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La dissolution de l’assemblée nationale et la tenue d’élections législatives anticipées ouvre une période d’incertitude profonde pour la France. Loin de se cantonner à un enjeu de politique intérieure, cet événement s’inscrit dans un contexte stratégique en mutation rapide depuis février 2022 et qui a percolé dans le débat politique. La position française d’île stratégique sans menaces à ses frontières, au cœur d’une Europe en paix, explique largement l’absence des enjeux militaires et géopolitiques dans le débat public depuis la fin des années 1990. La posture stratégique française évolue depuis plus de trente ans dans un espace politique national qui, de la part de l’opinion et des forces politiques, semble moins tenir du consensus que du désintérêt. Les choix de priorités stratégiques et de modèles de forces ont largement été délégués à la technostructure et s’inscrivaient dans une ambition de « continuité raisonnable » qui consistait en une préservation des acquis statutaires de l’ordre issu de la Guerre froide, à moindre coût : État doté de l’arme nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité, pourvoyeur de sécurité en Afrique et acteur secondaire mais omniprésent dans de nombreuses coalitions de gestion de crise, il s’agissait pour la France de maintenir ses positions, dans un contexte marqué par la mondialisation des échanges, la démonétisation de l’usage de la force et son corollaire : la diminution tendancielle de l’effort de défense.
Depuis la charnière de 2015 et l’irruption sur son sol du terrorisme islamiste de masse conjugué à l’agression russe de l’Ukraine, la France vit dans un questionnement renouvelé qui s’accompagne d’un paradoxe : alors même que la compréhension des problématiques internationales semble imposer un effort majeur de remontée en puissance, Paris voit d’une part ses marges de manœuvre se restreindre sur le plan économique et d’autre part son modèle de forces être écartelé entre plusieurs directions possibles que le pouvoir politique ne semble pas vouloir — ou pouvoir — arbitrer. Héritant d’ambitions tous azimuts dans plusieurs zones — l’Europe de l’Est, la Méditerranée orientale, l’Afrique et le Moyen Orient, l’Indopacifique — la France hésite. La dernière actualisation de la revue stratégique, en 2022, prenait acte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui assumait la confrontation directe par les armes. Elle fixait dix objectifs stratégiques qui avaient le mérite de la cohérence et d’une vision systémique des enjeux, mais donnaient l’impression que la France — comme souvent — voulait être « un peu partout », comme si aucun sujet n’était prioritaire, comme si les moyens n’étaient pas comptés. Or, derrière l’antienne classique du modèle « complet » qu’elle entend maintenir, la France oscille en fait entre plusieurs modèles de forces, alors qu’elle ne pourra plus, à l’avenir, n’investir que dans un seul. La récente loi de programmation militaire, inédite par l’ampleur de l’effort qu’elle représente depuis la chute du mur de Berlin, suffit de fait à peine à « payer pour le modèle que nous avons », en assumant une transformation sans accroissement des moyens et des effectifs. La crise politique intérieure actuelle et les conséquences économiques qu’elle pourrait avoir sur la LPM imposeront sans doute une clarification stratégique, des choix qui seront des renoncements et, en conséquence, une nouvelle orientation des modèles de force. Le pire, sans doute, serait une fois encore de ne rien choisir vraiment et de n’utiliser que le rabot pour des réductions homothétiques de moyens dans notre « armée bonsaï » pour reprendre l’expression de Jean-Dominique Merchet. À la différence du confort stratégique des années 2000, les changements sont là — brutaux, rapides, proches, intenses. L’invasion russe de l’Ukraine est sans doute l’événement qui modifie le plus profondément le contexte stratégique français. Même si notre territoire national reste une île stratégique au cœur de l’Europe, sans menace directe à ses frontières, les grandes conséquences du conflit façonnent de nouvelles permanences.
