Points clefs
- Ce 9 juin, 67 % des électeurs de Marine Le Pen de 2022 (en France métropolitaine, hors Paris) auraient à nouveau glissé un bulletin RN dans l’urne, alors que seulement 30 % des électeurs d’Emmanuel Macron de 2022 auraient fait de même pour la liste « Besoin d’Europe » menée par Valérie Hayer.
- Le résultat est intermédiaire pour les partis de gauche et de centre-gauche : sur 100 électeurs de gauche en 2022, 58 % ont plébiscité une liste de gauche ou de centre-gauche le 9 juin.
- L’abstention n’est que de 28 % parmi les électeurs de Marine Le Pen, contre 42 % pour les électeurs d’Emmanuel Macron et 36 % pour les électeurs des candidats de gauche et de centre-gauche à la présidentielle.
Depuis cinq ans, nous avons aidé plus de 25 millions de personnes à comprendre l’Europe en repartant des données. Ce travail cartographique et analytique indépendant a un coût. Pour le soutenir, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
En France, l’élection européenne du 9 juin dernier a vu la victoire triomphale du Rassemblement national (RN) de Jordan Bardella. Avec 31,4 % des voix, la liste RN n’a pas seulement obtenu un score plus de deux fois supérieur à celui de la liste macroniste arrivée seconde ; elle semble également avoir conquis l’ensemble du territoire français, s’imposant en première place dans plus de 90 % des communes et dans 92 sur 96 départements français.
En réponse à cette défaite majeure, Emmanuel Macron a annoncé au soir du scrutin la dissolution de l’Assemblée nationale, convoquant des élections anticipées les 30 juin et 7 juillet. Si une nouvelle défaite du camp présidentiel apparaît probable, la capacité du RN à obtenir une majorité parlementaire absolue face à une gauche unie constitue désormais la principale inconnue du scrutin.
Selon un sondage récent réalisé par Cluster17, 60 % des personnes interrogées se déclarent certaines d’aller voter lors du prochain scrutin législatif, tandis que 26,5 % indiquent être certaines de ne pas aller voter. Une participation de l’ordre de 60 à 75 % des voix apparaît dès lors probable. Or avec une telle participation en hausse (51,49 % des inscrits a voté aux européennes), le résultat pourrait être assez différent de celui observé le 9 juin dernier.
Pour chercher à prévoir un résultat qui n’a jamais paru si incertain, il semble opportun de tester deux hypothèses :
- Dans le cas où le résultat du 9 juin découlerait d’une progression massive du RN dans l’opinion, une mobilisation plus importante pourrait jouer en sa faveur.
- Dans le cas inverse ― celui d’une victoire aux européennes résultant d’une mobilisation déjà plus forte de son électorat ―, les réserves du RN seraient plus limitées, et le parti d’extrême droite pourrait obtenir des scores moins nettement favorables lors du prochain scrutin législatif.
Une vague frontiste en trompe-l’œil
Au premier abord, les résultats du scrutin du 9 juin montrent une « vague » d’extrême droite l’emportant partout, le RN semblant s’imposer comme un nouveau « parti de masse » (Volkspartei) dominant dans l’ensemble des régions françaises. Un chiffre cependant invite à la prudence : avec 7,8 millions de voix, le RN a certes obtenu deux millions de voix supplémentaires par rapport à l’élection de 2019, mais dans le même temps, il a reçu environ 300 000 voix de moins qu’au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 ― et près de 5,5 millions de voix de moins qu’au second tour de ce même scrutin. Du fait de la participation relativement modeste lors du scrutin européen en France (51,5 %, contre 73,7 et 72,0 % aux deux tours de l’élection présidentielle), les presque 8 millions de voix recueillis le 9 juin ont cependant pesé bien plus fortement dans la balance que lors des scrutins de 2022. C’est là le principal paradoxe de la victoire européenne du RN : s’il a obtenu un résultat historiquement élevé, le parti d’extrême droite n’a été plébiscité que par une petite minorité ― 16 % ― des inscrits.
