L’élection présidentielle d’avril 2022 a été marquée par une progression de l’extrême droite, principalement portée par le Rassemblement National (RN, ID) au niveau national. Sa candidate, Marine le Pen, a notamment réalisé de très bons scores en l’emportant face à Emmanuel Macron au second tour dans trois régions sur les treize que comptent la France métropolitaine : les Hauts-de-France, la PACA, et la Corse. En 2017, pour comparaison, Marine le Pen ne l’avait emporté dans aucune région. 

Éléments de contexte

Si la victoire de Marine le Pen dans les Hauts-de-France et en PACA n’est guère surprenante au vu de l’implantation territoriale du RN dans ces régions et de ses bons scores au niveau local et régional, la victoire lepéniste en Corse pose question. Comment se fait-il qu’une région qui vote depuis 2015 pour plus de dévolution et la défense de la langue corse puisse voter pour un parti qui proposa longtemps dans son programme la suppression des régions et l’interdiction de l’enseignement des langues régionales à l’école ?

Pourtant, à première vue, la Corse n’apparaît pas fracturée sur le plan électoral : en pourcentage des exprimés, le bloc nationaliste corse (autonomistes et indépendantistes) réalise les meilleurs scores d’Europe occidentale, devant les indépendantistes catalans, basques ou encore écossais. En juin 2021, les partis nationalistes corses réalisent un score cumulé de 70 % au second tour des élections territoriales, un record1. Face à eux, les unionistes ne sont plus représentés à l’Assemblée de Corse que par le Comité Central Bonapartiste (droite) dirigé de facto par le maire d’Ajaccio Laurent Marcangeli, proche d’Édouard Philippe. 

La victoire des nationalistes corses en décembre 2015 a provoqué l’effondrement et la recomposition du système politique corse. Le tripartisme gauche-droite-nationalistes corses a été supplanté de 2015 à 2020 par un front uni des nationalistes corses (indépendantistes et autonomistes) face à une droite divisée et au parti d’Emmanuel Macron. En juin 2021, la recomposition politique évolue, et débouche sur la division des nationalistes en quatre partis politiques, dont deux sont autonomistes (Femu a Corsica, FaC, ALE ; Partitu di a Nazione Corsa, PNC, ALE ; centre-gauche à centre-droit) et deux indépendantistes (Corsica Libera, CL, ALE ; Core in Fronte, CiF ; généralement classés à l’extrême-gauche), l’unité de la droite autour du maire d’Ajaccio, et la disparition des macronistes2

À aucun moment, le Rassemblement national n’a réussi à s’implanter au niveau local ou régional en Corse. Au premier tour des territoriales de 2021, le RN fait 4 %, c’est-à-dire le même score qu’aux élections territoriales de 2017,  et une liste dissidente d’extrême droite n’atteint même pas 1 %. La dernière présence du RN à l’assemblée de Corse remonte à 2015 où le parti avait réalisé 9 % au second tour, et avait obtenu 4 sièges sur les 51 de l’ancienne Assemblée de Corse. Au total, le FN/RN n’aura été présent à l’Assemblée de Corse qu’à 2 reprises : au début des années 90 et entre 2015 et 2017. 

La Corse est la seule région de France métropolitaine à disposer de son propre système de partis, reposant sur un clivage particulier. En l’espace d’une décennie, ce système de partis proprement corse s’est substitué au système de partis français traditionnel, dont plus aucun représentant ne siège à ce stade à l’Assemblée territoriale. Conséquence de cette autonomisation progressive de l’espace politique régional, la triparitition qui s’est récemment imposée en France au niveau national entre un bloc de gauche radicale, un bloc centriste et un bloc d’extrême droite n’est pas une grille d’analyse adaptée à la politique corse. Il faut donc l’appréhender autrement. 

