pris deux formes : la première était la révolution sexuelle et la seconde était la rébellion étudiante. En fait, elle était l’expression de la croyance que l’individu serait plus libre et plus grand s’il s’affranchissait de toute forme de collectivité. 

Plus de soixante ans plus tard, il est devenu évident qu’au contraire, l’individu ne peut devenir grand que par et dans une communauté, que seul, il ne peut jamais être libre, mais toujours condamné au rétrécissement. En Occident, les liens ont été successivement écartés : les liens métaphysiques que sont Dieu, les liens nationaux que sont la patrie et les liens familiaux. Je me réfère à nouveau à l’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Maintenant qu’ils ont réussi à se débarrasser de tout cela, s’attendant à ce que l’individu devienne plus grand, ils se rendent compte qu’ils ressentent un sentiment de vide. Ils ne sont pas devenus grands, mais petits. En effet, en Occident, ils n’aspirent plus à de grands idéaux ni à de grands objectifs communs inspirants.

C’est ici que nous devons parler du secret de la grandeur. Quel est-il ? Le secret de la grandeur est d’être capable de servir quelque chose de plus grand que soi. Pour ce faire, il faut d’abord reconnaître qu’il existe dans le monde quelque chose ou des choses qui sont plus grandes que soi, puis se consacrer à leur service. Il n’y en a pas beaucoup. Vous avez votre Dieu, votre pays et votre famille. Mais si vous ne le faites pas, mais que vous vous concentrez sur votre propre grandeur, en pensant que vous êtes plus intelligent, plus beau, plus talentueux que la plupart des gens, si vous dépensez votre énergie à cela, à communiquer tout cela aux autres, alors ce que vous obtenez, ce n’est pas la grandeur, mais la grandiosité. 

Et c’est pourquoi aujourd’hui, lorsque nous discutons avec des Européens de l’Ouest, nous ressentons dans chacun de nos gestes de la grandiosité plutôt que de la grandeur. Je dois dire qu’il s’est créé une situation que l’on peut appeler le vide, et le sentiment de superflu qui l’accompagne donne naissance à l’agressivité. D’où l’émergence du « nain agressif » comme nouveau type de personne.

En résumé, ce que je veux vous dire, c’est que lorsque nous parlons d’Europe centrale et d’Europe occidentale, il ne s’agit pas de divergences d’opinion, mais de deux visions du monde différentes, de deux mentalités, de deux instincts, et donc de deux arguments opposés. Nous avons un État-nation, qui nous oblige à un réalisme stratégique. Ils ont des rêves post-nationalistes qui sont inertes par rapport à la souveraineté nationale, ne reconnaissent pas la grandeur nationale et n’ont pas d’objectifs nationaux partagés. Telle est la réalité à laquelle nous devons faire face.

Héritier de la pensée des anti-Lumières, Viktor Orbán est très profondément travaillé par la question du déclin. Face à l’individualisme et au rationalisme qui constituent certaines des valeurs fondamentales de la modernité politique occidental, il défend la vision d’une société dans laquelle les individus se soumettraient volontairement à Dieu, à leur pays et à leur famille. Autrement, la décadence, déjà visible en Europe de l’Ouest, pourrait s’étendre à l’Europe centrale. Il a cette obsession en partage avec des proches de Donald Trump et de JD Vance, comme le sénateur Josh Hawley, figure du nouveau nationalisme chrétien et post-libéral qui se développe aujourd’hui aux États-Unis. Dans un long discours — traduit et commenté par le Grand Continent, celui-ci s’attardait longuement sur les causes de l’effondrement de l’empire romain : « le problème de Rome est qu’elle aimait de mauvaises choses ». 

Enfin, le dernier élément de la réalité est que cette condition post-nationale que nous observons en Occident a une conséquence politique sérieuse — et je dirais même dramatique — qui bouleverse la démocratie. En effet, au sein des sociétés, il existe une résistance croissante à la migration, au genre, à la guerre et au mondialisme. Cela crée le problème politique de l’élite et du peuple, de l’élitisme et du populisme.

C’est le phénomène déterminant de la politique occidentale aujourd’hui. Si vous lisez les textes, vous n’avez pas besoin de les comprendre et, de toute façon, ils n’ont pas toujours de sens ; mais si vous lisez les mots, voici les expressions que vous trouverez le plus souvent. Elles indiquent que les élites condamnent le peuple pour sa dérive vers la droite. Les sentiments et les idées du peuple sont qualifiés de xénophobie, d’homophobie et de nationalisme. 

En réponse, le peuple accuse l’élite de ne pas se soucier de ce qui est important pour lui, mais de sombrer dans une sorte de globalisme dérangé. Par conséquent, les élites et le peuple ne peuvent s’entendre sur la question de la coopération. Je pourrais citer de nombreux pays. Mais si le peuple et les élites ne peuvent pas se mettre d’accord sur la coopération, comment cela peut-il produire une démocratie représentative ? Parce que nous avons une élite qui ne veut pas représenter le peuple, et qui en est fière ; et nous avons le peuple, qui n’est pas représenté. En fait, dans le monde occidental, nous sommes confrontés à une situation dans laquelle les masses de personnes qui obtiennent des diplômes universitaires ne représentent plus moins de 10 % de la population, mais 30 à 40 %. 

En raison de leurs opinions, ces personnes ne respectent pas les moins éduquées, qui sont généralement des travailleurs qui vivent de leur travail. Pour les élites, seules les valeurs des diplômés sont acceptables, seules elles sont légitimes. C’est de ce point de vue que l’on peut comprendre les résultats des élections au Parlement européen. Le Parti populaire européen a recueilli les voix de la « plèbe » de droite qui voulait du changement, puis a reporté ces voix sur la gauche et a conclu un accord avec les élites de gauche qui ont intérêt à maintenir le statu quo. 