Pour mieux comprendre les transferts de voix qui ont eu lieu entre les élections nationales de 2022 et l’élection européenne de 2024 dans l’électorat français, nous avons utilisé un modèle d’inférence écologique1.
Ce modèle statistique utilise les différences dans le comportement électoral en 2022 et 2024 au niveau municipal pour estimer les transitions entre le vote de 2022 et le vote de 2024. Par exemple, si les communes qui votaient fortement pour les partis du président de la République en 2022 s’abstiennent très fortement en 2024, le modèle en déduira que de nombreux ex-électeurs macronistes se sont abstenus ; à l’inverse, si les communes où les électeurs de la majorité présidentielle étaient nombreux en 2022 voient le vote RN s’accroître fortement en 2024, il en déduira qu’une partie de ses électeurs se sont reportés vers le RN. Cette méthode ne présente pas la précision d’une enquête par sondage, mais fournit des indications utiles qui ont été confirmées empiriquement2. Ici, on s’intéresse plus particulièrement aux transitions entre le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 ― pour lequel la participation était la plus élevée ― et l’élection européenne de 2024 en France.
En appliquant cette méthode à l’ensemble des départements de France métropolitaine, sauf Paris — qui ne compte qu’une seule commune — on obtient le résultat suivant :
Le modèle suggère que le RN doit principalement sa victoire électorale du 9 juin a une bien meilleure mobilisation de son électorat. Le 9 juin, 67 % des électeurs de Marine Le Pen en France métropolitaine hors Paris auraient glissé un bulletin RN dans l’urne, alors que seulement 30 % des électeurs d’Emmanuel Macron auraient fait de même pour la liste « Besoin d’Europe » menée par Valérie Hayer. Le résultat est intermédiaire pour les partis de gauche et de centre-gauche : sur 100 électeurs de gauche en 2022, 58 % ont plébiscité une liste de gauche ou de centre-gauche le 9 juin. L’abstention n’est que de 28 % parmi les électeurs de Marine Le Pen, contre 42 % pour les électeurs d’Emmanuel Macron et 36 % pour les électeurs des candidats de gauche et de centre-gauche à la présidentielle. Une proportion non négligeable d’anciens électeurs d’Emmanuel Macron (14 %) s’est par ailleurs reportée vers les listes de gauche et de centre-gauche lors des européennes, accentuant sa déroute.
Les reports entre les trois principaux « blocs » apparaissent en réalité assez limités. Les flux les plus importants sont celui allant du vote Emmanuel Macron aux listes de gauche (14 %) et celui, d’ampleur plus faible en volume, allant des candidats de droite au RN (20 %). Pour le reste, c’est surtout l’abstention beaucoup plus importante au centre et à gauche qui aurait profité à la liste de Jordan Bardella, dont près de 80 % de l’électorat avait déjà voté pour l’extrême droite (Le Pen ou Zemmour) au premier tour des élections présidentielles de 2022.
La géographie des gains du RN : les vases communicants de la droite et la démobilisation de la gauche
S’il existe bien une diffusion du vote RN dans l’électorat, celle-ci est donc à chercher principalement dans les 20 % des soutiens de la liste Bardella provenant de la droite, du centre, de la gauche ou des abstentionnistes. Il s’agit là d’une masse non-négligeable d’électeurs ― environ 1,6 millions de personnes ― qu’il faut cependant mettre en regard des 2 millions d’électeurs de Marine Le Pen qui se seraient cette fois abstenus et des 250 000 électeurs qui ont quitté le RN pour l’une des trois familles centristes.
