Points clefs
  • Différentes extensions de l’indexation des salaires sur les prix — au-delà du seul SMIC — peuvent être envisagées et débattues.
  • Le cas belge suggère que l’indexation universelle et intégrale est possible mais invite à penser son articulation avec des dispositifs complémentaires qui en contrôlent les effets.
  • En France, un système de hausse dégressive permettrait de manière réaliste d’échapper au phénomène de « smicardisation ».

Pendant les trois semaines qui nous séparent des résultats de la nouvelle Assemblée nationale en France, nous proposons de replacer ces élections législatives à l’échelle pertinente — en contextualisant, par la comparaison, ses grands débats. Pour suivre et profiter de l’intégralité de nos travaux, abonnez-vous au Grand Continent

Ces dernières années, la soudaine hausse de l’inflation a conduit la CGT et la France insoumise à défendre une indexation des salaires sur les prix, en invoquant le modèle belge et la France des Trente Glorieuses — comme nous allons le voir, cette dernière référence est en réalité souvent inexacte. D’après un sondage d’octobre 2022, la mesure est soutenue par quasiment tous les Français1. Cependant, elle s’est peu imposée dans la discussion publique jusqu’ici. Maintenant qu’elle fait partie du programme du Nouveau front populaire, cela pourrait changer. Cette étude propose à cette fin quelques éléments d’analyse pour ouvrir le débat.

Une question souvent mal posée

Dans une économie de marché, on peut considérer que le salaire est toujours partagé entre deux fonctions  : jouer le rôle d’un prix sur le marché du travail, avec ses fonctions d’incitation et d’allocation  ; et définir le niveau de vie des travailleurs, ce qui invite à une régulation de son niveau, de sa distribution et de ses évolutions. Comparés à d’autres économies comme les États-Unis, les systèmes économiques européens, dont la France, donnent un rôle bien plus important à la seconde fonction. En particulier, un employeur ne peut pas baisser unilatéralement le salaire nominal de ses salariés. Dans le cas du salaire minimum français, il existe même une protection du salaire réel du fait de l’indexation du SMIC sur l’inflation : dès que les prix augmentent de 2 %, le salaire minimum augmente d’autant et les employeurs doivent s’y plier.

Mais cette protection du pouvoir d’achat du salaire ne s’applique pas aux autres salaires que le salaire minimum, ni dans le secteur public ni dans le secteur privé. D’où l’idée d’une indexation des salaires sur les prix  : tous les ans ou plus fréquemment, comme le SMIC, les employeurs seraient contraints d’aligner les salaires nominaux au moins sur la variation des prix.

Dans l’épisode inflationniste actuel, on a parlé d’une « smicardisation » des rémunérations.

Ulysse Lojkine

Il s’agit donc d’une mesure de stabilisation du niveau de vie, le protégeant en période inflationniste et contraignant momentanément à faire peser l’ajustement sur les marges des entreprises. On peut aussi y voir une mesure concernant la distribution des salaires. Dans l’épisode inflationniste actuel, on a parlé d’une « smicardisation » des rémunérations : puisque seul le salaire minimum était indexé sur les prix, il a rattrapé de nombreux salaires et de nombreux salariés proches du SMIC ont été rattrapés par celui-ci, « avalant » parfois des années d’ancienneté. Le résultat est une compression des inégalités salariales, non contrôlée selon des principes d’égalité, mais imposée par les circonstances au prix d’un sentiment d’injustice. 

Si le sujet ne s’est pas imposé dans le débat public jusqu’ici, c’est sans doute en partie parce qu’il est également très peu étudié par les économistes. Sans doute principalement à cause d’une idée influente chez les macroéconomistes ces dernières décennies selon laquelle l’un des risques principaux auquel fait face une économie serait une spirale salaires-prix, c’est-à-dire une spirale inflationniste où les entreprises réagissent à des hausses de salaires par des hausses de prix pour préserver leurs marges, et les travailleurs, notamment par l’intermédiaire des syndicats, réagissent aux hausses de prix par des revendications de hausses de salaires pour préserver leur niveau de vie. Cette préoccupation est alimentée en particulier par l’étude d’une période spécifique : l’inflation des années 1970. En France à l’époque, dans un contexte où le chômage monte mais reste limité, où plus d’un tiers des salariés sont syndiqués et où les grèves sont fréquentes, on observe effectivement une telle concomitance de l’inflation et des hausses de salaires, spirale qui s’est révélée difficile à contenir et n’a finalement été cassée qu’au prix de plusieurs plans d’austérité.

