Un continuum de violences. Une chaîne de l’impunité. La guerre multiforme — armée, politique, symbolique et culturelle — menée par Poutine contre l’Ukraine rappelle d’autres périodes passées. Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive, tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Nous poursuivons notre série co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour ne rater aucun épisode, vous pouvez vous abonner par ici au Grand Continent

À Novossibirsk, en 1942, un homme sort de chez lui pour aller au marché. Il est saisi par deux gardes, traîné jusqu’à la gare, poussé dans un wagon de prisonniers. Il se débat, hurle dans une langue que personne ne comprend  : rien à faire, le train roule déjà vers un des camps du Goulag, vers la Kolyma. 

Cette histoire est narrée par Varlam Chalamov dans le récit « Alias Berdy ». Le lieutenant responsable du wagon s’est affolé en voyant qu’il manquait un prisonnier à l’appel. Une évasion, le cauchemar des gardes  ! Il a trouvé ce moyen sauvage de remplacer l’évadé par un non-russophone capturé au hasard.

En réalité, il n’y avait pas eu d’évasion. Le prisonnier no 59 avait deux noms, comme c’était souvent le cas des truands. Le premier de ces noms était donc suivi sur la liste de « alias Berdy ». La dactylo, par erreur, avait inscrit le no 60 devant le sobriquet. Le no 59 n’a pas cherché à expliquer l’erreur au lieutenant. Une blague de truand. « Chacun s’amuse comme il peut »1, conclut Chalamov.

L’idée de remplacer le prétendu fuyard par une doublure a pu naître chez le lieutenant Kourchakov et l’adjudant Lazarev uniquement parce que Berdy n’est pas un nom russe. Ils en concluent que le prisonnier évadé est un « fauve »  : c’est ainsi que l’escorte, utilisant le jargon des truands, appelle les ressortissants du Caucase et de l’Asie centrale. « Un fauve, confirma Kourchakov. À tous les coups il ne sait pas parler russe. Un de ces types qui mugissent aux appels. »2 Il leur suffira donc de s’emparer d’un autre « fauve » tout aussi muet. Après s’être assuré que personne dans le wagon ne comprend le turkmène, les soldats d’escorte y poussent « un homme aux vêtements déchirés, enroué, qui criait quelque chose d’important, d’effroyable dans une langue incompréhensible »3

Trois ans plus tard, ce paysan d’un aoul perdu de la région de Tchardjoou, dont le vrai nom est Tochaïev, est toujours au camp, ses requêtes étant restées sans réponse. 

© Arseniy Kotov

Chalamov l’a-t-il réellement rencontré à l’hôpital de la Kolyma ou a-t-il seulement entendu raconter cette histoire qu’il rattache à la tradition littéraire des « fictions bureaucratiques », exemplifiée dans Le Lieutenant Kijé de Tynianov  ? Il est en tout cas certain qu’il a rencontré d’autres « Berdy », des prisonniers déportés d’Asie centrale, et a pu observer la manière dont ils étaient traités par leurs compagnons d’infortune et par l’escorte. « Alias Berdy avait appris à parler russe mais, en trois ans, il n’avait pas réussi à se servir d’une cuiller. […] Berdy buvait sa soupe et ramassait du doigt ce qui restait au fond… Il mangeait aussi sa bouillie avec ses doigts, en laissant la cuiller de côté. C’était un divertissement pour toute la salle. »4

Aux yeux des détenus russes, seul un sauvage mange avec les mains. À l’extérieur des camps, le dégoût que suscite cette pratique se conjugue à la peur de la contagion, attachée de tout temps à l’image de l’allogène. Ekaterina Olitskaïa, reléguée au Kazakhstan après son premier séjour en prison, cherche une chambre chez l’habitant à Tchimkent (l’actuelle Chymkent)  ; elle est invitée à la table de ses hôtes. « Sur la petite table, fumait un immense plat rempli de plov. Femmes et enfants y plongeaient leurs mains et s’emplissaient consciencieusement la bouche  ; ils léchaient leurs doigts avec délectation et les plongeaient de nouveau dans le plat commun. » Elle refuse de prendre part au repas, car on l’a prévenue  : « Si vous habitez chez des Ouzbeks, faites attention — ils ont généralement la syphilis et souffrent de trachome. »5