Cela a des conséquences pour l’Union européenne. Bruxelles reste sous l’occupation d’une oligarchie libérale. Cette oligarchie la tient sous son emprise. Cette élite de gauche organise en fait une élite transatlantique : non pas européenne, mais mondiale ; non pas basée sur l’État-nation, mais fédérale ; et non pas démocratique, mais oligarchique. Cela a également des conséquences pour nous, car à Bruxelles, les « 3 P » sont de retour : « interdit, autorisé et promu » — « prohibited, permitted and promoted ». Nous appartenons à la catégorie des interdits. Les Patriotes pour l’Europe se sont donc vus interdire tout poste. Nous vivons dans le monde de la communauté politique autorisée. Pendant ce temps, nos adversaires nationaux — en particulier les nouveaux venus au sein du Parti populaire européen — se trouvent dans la catégorie « fortement promue ».

Cette attaque très frontale contre le Parti populaire européen doit être comprise dans le contexte de la réorganisation des extrêmes droites européennes. Alors que le groupe des Conservateurs et réformistes européens, auquel appartiennent notamment Fratelli d’Italia et le PiS polonais, a déjà laissé entendre qu’il pourrait ponctuellement travailler avec le Parti populaire européen, Viktor Orbán laisse clairement entendre que Patriotes pour l’Europe, le groupe que le Fidesz vient de rejoindre, et qui compte notamment le Rassemblement national dans ses rangs, incarnerait une opposition beaucoup plus résolue aux partis centraux. 

Un dernier point, peut-être le dixième, concerne la façon dont les valeurs occidentales — qui étaient l’essence de ce que l’on appelle le « soft power » — sont devenues un boomerang. Il s’est avéré que ces valeurs occidentales, que l’on croyait universelles, sont manifestement inacceptables et rejetées dans un nombre croissant de pays à travers le monde. Il s’est avéré que la modernité n’est pas occidental, ou du moins pas exclusivement — car la Chine est moderne, l’Inde le devient de plus en plus, et les Arabes et les Turcs se modernisent ; et ils ne deviennent pas du tout un monde moderne sur la base des valeurs occidentales. 

Entre-temps, le soft power occidental a été remplacé par le soft power russe, car la clé de la propagation des valeurs occidentales est désormais LGBTQ. Quiconque ne l’accepte pas fait désormais partie de la catégorie des « arriérés » en ce qui concerne le monde occidental. Je ne sais pas si vous avez suivi l’actualité, mais je trouve remarquable qu’au cours des six derniers mois, des lois pro-LGBTQ aient été adoptées par des pays tels que l’Ukraine, Taïwan et le Japon. Mais le monde n’est pas d’accord. Par conséquent, aujourd’hui, l’arme tactique la plus puissante de Poutine est l’opposition et la résistance à l’imposition par l’Occident des LGBTQ. C’est devenu la plus forte attraction internationale de la Russie ; ainsi, ce qui était le soft power occidental s’est transformé en soft power russe — comme un boomerang.

Au fil des années, la question des droits ouverts en Europe de l’Ouest (et dans certains états américains) à la communauté LGBTQIA+ s’est imposée comme un obsession de la rhétorique de Viktor Orbán, qui en fait l’un des symptômes les plus visibles de l’effondrement des nations occidentales. En cela, il se rapproche de Vladimir Poutine, pour qui les droits des LGBTQIA+ ont très vite constitué un moyen de présenter l’opposition entre la Russie et l’Occident comme une lutte civilisationnelle et existentielle. 

Dans l’ensemble, je peux dire que la guerre nous a aidés à comprendre l’état réel du pouvoir dans le monde. Elle est le signe que, dans sa mission, l’Occident s’est tiré une balle dans le pied et qu’il accélère ainsi les changements qui sont en train de transformer le monde. Ma première présentation est terminée. Voici maintenant la deuxième.

Qu’est-ce qui va suivre ? Elle doit être plus courte, dit Zsolt Németh. Le deuxième exposé porte donc sur ce qui en découle. Tout d’abord, il faut faire preuve de courage intellectuel. Il faut donc travailler à grands traits, car je suis convaincu que le destin des Hongrois dépend de leur capacité à comprendre ce qui se passe dans le monde, et de notre capacité à comprendre ce que sera le monde après la guerre. À mon avis, un monde nouveau est en train de naître. On ne peut pas nous accuser d’avoir une imagination étroite ou de faire preuve d’inertie intellectuelle, mais même nous — et moi personnellement, lorsque j’ai pris la parole ici ces dernières années — avons sous-estimé l’ampleur du changement qui est en train de se produire et que nous sommes en train de vivre.

Chers amis, cher camp d’été,

Nous vivons un changement, un changement à venir, qui n’a pas été vu depuis cinq cents ans. Nous ne nous en sommes pas rendu compte parce qu’au cours des 150 dernières années, de grands changements se sont produits en nous et autour de nous, mais dans ces changements, la puissance mondiale dominante a toujours été l’Occident. Nous partons donc du principe que les changements auxquels nous assistons aujourd’hui sont susceptibles de suivre cette logique occidentale. 

En revanche, il s’agit d’une situation nouvelle. Dans le passé, le changement était occidental : les Habsbourg se sont élevés puis sont tombés ; l’Espagne s’est élevée et est devenue le centre du pouvoir avant de tomber ; et les Anglais se sont élevés ; la Première Guerre mondiale a mis fin aux monarchies ; les Britanniques ont été remplacés par les Américains en tant que leaders mondiaux ; puis la guerre froide russo-américaine a été remportée par les Américains. Mais toutes ces évolutions sont restées dans le cadre de notre logique occidentale. 