Première permanence : la menace russe restera élevée, quoi qu’il arrive
Ce conflit consacre le retour d’un haut niveau de menace militaire de manière durable aux frontières de l’Europe, dans un contexte de désintégration de l’essentiel de l’architecture de sécurité négociée avec l’URSS puis la Russie après l’Acte final d’Helsinki de 1975. Quel que soient les scénarios d’évolution du conflit en Ukraine, de la défaite totale de Kyiv à la libération de son territoire national en passant par une situation plus ou moins figée, il n’y a pas, à horizon prospectif d’une quinzaine d’années, de scénario qui verrait un retour possible d’une architecture de sécurité négociée et pacifiée entre la Russie et les pays de l’espace européen. Certes, il ne s’agit pas pour la Russie de se proposer d’envahir le continent comme le Pacte de Varsovie était en position de le faire pendant quarante ans. Mais la volonté des cercles dirigeants russes, au-delà de Vladimir Poutine, est de miner le projet européen de société ouverte et démocratique, qui représente pour eux un repoussoir absolu. De fait, l’invasion ou la déstabilisation d’un seul pays membre de l’OTAN et de l’Union serait, tout comme la chute de l’Ukraine, une mise en péril du projet européen. Il faut l’admettre : pour longtemps, toute « stabilité » européenne passera par le maintien de volumes importants de forces conventionnelles aux frontières orientales de l’Europe, dans le cadre d’une lutte informationnelle acharnée. Cette nouvelle réalité sera associée à des mesures de réduction des risques pour clarifier le calcul stratégique et éviter au moins les « conflits sur un malentendu » mais avec une capacité limitée de dialoguer avec Moscou. L’idéal de l’OSCE — la cohabitation polie — est mort et enterré.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Si certains pays de la région sont ou seront capables d’assurer une grande partie les efforts capacitaires terrestres requis, comme la Finlande ou la Pologne, les trajectoires économiques et politiques des pays d’Europe centrale et orientale nécessiteront un engagement additionnel de la part des pays d’Amérique du nord et d’Europe occidentale. Il se concrétisera au minimum par des forces de réassurance aériennes et navales associées à des capacités « clef de voûte » — satellites, guerre électronique, cyberdéfense, ISR 1 et, bien entendu, dissuasion nucléaire. Cet engagement devra possiblement avoir un complément substantiel de forces terrestres, selon la capacité de régénération de ses propres forces qu’aura conservé la Russie à l’issue du conflit. Pour toutes ces capacités, l’incertitude croissante sur la pérennité, la fiabilité et l’ampleur de l’engagement américain ne facilitent pas l’équation. Au-delà du maintien formel ou non de Washington dans l’OTAN et de la crédibilité de leur engagement à assumer la mise en œuvre de l’article 5 en cas d’agression d’un État membre, les moyens militaires américains demeurent sous le contrôle du Commander in Chief, le Président des États-Unis qui peut, par un ordre exécutif, les retirer de l’espace européen. Le consensus bipartisan américain pour donner la priorité à l’Asie et le maintien de liens forts avec le Proche Orient font que la puissance américaine, même avec la meilleure volonté du monde, ne sera pas forcément toujours en capacité d’assumer un engagement en Europe, même sous la forme d’un « simple » soutien aux opérations.
Dans ce premier domaine que le conflit en Ukraine bouleverse, la défense de l’espace de l’Europe de l’Est et du Nord, la France a aujourd’hui l’ambition d’assumer un rôle à la fois d’allié exemplaire et de nation cadre qui supposerait de la voir en capacité de commander un corps d’armée et de déployer de manière durable l’équivalent d’une division de combat avec ses soutiens. Mais la « durabilité » de cet engagement se heurte à la réalité du deuxième domaine que transforme le conflit en Ukraine — celui de la guerre d’attrition.