Au camp, où la crainte de la contagion a naturellement disparu, la sauvagerie du « fauve » est rattachée non seulement à sa façon de manger, mais aussi et surtout à sa méconnaissance de la langue russe. Si dans la culture russe l’étranger est avant tout « muet »6, le « fauve », lui, mugit au lieu de parler. Le récit de Chalamov montre la vulnérabilité absolue d’un détenu qui ne parle pas la langue du « grand frère ». Primo Levi a analysé le facteur langagier dans la Babel des Lagers nazis7 — on observe une situation analogue au Goulag. L’étude de la dimension plurilingue des camps soviétiques reste encore à mener. À l’intérieur de cette internationale, s’établissent des rapports de sympathie8, de rejet, de crainte ou de mépris fondés sur des représentations stéréotypées des différentes nationalités et ethnies, et des préjugés racistes véhiculés par des gardiens vis-à-vis des détenus, des détenus entre eux, des détenus vis-à-vis des gardiens, de ces derniers à l’égard des leurs. 

Gueorgui Demidov, dans son récit « L’Amok », tente d’analyser ces rapports complexes en se penchant sur le destin d’un gardien tatar, Faïzulla Guizatouline. Il est difficile, là encore, de savoir ce qui, dans le récit de Demidov, correspond aux faits réels et ce qui tient de la rumeur ou de la légende. On peut toutefois supposer, à partir de certains détails, que son récit est suffisamment documenté. Issu d’un petit kolkhoze tatar de la Volga, Faïzulla accepte ce service pour échapper à la misère qui règne dans son village. Affecté à la surveillance de truands ou plutôt de truandes, il peine à comprendre pourquoi on laisse en vie cette lie de l’humanité — c’est là le seul point sur lequel il est en désaccord avec les autorités. 

Dans un accès de folie provoqué, entre autres, par des moqueries racistes, Guizatouline finit par fusiller une brigade de détenues ainsi que quelques libres qui ont tenté d’intervenir, justifiant ainsi pleinement sa réputation de « fauve ». Demidov retrace ainsi un engrenage  : la mauvaise connaissance de la langue russe provoque des moqueries, les moqueries engendrent la violence, qui est perçue comme un trait racial et suscite une nouvelle salve de railleries. Celles-ci, à leur tour, font perdre la tête à cet homme psychologiquement fragile, précipitant un passage à l’acte. Les détenues « avaient […] remarqué son point faible […]  : sa sensibilité maladive aux moqueries, surtout quand elles portaient sur sa prononciation incorrecte des mots russes. […] C’était donc par là qu’il fallait attaquer le ”fauve” et le harceler jusqu’à ce qu’il implore le commandant de l’affecter à un autre poste »9. Inventives, les femmes commencent par demander au chef du camp un interprète  : « Notre garde pige que dalle en russe, nous avons peur qu’il nous tire dessus par erreur. » Par la suite, des injures racistes pleuvent  : « Asiate », « idole », « sale gueule de Tatar ». Une détenue lui lance  : « — Hé, le Tatar, tu ne veux pas une oreille de cochon  ? C’était en lui montrant un bout de sa veste matelassée serré dans son poing qu’elle lui avait balancé cette plaisanterie qui, au pays natal de Guizatouline, déclenchait souvent de féroces bagarres entre les gars russes et tatars. »10 Demidov montre un Faïzulla assailli de cauchemars à la suite de cet épisode  : « Presque tous ses rêves furent inspirés par les événements de la veille. Une oreille de cochon immense et noire avançait vers lui en planant et cachant tout le ciel, puis elle s’éloignait avec un glapissement porcin… »

D’après Demidov, la genèse du crime remonte au service militaire. 

