Cette semaine a été marquée le XVe forum de Kazan « Russie—monde musulman ». Historiquement, Kazan, la capitale du Tatarstan, a occupé une place majeure dans l’histoire russe, une importance symbolique qui se reflète dans le rôle joué par le Tatarstan dans la diplomatie islamique de la Russie. Moscou a en effet investi des efforts conséquents dans la construction d’une image de puissance islamique, incarnée soit par le modèle tatar soit par l’exemple plus polarisant de la Tchétchénie de Ramzan Kadyrov.
Mais il s’agit là bien plus que d’une simple opération de branding géopolitique ou commercial envers le monde islamique : les musulmans de Russie forment une communauté importante d’environ 15 % de la population russe, dont les valeurs conservatrices sont devenues centrales pour le régime dans sa quête d’une identité civilisationnelle qui s’oppose à l’Occident et au libéralisme.
Vu de Russie, l’islam est donc un enjeu intérieur, marqué par sa coexistence avec l’orthodoxie, entre des Russes ethniques et des minorités, mais également sous tension à cause de l’islamisme politique et du djihadisme, comme l’a montré l’attentat du Crocus City Hall en mars 2024. L’islam est également un enjeu extérieur, car dans la recherche de soutiens internationaux à sa croisade contre l’Occident, la Russie s’appuie sur plusieurs partenaires cruciaux au Moyen-Orient, en particulier la Turquie et l’Iran. Elle cherche également à préserver des relations constructives avec les États d’Asie centrale et l’Azerbaïdjan — ses derniers partenaires au sein de l’ancien monde soviétique.
1 — L’importance du Forum dans le paysage géopolitique actuel
Dans un contexte d’isolement croissant vis-à-vis de l’Occident, la Russie cherche à renforcer ses liens avec le Sud Global. Dans cette perspective, le monde islamique représente un partenaire stratégique majeur. Cette orientation n’est pas nouvelle : elle remonte au moins aux années 2000, lorsque la Russie avait commencé à resserrer ses liens avec le monde musulman et en particulier les puissances régionales du Moyen-Orient.
Le Forum de Kazan offre à la Russie une plateforme pour jouer la carte musulmane sur le plan civilisationnel, exhibant tolérance religieuse et respect des droits et de la culture des minorités musulmanes sur son territoire. C’est aussi un outil stratégique et économique. Le Forum de Kazan attire en effet de nombreuses entreprises privées du Moyen-Orient et des pays musulmans d’Asie désireuses de conclure des accords commerciaux avec la Russie, ainsi qu’avec les pays de la Communauté des États indépendants (CEI).
2 — La Russie et le marché halal
Le Forum de Kazan joue un rôle crucial dans la promotion du marché halal à l’échelle régionale. Depuis plusieurs années en effet, la Russie s’est positionnée comme un acteur majeur de ce marché, une décision qui trouve ses racines à la fois dans des politiques gouvernementales et des dynamiques socio-économiques et culturelles internes. La présence significative d’entrepreneurs musulmans russes, ainsi que les migrations de travailleurs en provenance d’Asie centrale et du Caucase, ont contribué à positionner la Russie comme un hub régional pour ce marché en plein essor.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
La Russie a donc déployé une stratégie proactive pour promouvoir le marché halal, en le présentant comme un élément clef de sa diplomatie économique et de ses relations internationales. Cette stratégie comprend des initiatives telles que l’intégration du marché halal dans des cadres multilatéraux tels que l’Organisation de coopération de Shanghai et les BRICS, ainsi que des partenariats spécifiques avec des pays du Moyen-Orient.
En outre, la Russie utilise le forum comme un moyen de renforcer son image en tant que destination touristique « halal-friendly », en opposition à la perception d’une Europe discriminant ses musulmans. Ce développement des liens économiques et culturels avec les pays du Moyen-Orient dépasse largement le cadre régional, englobant des partenariats significatifs, notamment avec la Malaisie, considérée comme un leader dans les normes halal.
3 — La politique russe envers l’islam dans les théories de l’eurasisme et de la « majorité mondiale »
La politique russe envers l’islam s’inscrit dans un cadre idéologique complexe, associant l’eurasisme et dorénavant la notion de « majorité mondiale ». Ces idéologies influencent la façon dont la Russie aborde sa propre diversité culturelle et religieuse.
L’eurasisme s’inscrit dans une tradition intellectuelle ancienne en Russie, remontant à l’entre-deux-guerres, qui présente l’identité civilisationnelle russe comme pluriethnique et pluri-religieuse face à l’Occident. Cette tradition met en avant la coexistence des populations slaves et turciques, orthodoxes et musulmanes, au sein du pays. Cependant, cette vision est ambiguë car si l’État russe insiste sur cette identité civilisationnelle, la population russe, elle, reste largement xénophobe et réticente à la mixité ethnique et religieuse.
