Comme l’a montré Sabino Cassese dans nos pages, le laboratoire sémantico-politique italien est une mine utile pour comprendre comment naviguer, en France, dans une nouvelle phase dont on peine à situer et à nommer les coordonnées. Après avoir saisi les arabesques de l’art du compromis et les interprétations sophistiquées des gouvernements de « grande coalition », les observateurs de la vie politique française vont devoir se frotter à une série d’expressions très familières à ceux qui fréquentent le débat public italien. Nous en proposons une sélection. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de vous abonnez au Grand Continent
1 — Gouvernement balnéaire (« Governo balneare »)
Le gouvernement de Giovanni Leone qui a duré du 21 juin 1963 au 4 décembre 1963 fut le premier gouvernement dit « balnéaire ».
Cette formule permet d’exprimer avec une efficacité fulgurante l’idée d’un exécutif de courte durée et prédéfini — un gouvernement ouvertement temporaire, voire même un gouvernement de projet. Pourtant, comme l’observe Giacomo Canale1, conseiller à la Cour constitutionnelle, elle « peut aussi conduire à sous-estimer l’importante fonction de décantation — nécessaire — que le gouvernement Leone I a remplie pour permettre au processus de transition politique du centre-gauche d’atteindre une maturité définitive ».
L’une des premières personnalités politiques à utiliser explicitement l’expression de « gouvernement balnéaire » en Italie a été l’ancien Président du Conseil et pilier historique de la Démocratie chrétienne (DC) Giulio Andreotti. Comme l’a reconstitué Pagella Politica, selon le journal La Stampa2, le 17 juillet 1951, après la démission du Premier ministre de l’époque, Alcide De Gasperi (DC), Andreotti, qui était alors sous-secrétaire à la présidence du Conseil des ministres, exclut la possibilité d’un « gouvernement balnéaire » pour résoudre la crise déclenchée cet été-là par la démission de De Gasperi3 : « À la question « Crise ou remaniement ? » Andreotti répondit de manière allusive : « Nous ne pouvons pas avoir un gouvernement balnéaire », laissant ainsi entendre qu’une solution de nature provisoire ne serait pas adoptée ».
Après la dissolution du 9 juin, les élections législatives des 30 juin et 7 juillet, la démission de Gabriel Attal et la reconduction de Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron proposera-t-il à la France un gouvernement balnéaire ?
2 — Franc-tireur (« Franco tiratore »)
L’expression italienne « franco tiratore » remonte directement au français franc-tireur, dont elle tire son sens historique : un corps de volontaires établi dans les Vosges et qui défendit la nation lors des invasions de 1792, 1815 et 1870. Selon le dictionnaire italien de référence Treccani, il désigne une « guérilla qui opère, le plus souvent isolément ou en petits groupes, contre les forces régulières, notamment dans les centres de population que l’ennemi tente d’occuper ou qu’il est en train d’évacuer ».
En Italie, le « franc-tireur » a donc conservé militairement parlant une aura romantique. En politique, en revanche, le mot est devenu synonyme de traître. Le franc-tireur, en ce sens-là, opère dans le secret des urnes — là où personne ne peut le voir.
Dans la chronique politique italienne, les 101 parlementaires du Parti démocrate (PD) qui ont voté à bulletin secret contre Romano Prodi à la présidence de la République en 2013 se sont rendus célèbres comme franchi tiratori. Plus de dix ans sont passés depuis. Autant dire, en temps politique, une ère géologique : « Autrefois, il fallait compter avec les franchi tiratori et c’était un problème ; aujourd’hui, avec les partis dissous et les parlementaires en liberté, tout le monde en est devenu un ! », a déclaré l’ancien ministre de la Justice Clemente Mastella au Corriere della Sera4. Cette semaine, Ursula von der Leyen en a fait l’expérience — sans dommage pour sa réélection — en étant lâchée par une cinquantaine de francs-tireurs. Ce sont finalement les Verts qui lui ont donné un coup de main décisif, comme le Mouvement 5 Étoiles il y a cinq ans.
3 — Candidature-hibou (« Candidatura civetta »)
Spécificité italienne, les « hiboux » sont des ersatz utiles de dirigeants pour les partis politiques en manque de voix et en crise identitaire.
Récemment, en Italie, ces candidats sont incarnés par des figures très diverses qui peuvent aller du général Roberto Vannacci, élu avec la Ligue, au journaliste Marco Tarquinio, élu avec le PD. Tous deux, bien sûr, ne sont pas encartés aux partis qui les ont portés au Parlement européen. Ils peuvent apporter des voix là où la popularité ou la légitimité d’un leader politique commence à faire défaut — comme dans le cas de Matteo Salvini, dont le parti a été sauvé aux élections européennes en partie grâce aux lecteurs du brûlot de Vannacci qui se sont transformés en électeurs de la Ligue. L’utilité des hiboux est de se faire élire — même si l’on sait qu’ils ne siègeront pas une fois élu.