Au début, quand il fit son service dans l’Armée rouge avant de s’engager dans la garde des camps, Faïzulla ne se distinguait des autres recrues que par une timidité excessive allant jusqu’à la sauvagerie, sans doute aggravée par une mauvaise connaissance de la langue russe. Il était visible que le jeune Tatar avait honte du comique de son accent […]. Cela ne faisait qu’encourager ses camarades […] à se moquer de lui, mais sans la moindre méchanceté, du moins dans les premiers temps. Il n’empêche que Guizatouline, n’y voyant qu’une marque de mépris à l’égard de son origine ethnique, enrageait à chaque fois de plus belle dans son for intérieur. […] Et craignant d’être raillé pour son parler incorrect, il eut tôt fait de se réfugier dans une sombre morosité, donnant peut-être ainsi naissance à ce qui deviendrait chez lui un « complexe » funeste.11

Notons que « funeste » traduit ici le mot russe rokovoï, formé sur rok, le fatum, les récits de Demidov empruntant souvent le schéma de la tragédie grecque  : l’issue fatale y est généralement suggérée dès le début, les personnages se débattant contre des forces qui les dépassent. Ici, les dieux — en l’occurrence, les gradés de l’armée — choisissent d’envoyer Faïzulla là où il ne peut que commettre un crime et périr lui-même, car c’est précisément parmi les soldats provenant de la Volga, de l’Oural ou de l’Extrême-Orient que le recruteur choisit les futurs gardiens. 

Ceux qui retenaient surtout son attention pour garder les camps de la Kolyma, étaient les Tchouvaches, Oudmourtes et Bouriates, bref, tous ceux qui, avant la révolution, étaient officiellement qualifiés d’allogènes et qui maintenant, de façon rien moins qu’officielle, sont traités de « fauves », sans que cela comporte, du reste, la moindre connotation hostile ou méprisante.12

Comme on l’a vu, l’histoire de Faïzulla est racontée par un narrateur omniscient. Celui-ci épouse tour à tour le point de vue de différents personnages. Ainsi, un détenu circulant sans escorte, étonné d’entendre Guizatouline lui réclamer son laissez-passer, concentre son attention sur son faciès  : « L’attitude de la sentinelle aux yeux bridés était […] franchement inexplicable. »13 Faïzulla qualifie à son tour de « bêtes » les voleuses et prostituées emprisonnées. Le narrateur commente  : « Mais ce que le jeune paysan mahométan ne pouvait admettre, c’était l’indulgence des soldats envers les femmes déchues. Comment un homme pouvait-il accepter les injures dont l’abreuvait une voleuse ou une prostituée, une bête qui n’avait même pas le droit de vivre sur cette terre  ? »14 La vision que les autres ont du Tatar tend à se confondre avec celle du narrateur lui-même  : ainsi, son manque d’indulgence à l’égard des truandes est expliqué par sa religion. Le stéréotype est interrogé sans être totalement déconstruit et, assimilé ou banalisé par le récit, doit fatalement se réaliser — c’est là le nœud même de l’intrigue.

Le bruit courait que Faïzulla Guizatouline, un soldat de la garde armée des camps, avait une disposition innée au meurtre. Peut-être ce penchant existait-il bel et bien chez le jeune Tatar, auquel cas on pourrait parler d’atavisme remontant à Gengis Khan et Batou, mais il ne se serait sans doute jamais manifesté chez ce simple et honnête garçon, n’eût été un fâcheux concours de circonstances.15

Dans les descriptions menées par le narrateur omniscient figure le cliché du visage « mongol impénétrable »16. À la fin, le stéréotype — forme qu’a pris le fatum — rattrape Faïzulla  : « C’était le fauve primitif qui s’éveillait en Guizatouline, un fauve assoiffé de sang et en proie à la folie meurtrière. »17

Le « péril jaune » n’a pas disparu de tous les esprits. Dans la réalité, ce sont souvent les facteurs socio-économiques qui fixent les périmètres de la « férocité » en même temps que de la vulnérabilité.