Deuxième permanence : l’attrition redevient la forme normale de la guerre industrielle
Par son ampleur, sa durée, l’intensité de ses combats, la guerre en Ukraine marque le retour du gouffre de la guerre d’attrition. Cette réalité d’un conflit qui « consomme » hommes et matériels comme un puit sans fond se heurte à la conception capacitaire héritée des années 1990 et qui prévoit dans les pays occidentaux de faire reposer le combat sur un nombre sans cesse réduit de forces compensant leurs faibles effectifs par un haut niveau de préparation opérationnelle, des matériels de pointe et une domination dans la profondeur par l’arme aérienne. Un modèle qui, dans de nombreux pays européens — dont la France — s’est accompagné d’une fin de la conscription et d’un démantèlement des infrastructures qui lui étaient consacrées depuis la fin du XIXe siècle ainsi que d’une réduction drastique des capacités de production de l’industrie de défense. Or ce modèle, celui de la « foudroyance » chère à l’armée française, est sans doute appelé à ne constituer sur le plan historique qu’une brève parenthèse, au moins dans un espace européen où la profondeur stratégique russe et l’inexorable prévalence du combat en zone urbaine impliquent qu’il ne sera jamais possible de rééditer Desert Storm et d’obtenir en quelques semaines la capitulation d’un adversaire par la désorganisation et l’anéantissement de son appareil militaire sans subir de pertes majeures. La conséquence est qu’il faudrait se préparer, a minima, à soutenir dans la durée la division — 25 000 hommes — promise par la France à l’Europe de l’Est en prévoyant un taux d’attrition élevé — 15 à 25 % par an de pertes humaines et matérielles, pendant au moins trois et peut-être cinq ans. Aucun plan, aucun budget, aucun effort capacitaire — et surtout pas la LPM — ne nous en met en capacité de remplacer des pertes qui pourraient atteindre, chaque année, plusieurs milliers d’hommes et plusieurs centaines de véhicules pour cette seule division. Faire face à une telle attrition impose un modèle de forces qui, aux côtés des capacités « haut du spectre », serait capable de mobiliser rapidement au profit de l’espace européen des matériels rustiques pouvant être produits en masse par une industrie aux capacités latentes réservées. Des matériels confiés à des forces humaines en réserve, instruites préalablement. Il ne s’agit pas de « refaire » un service national, mais plutôt d’aller vers une forme de garde nationale à l’américaine, bien plus massive, territorialisée mais pouvant être déployée et capable d’opérer dans la durée face à l’omniprésence de la menace dans la profondeur, troisième domaine dans lequel la guerre d’Ukraine impose ou plutôt parachève une transformation déjà à l’œuvre dans les conflits précédents.
Troisième permanence : la démocratisation de la frappe dans la profondeur
La démocratisation de la frappe dans la profondeur est née de la rencontre de moyens de détection et de communication avancés et de la prolifération des drones et munitions téléopérées et plus largement de la diffusion d’une électronique civile de qualité à l’échelle mondiale. Elle permet à des acteurs déconcentrés, de la section d’infanterie au groupe armé, de mettre en œuvre de façon quasi-autonome des moyens de frappe à faible coût capables de saturer par leur nombre les moyens de défense antiaérienne conventionnels pensés pour la menace des aéronefs et des missiles haut du spectre et de mettre en échec les forces de la foudroyance qui reposent sur des effectifs réduits à haute valeur ajoutée. Des Houthis en Mer rouge aux drones russes Lancet dans les plaines d’Ukraine, cette démocratisation de la frappe dans la profondeur implique que la frontière entre le front et l’arrière devient de plus en plus floue et que nul espace, terrestre ou maritime, n’est plus complètement à l’abri d’une menace latente, difficile à détecter et qui sans toujours infliger de pertes irrémédiables constitue un facteur d’usure matériel et psychologique. Il y a parfois un certain optimisme qui consiste à penser que cette « ère du drone » sera brève et que les moyens de se défendre contre ces mobiles — en commençant par la guerre électronique — mettront bientôt un terme à leur menace. S’il est exact de penser que leur place va sans doute refluer par rapport au pic actuel, la transformation induite par la diffusion mondiale de la robotique civile bon marché et de l’intelligence artificielle ne disparaîtra pas et sera probablement un moment transformatif équivalent à celui de l’apparition du moteur à explosion ou de l’aéroplane.
