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Dans la campagne des législatives en France, on voit émerger un discours qui oppose la rationalité au chaos — ou plus précisément deux chaos présentés comme équivalents (LFI et RN). Vous expliquez dans vos travaux que cette rhétorique pourrait nourrir le populisme. Qu’entendez-vous par là ?
La technocratie et le populisme ont une chose en commun : le rejet du pluralisme. Les technocrates considèrent qu’il n’y a qu’une seule solution, une seule réponse rationnelle à chaque problème. Cela renforce les mouvements populistes, qui peuvent faire valoir qu’une démocratie sans peuple ne saurait fonctionner. À l’inverse, la victoire des populistes aux élections renforce le discours des technocrates qui peuvent justifier leur démophobie par les choix que font le peuple : Trump, Milei, Bolsonaro, etc.
L’anti-pluralisme des populistes consiste à dire que les dissidents n’appartiennent pas au véritable peuple qu’ils représentent ; celui des technocrates consiste à dire que toute alternative est impossible. Pendant la crise financière en Grèce, à chaque fois qu’Angela Merkel disait « il n’y a pas d’alternative », cela renforçait les mouvements populistes. J’ai l’impression que le même cercle vicieux est en place en France. Le président Macron souhaitait créer un centre raisonnable, dépassant les idéologies, détruisant le clivage droite/gauche, s’opposant aux extrêmes. Il est devenu évident que cela ne fonctionne plus.
Pour ma part, je n’accepte pas la symétrie entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Je me demande d’ailleurs si une victoire du Nouveau Front Populaire ne permettrait pas de sortir de cette logique.
Quelles pourraient être les conséquences du déchirement des Républicains ?
Pour moi, la démocratie est avant tout une question d’institutions. Dans la filiation de Tocqueville, je considère que la démocratie représentative ne peut fonctionner sans corps intermédiaires. C’était déjà le cas au XIXe siècle et cela reste vrai aujourd’hui. Sans parti et sans presse, on ne peut pas avoir une démocratie fonctionnelle. Or en France aujourd’hui, les partis et les médias sont en crise — c’est-à-dire en danger de mort. En France, soit les partis sont en train de disparaître, soit leurs structures internes sont inexistantes — comme à la France insoumise, au sein de laquelle l’homme fort ne peut se voir opposée nulle forme de contestation. L’exemple extrême a été le Brésil, où Bolsonaro était président sans parti politique durant quelques mois, la mobilisation passant uniquement par les réseaux sociaux.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Or pour mobiliser le public à chaque nouvelle élection sans parti, sans une bureaucratie des adhérents, la seule option devient la radicalisation de la campagne — en parlant de tournant décisif, de grande bataille, de combat.
Par ailleurs, la France — comme la majorité des pays européens à l’exception notable de l’Allemagne — est le théâtre d’un effondrement du centre droit. Sa stratégie actuelle consiste à copier les populistes de l’extrême droite ou à collaborer directement avec eux, comme en Autriche. En France, j’avais été très choqué que la droite puisse faire sien le concept de « grand remplacement » pendant la campagne de 2022. Une fois que le cordon sanitaire a lâché, on ne peut plus le recréer. Si on dit aux électeurs que les idées du RN sont inacceptables puis qu’on les approuve immédiatement après — que reste-t-il ?
Selon moi, l’autre cause de l’effondrement du centre-droit est son absence d’idées politiques. On dit souvent que la social-démocratie et le socialisme traversent une crise idéologique majeure. Ce n’est pas faux. Mais il me semble que la plupart des citoyens ont une idée de ce qu’est le socialisme. En revanche, si l’on interroge des gens sur les caractéristiques du centre-droit, les choses sont beaucoup moins claires. Peut-être les représentants du centre droit sont-ils identifiés comme des gouvernants, des personnes compétentes qui, comme en Angleterre, ont toujours été au pouvoir et savent comment diriger le pays. Mais sur le plan des idéologies politiques, la démocratie chrétienne a presque disparu.
Or en l’absence d’idéologie structurée, il est plus simple de ne pas respecter les lignes rouges, qu’il s’agisse de copier les idées de l’extrême droite ou de collaborer avec elle.
Y a-t-il des exemples historiques d’une routinisation de la domination charismatique d’un leader sur leur mouvement politique ?
De Gaulle était prêt à créer un parti, en admettant que cela rendrait son passage au pouvoir légitime. Mais en ce qui concerne les vrais populistes, je ne vois pas d’exemples. Lorsqu’ils sont confrontés à une perte de pouvoir, comme en Pologne l’année dernière, ils n’acceptent en général pas les résultats.
Vous critiquez dans votre cours au Collège de France la notion de « démocraties illibérales » dans la mesure où les régimes autoritaires qui les mettent en place ne détruisent pas seulement les valeurs libérales mais les fondements même de la démocratie. Au vu de l’expérience de ces gouvernements en Europe, quelles sont les politiques les plus dangereuses pour la démocratie qu’un parti comme le RN pourrait prendre, ou pourrait inciter à prendre, en cas de majorité relative à l’Assemblée nationale ?
Rappelons d’abord que la démocratie et le libéralisme ne sont pas un tout. Il y a une distinction entre système politique et politiques publiques — qu’on pense à l’avortement, au mariage pour tous, etc.
Toutefois, la stratégie de politiques comme Viktor Orbán consiste à mélanger tous ces aspects et à considérer que les autres États membres de l’Union européenne s’opposent à son gouvernement car il est conservateur. Cependant, le problème de la politique qu’il mène n’est pas sa position sur l’avortement ou le mariage pour tous, mais la destruction des droits politiques fondamentaux (certes, il faut ajouter que sa politique ne consiste pas seulement à refuser le mariage pour tous, mais incite aussi la haine contre les minorités LGBTQ). Il est vrai que les élections ne sont pas manipulées en Hongrie comme c’est le cas en Russie, mais on ne peut pas qualifier le système politique de démocratique. Le pluralisme et les médias ne fonctionnent plus, le système judiciaire est asservi, et la liberté et l’égalité électorales ont disparu.