Luba Jurgenson

C’est en voulant appliquer la loi que Faïzulla finira par l’enfreindre, n’ayant pas compris que le règlement pouvait être interprété de plusieurs manières. Cette fatalité tragique est présente à l’origine, dès son service militaire  : « À l’instar de la majorité des soldats peu instruits, surtout parmi les allogènes, il manifestait un respect excessif du règlement militaire qu’il prenait à la lettre, tout comme les paroles et les instructions des supérieurs, toujours tranchées et brutales. »18

On trouve cette même ambivalence — entre la volonté de combattre le stéréotype et l’impossibilité d’y échapper — dans la littérature officielle. Ainsi, le livre collectif Le Canal mer Blanche-Baltique du nom de Staline, dirigé par Maxime Gorki, Leopold Averbakh et Semione Firine —, comprend un chapitre consacré aux natsmeny (natsionalnyé menchinstva, minorités nationales), prônant une meilleure intégration de ces détenus  :

Sur le chantier, les natsmeny (représentants des minorités nationales) étaient jusqu’à présent relégués à l’arrière-plan. Il faut mobiliser cette force immense, peu utilisée, molle et hésitante  ! Il faut en finir avec la fable que font courir les hâbleurs du camp, d’après laquelle tous ces Bagdassarov, Moussourgaliev, Oumarov, Gourouk-Zadé et autres Makhmoudine croupissent dans l’inaction  : construire, eux  ? Mais vous n’y pensez pas, ils sont tout juste capables de se balancer et de chanter. Et là, le travail des tchékistes entre en scène au bon moment comme toujours, avec ses procédés expéditifs, sa profondeur d’investigation, son sens du détail, son discernement et sa sélection des hommes, coup de poing direct là où ça fait mal.19

On peut deviner quels seront les « procédés expéditifs » et le « coup de poing là où ça fait mal ». Les « hâbleurs » ne sont pas seulement les codétenus mais avant tout ceux qui répartissent le travail  : « — On ne veut pas de natsmeny  ! Ils ne valent rien  ! disaient les chefs des postes de camp. »20 Ce mépris justifie que la nourriture et les conditions de logement des natsmeny soient les pires de tous  :

— On va filer ça aux natsmeny, disaient les intendants, avec un rictus, en montrant une viande filandreuse et dure, des bouts de pain rassis. 

— Il est moins bon, ce baraquement. Pas grave, ce sera pour les natsmeny  ! Tel était l’ordre donné sur le chantier.

On comprend donc pourquoi de nombreux natsmeny travaillaient mal.21

Les autorités cherchent à résoudre le problème. Le 9 février 1932, est promulgué au camp de Belbatlag le décret de Firine sur les natsmeny, invitant à ne plus les traiter comme des gens de deuxième catégorie. Pour cela, il faut les arracher à l’influence des mollahs et les aider à surmonter les barrières culturelles, mais aussi combattre les attitudes chauvinistes des médecins qui, ne connaissant pas leur langue, les soignent « à tâtons ». 

À leur arrivée au camp, les natsmeny sont, dans un premier temps, terrorisés. Tout est incompréhensible pour eux. Les personnes qui les dirigent, le canal qu’ils construisent, la nourriture qu’ils avalent. Les chtchi, ce mets russe exquis, les dégoûtent. Rien que l’odeur leur répugne  : ça sent le cochon. Ils ne savent pas marcher avec des bottes de feutre  : ils tombent en arrière, ils titubent. Ils oublient de se laver pendant des semaines.22

Le natsmen est une création bureaucratique qui reflète la politique nationale des Soviets héritée des représentations coloniales russes, revues à la lumière de la nouvelle idéologie. Si le terme désigne a priori toutes les minorités nationales, il est employé généralement lorsqu’il s’agit d’« orientaux », caucasiens ou centre-asiatiques, ou encore des peuples du Nord, mais pratiquement jamais pour les ressortissants des marches occidentales de l’empire, et véhicule des préjugés tels que le manque d’éducation, l’emprise de la religion, la saleté, la mauvaise odeur, la cruauté. Dans son livre Voyage au pays des Ze-Ka, Julius Margolin rappelle que la déshumanisation et l’ensauvagement étaient le lot commun dans les camps, touchant les représentants de toutes les ethnies, les intellectuels comme les paysans. Il consacre cependant un paragraphe aux ressortissants d’Asie centrale, témoignant moins de sa propre rencontre avec eux que des récits entendus et des rumeurs, où l’on retrouve l’image du fauve (de la bête) et la question de la langue.