Dans certains cas, les dirigeants politiques eux-mêmes se déguisent en hiboux : ils se présentent aux élections tout en sachant qu’une fois élus, ils n’accepteront jamais le poste. Lors des dernières élections européennes, on peut penser à la Présidente du Conseil Giorgia Meloni, tête de liste de Fratelli d’Italia, ou à la Secrétaire du PD Elly Schlein, qui ont occupé le terrain pour donner plus de voix à leur parti : « Pourquoi devrions-nous donner un vote à une personne pour la faire gagner alors même que, si elle gagne, elle n’ira pas à Bruxelles ? », s’interrogeait Romano Prodi5 pendant la campagne électorale : « ce sont des blessures pour la démocratie, qui creusent lentement un fossé de désamour pour les électeurs » .
4 — Les « peones » : des députés sous-marins
Les peones sont des députés ou des sénateurs qui nagent dans les eaux profondes du Parlement. Ils n’ont pas de fonctions importantes, ils comptent peu individuellement, mais ils deviennent décisifs lorsqu’un vote ne tient qu’à une poignée de voix — ou lorsqu’il y a comme aujourd’hui en France une impasse : avec trois blocs parlementaires de dimensions semblables, pas un ne peut dominer l’autre. Dans la situation actuelle, les représentants du groupe LIOT jouent typiquement ce rôle de faiseurs de rois.
Dans certains cas en effet, les peones peuvent occuper le devant de la scène. Tout le monde les convoite, tout le monde les cherche. L’impasse a alors un mérite de clarification : en démocratie représentative, la présence des peones vient réaffirmer arithmétiquement la centralité du Parlement malgré la volonté de tribuns non élus en dehors des assemblées.
5 — Les brûlés (« Bruciare i nomi »)
Il arrive qu’une nomination se porte de manière surprenante sur une personne dont on n’a jamais entendu parler. En général, si les journaux n’en ont pas parlé auparavant, c’est parce qu’ils ont déjà beaucoup écrit sur d’autres cardinaux potentiels qui espèrent devenir pape. Lorsqu’un « nom » surgit, fait l’objet d’une publicité excessive dans un journal, qu’il est donné pour sûr de devenir président de quelque chose dès les premiers jours, dès les premières spéculations au cours d’une négociation, il est très probable qu’il ait été jeté là uniquement pour être brûlé — c’est-à-dire pour alimenter l’écran de fumée avant de s’intéresser aux candidats authentiques.
Cette pratique est particulièrement cruelle, car il se trouvera toujours quelqu’un — d’un peu vaniteux il est vrai — pour y croire immédiatement. Convaincu qu’il peut devenir président de la République, chef du gouvernement, ministre, maire ou conseiller municipal simplement parce que son nom figure sur une liste fantasque, l’optimiste de service est prêt à tout pour transformer le rêve en réalité. Il changera de ton, écrira des éditoriaux responsables, se présentera dans les bonnes émissions — toujours sans exagération. Jusqu’à ce qu’il se rende compte que si son nom est sorti, comme les autres, c’est uniquement pour pouvoir être brûlé.
6 — Le off (« il retroscena »)
Les journaux italiens raffolent de ces articles qui racontent les coulisses, les arcanes de la politique italienne. C’est du moins le but recherché : emmener le lecteur là où il ne pourrait pas ou ne devrait pas aller. C’est ainsi que des articles remplis de guillemets « volés », officiellement ou officieusement, peuplent les journaux italiens. Parfois, ils semblent si détaillés qu’ils soulèvent une question : le journaliste était-il présent dans la pièce ? Autrement, comment aurait-il ce niveau de détail ? C’est qu’il arrive que ces citations — une phrase attribuée à un homme politique lors d’une réunion confidentielle par exemple — soient données directement par les conseillers eux-mêmes aux journalistes politiques. En Italie, un ancien porte-parole du Palais Chigi pianotait ainsi dans plusieurs groupes WhatsApp avec des journalistes triés sur le volet pour passer des communications plus ou moins confidentielles.
Dans d’autres cas, les informations de retroscena sont même carrément le résultat de la velina — un autre intraduisible clef du lexique journalistique politique italien6. On pense à des informations tendancieuses qui filtrent des salons dorés des palais du pouvoir vers les médias et les journalistes pour orienter le débat public. Le plus souvent, ces interlocuteurs politiques s’expriment dans un italien feutré, très raffiné, comme si les déclarations « volées » avaient été nettoyées par les journalistes. Exeunt les inflexions dialectales, les gros mots, les approximations ou les marques d’oralité. Tout le monde parle soudainement comme un livre — ou plutôt comme un journal.
7 — Le manuel de Cencelli (« Manuale Cencelli »)
Nommée d’après Massimiliano Cencelli, une figure bureaucratique clef de la Démocratie chrétienne, l’expression fait référence à la répartition très rationalisée des postes pour les fonctions gouvernementales, de secrétariat de parti ou d’autres fonctions.