Avec l’allonge rapide de la portée des drones, aériens mais aussi navals, que la guerre d’Ukraine entraîne, cette évolution relativise également la notion d’île stratégique française. Le territoire national a aujourd’hui un schéma de défense antiaérienne assez pauvre en moyens antiaériens au sol et repose sur une aviation de chasse en nombre sans cesse réduit, ainsi que sur la dissuasion nucléaire censée décourager toute attaque de la part des adversaires « symétriques » sur le sanctuaire hexagonal. Mais en se situant à la fois sous le seuil nucléaire et dans un spectre pouvant saturer et/ou pénétrer les défenses classiques, la démocratisation de la frappe dans la profondeur fait peser une menace nouvelle dont l’évolution capacitaire est rapide : les nouveaux drones aériens ukrainiens pourraient avoir une portée de plus de 2000 kilomètres — ce qui mettrait Paris à la portée de la frontière bélarusse — tandis que les derniers projets de drones navals et sous-marins, largement autonomes, peuvent opérer sur plusieurs centaines de miles nautiques. Ainsi, un navire civil porteur de drones aériens et navals pourrait, en s’approchant des côtes bretonnes ou varoises, lancer une attaque de saturation susceptible de décapiter les bases navales françaises en métropole — un « Pearl Harbor des drones », en somme. Là encore, le modèle de forces actuel est à ses limites, reposant peut-être trop sur la dissuasion nucléaire comme moyen de sanctuariser (enfin) le sol national après des siècles de recherche d’une sécurité introuvable dont l’apogée fut le traumatisme de juin 1940. Les échecs russes en matière de défense dans la profondeur et en Mer noire démontrent que le recours à la dissuasion nucléaire n’est pas toujours pertinent, loin de là, face à cette catégorie de menace. La démocratisation de la frappe dans la profondeur est une vulnérabilité inédite. Elle croise — tout à l’extrême du spectre des armements — une mutation profonde de la menace nucléaire.
Quatrième permanence : la fin de l’âge du confort nucléaire pour la France
L’arme nucléaire est le quatrième grand domaine pour lequel le conflit en Ukraine impose une transformation. Sanctuarisé par la dissuasion nucléaire contre toute menace « existentielle », l’État russe pourra durablement alterner les rôles de perturbateur et d’agresseur, sans qu’il ne soit jamais possible d’aller « à Moscou » comme on a pu aller « à Bagdad » chercher un changement de régime — même si le soutien à des forces perturbatrices reste possible. Cette importance de l’arme nucléaire à la fois en surplomb et au cœur des forces armées s’accompagne d’un intérêt nouveau de la part des autres puissances pour des options qui ne relèvent plus de la « dissuasion chimiquement pure et strictement nationale », telles que la sanctuarisation agressive.
Relativement sanctuarisée elle aussi à la fin de la Guerre froide, la dissuasion française avait opéré une mutation qui assura sa pérennité. Alors apte à assumer une certaine gradation dans la montée au seuil nucléaire intégrée aux forces et épaulée par un corps de bataille conventionnel en Allemagne, elle était menacée dans son existence même par la disparition du Pacte de Varsovie. Préservée avec la prudence de la sagesse, elle devint purement stratégique, presque « intemporelle », consacrée à la défense en dernier ressort d’intérêts vitaux jamais clairement définis et que seul un « ultime avertissement » séparait d’un emploi massif. Plus que la fermeture du plateau d’Albion, dont l’existence était liée au besoin d’extrême réactivité en cas de crise, c’est l’abandon de la Force aérienne tactique et de la composante terrestre mobile (Pluton puis Hadès) qui a entériné cette mutation. Or tous les pays dotés ou aspirant à se doter de l’arme nucléaire ne sont pas dans cette approche de la dissuasion cantonnée à une stricte suffisance totalement défensive. Ainsi, l’accroissement rapide de l’arsenal chinois, en composantes comme en volume et en technologies, pourrait placer les États-Unis, pour la première fois depuis 1945, face à deux « pairs nucléaires », sans qu’il soit possible en 2024 d’assumer le two powers standard que le Royaume Uni assuma (brièvement) sur le plan naval à la fin du XIXe siècle. Au-delà de la Chine, les puissances nucléaires sont toutes dans un schéma de montée en puissance au moins qualitative de leur arsenal, alors que de nouvelles technologies émergent et que la Russie a décidé de renouer avec une posture de menace — au moins par les mots — en matière nucléaire.
C’est un défi pour les capacités nationales françaises. Pour l’heure, la composition et le volume de l’arsenal nucléaire français, malgré une ambition affichée « tous azimuts » imposent de se limiter à un seul grand adversaire en cas de crise pour que l’idée de dommages inacceptables reste crédible : la France ne peut pas dissuader simultanément la Russie et la Chine à haut niveau de crédibilité. Tenir compte de l’essor et de la mutation des arsenaux adverses pour demeurer crédible dans le nouvel âge nucléaire suppose à la fois d’adapter le seuil de l’arsenal à un niveau de menace plus élevé mais aussi de le moderniser et de le diversifier pour le rendre crédible. Et ce d’autant plus que les menaces sur les bases et les vecteurs de la dissuasion, on l’a dit, changent avec la démocratisation de la frappe dans la profondeur.