Notre modèle situe les gains les plus forts du RN dans deux types de départements : ceux qui constituent de plus longue dates des zones de force du parti d’extrême droite (Var, Meuse, Somme) et ceux qui, jusque là, se trouvaient aux marges de la géographie du vote RN (Mayenne, Gers, Corrèze). À l’exception de la Normandie et de la Mayenne, la plupart des départements de la deuxième catégorie se trouvent dans la « diagonale du vide » ou en Corse. Dans ces derniers espaces, peu densément peuplés, on peut effectivement observer une croissance du RN qui peut être qualifiée d’historique, et qui présente un effet de « rattrapage » vis-à-vis de la moyenne nationale. La progression du RN dans l’électorat entre 2022 et 2024 y est d’environ 6 points. Dans les départements de la première catégorie, on observe une progression d’une ampleur similaire sur fond de popularité déjà élevée du RN ― le parti s’y sédimente et s’y affirme comme force dominante localement.
Selon notre modèle, plus de huit électeurs sur dix ayant nouvellement rejoint le RN proviendraient du camp présidentiel ou de la droite traditionnelle — seul un sur sept ayant voté pour l’un des candidats de gauche au premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Le flux est un peu plus important depuis la droite (environ 670 000 électeurs) que du centre-droit (510 000 électeurs), mais le premier flux est beaucoup notable en termes relatifs du fait du faible score de la droite aux élections présidentielles. Entre 2022 et 2024, la droite traditionnelle a vu un quart de son électorat (860 000 personnes) migrer vers le RN et Reconquête ; les quelque 560 000 votants passés du camp Macron à la droite ne suffisent pas à compenser les pertes.
Les partis du centre-droit souffrent d’une mobilisation un peu moins faible dans leurs bastions traditionnels de l’Ouest qu’en Île-de-France, où leur capacité de rétention de leur électorat est extrêmement faible : selon notre modèle, alors que 38 % des électeurs d’Emmanuel Macron dans le Calvados en 2022 auraient voté pour la liste menée par Valérie Hayer le 9 juin, cette proportion tombe à 13 % en Seine-Saint-Denis, 21 % dans le Val d’Oise et 22 % dans le Val-de-Marne. Les départements d’Île-de-France sont également les seuls où le camp présidentiel semble perdre massivement des électeurs au profit de la gauche : 35 % dans l’Essonne, 34 % en Seine-Saint-Denis, 32 % dans le Val d’Oise.
L’Île-de-France présente également une autre grande spécificité : le taux d’abstention des électeurs de gauche en 2022 y apparaît particulièrement fort, dépassant 50 % en Seine-Saint-Denis, Val d’Oise, Seine-et-Marne, Essonne et Yvelines. La plupart des départements du centre et de l’Ouest présentent un taux d’abstention présumé des électeurs de gauche nettement plus faible, de l’ordre de 30 % ; mais le nombre des électeurs de gauche y est aussi moins important en chiffres absolus.
Les clefs des législatives : mobilisation de la gauche, du centre et du centre-droit, vote de l’Île-de-France, réserves du RN
Notre modèle suggère que la victoire écrasante du RN le 9 juin dernier a été, pour une large part, la résultante d’une bien meilleure mobilisation de son électorat, alors même que les électeurs de gauche et du centre ou centre-droit s’abstenaient massivement. Lors du scrutin européen, avec 16 % de l’électorat, le RN constituait une minorité compacte susceptible de s’imposer dans un contexte de faible participation. Cette tendance s’inscrit dans une tendance plus large au niveau européen, où les hausses de participation favorisent les partis populistes sur fond de défiance généralisée pour le politique3. Elle touche l’ensemble du territoire français métropolitain.
La composition du prochain parlement français dépendra donc largement de la capacité du centre et de la gauche à mobiliser plus efficacement son électorat contre le Rassemblement national. Dans un contexte de défiance et de faible popularité de l’exécutif, cette tâche pourrait être particulièrement difficile pour le camp présidentiel. Elle apparaît peut-être un peu moins difficile pour la gauche, qui a pu compter aux Européennes sur le ralliement d’une partie de l’électorat macroniste notamment en Île-de-France. Enfin, les effets de la démobilisation de la gauche dans la périphérie parisienne pourrait être gommés, en partie, par sa très forte dominance dans les circonscriptions de cette zone. La capacité de la gauche d’éviter une démobilisation similaire à celle des européennes aux deux tours des législatives sera l’une des clefs de l’élection.