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et c’est ce à quoi nous devons faire face, car le monde occidental n’est pas remis en question de l’intérieur, et la logique du changement a donc été perturbée. Ce dont je parle, et ce à quoi nous sommes confrontés, est en fait un changement de système global. Et c’est un processus qui vient d’Asie. Pour dire les choses succinctement et primitivement, au cours des prochaines décennies — ou peut-être des prochains siècles, car le système mondial précédent a été en place pendant cinq cents ans — le centre dominant du monde sera l’Asie : La Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, et j’en passe. Ils ont déjà créé leurs formes et leurs plateformes. Il y a cette formation des BRICS dans laquelle ils sont déjà présents. Il y a aussi l’Organisation de coopération de Shanghai, au sein de laquelle ces pays construisent la nouvelle économie mondiale. 

Je pense qu’il s’agit d’un processus inévitable, car l’Asie possède l’avantage démographique, l’avantage technologique dans un nombre croissant de domaines, l’avantage en termes de capitaux, et elle est en train d’équilibrer sa puissance militaire avec celle de l’Occident. L’Asie aura — ou a peut-être déjà — le plus d’argent, les plus grands fonds financiers, les plus grandes entreprises du monde, les meilleures universités, les meilleurs instituts de recherche et les plus grandes bourses financières. Elle aura — ou a déjà — la recherche spatiale la plus avancée et la science médicale la plus avancée. 

En outre, nous, Occidentaux — et même les Russes —, avons été entraînés passivement dans cette nouvelle entité qui prend forme. La question est de savoir si le processus est réversible ou non — et s’il ne l’est pas, quand il est devenu irréversible. Je pense que cela s’est produit en 2001, lorsque l’Occident a décidé d’inviter la Chine à rejoindre l’Organisation mondiale du commerce, mieux connue sous le nom d’OMC. Depuis lors, ce processus est presque inarrêtable et irréversible.

On est ici au cœur du discours du Premier ministre hongrois. Pour lui, l’histoire du monde se trouve à un tournant : la séquence ouverte par la chute de Constantinople et le début de l’ouverture de l’Europe de l’Ouest à l’Océan Atlantique toucherait à sa fin. Dans ce cadre, les conditions de la prospérité colossale du monde occidentale serait fragilisée, ouvrant une période de crise mais aussi de nouvelles opportunités pour les pays capables de lire la nouvelle donne. 

Le président Trump s’efforce de trouver la réponse américaine à cette situation. En fait, la tentative de Donald Trump est probablement la dernière chance pour les États-Unis de conserver leur suprématie mondiale. Nous pourrions dire que quatre ans ne suffisent pas, mais si vous regardez le vice-président qu’il a choisi, un homme jeune et très fort, si Donald Trump gagne maintenant, dans quatre ans son vice-président se présentera. Il pourra effectuer deux mandats, ce qui fera un total de douze ans. Et en douze ans, une stratégie nationale pourra être mise en œuvre. Je suis convaincu que beaucoup de gens pensent que si Donald Trump revient à la Maison Blanche, les Américains voudront conserver leur suprématie mondiale en maintenant leur position dans le monde. 

Je pense que c’est une erreur. Bien sûr, personne ne renonce à ses positions de son propre chef, mais ce ne sera pas l’objectif le plus important. Au contraire, la priorité sera de reconstruire et de renforcer l’Amérique du Nord. Il s’agit non seulement des États-Unis, mais aussi du Canada et du Mexique, car ils forment ensemble un espace économique. La place de l’Amérique dans le monde sera moins importante. Il faut prendre au sérieux ce que dit le président : « L’Amérique d’abord, tout ce qui est ici, tout reviendra à la maison ! ». C’est pourquoi une capacité à lever des capitaux de partout est en train de se développer. 

Nous en souffrons déjà : les grandes entreprises européennes n’investissent pas en Europe, mais en Amérique, parce que la capacité d’attirer des capitaux semble se profiler à l’horizon. Elles vont écraser le prix de tout pour tout le monde. Je ne sais pas si vous avez lu ce que le président a dit. Par exemple, ils ne sont pas une compagnie d’assurance, et si Taïwan veut de la sécurité, elle doit payer. Ils feront payer le prix de la sécurité aux Européens, à l’OTAN et à la Chine ; ils parviendront également à un équilibre commercial avec la Chine par le biais de négociations et le modifieront en faveur des États-Unis. Ils déclencheront un développement massif des infrastructures, de la recherche militaire et de l’innovation aux États-Unis. Ils atteindront — ou auront peut-être déjà atteint — l’autosuffisance énergétique et en matières premières ; enfin, ils s’amélioreront sur le plan idéologique, en renonçant à l’exportation de la démocratie. L’Amérique d’abord. L’exportation de la démocratie est terminée. Telle est l’essence de l’expérience menée par l’Amérique en réponse à la situation décrite ici.

Quelle est la réponse européenne au changement du système mondial ? Deux options s’offrent à nous. La première est ce que nous appelons « le musée à ciel ouvert ». C’est ce que nous avons aujourd’hui. Nous nous dirigeons vers cette option. L’Europe, absorbée par les États-Unis, restera dans un rôle sous-développé. Ce sera un continent qui émerveille le monde, mais qui n’a plus en lui la dynamique du développement. La deuxième option, annoncée par le Président Macron, est l’autonomie stratégique. En d’autres termes, nous devons entrer dans la compétition du changement de système global. Après tout, c’est ce que font les États-Unis, selon leur propre logique. Et nous parlons bien de 400 millions de personnes. Il est possible de recréer la capacité de l’Europe à attirer des capitaux, et il est possible de ramener des capitaux d’Amérique. Il est possible de réaliser de grands développements d’infrastructures, notamment en Europe centrale — le TGV Budapest-Bucarest et le TGV Varsovie-Budapest, pour ne citer que ceux dans lesquels nous sommes engagés. 