D’essence purement nationale, la dissuasion française vit, de fait, depuis son origine dans un espace européen bénéficiant du parapluie américain. Il est peu contestable que la France bénéficie indirectement du contexte de la présence américaine en Europe. Cette présence lui a toujours permis d’être dans une situation doublement confortable : elle pouvait d’une part bénéficier de son indépendance d’appréciation, douter publiquement de la crédibilité de l’engagement américain et se proclamer solidaire de l’espace européen, tout en n’ayant pas à approfondir cette réflexion sur l’importance et les contours de nos intérêts vitaux en Europe, puisque Washington était malgré tout là pour assumer, au moins par les mots et sa présence, la protection nucléaire de cet espace en premier. Un retrait formel de la garantie nucléaire américaine en Europe serait pour la France une forme de victoire à la Pyrrhus : elle consacrerait à la fois la justesse de son analyse et la placerait au pied du mur — contrainte soit de renoncer à la non-prolifération (et donc à sa spécificité) au profit de ses voisins, soit de leur donner des garanties de sécurité qui l’exposeraient à un niveau de menace décuplé sans que ne s’accroissent ni sa profondeur stratégique ni ses moyens financiers pour l’assumer. Et ce alors qu’elle est, par son statut de puissance moyenne démocratique, une cible privilégiée des mouvements de la société civile qui entendent la contraindre à renoncer unilatéralement à sa dissuasion.
Face aux quatre cavaliers du changement stratégique : la fin des illusions ?
Les inflexions que nous venons de décrire s’inscrivent dans un contexte stratégique mondial qui, là encore, place la France en position difficile. L’affirmation de la puissance chinoise s’accentue et le couplage économique avec l’Europe rend difficile le choix d’une opposition ouverte. Le maintien d’un haut niveau d’importations d’énergies fossiles, malgré une diversification louable des fournisseurs, est porteur de risques d’appauvrissement et de vassalisation par le déficit du commerce extérieur et la dette. L’émergence des puissances nouvelles des États d’un « Sud » qu’on évitera de croire global porte des défis complexes qu’une lecture trop binaire du monde ne permettent pas d’affronter. Le recul des positions françaises en Afrique traumatise une partie du monde militaire et de la classe politique, sans qu’il soit toujours possible de faire prévaloir une froide lecture des intérêts politiques et économiques. Et, en surplomb, la montée du tsunami climatique semble aussi inexorable que désarmante.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Paradoxe français qui nous ramène aux élections législatives anticipées : alors que les défis stratégiques n’ont jamais été aussi divers, cruciaux et existentiels, alors que le pays n’a jamais été aussi tributaire d’équilibres européens et mondiaux qui le dépassent, la classe politique française continue, quelles que soient ses orientations, d’élaborer des propositions largement nationales, centrées sur le mode de vie et le pouvoir d’achat, et décorrélées du contexte stratégique. De sa dépendance aux importations à son intégration aux flux mondiaux de commerce en passant par la possession de sa dette par les investisseurs étrangers et sa participation à une monnaie unique qui la protège des chocs les plus rudes, la France ne peut tourner le dos à des mécanismes dans lesquels sa voix et sa puissance pèsent, mais qui contraignent également ses choix et politiques publiques, sur fond de vieillissement démographique, de crise climatique et de tension sur les ressources naturelles. Même si la classe politique française peine à en prendre la mesure à la veille d’élections historiques, ce contexte complexe et qui nous lie au monde contribue à diminuer inexorablement les marges de manœuvre françaises et par là même ses possibilités de choix stratégiques et de modèles de forces. Au moins cette fois les questions stratégiques s’invitent-elles, un peu, dans le débat public — même si elles brillent encore par leur relative absence des programmes politiques en dehors de l’Ukraine.