Quelques hypothèses

En l’absence de sondage pour expliquer les raisons du vote Le Pen aux présidentielles, les responsables politiques locaux et les commentateurs de la vie politique insulaire ont avancé leurs propres théories. On peut notamment citer les hypothèses suivantes :

  • Les nationalistes corses et l’extrême droite française partagent des thématiques communes à travers la défense d’un peuple soi-disant menacé, ce qui expliquerait pourquoi les scores du FN aux élections nationales augmentent quand les scores des  nationalistes corses augmentent aux élections locales. 
  • L’arrivée massive de familles de France continentale, qui seraient plus enclines à voter RN fait monter le score du RN aux élections nationales sans avoir d’effet aux élections locales car le clivage politique corse est détaché du clivage politique national. 
  • Les autonomistes corses ne vont pas voter aux élections nationales par opposition à l’État français. Les indépendantistes refusent de voter car ils ne reconnaissent pas la souveraineté de la France sur la Corse. Ce sont donc les électeurs unionistes et les continentaux installés en Corse qui voteraient à ces élections et qui voteraient extrême droite.
  • Les électeurs corses seraient particulièrement réticents à l’immigration et attentifs à une éventuelle montée de l’insécurité en Corse, ce qui les pousserait à voter pour le RN. 

Les investigations sur la question du vote FN/RN en Corse se limitent aux travaux d’André Fazi, qui montre qu’il n’existe pas de corrélation au niveau insulaire entre le vote nationaliste corse et le vote FN/RN. Au-delà des travaux de Fazi, rien ne permet de comprendre d’où vient le vote FN/RN en Corse et qui sont les électeurs de Marine le Pen dans l’île. 

Pour évaluer les hypothèses précédentes, il peut être pertinent d’étudier les reports de voix entre les élections territoriales de 2021 et les élections présidentielles de 2022 en Corse, en portant une attention particulière au rôle de l’abstention, fréquemment sous-estimé dans l’étude des dynamiques électorales.

Analyse des transferts de voix

Afin d’estimer les reports de voix entre élections territoriales et présidentielles, on met en œuvre une méthode statistique dite « d’inférence écologique »3 s’appuyant sur les résultats des élections territoriales de 2021 et présidentielles de 2022 à l’échelle des 541 bureaux de vote corses. La diversité des résultats au niveau des bureaux de vote en 2021 et les comportements respectifs de ces bureaux aux élections présidentielles 2022 permet d’estimer les reports de voix entre les deux scrutins.

Pour le premier tour des élections présidentielles, notre modèle estime qu’environ deux-tiers de l’électorat de Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan est constitué de personnes s’étant abstenues aux élections territoriales. Les abstentionnistes sont ainsi bien plus nombreux parmi l’électorat de Marine Le Pen que parmi les électorats de tous les autres candidats. À l’inverse, une part importante de l’électorat nationaliste corse fait dès le premier tour des élections présidentielles françaises le choix de l’abstention. Les nationalistes corses sont peu nombreux (et moins nombreux que les électeurs de la droite non-nationaliste) à porter leurs suffrages sur Éric Zemmour et Marine Le Pen. La seule conséquence spécifique du vote nationaliste – qui se reporte par ailleurs sur la gauche, Macron, Le Pen et Zemmour dans cet ordre – est une surreprésentation du vote Lassalle au premier tour. Les électeurs « unionistes » (non-nationalistes) aux territoriales sont les seuls à participer de manière significative aux deux scrutins, portant leurs suffrages sur Emmanuel Macron, la gauche, Marine Le Pen et Éric Zemmour dans cet ordre.

Au second tour, ces tendances se confirment. Les électeurs de Marine Le Pen seraient, selon nos estimations, toujours plus de 50 % à s’être abstenus aux territoriales. La gauche et la droite unioniste plébiscitent Emmanuel Macron, tandis que les nationalistes, toujours abstentionnistes à plus de 50 %, donnent une légère avance à Marine Le Pen. On observe ici une différence assez nette entre les électorats nationalistes : tandis que les électeurs de Femu a Corsica (FaC, autonomiste, ALE) préfèrent Macron à Le Pen et que Corsica Libera (CL, indépendantiste, ALE) s’abstient très massivement, les électorats de Core in Fronte (CiF, indépendantiste) et du Partitu di a Nazione Corsa (PNC, autonomiste, ALE) se tournent plus volontiers vers le vote Le Pen à défaut d’abstention. Au sein du camp nationaliste, le contraste est assez net entre la majorité centriste-autonomiste (FaC) qui apparaît comme le plus « Macron compatible », l’ancien allié historique plus radical et marqué à  gauche (CL) de Jean-Guy Talamoni qui seul maintient une posture d’abstention systématique, et les deux autres formations d’opposition nationalistes (PNC et CiF) chez qui une certaine porosité avec le vote Le Pen existe au second tour, qui peut s’interpréter dans le cadre d’un « front anti-Macron ». En prenant en compte l’abstention, le vote Le Pen est d’un niveau similaire chez les unionistes et les indépendantistes.