Nous avons besoin d’une alliance militaire européenne avec une industrie de défense européenne forte, de la recherche et de l’innovation. Nous avons besoin de l’autosuffisance énergétique de l’Europe, qui ne sera pas possible sans l’énergie nucléaire. Et après la guerre, nous avons besoin d’une nouvelle réconciliation avec la Russie. Cela signifie que l’Union européenne doit renoncer à ses ambitions en tant que projet politique, qu’elle doit se renforcer en tant que projet économique et qu’elle doit se créer en tant que projet de défense. Dans les deux cas — le musée à ciel ouvert ou si nous rejoignons la compétition —, nous devons nous préparer au fait que l’Ukraine ne sera pas membre de l’OTAN ou de l’Union européenne, parce que nous, Européens, n’avons pas assez d’argent pour cela. 

L’Ukraine redeviendra un État tampon. Si elle a de la chance, cela s’accompagnera de garanties de sécurité internationales, qui seront inscrites dans un accord entre les États-Unis et la Russie, auquel nous, Européens, pourrons peut-être participer. L’expérience polonaise échouera, parce qu’ils n’en ont pas les moyens : ils devront retourner en Europe centrale et dans le V4. Attendons donc le retour des frères et sœurs polonais. La deuxième présentation est terminée. Il n’en reste plus qu’une. Il s’agit de la Hongrie.

Que doit faire la Hongrie dans cette situation ? Tout d’abord, rappelons le triste fait qu’il y a cinq cents ans, lors du dernier changement de système mondial, l’Europe était la gagnante et la Hongrie la perdante. C’était une époque où, grâce aux découvertes géographiques, un nouvel espace économique s’est ouvert dans la moitié occidentale de l’Europe — un espace auquel nous n’avons absolument pas pu participer. Malheureusement pour nous, à la même époque, un conflit civilisationnel a également frappé à notre porte, avec l’arrivée de la conquête islamique en Hongrie, qui a fait de notre pays une zone de guerre pendant de nombreuses années. Cette situation a entraîné une énorme perte de population, ce qui a conduit à une réinstallation — dont nous pouvons constater les conséquences aujourd’hui. Malheureusement, nous n’avons pas eu la capacité de sortir de cette situation par nos propres moyens. Nous n’avons pas pu nous libérer, et c’est ainsi que pendant plusieurs siècles, nous avons été annexés au monde germanique des Habsbourg.

Rappelons-nous également qu’il y a cinq cents ans, l’élite hongroise comprenait parfaitement ce qui se passait. Elle comprenait la nature du changement, mais ne disposait pas des moyens qui lui auraient permis de préparer le pays à ce changement. C’est la raison pour laquelle les tentatives d’élargir l’espace — l’espace politique, économique et militaire —, d’éviter les problèmes et de se sortir de cette situation ont échoué. C’est ce qu’a tenté de faire le roi Matthias, qui, suivant l’exemple de Sigismond, a cherché à devenir empereur du Saint-Empire romain germanique et à impliquer ainsi la Hongrie dans le changement du système mondial. Cette tentative a échoué. Mais j’inclurais également ici la tentative de faire nommer Tamás Bakócz comme Pape, ce qui nous aurait donné une autre opportunité de devenir un gagnant dans ce changement de système global. Mais ces tentatives n’ont pas abouti. C’est pourquoi le symbole hongrois de cette époque, le symbole de l’échec hongrois, est [la défaite militaire à] Mohács. En d’autres termes, le début de la domination de l’Occident sur le monde a coïncidé avec le déclin de la Hongrie.

C’est important, car nous devons maintenant clarifier notre relation avec le nouveau changement de système mondial. Deux possibilités s’offrent à nous : S’agit-il d’une menace ou d’une opportunité pour la Hongrie ? S’il s’agit d’une menace, nous devons poursuivre une politique de protection du statu quo : nous devons nager avec les États-Unis et l’Union européenne, et nous devons identifier nos intérêts nationaux avec l’une ou les deux branches de l’Occident. Si nous ne voyons pas cela comme une menace mais comme une opportunité, nous devons tracer notre propre voie de développement, opérer des changements et prendre l’initiative. 

En d’autres termes, il vaudra la peine de poursuivre une politique orientée vers le pays. Je crois en cette dernière, j’appartiens à cette école : le changement actuel du système mondial n’est pas une menace — pas principalement —, mais plutôt une opportunité.

Alors que la fin du XVe siècle avait ouvert une phase de déclin pour le peuple hongrois, enfermé dans un territoire trop petit, menacé par la poussée ottomane et trop éloigné du formidable développement de l’Europe de l’Ouest, cette histoire doit aujourd’hui être érigée en feuille de route géopolitique. Dans ces conditions, il faut tout faire pour que la Hongrie ne se retrouve pas à nouveau à subir la pression impériale. Les exemples de Matthias Corvin (1443-1490) et du cardinal Tamás Bakócz (1442-1521), qui fut un candidat sérieux au conclave de 1513, sont là pour rappeler les occasions manquées par la Hongrie au moment où l’Europe de l’Ouest s’apprêtait à entrer dans une période de croissance sans précédent. 

Le Premier ministre hongrois entend faire mieux, et obtenir une place à la table où s’élaborera le futur. Cela passe notamment par un usage astucieux des institutions existantes pour servir les ambitions de son pays. On touche ici à l’ADN stratégique de Viktor Orbán. Contrairement à d’autres dirigeants nationalistes en Europe, celui-ci a par exemple toujours considéré qu’il fallait rester membre de l’Union pour pouvoir effectivement peser sur les orientations générales du continent.

Si nous voulons toutefois mener une politique nationale indépendante, la question est de savoir si nous disposons des conditions minimales nécessaires. En d’autres termes, risquons-nous de nous faire marcher dessus — ou plutôt d’être piétinés ? La question est donc de savoir si nous disposons ou non des conditions nécessaires pour tracer notre propre voie dans nos relations avec les États-Unis, l’Union européenne et l’Asie.