Priorités stratégiques et modèle de forces
Le premier impératif est celui d’un nécessaire choix dans nos priorités stratégiques, qui imposera un choix dans notre modèle de forces. Indissociables, ces deux dimensions doivent être pensées ensemble, en cohérence. Or ce point n’est pas toujours bien compris. Officiellement, le modèle français est « complet ». Il est censé donner à la France des capacités dans tous les domaines et dans tous les milieux. Avec cette limite qu’un tel modèle coûte d’autant plus cher qu’on veut qu’il soit puissant — et donc repose sur des forces nombreuses. Face au mur budgétaire, on cherche donc depuis trente ans à maintenir la complétude par le rabot plutôt que par le scalpel, usant un ensemble dont la profondeur devient inexistante. Ce maintien d’un modèle théoriquement complet a un effet pernicieux : il nous incite à nous fixer des objectifs partout — les objectifs justifiant le modèle de forces autant que l’inverse.
Au-delà de l’évident constat que la plupart de ses capacités sont aussi brillantes que chichement comptées, la France hésite en fait entre trois modèles, qui sont liés à trois choix stratégiques : d’une part « l’armée d’Afrique », d’autre part les « forces de l’Indopacifique » et enfin l’armée « du limes européen ». Le tout avec, en surplomb, l’ambition de maintenir une présence dans toutes les niches du haut du spectre stratégique : nucléaire, balistique, spatial, hypervélocité, cyber, etc.
Les ambitions affichées dans l’Indopacifique et concrétisées par la mission « Pégase », devenue annuelle, sont élevées. La France, « nation indopacifique » par ses territoires et ses centaines de milliers de citoyens, semble souhaiter s’engager dans la compétition de puissance dans la région, si nécessaire jusqu’aux seuils les plus élevés — même si elle revendique une posture d’équilibre souvent mal comprise localement. Mais le corollaire est qu’elle devrait développer pour être crédible un modèle de forces aéromaritimes autrement plus étoffé, disposant de groupes aéronavals et amphibies plus nombreux et renforcés, de sous-marins nucléaires d’attaque en plus grand nombre et de forces terrestres pré-positionnées disposant de moyens de combat adaptés au théâtre. Être capable d’un raid isolé depuis la métropole — toujours dans le paradigme de la foudroyance — peut avoir une utilité militaire, mais avec peu de lendemains. Faut-il sacrifier une partie de l’Armée de terre au profit de la Marine et de l’Armée de l’Air et de l’Espace ? Au risque d’être démunis sur le flanc est de l’Europe et dans les eaux métropolitaines ? Les eaux du Pacifique sont-elles vraiment plus importantes pour nous que celles de la façade atlantique ou de la Méditerranée ? À l’évidence : non.
De même, les ambitions toujours affichées de « pourvoyeur de sécurité » en Afrique et au Proche-Orient et le modèle de forces de l’Armée de terre nous poussent vers un autre modèle, expéditionnaire léger, qui est celui qui a permis à la France d’être très souvent en première ligne en Afrique dans des interventions qui évitaient soigneusement le combat symétrique prolongé. Un modèle de forces qui repose sur les segments léger et médian, sur l’aérotransportation, sur des matériels rustiques et des régiments de « guépards » très entraînés à donner des coups rapidement mais sans pouvoir trop en encaisser. Faut-il persévérer dans ce modèle de la foudroyance — léger, mobile et rustique — et sacrifier définitivement le segment de décision blindé chenillé pour regagner des marges de manœuvre budgétaires ? Ou au contraire cesser de croire que l’avenir stratégique de la France passe forcément par l’Afrique, admettre que toutes les grandes armées du monde se constituent autour d’un segment de décision lourd, et que sur le plan géographique il faut se concentrer sur la défense de la Méditerranée dont la rive sud devient militairement plus forte qu’elle ne l’a jamais été ?