La notion de « majorité mondiale », bien plus récente, accorde une place centrale à l’islam en tant que monde civilisationnel — réel ou imaginé — ayant un fort positionnement géopolitique anti-américain et anti-occidental. Cette idéologie, qui a pris de l’ampleur depuis 2022, perçoit la « rue arabe » comme un acteur géopolitique naturellement opposé aux États-Unis et partageant une critique commune du libéralisme occidental au nom du puritanisme islamique. Cette approche est utilisée aussi bien envers les musulmans russes qu’en direction de ceux du monde entier.
4 — La place de l’Islam dans les relations Russie-Iran
Il existe des différences significatives dans la façon dont Moscou et Téhéran instrumentalisent l’islam à des fins géopolitiques.
L’Iran promeut un islam chiite et revendique une identité révolutionnaire islamique, en soutenant activement les mouvements chiites à travers le monde. Dans un même temps, Téhéran adopte une approche pragmatique, travaillant avec des mouvements sunnites si cela sert ses intérêts géopolitiques, notamment dans son opposition aux États-Unis. Cette ambiguïté permet à l’Iran de se positionner à la fois comme leader du monde chiite et de de l’opposition islamique à la suprématie américaine.
La Russie quant à elle, par tradition, défend un islam sunnite, puisque c’est celui qui est répandu dans l’espace post-soviétique. En outre, elle a développé des partenariats avec un large éventail d’acteurs du monde musulman, y compris des pays qui sont opposés à l’Iran comme l’Arabie saoudite. Et les relations russo-iraniennes sont généralement conduites sur la base d’intérêts économiques et stratégiques bien compris, plutôt que sur des enjeux religieux conjoints. Cependant, des dialogues religieux peuvent avoir lieu en parallèle. Le soutien commun à la Syrie de Bashar al-Assad a bien évidemment renforcé la coopération entre les deux pays.
5 — Perception russe de l’État Islamique
La Russie considère l’État islamique comme un ennemi majeur et une menace à ses partenaires clefs que sont l’Iran, la Syrie de Bachar Al-Assad et, dans une moindre mesure, les talibans. Cependant, dans la sphère publique russe, dominent des discours conspirationnistes qui affirment que l’État islamique serait lié aux États-Unis et financé par la CIA. C’est là un héritage de la période soviétique, lorsque les moudjahidines afghans étaient soutenus par les États-Unis.
C’est dans cette optique que le régime russe a essayé de créer un lien entre l’Ukraine et l’attentat du Crocus City Hall conduit par l’État islamique-Province du Khorassan, afin de dessiner un triangle « États-Unis-Ukraine-État islamique ». Cette stratégie vise à polariser le débat géopolitique en présentant la Russie, l’Iran, la Syrie et les talibans comme opposés à un axe mené conjointement par les États-Unis et l’État islamique.
6 – Différences dans l’approche de l’Europe de l’Est et de l’Asie centrale
Il existe des contradictions idéologiques significatives dans l’approche de la Russie envers l’Europe orientale et l’Asie centrale. L’idéologie du « monde russe » est tournée vers les populations qui partagent des liens culturels et linguistiques avec la Russie, Cette politique concerne surtout l’Europe centrale et orientale, notamment l’Ukraine et le Belarus, mais également la Moldavie et les pays Baltes.
En revanche, en Asie centrale, l’approche de la Russie est inspirée par l’eurasisme, mettant l’accent sur la reconnaissance de la diversité religieuse et ethnique de la région. Dans cette perspective, la Russie se positionne comme faisant partie du Sud Global et du monde non-occidental plutôt que de chercher à imposer une identité russe propre.
Il existe donc deux types d’« impérialisme » russe : le premier a un fond ethnique et linguistique, le deuxième est plus ouvert sur la diversité culturelle. Depuis l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin cherche à mieux coordonner ces deux approches idéologiques.
7 — Concilier les identités orthodoxe et musulmane de la Russie : un système en « matriochka »
D’une manière similaire, la Russie navigue entre son identité orthodoxe et son identité musulmane. Au premier abord, ce jeu sur deux tableaux peut sembler contradictoire, pourtant il ne l’est pas au sein de la doctrine officielle russe, parce que la Russie y est pensée comme un État-civilisation.
Cet état-civilisation suppose l’existence de différentes identités coexistant harmonieusement, ce qui fait partie du grand récit national affirmant que la Russie serait une fédération de différents peuples tous unis par une même destinée historique. En réalité, les statuts sont loin d’être égalitaires. Il existe une hiérarchie symbolique pyramidale, avec le peuple russe et l’Église orthodoxe en position de « premier parmi les égaux », suivis par les musulmans et autres minorités ethniques et religieuses.