En résumé, je ne peux que constater que l’évolution aux États-Unis nous est favorable. Je ne pense pas que nous recevrons des États-Unis une offre économique et politique qui nous offrira une meilleure opportunité que l’adhésion à l’Union européenne. Si nous en recevons une, nous devrions la prendre en considération. Bien sûr, il faut éviter le piège polonais : ils ont beaucoup misé sur une carte, mais il y avait un gouvernement démocrate en Amérique ; ils ont été aidés dans leurs objectifs stratégiques nationaux, mais ils sont soumis à l’imposition d’une politique d’exportation de la démocratie, de LGBTQ, de migration et de transformation sociale interne qui risque en fait de leur faire perdre leur identité nationale. Par conséquent, si l’Amérique nous fait une offre, nous devons l’examiner attentivement.

Si nous regardons l’Asie et la Chine, nous devons dire que les conditions minimales existent — parce que nous avons reçu une offre de la Chine. Nous avons reçu la meilleure offre possible et nous n’en obtiendrons pas d’autre. Cela peut se résumer comme suit : La Chine est très loin, et pour elle, l’appartenance de la Hongrie à l’Union européenne est un atout. Contrairement aux Américains, qui ne cessent de nous dire que nous devrions peut-être sortir. Les Chinois pensent que nous sommes dans une bonne situation, même si l’appartenance à l’Union est une contrainte, car nous ne pouvons pas mener une politique commerciale indépendante, puisque cela s’accompagne d’une politique commerciale commune. À cela, les Chinois répondent que, dans ces conditions, nous devrions participer à la modernisation de l’autre. Bien sûr, lorsque des lions invitent une souris, il faut toujours être vigilant, car après tout, la réalité et les tailles relatives comptent. Mais cette offre chinoise de participer à la modernisation de l’autre — annoncée lors de la visite du président chinois en mai — signifie qu’ils sont prêts à investir une grande partie de leurs ressources et de leurs fonds de développement en Hongrie, et qu’ils sont prêts à nous offrir des opportunités de participer au marché chinois.

Deux hommes portant des t-shirts avec des photos du Premier ministre hongrois Viktor Orban et le texte « Make America Hungary Again » quittent l’université d’été de Tusvanyos à Baile Tusnad, dans le département de Harghita, en Roumanie, le samedi 27 juillet 2024. © Alexandru Dobre/AP/SIPA

Quelles sont les conséquences pour les relations entre l’Union et la Hongrie si nous considérons notre adhésion comme une condition minimale ? À mon avis, la partie occidentale de l’Union européenne n’est plus en mesure de revenir au modèle de l’État-nation. Elle continuera donc à naviguer dans des eaux qui ne nous sont pas familières. La partie orientale de l’Union — c’est-à-dire nous — peut défendre sa condition d’État-nation. Nous en sommes capables. L’Union a perdu la guerre actuelle. Les États-Unis l’abandonneront. L’Europe ne peut pas financer la guerre, elle ne peut pas financer la reconstruction de l’Ukraine et sa gestion.

Plus que jamais, Viktor Orbán fait sienne la vision géopolitique des post-libéraux américains pour qui l’Empire libéral américain a vécu. Face à une réalité multipolaire, ils affirment rechercher de nouvelles ententes et de nouvelles synergies. De même, la Hongrie devrait considérer toutes les offres qui se présentent. Autrement dit, les alliances anciennes ne doivent plus engager pour le futur, si elles n’apportent pas des choses à la Hongrie. 

Entre parenthèses, alors que l’Ukraine nous demande de nouveaux prêts, des négociations sont en cours pour annuler ceux qu’elle a contractés précédemment. Aujourd’hui, les créanciers et l’Ukraine se disputent pour savoir si elle doit rembourser 20 % ou 60 % de la dette qu’elle a contractée. Telle est la réalité. En d’autres termes, l’Union doit payer le prix de cette aventure militaire. Ce prix sera élevé et nous affectera négativement. La conséquence pour nous — pour l’Europe — est que l’Union européenne reconnaîtra que les pays d’Europe centrale resteront membres, tout en conservant sur les bases de l’État-nation et en poursuivant leurs propres objectifs en matière de politique étrangère. Ils ne l’apprécieront peut-être pas, mais ils devront s’en accommoder, d’autant plus que le nombre de ces pays augmentera.

Dans l’ensemble, je peux donc dire que les conditions sont réunies pour une politique nationale indépendante à l’égard de l’Amérique, de l’Asie et de l’Europe. Elles définissent les limites de notre marge de manœuvre. Cette marge est large, plus large qu’elle ne l’a jamais été au cours des cinq cents dernières années. La question suivante est de savoir ce que nous devons faire pour utiliser cet espace à notre avantage. Si le système mondial change, il nous faut une stratégie à la hauteur.

S’il y a un changement du système mondial, alors nous avons besoin d’une grande stratégie pour la Hongrie. Ici, l’ordre des mots est important : nous n’avons pas besoin d’une stratégie pour une grande Hongrie, mais d’une grande stratégie pour la Hongrie. Cela signifie que jusqu’à présent, nous avons eu de petites stratégies, généralement à l’horizon 2030. Il s’agit de plans d’action, de programmes politiques, et ils ont été conçus pour reprendre ce que nous avons commencé en 2010 — ce que nous appelons la construction d’un parcours national — et simplement l’achever. Ils doivent être suivis d’effets. Mais à l’heure où le système mondial est en pleine mutation, cela ne suffit pas. Pour cela, nous avons besoin d’une grande stratégie, d’un calendrier plus long — surtout si nous supposons que ce changement de système mondial conduira à une situation stable à long terme qui durera des siècles. Il appartiendra bien sûr à nos petits-enfants de le dire à Tusnád/Tușnad en 2050.