Enfin, les ambitions d’être un allié « exemplaire » en Europe de l’Est impliqueraient d’aller vers un modèle de forces terrestres de bataille à grande puissance de feu, avec la capacité de commander un corps d’armée et de déployer — on l’a dit de manière durable et face à une attrition sensible — une division complète. Là encore, le modèle de forces est différent et devrait, pour fonctionner, reposer sur un corps de bataille au moins en partie français, adossé à des réserves humaines et matérielles pouvant effectuer une véritable « montée en puissance » et remplacer les pertes au combat. Il suppose, aux côtés de segments légers et médians toujours utiles, l’existence d’un segment de décision lourd puissant, blindé chenillé, avec une artillerie et des capacités de frappe dans la profondeur renouvelées et étoffées, disposant comme pendant la Guerre froide de moyens de soutien du génie en nombre suffisant. Le tout, adossé à une industrie de défense terrestre puissante. Mais ce renouveau de la masse terrestre aurait un coût. Faut-il sacrifier les ambitions navales dans l’Indopacifique ou même le groupe aéronaval pour être en capacité d’assurer la défense du limes européen face à la Russie ? Ou au contraire assumer que nous sommes décidément trop loin de l’Est pour que l’investissement se justifie et déléguer à d’autres, Pologne et Allemagne, le soin d’être les garants de la sécurité régionale ?
Enfin, en surplomb, on l’a dit, la dissuasion doit elle aussi réfléchir à son format et son modèle de forces. Les quatre SNLE qui en forment l’ossature ne permettent qu’une assurance crédible face à un seul grand adversaire nucléaire et la prolifération des menaces sous-marines fragilise ce format minimal. Les Forces aériennes stratégiques peuvent certes frapper l’autre bout du globe depuis la métropole, mais leurs effectifs sont réduits. Un retour à un format à six sous-marins serait sans doute plus sage, mais le coût en serait élevé. Il ne faut pas oublier en outre que la dissuasion nucléaire a besoin, pour être crédible et fonctionner, d’importants moyens conventionnels pour assurer sa sécurité, notamment en contexte de crise. Une « montée en puissance » nucléaire en cas de crise majeure ponctionnerait ainsi une part considérable des forces conventionnelles, ce qui demande un modèle de forces adapté à la mise en bastion des approches maritimes et du territoire métropolitain. Alors, faut-il augmenter le nombre de SNLE ? Ou aller vers des moyens de frappe mobile dans la profondeur, des missiles balistiques sur transport érecteur lanceur, pouvant être déployés ailleurs en Europe ou même outremer ? Avec des vecteurs consacrés à l’arme nucléaire ou de nature duale ? La composante aérienne et aéronavale doit-elle revenir à un rôle plus « tactique », en mer ou à terre ? Ou au contraire être sacrifiée pour financer un retour de la composante terrestre mobile ? Faut-il rechercher le maintien de la crédibilité de la dissuasion en allant vers les technologies les plus modernes ou faut-il assumer un accroissement du volume de l’arsenal et un retour à des silos nombreux mais moins couteux pour s’éviter les coûts exponentiels de la modernisation ? Faut-il se concentrer sur la protection des forces plutôt que sur l’accroissement de leur volume ?
Il n’y a pas de réponse évidente à ces nécessaires choix de priorité stratégiques et de modèles de forces, seulement le constat que nos marges budgétaires se réduisent, que notre démographie est en berne, que, les défis ne se séquençant pas, l’économie « de guerre » est difficile à assumer et qu’il ne peut plus être question de se contenter du « savoir tout faire, un peu ».
Choisir une posture
Au fond, le choix le plus important, au-delà de la gestion des priorités stratégiques, est peut-être celui du destin de la posture nationale et de l’ambition stratégique française. Implicitement, les priorités de 2022 s’appuyaient toujours sur l’idée d’un destin national hors normes qui plaçait la France en situation de responsabilité non seulement pour elle-même, mais également pour l’Europe et le reste du monde. Peu de pays se pensent de la sorte. Faut-il faire évoluer cette « certaine idée de la France » ?
Dans un contexte de recomposition politique profonde, il nous semble opportun de proposer, sans tabou, quelques options.
Une voie possible serait, à l’image de l’abandon de l’East of Suez par le Royaume Uni en 1967, de se recentrer sur l’espace européen et ses approches maritimes. La France assumerait de ne plus être un pourvoyeur de sécurité urbi et orbi. Cela condamnerait nos ambitions à toujours être présents dans chaque crise, chaque instance, chaque processus. Nos territoires ultramarins et leurs populations n’auraient plus vocation à être défendus quoi qu’il en coûte, mais cela nous permettrait d’abandonner les capacités expéditionnaires les plus lointaines au profit d’un corps de bataille étoffé ainsi que de moyens dédiés à la protection des voies d’approvisionnement de l’Europe, tâche que peu de pays peuvent prétendre assumer ou même coordonner en l’absence des États-Unis.