Dans la « 2e Division du BBK » il y avait beaucoup d’hommes de l’Asie centrale. La vue de ces brigades asiatiques inspirait la terreur. Derniers survivants de générations qui avaient péri dans les camps, demi-sauvages retournés à l’état d’hommes des cavernes, ces détenus, parlant un langage incompréhensible, pareils à des bêtes, monstrueusement sales avec leurs têtes entourées de bandages crasseux, fournissaient un travail surhumain, ne frayaient avec personne et ne se laissaient pas approcher. L’Occidental qu’on envoyait travailler avec eux était un homme fini  : ils ne lui reconnaissaient pas le droit de posséder la moindre chose et fouillaient sans vergogne dans ses affaires. Au travail, ils le stimulaient à l’aide d’un pieu et, comme à un chien, lui donnaient des coups de pied. Pour un Occidental, arriver dans ce milieu était un danger de mort.23

Margolin nuance aussitôt son propos en rappelant que le même sort attendait un détenu vivant au milieu de truands — mais par là-même assimile les Asiatiques aux criminels. Il se fait ainsi l’écho de la perception que ses codétenus ont de ces populations. Cependant, pour la plupart des « Occidentaux », notamment les Polonais, c’est le Russe qui représente l’Orient, se confondant avec le Mongol. L’orientalisme qui s’exprime dans les récits de ces déportés, qui gardent la mémoire de l’impérialisme russe et ont maintenu en déportation une identité nationale forte, mériterait une étude à part. Contentons-nous de citer le récit d’Alexandre Wat sur sa première confrontation avec les Russes précédant son arrestation, dans la ville de Loutsk (Łuck), en Volynie orientale, qui avait fait partie de l’empire russe avant la Première Guerre mondiale et fut annexée par l’URSS à la faveur du pacte Molotov-Ribbentrop.

Il y avait […] les tanks, les Russes, les meetings bien entendu et tout ce qui s’ensuit. […] Tu sais, ces visages mongoloïdes, ces uniformes de friperie, ces casques mongols en chiffon… Oui, des Pickelhauben de chiffon24… C’était l’Asie, mais l’Asie la plus asiatique qui soit  ! Et ils étaient innombrables  ! […] nous allâmes au cinéma. On donnait Ivan le Terrible. Mais nous dûmes nous sauver très vite  : la puanteur était insupportable. Des bottes, des bottes… et une odeur de créosote, de pieds en sueur, et des relents de gros tabacs… […] tous ces visages asiatiques […]. L’Asie-Europe, c’était pour moi un slogan, c’était du journalisme antisoviétique […] Et voilà que tout d’un coup c’était l’Asie absolue.25

La répression a le visage mongol, issu des histoires et des mythes liés aux grandes invasions nomades et turques et ravivés certainement, dans le cas de Wat — poète futuriste dans sa jeunesse —, par l’orientalisme « positif » que propageaient les écrits des modernistes russes à travers, par exemple, l’image du guerrier scythe ravageant la vieille Europe pour lui insuffler une vitalité nouvelle. 

C’est depuis les guerres de Tchétchénie que le Caucasien « générique » a largement évincé le Juif dans l’imaginaire raciste russe.

Luba Jurgenson

Margolin, quant à lui, considère qu’il est déporté non pas en Asie, mais en « Eurasie ». Il a lu les penseurs du XIXe siècle qui se sont interrogés sur la place intermédiaire de la Russie entre l’Orient et l’Occident26. Ayant vécu à Berlin et fréquenté les cercles de l’émigration russe, il connaît certainement aussi, bien que de loin, la pensée des intellectuels eurasistes qui ont cherché à voir, dans cette situation de l’« entre-deux », un avantage géopolitique pour la Russie. Selon eux, cette dernière, dont la grandeur a été mise à mal par la révolution, ne peut se relever qu’en trouvant une position dominante, parce que centrale, au sein des deux continents — plutôt que d’être à la périphérie de l’Europe. Le renoncement progressif aux visées révolutionnaires au profit d’une reconstruction impériale en URSS a convaincu les eurasistes de la communauté d’intérêts — philosophiques et géopolitiques — entre eux et le pouvoir soviétique — Sviatopolk-Mirski, l’un des idéologues du mouvement eurasien27, est ainsi retourné en URSS et a fini sa vie au Goulag. Aujourd’hui, l’idée eurasienne a été reprise, dans sa forme la plus primitive, par Aleksandr Douguine, l’un des idéologues qui a pu inspirer Vladimir Poutine. On la retrouve dans le discours anti-occidental du Kremlin mais aussi dans sa politique, par exemple dans la création de l’axe Russie-Chine-Iran.