Qu’en est-il de la grande stratégie hongroise ? Existe-t-il une grande stratégie pour la Hongrie dans notre tiroir ? Ce serait le cas, et en fait il y en a une. Voici la réponse. En effet, au cours des deux dernières années, la guerre nous a poussés à agir. Il s’est passé des choses que nous avons décidé de faire pour créer une grande stratégie — même si nous n’en avons pas parlé dans ce contexte.

Nous avons immédiatement commencé à travailler sur cette grande stratégie après les élections de 2022. Fait inhabituel, le gouvernement hongrois dispose d’un directeur politique dont le travail consiste à élaborer cette grande stratégie. Nous sommes entrés dans le système de rédaction des programmes de l’équipe du président Trump, et nous y sommes très impliqués. 

Depuis un certain temps, des chercheurs de la Magyar Nemzeti Bank (Banque nationale hongroise) participent à des ateliers de stratégie en Asie, en particulier en Chine. Et pour transformer notre désavantage en avantage, après avoir été contraints à un changement ministériel, nous avons fait entrer au gouvernement non pas un technocrate mais un penseur stratégique, et nous avons créé un ministère de l’Union européenne distinct avec János Bóka. 

Ainsi, à Bruxelles, nous ne sommes pas passifs, mais nous nous y sommes installés : nous n’en sortons pas, nous y entrons. Et il existe un certain nombre d’institutions de soft power associées au gouvernement hongrois — groupes de réflexion, instituts de recherche, universités — qui ont fonctionné à plein régime au cours des deux dernières années.

Ici, le Premier ministre hongrois fait notamment une référence implicite au Mathias Corvinus Collegium, une institution privée fondée en 1996, et qu’il a progressivement transformée en pépinière intellectuelle pour le Fidesz mais aussi pour les post-libéraux du monde entier. 

Il existe donc une grande stratégie pour la Hongrie. Dans quel état se trouve-t-elle ? Je peux dire qu’elle n’est pas encore en bon état. Elle ne l’est pas parce que le langage utilisé est trop intellectuel. Or, notre avantage politique et concurrentiel vient précisément du fait que nous sommes capables de créer une unité avec le peuple, dans laquelle chacun peut comprendre exactement ce que nous faisons et pourquoi. 

C’est la base de notre capacité à agir ensemble. Car les gens ne défendent un projet que s’ils le comprennent et s’ils voient qu’il est bon pour eux. Sinon, s’il est fondé sur du bla-bla bruxellois, il ne fonctionnera pas. Malheureusement, ce que nous avons aujourd’hui — la grande stratégie pour la Hongrie — n’est pas encore digeste et largement compréhensible. Il faudra six mois pour atteindre ce stade. Actuellement, elle est brute et grossière — je pourrais même dire qu’elle n’a pas été écrite avec un stylo à plume, mais avec un burin, et que nous devons passer beaucoup plus de papier de verre pour la rendre compréhensible. Mais pour l’instant, je vais présenter brièvement ce qu’il y a.

L’essence de la grande stratégie pour la Hongrie — et je vais maintenant utiliser un langage intellectuel — est donc la connectivité. Cela signifie que nous ne nous laisserons pas enfermer dans l’un ou l’autre des deux hémisphères émergents de l’économie mondiale. 

L’économie mondiale ne sera pas exclusivement occidentale ou orientale. Nous devons être présents dans les deux, à l’Ouest et à l’Est. Cela aura des conséquences. La première. Nous ne participerons pas à la guerre contre l’Est. Nous ne participerons pas à la formation d’un bloc technologique, ni à la formation d’un bloc commercial opposé à l’Est. Nous rassemblons des amis et des partenaires, et non des ennemis économiques ou idéologiques. Nous ne suivons pas la voie intellectuellement plus facile qui consiste à s’accrocher à quelqu’un, mais nous suivons notre propre voie. C’est difficile, mais ce n’est pas pour rien que la politique est décrite comme un art.

Le deuxième chapitre de la grande stratégie porte sur les fondements spirituels. La défense de la souveraineté est au cœur de ce chapitre. J’en ai déjà dit assez sur la politique étrangère, mais cette stratégie décrit également la base économique de la souveraineté nationale. Ces dernières années, nous avons construit une pyramide. Au sommet de cette pyramide se trouvent les « champions nationaux ». Au-dessous d’eux se trouvent les moyennes entreprises compétitives sur le plan international, puis les entreprises produisant pour le marché intérieur. Au bas de la pyramide se trouvent les petites entreprises et les entrepreneurs individuels. 

Telle est l’économie hongroise qui peut servir de base à la souveraineté. Nous avons des champions nationaux dans les secteurs de la banque, de l’énergie, de l’alimentation, de la production de produits agricoles de base, de l’informatique, des télécommunications, des médias, du génie civil, de la construction de bâtiments, de la promotion immobilière, des produits pharmaceutiques, de la défense, de la logistique et — dans une certaine mesure, par le biais des universités — des industries de la connaissance. Ce sont nos champions nationaux. Ce ne sont pas seulement des champions nationaux, ils sont tous présents sur la scène internationale et ont prouvé leur compétitivité. 

Viennent ensuite les entreprises de taille moyenne. J’aimerais vous informer que la Hongrie compte aujourd’hui quinze mille entreprises de taille moyenne qui sont actives et compétitives sur le plan international. Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir en 2010, elles étaient au nombre de trois mille. Aujourd’hui, nous en avons quinze mille. Et bien sûr, nous devons élargir la base des petites entreprises et des entrepreneurs individuels. Si, d’ici 2025, nous parvenons à établir un budget de paix et non un budget de guerre, nous lancerons un vaste programme en faveur des petites et moyennes entreprises. La base économique de la souveraineté signifie également que nous devons renforcer notre indépendance financière. Nous devons ramener notre dette non pas à 50 ou 60 %, mais à près de 30 %, et nous devons devenir un créancier régional. Aujourd’hui, nous faisons déjà des tentatives dans ce sens et la Hongrie accorde des prêts d’État aux pays amis de notre région qui sont, d’une manière ou d’une autre, importants pour elle. 