Un autre choix est le « grand large », assumant l’abandon de l’idée d’être un allié exemplaire en Europe pour rechercher une action nationale plus indépendante. La France se désengagerait de l’Europe de l’Est en espérant que d’autres mettraient un terme aux ambitions impériales russes. Elle pourrait tenter de se maintenir en Afrique et anticiper les menaces en Méditerranée, tout en conservant une capacité d’intervention en Indopacifique. Dans ce scénario, proche des espoirs des conservateurs britanniques après le Brexit, la France se concentrerait sur les espaces « communs » (mers, cyber, spatial) et sur son rôle de « pompier de crises », toujours prompte à agir, mais sans pouvoir durer. Ce scénario supposerait des partenariats hors Europe assez solides pour pouvoir passer le témoin le cas échéant en cas de crise prolongée.
Existe-il un scénario « européen », la fusion de notre puissance dans une forme d’armée commune au vieux continent ? Rien n’est moins sûr. L’idée revient régulièrement d’une forme de mise en commun des moyens de défense mais si la défense de l’Europe progresse et reste solide — surtout à travers l’OTAN — la « défense européenne » se paye surtout de mots. Face aux défis stratégiques, les sociétés européennes et leurs gouvernements ont pour l’heure des réponses très hétérogènes, avec comme seul point commun de maintenir une forme de ferveur quasi religieuse dans la protection américaine au point de refuser même d’évoquer le risque de sa disparition, à quelques mois de la possible réélection de Donald Trump. Si certains pays font, comme la Pologne, de gros efforts capacitaires, c’est toujours avec en arrière pensée l’idée que Washington sera là, pour assurer le leadership et fournir les « capacités clef de voûte ». Mais dans tous les cas, ce scénario européen, ce n’est pas à la France de le « choisir » sur le plan stratégique et il ne pourrait guère naître — hélas — que d’un conflit majeur qui pousserait vers une décision proche de la proposition d’union franco-britannique offerte par Churchill à la France, un peu tard, en juin 1940…
Enfin, il y a le scénario a minima, de la défense territoriale low cost. Celui d’une France tellement ruinée dans ses capacités économiques qu’elle ne pourrait et ne voudrait plus assumer que le strict minimum, acceptant de devenir un « passager clandestin de la sécurité collective » comme peuvent l’être l’Autriche ou l’Irlande. Il faudrait alors investir dans des capacités de déni d’accès aérien, naval et terrestre et devenir un îlot dangereux — à l’image de la défense territoriale finlandaise. La France abandonnerait toute ambition de défense collective au profit d’un isolement plus ou moins splendide et d’une neutralité au moins de façade. Le PIB serait épargné et, dans un premier temps, les relations avec certaines puissances en affirmation plus cordiales. Mais le destin du pays serait entre d’autres mains. Certains assument cette position en Europe avec plus ou moins de facilité depuis un demi-siècle — mais y sommes-nous prêts ? Surtout, au-delà d’un territoire national préservé éventuellement par la dissuasion et la défense territoriale, qui défendrait nos voies d’approvisionnement ?
Un scénario a maxima existe-il encore de manière crédible ? Sans doute pas. Assumer toutes les ambitions encore affichées en 2022, compte tenu de l’évolution du contexte stratégique, demanderait un effort de défense qui, en proportion de notre richesse, s’élèverait aux niveaux de la Guerre froide, 4 ou 5 % d’un PIB en berne. Il faut l’admettre : notre optimum de croissance économique est loin, notre optimum démographique également et nous sortons rapidement de notre optimum climatique et énergétique. Il faudra choisir et renoncer. Naturellement, les choix ne seront jamais aussi manichéens que les trajectoires envisagées ici. Il existe certainement, dans chaque scénario, des idées utiles à envisager. Mais la seule certitude que nous avons en matière stratégique est que les défis s’accroissent et les moyens diminuent. Il nous reste l’exemple de la Résistance et de la France Libre, l’idée que rien n’est jamais perdu, et une finalité à défendre, la survie du projet français dans ce siècle des périls.