Ces résultats dressent le tableau d’une île présentant trois électorats distincts : un électorat nationaliste (environ un tiers des inscrits) s’abstenant à 50 % aux élections présidentielles françaises ; un électorat unioniste (environ un quart des inscrits) mobilisé tant aux élections régionales que nationales et peu favorable à l’extrême droite ; enfin un électorat non mobilisé aux élections régionales participant à hauteur d’environ 60 % aux élections présidentielles, dont plus de la moitié des votants plébiscitent Le Pen au second tour.

Analyse géographique

Une analyse en clusters4 du vote des communes corses au premier tour des élections territoriales 2021 et aux deux tours des élections présidentielles 2022 permet d’identifier la localisation des différents électorats.

Dans un premier groupe de communes peu denses à l’intérieur de l’île (21 % des communes représentant 7 % des inscrits), le vote nationaliste représente près de 45 % des inscrits aux territoriales pour une participation importante, à hauteur de 70 %. Dans ces communes, l’abstention est massive au second tour des présidentielles (60 %), avec une légère avance d’Emmanuel Macron sur Marine Le Pen. Cette zone est représentative des bastions nationalistes fortement abstentionnistes aux élections présidentielles, dans lesquelles les dynamiques politiques ne sont pas particulièrement favorables à Marine Le Pen.

Dans un deuxième groupe de communes où la droite unioniste est forte (13 % des communes, 8 % des inscrits), Emmanuel Macron obtient ses meilleurs résultats au second tour avec un peu moins de 30 % des inscrits, malgré l’abstention de près d’un électeur sur deux. Le vote nationaliste n’y représente qu’environ 28 % de l’électorat au premier tour des territoriales.

Dans un troisième groupe de communes très nationalistes et peu denses (21 % des communes, 9 % des inscrits), les partis autonomistes dominent très nettement aux élections territoriales avec 45 % des inscrits (contre 12 % aux indépendantistes, soit un total de 57 % pour le bloc nationaliste), Marine Le Pen l’emporte au second tour sur Emmanuel Macron, avec une abstention de 45 % environ qui augmente nettement entre les deux tours. Ici, une certaine porosité entre vote nationaliste corse et vote nationaliste français existe, à la différence des communes de l’intérieur évoquées précédemment.

Un quatrième groupe de communes littorales représentant près des trois quarts de l’électorat (73 %) pour un peu moins de la moitié des communes (43 %) explique l’essentiel de la force du vote RN en Corse. Dans ces communes, l’abstention est du même niveau aux élections territoriales et présidentielles (entre 40 et 45 %), les nationalistes font un score assez faible (30 % des inscrits environ), et Marine Le Pen bat Emmanuel Macron au second tour de près de 10 points des inscrits.

À l’intérieur de ce groupe, et particulièrement dans les zones urbaines, l’abstention aux élections territoriales est fortement corrélée au vote Le Pen au second tour des élections présidentielles. Cette situation est illustrée par le graphique ci-dessous, qui présente ces deux indicateurs pour chacun des 42 bureaux de vote de la ville d’Ajaccio.