Il est important que, conformément à la stratégie, nous restions un centre de production : nous ne devons pas passer à une économie axée sur les services. Le secteur des services est important, mais nous devons conserver le caractère de centre de production de la Hongrie, car c’est la seule façon d’assurer le plein emploi sur le marché du travail national. Nous ne devons pas répéter l’erreur commise par l’Occident en utilisant des travailleurs invités pour effectuer certains travaux de production, car là-bas, les membres des populations d’accueil considèrent déjà certains types de travaux comme indignes d’eux. Si cela devait se produire en Hongrie, cela induirait un processus de dissolution sociale qu’il serait difficile d’enrayer. Et, pour la défense de la souveraineté, ce chapitre inclut également la construction de centres universitaires et d’innovations.

Le troisième chapitre identifie le corps de la grande stratégie : la société hongroise dont nous parlons. Si nous voulons gagner, cette société hongroise doit avoir une structure sociale solide et résistante. La première condition préalable est de stopper le déclin démographique. Nous avons bien commencé, mais nous sommes maintenant dans l’impasse. Un nouvel élan est nécessaire. D’ici 2035, la Hongrie doit être autonome sur le plan démographique. Il ne saurait être question de compenser le déclin de la population par l’immigration. L’expérience occidentale montre que s’il y a plus d’invités que d’hôtes, la maison ne l’est plus. C’est un risque qu’il ne faut pas prendre. C’est pourquoi, si après la fin de la guerre nous pouvons établir un budget de paix, il faudra probablement doubler le crédit d’impôt pour les familles avec enfants en 2025 — en deux étapes et non en une, mais en l’espace d’un an, pour retrouver l’élan de l’amélioration démographique. 

Des « vannes » doivent contrôler l’afflux en provenance d’Europe occidentale de ceux qui veulent vivre dans un pays chrétien. Le nombre de ces personnes continuera d’augmenter. Rien ne sera automatique et nous serons sélectifs. Jusqu’à présent, ils ont été sélectifs, mais maintenant, c’est nous qui le serons. 

Pour que la société soit stable et résiliente, elle doit reposer sur une classe moyenne : les familles doivent avoir leur propre richesse et leur indépendance financière. Le plein emploi doit être préservé, et la clé de cet objectif sera de maintenir la relation actuelle entre le travail et la population tsigane. Il y aura du travail, et on ne peut pas vivre sans travail. Tel est le marché et l’essence de ce qui est proposé. 

Le système des villages hongrois est également lié à cela. Il s’agit d’un atout particulier dans l’histoire hongroise, et non d’un symbole de retard. Le système des villages hongrois doit être préservé. Nous devons également fournir des services de niveau urbain dans les villages. La charge financière de ces services doit être supportée par les villes. Nous ne créerons pas de mégapoles, nous ne créerons pas de grandes villes, mais nous voulons créer des villes et des zones rurales autour des villes, tout en préservant l’héritage historique du village hongrois.

Enfin, il y a l’élément crucial de la souveraineté, avec lequel nous sommes arrivés ici sur les rives de l’Olt — nous l’avons réduit au minimum, de peur que Zsolt ne nous prenne le micro. C’est l’essence même de la protection de la souveraineté, qui est la protection de la spécificité nationale. Il ne s’agit pas d’assimilation, ni d’intégration, ni de fusion, mais du maintien de notre caractère national particulier. C’est la base culturelle de la défense de la souveraineté : préserver la langue et éviter un état de « religion zéro ».

La religion zéro est un état dans lequel la foi a disparu depuis longtemps, et où la tradition chrétienne a également perdu sa capacité à fournir des règles culturelles et morales de comportement qui régissent notre relation au travail, à l’argent, à la famille, aux relations sexuelles et à l’ordre des priorités dans nos relations les uns avec les autres.

C’est ce que les Occidentaux ont perdu. Je pense que cet état de zéro religion survient lorsque le mariage homosexuel est reconnu comme une institution ayant un statut égal à celui du mariage entre hommes et femmes. C’est un état de religion zéro, dans lequel le christianisme n’est plus une boussole morale et un guide. Il faut l’éviter à tout prix. C’est pourquoi, lorsque nous luttons pour la famille, nous ne luttons pas seulement pour l’honneur de la famille, mais aussi pour le maintien d’un État dans lequel le christianisme continue au moins à fournir une orientation morale à notre communauté.

La politique familiale est l’un des grands marqueurs de l’orbanisme à l’étranger — au point que l’on pourrait presque parler d’un élément de point cardinal du soft power hongrois au sein des droites radicales européennes et américaine. Ce passage se conclut surtout par une véritable profession d’adhésion au nationalisme chrétien — la religion étant identifiée comme la pierre fondatrice de toute société en ascension. En ouvrant ce passage par une déclaration hostile au mariage pour les couples homosexuels, le Premier ministre hongrois fait un lien clair entre la défense de la famille « traditionnelle » et défense de la nation.

Mesdames et Messieurs,

Enfin, cette grande stratégie hongroise ne doit pas partir de la « petite Hongrie ». Elle doit être fondée sur des bases nationales, doit inclure toutes les régions habitées par des Hongrois, et elle doit englober tous les Hongrois vivant dans le monde entier. La petite Hongrie seule — la petite Hongrie comme seul cadre — sera insuffisante. C’est pourquoi je n’ose pas donner de date, car nous devrions nous y tenir. Mais dans un avenir prévisible, tout le soutien qui sert la stabilité et la résilience de la société hongroise — comme le système de soutien familial — doit être étendu dans son intégralité aux régions habitées par des Hongrois en dehors des frontières du pays. 