Pour Margolin, l’Eurasie s’oppose tout autant à l’Europe qu’à l’Asie. Il développe cette idée dans un passage de son livre, présenté comme une explication adressée à son voisin de wagon.

Le pays où nous allons n’est ni européen, ni asiatique. C’est une erreur de considérer les Soviétiques comme des Européens. […] Mais ce ne sont pas non plus des Asiatiques. C’est l’Eurasie, une race intermédiaire. […]
Les Eurasiens […] auraient pu prendre tout ce qu’il y avait de grand et de positif dans les civilisations européenne et asiatique : l’idée de la liberté civique et de la dignité humaine d’une part, et l’idée de la vie universelle, pleine de paix et de sagesse, d’autre part. […] Mais l’opposé arriva. Ils ont pris le côté négatif, la faiblesse de chaque civilisation. Et ils ont uni l’angoisse européenne, le dédoublement, les recherches arides, au despotisme asiatique et à l’oppression de la personnalité. […]
Ce train bondé avec sa cargaison humaine, cette farce que nous a jouée le NKVD, voilà, pour ce peuple qui a arraché ses racines asiatiques, une façon de jeter un défi à l’Europe.28

© Arseniy Kotov

Margolin partage cependant avec d’autres Polonais l’idée d’un « orient » détaché de ses caractéristiques géographiques, l’orient comme source du totalitarisme. « L’éducation orientale », telle est selon lui la cause de l’instinct grégaire, du conformisme. Il se considère lui-même comme ayant assimilé cette éducation lorsqu’il commet des actes contraires à ses valeurs, pratique la ruse et le mensonge pour survivre et obtenir son rapatriement.

L’Orient de notre époque est très loin des contes arabes ou soviétiques. C’est le fanatisme de masse, bestial, aveugle, impitoyable envers l’allogène. L’Orient, c’est le fait de s’aplatir devant le Collectif. C’est un Nous avec un grand N. Sa Majesté le Parti, Sa Majesté le Peuple Élu, Sa Majesté la Classe Élue, et Mort aux Infidèles. De nos jours, plus une personne est faible, démunie, seule, plus elle est tentée de se mettre sous la protection d’un grand Nous oriental.29

Face à cet Orient, s’instaure au camp une solidarité entre les « Occidentaux », c’est-à-dire les déportés issus de Pologne, qu’ils soient polonais ou juifs. Margolin raconte  : 

Pendant ce premier hiver, les Juifs et les Polonais vivaient côte à côte et s’entendaient bien. […] La langue et le malheur communs, le refus commun de tout ce qui nous entourait, nous rapprochèrent. Cela étonnait les Russes. […] Les Russes n’aimaient pas les Polonais ; d’instinct, ils leur étaient hostiles, ils les regardaient avec ironie et ne comprenaient ni leur catholicisme, ni leur individualisme civilisé. […] et ils haussaient les épaules en voyant avec quelle ardeur nous défendions tout ce qui était polonais. […] Parmi les Polonais, il y avait d’anciens juges, des fonctionnaires de la police, des ingénieurs, des employés, des ouvriers et des paysans, des représentants de tous les partis et d’anciens nationaux-démocrates, futurs membres de l’armée Anders30. Mais la terrible catastrophe nationale avait fait oublier tous les dissentiments et toutes les divergences. Et surtout un rapprochement se créa entre les intellectuels juifs et polonais.31

On voit que, là encore, la question de la langue est cruciale. Elle permet la naissance de communautés, provisoires et fragiles, les autorités cherchant à briser les groupes. Celles-ci se créent selon le principe de la culture commune où la religion joue un rôle important, surtout chez les « Occidentaux ». Ne nous y trompons pas : la solidarité polono-juive dans les camps est parfois illusoire. Aleksander Wat, enfermé avec d’autres Polonais, se souvient d’une phrase entendue à son retour dans la cellule après un séjour au cachot : « On nous a de nouveau collé ce Juif ! »32 Il finira par se convertir au catholicisme, probablement pour pouvoir trouver un appui moral dans une communauté forte face à la machine répressive soviétique33. Margolin avoue lui-même que l’antisémitisme russe, « plus massif et plus instinctif », lui a fait oublier l’antisémitisme polonais.