Conclusion

L’étude comparative des résultats des élections territoriales de 2021 et présidentielles de 2022 en Corse permet une évaluation nuancée des quatre hypothèses évoquées en introduction :

  • Les données ne permettent pas d’identifier de corrélation entre le vote nationaliste corse et le vote nationaliste français. Si une certaine porosité semble pouvoir exister dans une partie de l’électorat nationaliste d’opposition, cette tendance ne se vérifie pas en général : l’électorat nationaliste corse n’est pas plus porté à voter Le Pen que l’électorat unioniste. Dans les communes de l’intérieur où les relais politiques locaux sont nombreux, c’est l’abstention qui domine aux élections présidentielles françaises.
  • L’hypothèse d’un poids important de l’électorat dit « continental » dans le vote RN est plausible, eu égard à la faible participation de l’électorat de Marine Le Pen aux élections territoriales et à la concentration de cet électorat sur le littoral. L’électorat dit « continental » est cependant impossible à distinguer dans les données d’un électorat installé de longue date en Corse mais peu mobilisé sur les questions régionales ou paupérisé, dont la part dans l’électorat pourrait être importante. Une part importante du vote « continental » se retrouve par ailleurs dans le camp unioniste, relativement peu enclin au vote d’extrême droite. Plutôt que de mettre en équation de manière précipitée vote « continental » et vote Le Pen, il est plus prudent d’avancer que le vote Le Pen est principalement le fait de personnes désengagées de la politique régionale.
  • L’hypothèse d’une forte abstention des autonomistes et indépendantistes corses aux élections françaises est confirmée – cette abstention est même le choix majoritaire des électeurs nationalistes -, sans que les données permettent d’en déduire les motivations. Les électeurs unionistes, en revanche, sont encore moins enclins au vote Le Pen que les nationalistes.
  • Sur la question de la réticence à l’immigration comme motif du vote RN, les données disponibles ne permettent pas de conclure.

En prenant en compte l’abstention, le constat général est celui d’une « archipélisation »5 de l’électorat corse, au sein duquel cohabitent plusieurs ensembles aux comportements politiques bien distincts : nationalistes corses majoritairement abstentionnistes aux élections françaises ; nationalistes français majoritairement abstentionnistes aux élections corses ; unionistes participant plus volontiers aux deux séries de scrutins.

Dans chacune des élections, le poids de l’abstention contribue à fausser la perception des résultats : ni la majorité absolue des nationalistes aux élections territoriales ni la nette victoire de Marine Le Pen aux élections présidentielles ne doivent être surinterprétés dans les sens d’une « volonté populaire » unanime. Les mobilisations différenciées de ces électorats seront donc la clef des scrutins à venir. Le cas des élections législatives est particulièrement délicat : si l’élection présente une nette dimension nationale, trois des quatre députés actuels sont nationalistes (Paul-André Colombani, PNC ; Michel Castellani, FaC ; Jean-Félix Acquaviva, FaC) pour un seul unioniste (Jean-Jacques Ferrara, LR) ; ce contexte politique pourrait pousser à une plus forte participation de l’électorat nationaliste. Avec un RN local faible, tout dépendra de la capacité des nationalistes à mobiliser leur troupes d’une part, de l’attitude des abstentionnistes des territoriales de l’autre – car ces derniers pourraient bien, par leur nombre, décider l’élection.

Sources
  1. Pour une analyse détaillée de cette élection, voir André Fazi, Élections territoriales en Corse, 20-27 juin 2021, Bulletin des élections de l’Union européennes, n°2, mars 2022.
  2. L’effondrement des macronistes en Corse peut s’expliquer à la fois par une certaine proximité avec les idées des autonomistes (en faveur de plus de dévolution, défense de la langue, etc.) et par le discours de Bastia de février 2018 par Emmanuel Macron qui a été fortement critiqué par une partie de l’électorat insulaire.
  3. Modèle hiérarchique Dirichlet-multinomial. La théorie est exposée dans O. Rosen et al., Bayesian and frequentist inference for ecological inference : The R×C case, Statistica Neerlandica, 55(2), 2001. La fiabilité empirique de cette méthode a été montrée dans André Klima et al., Estimation of voter transitions based on ecological inference : An empirical assessment of different approaches, AStA Advances in Statistical Analysis 100.2, 2016.
  4. K-moyennes, distance euclidienne entre les vecteurs de vote.
  5. Pour l’analyse de cette notion dans le contexte français, voir Jérome Fourquet, L’archipel français, Seuil, 2019.