Or si on qualifie la Pologne, l’Inde et la Hongrie de « démocraties » illibérales, on laisse le concept de démocratie entre les mains d’acteurs qui ne sont pas démocrates. Il est possible d’organiser un processus ouvert et délibératif autour de questions difficiles, mais pas de limiter l’incertitude des résultats.
Est-ce le concept de populisme, que vous définissez dans votre Qu’est ce que le populisme ? (2016) comme un « attachement à se considérer comme le représentant du « vrai peuple », c’est-à-dire comme le représentant légitime de la majorité silencieuse », permet selon vous de comprendre la dynamique du Rassemblement national ? Existe-t-il selon vous aussi un populisme de gauche et le parallèle entre les deux est-il pertinent ?
Ce concept permet de distinguer le populisme et l’extrême-droite. Le populisme est une tentative de se présenter comme le seul représentant légitime du « le vrai peuple », du « véritable peuple ». Or le populisme peut exister à gauche également. L’extrême droite se définit par ses positions sur l’immigration, les étrangers, et sur la « guerre culturelle ».
La distinction peut paraître abstraite, mais elle me semble importante à maintenir, même s’il y a une continuité entre le populisme, le nationalisme et le nativisme de l’extrême droite, que je retrouve dans le discours du RN. Jordan Bardella a dit : « premièrement, on unit la droite et après on va unir tous les Français ». Mais qui sont les Français désignés ici ? Trump dit la même chose, il dit toujours « je veux unir tous les Américains ». Mais il opère une distinction entre « les vrais Américains » et les autres.
Par ailleurs, considérer que l’exercice du pouvoir par le RN pourrait le disqualifier par la suite me semble très dangereux. Un mouvement populiste peut échouer à gouverner, puis gagner les élections à de multiples reprises. La première fois qu’on a vu une expérimentation populiste était en Autriche en 2000, lorsque le chancelier Wolfgang Schüssel fait une alliance avec le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), entre 2000 et 2005. Jacques Chirac et Gerhard Schröder disaient alors qu’il fallait sanctionner l’Autriche. On a donné des ministères aux populistes, tout en les contrôlant, mais cela n’a pas empêché qu’ils retournent dans l’opposition par la suite avec une popularité maintenue.
En somme, de nombreuses raisons conduisent à penser que l’incapacité des populistes à gouverner n’a pas de répercussion sur leurs résultats électoraux. En tout cas, on ne peut pas dire que, per defintionem, les populistes soient incompétents. J’ajoute que dans le système français, si le RN ne parvient pas à gouverner, les représentants du parti pourront toujours en imputer la faute à Emmanuel Macron : on pourra toujours trouver un bouc émissaire pour justifier d’une inaction politique.
Vous insistez sur le rôle crucial des médias dans le développement du populisme. Quelles mesures préconisez-vous pour éviter une situation dans laquelle un milliardaire comme Vincent Bolloré crée un empire médiatique au service d’un courant politique ?
Je suis tout à fait d’accord avec les propositions de Julia Cagé sur ce qu’on devrait faire pour vraiment donner le pouvoir aux citoyens, pour renforcer le pluralisme et l’indépendance des médias. La mise en œuvre de telles mesures est cependant très difficile.
L’essentiel est toutefois de distinguer les échelles. Le populisme représente un défi pour les journalistes comme individus. Aux États-Unis, pour éviter de subir les critiques en partialité de la part des Républicains, les journalistes disent que les deux partis « vivent dans leur propre réalité ». En apparence, c’est neutre et objectif, mais c’est de fait inexact.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Deuxièmement, il y a aussi les journalistes en tant que groupe social, qui doivent lutter contre une stratégie de divide ut regnes. Lors des conférences de presse, quand Trump attaquait des journalistes individuellement, les autres journalistes ne les soutenaient pas afin de préserver leurs propres accès. Finalement, la troisième échelle concerne la question des institutions et la question du soutien au pluralisme des médias.
On ne peut pas considérer les médias comme un objet homogène et comprendre les différentes stratégies des autocrates — qui parfois critiquent l’ensemble des médias, parfois tentent de les diviser pour les influencer, parfois ont un oligarque qui les soutient et achète les médias.
Quelles pourraient être les répercussions de la crise politique française à l’échelle européenne, alors que la « vague populiste » a finalement été limitée lors des élections européennes ?
Le concept de « vague » me semble trompeur, car il revient à considérer le phénomène populiste comme naturel et inévitable, alors qu’il résulte souvent de la collaboration des partis de centre droit sans lesquels ils n’auraient pas la majorité.
Par ailleurs le Rassemblement national exerce une influence à l’échelle européenne dans la mesure où son succès peut servir de leçons aux autres mouvements d’extrême droite. Marine Le Pen par exemple a montré à quel point la défense ostensible des Juifs en France avait permis de la dédiaboliser — alors même que son parti a été co-fondé par un ancien Waffen-SS.
L’autre leçon de l’évolution des mouvements populistes européens, que Marine Le Pen a bien apprise, c’est qu’il est très utile d’avoir deux partis d’extrême droite qui coexistent. Pour Giorgia Meloni, l’existence de Matteo Salvini est une bénédiction : elle peut habilement s’en distinguer, tout en étant la seule à pouvoir travailler avec lui. En France, l’apparition du Parti Reconquête a également été une bénédiction pour Marine Le Pen.