Invariablement, dans chaque colonne, dans chaque brigade, dans chaque baraquement, se trouvaient des hommes qui me haïssaient, uniquement parce que j’étais juif. Et ils étaient assez nombreux pour empoisonner chaque endroit où nous vivions. […] ils s’adressaient à nous sans jamais mentionner notre nom : « Hé, youpin ! » […] C’étaient les habitants des villes et des kolkhozes, élevés sous le régime soviétique, et leur comportement semblait un phénomène naturel et général. […] Notre race, une fois reconnue, jouait contre nous, au travail comme dans le baraquement, par de petits « accrochages » quotidiens, par des réflexions venimeuses, par mille façons de nous empoisonner la vie. Si le feu s’éteint et que tu es chargé d’aller chercher de la braise dans le baraquement voisin, on te la refuse parce que tu es juif […]  ! Si tu n’accomplis pas la norme, c’est parce que les Juifs refusent de travailler. Si un Juif est employé au bureau, les autres « planqués » manœuvreront pour le faire déguerpir en vitesse. 

Les différentes formes de racisme rencontrées au camp ont une longue histoire qu’il serait impossible de retracer entièrement ici et ils se perpétuent de nos jours34

Lors de l’invasion de l’Ukraine, l’Oriental a refait surface, de nouveau affublé d’un masque de fauve. Ramzan Kadyrov s’est chargé le premier de répandre le stéréotype du féroce guerrier tchétchène. Si la Russie niait les massacres de civils commis en Ukraine, en Occident la rumeur en attribuait volontiers la responsabilité aux combattants tchétchènes. Comme on le sait, la réalité est bien plus complexe, la guerre civile s’étant transportée en Ukraine où des Tchétchènes combattent des deux côtés de la ligne du front35 et ce, depuis l’annexion de la Crimée. Toutefois, les préjugés ne datent pas de 2014, c’est depuis les guerres de Tchétchénie que le Caucasien « générique » a largement évincé le Juif dans l’imaginaire raciste russe. La littérature y a contribué, avec, par exemple, les ouvrages de Zakhar Prilepine ou encore, le roman de Valentin Raspoutine L’Honneur de Tamara Ivanovna36 — dans lequel le méchant est azerbaïdjanais.

Lors de l’invasion de l’Ukraine, l’Oriental a refait surface, de nouveau affublé d’un masque de fauve.

Luba Jurgenson

L’assassinat d’Anna Politkovskaïa et celui de Boris Nemtsov, jamais élucidés, et pour lesquels plusieurs Tchétchènes et Ingouches furent condamnés, ont pu convaincre un grand nombre de Russes que la violence vient de l’Orient tout en étant commanditée par l’Occident. Après l’attentat du Crocus City Hall, c’est aux Tadjiks de jouer le rôle de l’Oriental. Dès lors, aucune règle n’est plus à respecter à l’égard du « fauve », même pas celle du silence qui, à l’époque soviétique, maintenait la population dans l’ignorance des tortures  : une vidéo sur Telegram montrait Saïdakrami Mourodali Ratchabalizoda capturé par des agents du FSB, l’oreille coupée. L’arrestation des suspects a été suivie d’une montée de sentiments anti-tadjiks partout en Russie.

Le « péril jaune » n’a pas disparu de tous les esprits. Dans la réalité, ce sont souvent les facteurs socio-économiques qui fixent les périmètres de la « férocité » en même temps que de la vulnérabilité. En ce qui concerne l’invasion de l’Ukraine, ce sont les périphéries les plus pauvres — la région de Krasnoïarsk, la Bouriatie, le Daghestan ou encore la Kalmoukie — qui enregistrent les taux de mobilisation parmi les plus forts et, partant, le nombre le plus élevé de tués. 