C’est Cencelli lui-même qui, en 2003, dans un entretien à Avvenire, explique la généalogie de son manuel : « En 1967, Adolfo Sarti, plusieurs fois ministre de la DC, avec Cossiga et Taviani, a fondé au congrès de Milan le courant des « pontieri », ainsi dénommé parce qu’il devait servir de pont entre la majorité et la gauche. Nous avons obtenu 12 % et il a fallu décider des nominations à la direction. J’ai donc proposé la chose suivante : si nous avons 12 %, de même que dans le conseil d’administration d’une entreprise les nominations sont réparties en fonction des actions détenues, alors de même les nominations au sein du parti et du gouvernement en fonction doivent se faire en fonction du nombre de cartes de membres selon les tendances. Sarti m’a dit d’y travailler. C’est ainsi que Taviani a gardé l’Intérieur, que Gaspari a été nommé sous-secrétaire aux Postes, Cossiga à la Défense, ou Sarti au Tourisme et aux Loisirs. Cette manière de faire a acquis une certaine notoriété, car lors des crises gouvernementales, Sarti, qui aimait plaisanter, répondait toujours aux journalistes qui voulaient des informations préalables avant les remaniements : ‘Demandez à Cencelli’ ».
Le manuel de Cencelli, « traduction scientifique de l’aversion de la Démocratie chrétienne pour l’innovation », écrit Alberto Rapisarda le mercredi 23 octobre 1974 dans La Stampa, « est l’arme secrète de la DC pour résoudre, selon une règle fixe reconnue par tous, un problème auquel le parti italien le plus fort est confronté sans interruption depuis 26 ans : comment répartir les fauteuils des ministres, des sous-secrétaires, des présidents de banques et d’organismes publics. L’on procédait de manière empirique, en calculant grossièrement la force de chaque courant, jusqu’à ce qu’un jeune et brillant fonctionnaire de la DC donne une dignité mathématique à la répartition des postes. Le bienfaiteur s’appelait Massimiliano Cencelli ».
Certains ont essayé de se rebeller contre cette division proportionnelle entre courants de la DC, comme Amintore Fanfani qui, après avoir été chargé de former un gouvernement par le président de la République de l’époque, Giovanni Leone, en octobre 1974, déclara courageusement — mais aussi un peu inconsciemment — : « Je veux former un gouvernement en choisissant mes ministres sans avoir à doser entre les courants de la DC. Et, pour commencer, je réduirai les ministères de 24 à 18 ». Ce n’est peut-être pas un hasard si la tentative de former le gouvernement Fanfani — qui avait déjà été Président du Conseil trois fois avant 1974 et deux fois après — échoua et que le gouvernement Moro IV put voir le jour. Cela prouve que quelques déclarations d’intention ne suffisent pas à enrayer la puissance du manuel de Cencelli.
8 — La politique du four et du moulin (« politica dei due forni »)
Le lexique politique italien doit beaucoup au « Divo » Giulio Andreotti, formidable inventeur de métaphores opératoires.
C’est lui qui a introduit l’expression de politica dei due forni, utilisée pour expliquer la centralité et la stratégie politique de la DC dans les années 1960, c’est-à-dire celle d’un parti capable de s’allier indifféremment avec les libéraux comme avec les socialistes pour rester au gouvernement — être, comme le dit en français, à la fois au four et au moulin.
Comme d’autres, l’expression a progressivement pris un sens négatif : pratiquer une politique dei due forni, ce serait naturellement être un opportuniste. Pourtant, on pourrait tout au contraire y voir l’art de gouverner dans les conditions données dans sa forme la plus pure : comme en économie, les ressources sont rares et les volontés sont infinies. Cet art a manqué aux Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, qui ont cette semaine préféré tourner le dos à Ursula von der Leyen pour garder intacte leur base à droite.
Sources
- Federica Fabrizzi, Simon Querini et Federico Savastano, « L’invenzione presidenziale del governo balneare », federalismi.it – Revue de droit public italien, communautaire et comparé.
- Pagella Politica, « Governo balneare », Pagella Politica.
- Riccardo Aragno, « Le dimissioni del Ministero presentate da De Gasperi a Einaudi », La Stampa, 17 juillet 1951.
- Tomaso Labata, « Mastella : « Bruciammo le schede con i voti del partito : quelle Quirinale » », Corrierre Della sera, 23 novembre 2021.
- Rédaction, « Prodi : « La condidatura di Schlein ? Una ferita alla democrazia comme quelle degli altri leader », Corriere della Sera, 21 avril 2024.
- La velina est la fine feuille de papier sur laquelle apparaît en surimpression ce qui a été écrit sur la feuille principale. Si l’on voulait filer la métaphore avec les outils d’aujourd’hui et pour la rendre compréhensible en français, on pourrait dire qu’un certain nombre d’informations ou de off arrivent ainsi à des journalistes qui se trouvent être mis fortuitement « en copie ».