Cela ne va pas dans la mauvaise direction, car si je regarde les montants dépensés par l’État hongrois dans ces régions depuis 2010, je peux dire que nous avons dépensé en moyenne 100 milliards de forints par an. À titre de comparaison, sous le gouvernement [socialiste] de Ferenc Gyurcsány, les dépenses annuelles dans ce domaine s’élevaient à 9 milliards de forints. Aujourd’hui, nous dépensons 100 milliards par an. C’est donc une multiplication par plus de dix.

La seule question qui se pose est la suivante. Une fois la grande stratégie pour la Hongrie mise en place, quel type de politique peut être utilisé pour en assurer le succès ? Tout d’abord, pour qu’une grande stratégie réussisse, il faut que nous nous connaissions très bien nous-mêmes. En effet, la politique que nous voulons mettre en œuvre pour assurer le succès d’une stratégie doit être adaptée à notre caractère national. À cela, nous pouvons bien sûr répondre que nous sommes diversifiés. C’est particulièrement vrai pour les Hongrois. Mais il existe néanmoins des caractéristiques essentielles communes, et c’est ce que la stratégie doit cibler et fixer. 

Si nous comprenons cela, nous n’avons pas besoin de compromis ou de consolidation, mais nous devons adopter une position ferme. Je pense qu’en plus de la diversité, l’essence — l’essence partagée que nous devons saisir et sur laquelle nous devons construire la grande stratégie hongroise — est la liberté qui doit également être construite vers l’intérieur : nous ne devons pas seulement construire la liberté de la nation, mais nous devons également viser la liberté personnelle des Hongrois. 

Car nous ne sommes pas un pays militarisé comme les Russes ou les Ukrainiens. Nous ne sommes pas non plus hyper-disciplinés comme les Chinois. Contrairement aux Allemands, nous n’aimons pas la hiérarchie. Nous n’aimons pas les bouleversements, les révolutions et les blasphèmes comme les Français. Nous ne croyons pas non plus que nous pouvons survivre sans notre État, notre propre État, comme les Italiens ont tendance à le penser. Pour les Hongrois, l’ordre n’est pas une valeur en soi, mais une condition nécessaire à la liberté, dans laquelle nous pouvons vivre sans être dérangés. 

Ce qui se rapproche le plus du sens et de la signification hongroise de la liberté, c’est l’expression qui résume une vie tranquille : « Ma maison, mon château, ma vie, et je déciderai de ce qui me permet de me sentir bien dans ma peau ». Il s’agit d’une caractéristique anthropologique, génétique et culturelle des Hongrois, et la stratégie doit s’y adapter. En d’autres termes, elle doit également être le point de départ des hommes politiques qui veulent mener la grande stratégie à la victoire.

Ce passage, qui pourrait s’apparenter à une série de mauvaises plaisanteries culturalistes sur les différentes pays européens, se conclut néanmoins par un passage qu’il faut relever : une véritable déclaration d’amour au Hongrois traditionnel, ami de l’ordre et défenseur du foyer, qui viendrait fonder la société hongroise. En plus d’un grand projet nationaliste chrétien, le Premier ministre hongrois n’oublie pas qu’il est avant tout un nationaliste — qui s’adresse en partie à des communautés magyarophones qui se trouvent à l’étranger. Cette déclaration d’amour au Hongrois traditionnel vient opportunément conclure ce morceau de bravoure nationaliste : c’est seulement en restant fidèles à ce qu’ils sont, essentiellement, que les Hongrois pourront affronter les immenses bouleversements qui vont traverser.

Ce processus dont nous parlons — ce changement de système global — ne se produira pas dans un an ou deux, mais a déjà commencé et prendra encore vingt à vingt-cinq ans, et par conséquent, pendant cette période, il fera l’objet d’un débat constant. Nos adversaires l’attaqueront constamment. Ils diront que le processus est réversible. Ils diront que nous avons besoin d’intégration au lieu d’une grande stratégie nationale distincte. Ils l’attaqueront donc constamment et s’efforceront de la détourner. 

Ils remettront constamment en question non seulement le contenu de la grande stratégie, mais aussi sa nécessité. C’est un combat qu’il faut maintenant engager, mais ici, un problème se pose, celui du calendrier. Car s’il s’agit d’un processus qui s’étend sur vingt à vingt-cinq ans, force est de constater que, ne rajeunissant pas, nous ne serons pas de ceux qui l’achèveront. La mise en œuvre de cette grande stratégie — en particulier la phase finale — ne sera certainement pas réalisée par nous, mais surtout par ceux qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans. 

Et lorsque nous pensons à la politique, à la manière de mettre en œuvre une telle stratégie en termes politiques, nous devons réaliser que dans les générations futures, il n’y aura essentiellement que deux positions — comme c’est le cas dans notre génération : il y aura les libéraux et il y aura les nationalistes. 

Et je dois dire qu’il y aura d’un côté les politiciens libéraux, minces, sans allergènes, satisfaits d’eux-mêmes, et de l’autre les jeunes nationalistes qui ont les pieds sur terre et qui ont le sens de la rue. C’est pourquoi nous devons commencer à recruter des jeunes — maintenant et pour nous. 

L’opposition est constamment organisée et déployée sur le champ de bataille par le Zeitgeist libéral. Elle n’a pas besoin d’efforts de recrutement, car le recrutement se fait automatiquement. Mais notre camp est différent : le camp national ne sort qu’au son de la trompette et ne peut se rallier que sous un drapeau hissé haut. Cela vaut également pour les jeunes. C’est pourquoi nous devons trouver de jeunes combattants courageux, animés de sentiments nationalistes.

Je vous remercie de votre attention.

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