Sources
  1. Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier et Luba Jurgenson, Lagrasse, Verdier, 2023, p. 836.
  2. Ibid., p. 834.
  3. Ibid.
  4. Ibid., p. 836.
  5. Ekaterina Olitskaïa, Le Sablier, traduit du russe par Francine Andreieff et Hélène Châtelain, Paris, DeuxTemps Tierce, 1991, p. 264. Rappelons ici qu’à la même époque les paysans russes mangeaient fréquemment dans une écuelle commune (avec des cuillères, certes, mais qui étaient rarement lavées). On trouve cependant une tout autre vision des Ouzbeks dans La Petite Fille devant la porte de Marina Kozyreva, traduit par Luba Jurgenson, Paris, éditions des Syrtes, 2024.
  6. Ainsi, nemets, Allemand, qui désigne par extension l’étranger blanc, provient de nemoï, muet.
  7. Primo Levi, « Communiquer », dans Les Naufragés et les Rescapés, traduit de l’italien par André Maugé, Paris, Gallimard, 1989, p. 87-103.
  8. Les Estoniens, par exemple, sont admirés pour leur droiture et leur probité.
  9. Gueorgui Demidov, Doubar et autres récits du Goulag, traduit du russe par Antonio Garcia, Alexandra Gaillard et Colette Stoïanov, Genève, éditions des Syrtes, 2021 [1991], p. 125.
  10. Cette même plaisanterie raciste pouvait viser des Juifs.
  11. Gueorgui Demidov, Doubar et autres récits du Goulag, op. cit., p. 66.
  12. Ibid., p. 69.
  13. Ibid., p. 88.
  14. Ibid., p. 97.
  15. Ibid., p. 65.
  16. Ibid., p. 131.
  17. Ibid., p. 135.
  18. Ibid., p. 66.
  19. Maxime Gorki, Leopold Averbakh et Semione Firine (dir.), Le Canal Baltique-mer Blanche du nom de Staline. L’histoire de la construction. 1931-1934, Moscou, OGIZ, 1934, p. 397.
  20. Ibid.
  21. Ibid.
  22. Ibid.
  23. Julius Margolin, Voyage au pays des ZE-KA suivi de Chemin vers l’Occident, traduction du russe par Nina Berberova et Mina Journod, révisée et complétée par Luba Jurgenson, Paris, Le Bruit du temps, 2022 [2010], p. 273.
  24. Il s’agit des boudionovki, bonnets pointus portés par les soldats de l’Armée rouge dont la forme imitait le casque à pointe prussien.
  25. Alexandre Wat, Mon siècle. Entretiens avec Czesław Miłosz, traduit du polonais par Gérard Conio et Jean Lajarrige, Lausanne, L’Âge d’Homme/Paris, De Fallois, 1989, p. 273-274.
  26. Par exemple, Nikolaï Danilevski, Rossia i Evropa [La Russie et l’Europe] (1865-1867).
  27. Sur le mouvement eurasien, voir Marlène Laruelle, La Quête d’une identité impériale  : le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Petra, 2008.
  28. Julius Margolin, Voyage au pays des ZE-KA, op. cit., p. 191.
  29. Ibid., p. 831-832.
  30. En 1941, après l’invasion allemande qui mit fin au pacte germano-soviétique, Staline proposa une alliance au gouvernement polonais en exil à Londres. Le général Władisław Anders (1892-1970), tiré de sa prison de Moscou, devint le commandant des forces polonaises en URSS.
  31. Julius Margolin, Voyage au pays des ZE-KA, op. cit., p. 394.
  32. Alexandre Wat, Mon siècle, op. cit., p. 373.
  33. Ce n’est bien sûr qu’une des raisons. La conversion de Wat a des sources complexes. Voir Maria Delaperrière (dir.), Aleksander Wat sur tous les fronts, Paris, Institut d’études slaves, 2013.
  34. Dans cet article nous avons laissé de côté les relations avec les peuples indigènes des lieux de détention et de déportation, ce thème méritant une étude à part.
  35. Voir, entre autres, Kristina Kovalskaya, Zelikha Tsormaieva et Abubakar Yangulbaev, « Les Tchétchènes et la guerre en Ukraine », Bulletin de l’Observatoire international du religieux, n° 42 [en ligne], mai 2023.
  36. Valentin Raspoutine, L’Honneur de Tamara Ivanovna, traduit par Antonina Roubichou-Stretz, Paris, éditions des Syrtes, 2006.