Afin d’examiner cet argument, nous proposons d’examiner deux cas : l’histoire des indexations et désindexation françaises, et l’indexation belge.

Si le sujet ne s’est pas imposé dans le débat public jusqu’ici, c’est sans doute en partie parce qu’il est également très peu étudié par les économistes.

Ulysse Lojkine

Le cas français et le cas belge

Lorsque le sujet de l’indexation est évoqué dans la presse, on lit souvent que l’indexation de l’ensemble des salaires sur les prix aurait eu cours en France entre 1952 et 19832. C’est inexact : la loi Pinay du 18 juillet 19523 concerne le seul salaire minimum. Certaines conventions collectives, négociées branche par branche par les syndicats, adoptent alors à leur tour le principe de l’indexation. Pour casser l’inflation, le gouvernement interdit ces clauses en 19584 ; elles réapparaissent progressivement après 1968 et il est possible qu’elles aient été relativement prévalentes, sans être systématiques, dans les années 1970.

De nouveau, ces clauses sont censurées par le gouvernement à partir de 1982-83, lors du gel des prix et des salaires puis de la période de « rigueur » socialiste qui s’ensuit. Une échelle mobile universelle à la belge n’a donc jamais existé en France — et même en Belgique, son universalité est due à l’inscription dans tous les accords de branche. C’est donc plutôt une forme de désindexation indirecte que met en place le gouvernement de l’époque en censurant ces clauses dans les conventions collectives qui en disposaient.

Il accomplit également une autre désindexation, celle du point d’indice, et à travers lui de la rémunération des agents publics. Il est difficile de déterminer avec certitude dans quelle mesure l’indexation avant cette date était automatique, mais il semble qu’elle était bien la règle : la rupture est nette lorsqu’on observe une série longue comme celle de la figure infra.

En Belgique au contraire, il existe bien, jusqu’à aujourd’hui, une indexation généralisée des salaires sur les prix, qui est précisément décrite dans un article récent de Bernard Conter et Jean Faniel5. Selon les branches, l’indexation a lieu selon le principe du « pivot », c’est-à-dire que les salaires sont indexés dès que les prix ont gagné 2 % par rapport à la précédente inflation, ou à une fréquence fixe, en général annuelle. Si ce système a été en vigueur de manière quasi-continue durant des décennies et l’est encore aujourd’hui, son histoire est néanmoins pleine d’évolutions et de conflits. Au début des années 1980, à la même période inflationniste où le gouvernement Mauroy gèle les salaires, l’indexation est exceptionnellement suspendue, ce qui arrive de nouveau en 2015 sous le gouvernement libéral de Charles Michel — cette fois, semble-t-il, plutôt dans un but de compétitivité.

En Belgique, il existe bien, jusqu’à aujourd’hui, une indexation généralisée des salaires sur les prix.

Ulysse Lojkine

Plus important encore, les lois du 6 janvier 1989 puis du 26 juillet 1996 mettent en place un système dit de « marge salariale ». Celle-ci est fixée tous les deux ans en fonction de l’évolution des salaires en Allemagne, en France et aux Pays-bas ; à l’inverse de l’indexation, elle porte un plafond aux hausses de salaires que peuvent proposer les employeurs.

Il est dès lors intéressant de se demander comment le système belge a réagi à l’épisode inflationniste récent ouvert en 2021 : l’indexation a-t-elle déclenché la spirale entre salaires et prix que les économistes redoutent ? On peut observer pour cela les données d’inflation excluant l’énergie et l’alimentation, ses deux composantes les plus sensibles aux importations : ce seraient au contraire tous les prix qui devraient être emportés par une telle spirale.

Or comme le montre la figure supra, cette courbe a sensiblement la même forme qu’on la trace en Belgique, en France, en Allemagne ou pour l’ensemble de la zone euro. La courbe française est plus basse que les autres, certainement parce que la moindre dépendance aux importations d’énergie a réduit la sensibilité de la France au choc inflationniste. Si l’on compare la Belgique, l’Allemagne et la zone euro, les trois courbes sont proches : l’inflation belge est un peu au-dessus sur la plupart de la période, impliquant un écart de prix qui se creuse et sur lequel nous reviendrons. Mais le mois dernier, les courbes se rejoignent : il n’y a donc pas eu de spirale entre salaires et prix en Belgique et l’indexation n’a nullement empêché l’inflation de redescendre à un taux relativement indolore de 3 %.