Le RN devrait, quant à lui, tenter de mobiliser à la fois les 1,5 à 2 millions de nouveaux électeurs qu’il a acquis dernièrement, mais aussi ― particulièrement entre les deux tours ― les électeurs s’étant reportés sur Marine Le Pen face à Emmanuel Macron au deuxième tour de 2022. Dans un scénario maximaliste qui reste peu probable, l’ensemble de ces électeurs constitue un potentiel d’environ 15 millions de personnes, soit plus de 60 % des votants du dernier scrutin législatif ; plus raisonnablement, le parti de Marine Le Pen pourrait mobiliser à la fois ses nouveaux soutiens — y compris une partie de l’électorat des Républicains proches de Ciotti — et ses électeurs du premier tour de 2022, soit 8 à 10 millions de personnes. Avec une participation de l’ordre de 65 à 70 %, cela correspond à un score de 25 à 35 % des voix. Il n’est cependant pas exclu que le RN tire partie de l’impression d’une « vague frontiste » massive dans les régions rurales pour attirer de nouveaux électeurs d’ici au 30 juin4. Dans cette perspective, le parti d’extrême droite apparaît en position de force.
La question cruciale de l’entre-deux-tours
Reste l’inconnue majeure des transferts de voix entre les deux tours.
Le scrutin à venir ― en fait, 577 scrutins locaux ― verra se multiplier les configurations de second tour opposant l’extrême droite à la gauche. Dans ces configurations — difficiles à modéliser du fait d’un historique limité — la capacité du centre-gauche à attirer les voix du centre-droit sera essentielle. À ce stade, la victoire du Nouveau front populaire dans la plupart des zones urbaines apparaît acquise ; celle du RN dans ses bastions historiques et leurs nouvelles extensions également. L’enjeu se concentrera donc dans les espaces intermédiaires et dans les zones rurales anciennement peu investies par le RN où le Parti socialiste a, sans doute assez stratégiquement, obtenu de nombreuses investitures. La candidature de François Hollande en Corrèze est, en quelque sorte, le symbole de cette nouvelle dimension.
La situation apparaît beaucoup plus défavorable pour les macronistes et la droite traditionnelle, dont on a vu les pertes importantes vers la droite comme vers la gauche. Le camp présidentiel pourrait peut-être mobiliser quelques réserves. Mais en l’absence de dynamique claire dans l’opinion publique, sa capacité à s’imposer dans les seconds tours l’opposant au centre-gauche (PS et écologistes) et au RN devrait être plus limitée qu’en 2019 ― lorsqu’il réussira à s’y qualifier. Le risque apparaît à ce stade très élevé de voir le centre et la droite réduit au statut de troisième force, condamnée à jouer un rôle d’arbitre entre une extrême droite très fortement renforcée et une gauche qui tentera de reprendre l’avantage.
Sources
- Rosen, Ori, et al. « Bayesian and frequentist inference for ecological inference : The R× C case. » Statistica Neerlandica 55.2 (2001) : 134-156.
- Plescia, Carolina, and Lorenzo De Sio. « An evaluation of the performance and suitability of R× C methods for ecological inference with known true values. » Quality & Quantity 52 (2018) : 669-683.
- Cf. Schulte-Cloos, Julia et Arndt Leininger. « Electoral participation, political disaffection, and the rise of the populist radical right. » Party Politics 28.3 (2022) : 431-443.
- Du fait de la méthode statistique employée, il n’est pas formellement possible d’exclure le scénario selon lequel des électeurs RN différents de ceux de 2022 auraient plébiscité la liste RN en 2024 dans les zones où le RN était déjà fort (erreur écologique). Dans ce cas, les réserves du RN pourraient être sous-estimées.