Depuis les années 1990, il existe des accords explicites entre l’Église orthodoxe et les différentes administrations islamiques qui représentent les musulmans de Russie, ainsi que les représentants du bouddhisme et du judaïsme. Ces quatre religions dites traditionnelles, reconnues comme telles dans la législation russe, bénéficient de droits garantis. Cela permet aux mouftis russes de se positionner comme des partenaires subalternes de l’Église orthodoxe, même si parfois certains d’entre eux protestent discrètement contre des décisions qu’ils estiment trop favorables à l’orthodoxie ou aux Russes ethniques en général. Mais ce système de type « matriochka » fonctionne relativement bien au niveau des institutions officielles.
8 — Évolution des relations entre la Russie et l’Asie centrale
Depuis l’invasion militaire de l’Ukraine, les relations entre la Russie et les États d’Asie centrale ont évolué. Les pays de la région ont cherché à prendre une plus grande distance géopolitique et culturelle de Moscou, tout en maintenant des liens économiques étroits. Le jeu d’équilibre est délicat car paradoxalement, l’Asie centrale profite économiquement de la guerre en Ukraine, puisqu’elle est devenue une plateforme importante pour l’économie russe dans son contournement des sanctions.
Depuis l’attentat du Crocus City Hall, les relations entre la Russie et le Tadjikistan se sont tendues. Le président tadjik Emomali Rahmon a initialement exprimé son soutien à la coopération sécuritaire avec Moscou, en mettant l’accent sur la lutte contre un djihadisme sans identité nationale. Mais les tensions se sont intensifiées au sein de la population tadjike, tant au Tadjikistan qu’au sein de la diaspora en Russie, mécontente d’être assimilée au jihadistes et d’être maltraitée par les autorités russes.
Le Tadjikistan tente désormais de réaffirmer son autonomie stratégique vis-à-vis de la Russie, demandant respect et considération mutuelle dans les relations bilatérales. Cependant, la situation reste complexe, car de nombreux citoyens d’Asie centrale et les migrants sont sont pris en tenaille entre d’une part la confrontation à des conditions de vie difficiles en Russie et une montée de la xénophobie, et d’autre part une horreur envers les actes terroristes et une solidarité envers les victimes de l’autre.
9 – La place des musulmans dans le système social et politique russe
Les musulmans occupent actuellement une position de « numéro deux » parmi les minorités ethniques, les Russes ethniques étant considérés comme « premiers parmi les égaux ». Cette place est due en partie à leur nombre, étant la minorité religieuse la plus nombreuse, ainsi qu’au rôle institutionnel crucial des institutions islamiques dans le soutien au régime.
Cependant, il existe des tensions au sein des diverses identités islamiques russes. Les communautés musulmanes de la Volga et de l’Oural diffèrent significativement de celles du Nord Caucase sur le plan historique et culturel. Il existe également des différences au sein de ces deux grands ensembles, par exemple entre les Tatars et les Bachkirs, ou les Tchétchènes et les Ingouches.
De plus, l’islam en Russie s’est considérablement élargi au-delà de ses foyers traditionnels en raison de la migration interne des citoyens russes à travers le pays, ainsi que de l’immigration de travailleurs en provenance d’Asie centrale et du Caucase. Aujourd’hui, d’importantes communautés musulmanes sont présentes dans toutes les grandes métropoles russes, en particulier à Moscou, qui est probablement la plus grande capitale européenne en termes de diaspora musulmane.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
La position du régime envers la population musulmane est marquée par la volonté de reconnaître l’islam comme un composant légitime de l’identité de la Russie tout en réprimant férocement tout ce qui est associé à l’islamisme politique et au djihadisme.
10 – Que reste-t-il des mouvements sécessionnistes musulmans ?
Au début des années 1990, le Tatarstan et la Tchétchénie étaient au premier plan des mouvements autonomistes en Russie. Dans le cas tatar, Moscou et Kazan ont réussi à trouver une approche pacifique aux tensions, tandis que dans le cas tchétchène, la situation s’est rapidement enlisée dans un conflit violent qui a abouti à deux guerres meurtrières. Depuis lors, la Russie a connu plusieurs phases de recentralisation qui ont considérablement réduit l’autonomie des républiques ethniques, aussi bien au plan culturel qu’économique.
Cette perte d’autonomie a été illustrée par exemple au Tatarstan par la diminution du statut officiel de la langue tatare, qui n’est désormais enseignée que de manière facultative dans les écoles depuis 2017. La Tchétchénie, quant à elle, bénéficie d’un statut particulier, avec une autonomie plus grande symbolisée par le régime de Kadyrov et son rapport personnel avec Poutine. Cette autonomie se manifeste notamment par des politiques culturelles et religieuses spécifiques inspirées de la charia.
Les mouvements sécessionnistes sont aujourd’hui très minoritaires et manquent de représentation significative au sein des républiques elles-mêmes. Au fil des 30 dernières années, les revendications identitaires ont évolué, passant d’un nationalisme ethnique à une identité religieuse plus marquée, notamment dans les républiques à majorité musulmane. Une éventuelle décentralisation en Russie pourrait donc voir émerger des mouvements mettant en avant une identité islamique — en plus de l’identité ethnique traditionnelle.