La comparaison des courbes montre qu’il n’y a pas eu de spirale entre salaires et prix en Belgique malgré l’indexation, et que celle-ci n’a nullement empêché l’inflation de redescendre à un taux relativement indolore de 3 %.

Ulysse Lojkine

En Belgique, le système d’indexation a bien permis de maintenir le pouvoir d’achat des salaires ; selon l’OCDE, il s’agit du seul pays européen dont le salaire réel moyen a augmenté entre 2022 et 20236. Ce sont donc les marges des entreprises qui ont absorbé le choc — ainsi que les finances publiques puisque le gouvernement a offert une réduction et un report de cotisations patronales pour l’année 20237.

Il convient néanmoins d’être prudent et d’envisager la possibilité d’épisodes inflationnistes qui ne se résorbent pas par eux-mêmes. Il faudrait alors les désamorcer par d’autres outils comme la politique budgétaire ou le contrôle de certains prix — comme l’a d’ailleurs fait le gouvernement français au cours de l’épisode inflationniste actuel en contenant les prix de l’énergie, sans doute notamment pour limiter la hausse du SMIC indexé ; et des mesures analogues ont semble-t-il été prises par le gouvernement belge — sans doute pour des raisons du même ordre.

Steve Johnson

L’autre point important qui appelle à la prudence dans la comparaison avec la Belgique est la taille de l’économie belge et son degré d’intégration commerciale dans l’économie européenne  : on peut considérer qu’elle s’approche du modèle de « petite économie ouverte » des économistes. Dans un tel contexte, le risque posé par une hausse des salaires n’est pas tant une hausse des prix — face à la concurrence internationale, les producteurs nationaux ne sont pas libres de leurs prix — qu’une perte de compétitivité internationale.

C’est la motivation principale et explicite du système de marge salariale évoqué plus haut, même s’il est contesté par les syndicats belges8. Les hausses de salaires sont plafonnées en fonction de l’écart entre les salaires belges et ceux des voisins européens (Allemagne, France et Pays-Bas) : si les salaires belges sont mieux protégés que ceux des pays voisins au cours d’un choc inflationniste, alors ce système impose une modération salariale dans les années suivantes. Dans le cas de l’épisode actuel, les salaires réels belges pourraient désormais devoir stagner plusieurs années.

Si les salaires belges sont mieux protégés que ceux des pays voisins au cours d’un choc inflationniste, alors ce système impose une modération salariale dans les années suivantes.

Ulysse Lojkine

Le renforcement du système en 1996 peut s’expliquer en vue de l’entrée dans l’euro : en l’absence de la possibilité de dévaluer sa monnaie pour rétablir la compétitivité, le plafonnement des hausses de salaire réalise une forme de dévaluation interne. En un sens, ce mécanisme revient à institutionnaliser l’idée que l’indexation est un dispositif de stabilisation et non de hausse durable des salaires ; en d’autres termes, les marges des entreprises absorbent le choc mais sont censées se rétablir à moyen terme. Étant donné la situation de la balance commerciale française, cette question de la compétitivité devrait sans doute tenir un rôle au moins aussi important que celle d’une potentielle spirale inflationniste dans un débat sur l’indexation.

Plusieurs versions de l’indexation

Ces éléments historiques nous invitent aussi à enrichir le débat en notant qu’on peut concevoir de multiples versions de l’extension de l’indexation au-delà du seul salaire minimum. Une des manières les plus simples de concevoir cette extension en France serait de réindexer les salaires du secteur public à travers le point d’indice — comme c’était le cas avant 1982. Au-delà de l’effet sur les agents publics, on peut espérer une répercussion sur le privé par le jeu du marché et de l’établissement d’une forme de norme sociale.

Une autre manière de restreindre le champ de la mesure serait de raisonner en termes de salaires. Lorsque les députés de la France insoumise avaient proposé une mesure d’indexation à l’Assemblée en novembre, ils proposaient de l’appliquer jusqu’à deux fois le salaire médian dans le secteur privé, soit la grande majorité des salariés9, mais on pourrait concevoir un seuil plus bas, comme cela est parfois discuté en Belgique. Un des problèmes d’une telle restriction (comme de celle aux fonctionnaires), serait de diviser les salariés — et de sortir du principe d’universalité du droit du travail. C’est sans doute la raison pour laquelle les syndicats belges ont voulu maintenir jusqu’à aujourd’hui une indexation universelle. Cela n’empêche nullement de défendre par ailleurs une réduction des inégalités de salaires, mais en utilisant des outils appropriés et sans qu’elle soit dictée par les contingences de l’inflation.

On peut concevoir de multiples versions de l’extension de l’indexation au-delà du seul salaire minimum.

Ulysse Lojkine

Dans ce cadre, une forme d’indexation dégressive a été proposée dans le débat belge par l’économiste Étienne de Callataÿ10. Sa proposition est celle d’une indexation à deux étages : 1°) une indexation du salaire minimum sur l’inflation, comme c’est déjà le cas en France aujourd’hui ; 2°) un report uniforme en montant de cette hausse du salaire minimum sur tous les autres salaires. Par exemple, si le SMIC horaire brut est de 11,5 euros et que l’inflation est de 5  %, l’indexation du SMIC implique une hausse de 58 centimes, qui pourrait être appliquée telle quelle à tous les salaires horaires.

Là où l’indexation du seul SMIC conduit à la « smicardisation » évoquée plus haut, alors qu’une indexation intégrale à la belge préserve mécaniquement les écarts relatifs de salaires — si vous gagnez 50  % de plus que le salaire minimum avant la hausse des prix, il en ira de même après —, ce système de hausse dégressive préserverait les écarts absolus nominaux — si vous gagnez 500 euros de plus que le SMIC avant la hausse des prix, il vous garantit de maintenir cet écart après. En Belgique, une telle réforme représenterait un affaiblissement du système d’indexation intégrale en place, mais en France, elle serait synonyme d’extension par rapport à la seule indexation du SMIC.

Conclusion

Il existe plusieurs manières d’étendre l’indexation des salaires sur les prix au-delà du seul salaire minimum. L’expérience belge constitue sans doute le cas le plus intéressant. Elle suggère que l’indexation intégrale pourrait apporter un complément cohérent au droit du travail en protégeant efficacement le revenu des travailleurs contre les chocs inflationnistes, à condition de s’inscrire dans le cadre d’une stratégie macroéconomique plus générale de contrôle de l’inflation et de maintien de la compétitivité — stratégies qui, bien sûr, sont elles aussi ouvertes au débat politique.

Sources
  1. Sondage Ifop en partenariat avec le JDD, « Le regard des Français concernant l’indexation des salaires sur l’inflation », 20 octobre 2022.
  2. Mathilde Damgé et Dorian Jullien, « Faut-il indexer les salaires sur l’inflation, comme le proposent les députés « insoumis » ? », Le Monde, rubrique Décodeurs, 22 octobre 22, republié le 30 novembre 2023.
  3. Loi n°52-834 du 18 juillet 1952 : salaire minimum interprofessionnel garanti, JORF du 19 juillet 1952. Voir aussi Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952, volume II. Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, chap. 35.
  4. Jacques Moden, « L’indexation des salaires (I) », Courrier hebdomadaire du CRISP, 1983/12 (n° 997), p. 1-27. Je remercie Lucie Rondeau du Noyer pour m’avoir indiqué cette information et cet article.
  5. Bernard Conter et Jean Faniel, « Belgique. Hausse des salaires nominaux, aides publiques ponctuelles et perte de pouvoir d’achat », Chronique Internationale de l’IRES, vol. 180, no. 4, 2022, pp. 123-138.
  6. OECD Employment Outlook 2023, p. 34, fig. 1.15
  7. « La réduction ONSS de 7,07 % et d’autres mesures entreront en vigueur prochainement », Securex, 9 décembre 2022.
  8. FGTB, Argumentaire. Loi de 96 (loi sur la norme salariale), novembre 2022.
  9. Julie Carriat, « Contre l’inflation, les « insoumis » plaident pour limiter les marges et indexer les salaires », Le Monde, 30 novembre 2023.
  10. Mateo Alaluf et Etienne de Callataÿ, « Faut-il revoir l’indexation des salaires ? », débat dans la Revue politique, 12 septembre 2021.