Les intellectuels russes entre les deux Occidents

En Russie, des intellectuels conservateurs non inféodés à Poutine débattent de l’hypothèse d’une Europe « effrontée » qui pourrait rechercher l’alliance avec Moscou. En opposant une « Europe de Popper » à une « Europe de Spengler », ils donnent à voir la controverse qui tiraille les tenants d’une Russie-civilisation contre ceux qui veulent croire à « l’Occident d’après ».

Auteur
Marlène Laruelle
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La question de l’identité russe et de son rapport à l’Europe a toujours été au cœur des interrogations des intellectuels et hommes politiques russes depuis au moins le XVIIIe siècle.

Au fil des années, le régime russe contemporain est passé de l’idée de la Russie comme partie intégrante de la civilisation européenne — avec certes des particularités en termes spatiaux, puisque le territoire russe s’étend jusqu’à l’Asie-Pacifique et que Moscou a toujours insisté sur cette vocation asiatique ou eurasiatique — pour finalement lui préférer la la notion de Russie comme un État-civilisation. Cette évolution du positionnement civilisationnel est bien évidemment le résultat des relations de plus en plus tendues avec l’Occident et la recherche progressive d’une « voie particulière » russe qui justifie la rupture progressive des liens avec les Occidentaux. 

Dans la vision russe, l’Occident est une notion essentiellement politique et stratégique, qui définit les liens et institutions transatlantiques et les valeurs du libéralisme progressiste, tandis que l’Europe est perçue comme une entité culturelle, historique et philosophique, un destin, qui pourrait ne pas être transatlantique mais continental, pas libéral mais conservateur. Les débats sur les relations entre tous ces termes — Occident, libéralisme, conservatisme, Europe, Union européenne — occupent une place importante dans les discussions intellectuelles et la production idéologique russe.

En 2023, le Conseil de la politique étrangère et de défense (SVOP), un think tank majeur en Russie, a lancé une discussion sur la question de l’appartenance civilisationnelle de la Russie. Fiodor Loukianov, une figure clef du monde de l’expertise russe, président de la Fondation du Club Valdai, a reçu pour l’occasion deux grands intellectuels et universitaires russes, Boris Mezhuev et Alexei Miller. 

Mezhuev fut l’un des représentants principaux du mouvement dit des Jeunes Conservateurs qui, dans les années 2000 et 2010, a grandement contribué à formuler une idéologie conservatrice russe — dans son cas modéré et en dialogue avec ses partenaires occidentaux. Il a depuis pris ses distances avec le régime et continue à incarner une voix philosophique autonome, prônant le conservatisme comme destin pour la Russie. Alexei Miller est un historien, professeur à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, spécialiste reconnu des politiques mémorielles russes et de leur conflit avec les mémoires centre-européennes, ainsi que de la question de l’identité russe dans ses ambiguïtés entre empire et État-nation.

Dans ce dialogue à trois voix, Loukianov, Mezhuev et Miller questionnent les évolutions civilisationnelles de la Russie depuis l’invasion militaire de l’Ukraine et son rapport à l’Europe, au libéralisme et au conservatisme — et au reste du monde. Si ni Mezhuev ni Miller ne sont dans l’opposition au régime, ils ne sont pas non plus inféodés au discours officiel et démontrent l’existence de modestes espaces d’autonomie intellectuelle dans la Russie d’aujourd’hui.

Fiodor Loukianov

L’année écoulée s’est avérée, à mon avis, moins remarquable que l’année « charnière » de 2022, mais plus révélatrice dans le sens où l’adaptation à la nouvelle réalité et la routinisation des nouvelles circonstances ont commencé. Dans le cadre de notre discussion d’aujourd’hui, j’aimerais que nous essayions de faire une sorte de test express pour examiner l’état de notre organisme social du point de vue de son bien-être idéologique et politique. Pouvons-nous dire aujourd’hui, à la fin du mois de décembre 2023, que la société russe a connu un certain revirement idéologique et moral par rapport à la réalité ressentie il y a un an et demi, et qu’en tant que pays nous avons commencé à nous regarder nous-mêmes et à regarder le monde différemment ?

Boris Mezhuev

Il y a une circonstance encourageante que tout le monde a notée et que je suis également heureux de constater : il y a beaucoup plus d’optimisme. Cela est dû à la levée des sanctions, à la situation sur le front et à une réduction générale de l’anxiété. L’année dernière, les craintes étaient beaucoup plus nombreuses, y compris celles d’une nouvelle escalade. Néanmoins, il s’agit probablement du seul changement majeur. À mon avis, il n’y a pas eu d’autres transformations importantes et irréversibles, y compris idéologiques, qui auraient dû se produire.

Les sondages menés en Russie montrent en effet une société paradoxalement plus optimiste : les sanctions occidentales n’ont pas été levées mais l’économie russe a su s’y ajuster en les contournant. Les investissements étatiques dans le complexe militaro-industriel ont également créé un boom économique et une redistribution financière que les citoyens de la Russie provinciale ont ressenti. Toutefois, cet optimisme doit également être lu comme une « consolidation défensive », c’est-a-dire un repli des citoyens pour faire front face à une guerre perçue — et présentée par les médias russes — comme existentielle.

Les dirigeants du pays en 2023 ont beaucoup et souvent parlé de la Russie comme d’un État-civilisation, mais je n’ai pas remarqué que la société elle-même eût changé — à l’exception de l’apparition des gens pour qui la conviction du nouveau concept d’auto-perception de la Russie est devenu un test de loyauté. Plus profondément, je pense qu’il se passera beaucoup de choses au cours de l’année à venir.

Je souhaite partager avec vous quelques-unes de mes nombreuses prédictions infructueuses pour 2023. La grande surprise pour moi a été le succès spectaculaire de Donald Trump. Au début de l’année, tout le monde pensait qu’après les élections de mi-mandat relativement ratées pour les Républicains et la responsabilité de Trump dans ces élections, la fin de sa carrière était inévitable. Il est maintenant clair que Trump est pratiquement inarrêtable : il est la figure la plus prometteuse de la scène politique intérieure américaine. Je pense que si Trump revient au pouvoir, ce qui sera certainement suivi de changements tectoniques dans de nombreuses sphères de la vie tant aux États-Unis qu’en Europe, beaucoup de nos idées sur l’« Occident collectif » et sur nous-mêmes en tant qu’État-civilisation seront révisées. Si nous n’avons pas pu trouver un langage commun avec l’Occident précédent, peut-être pourrons-nous le faire avec l’Occident suivant ? L’idée de État-civilisation pourrait aboutir à la perception de la Russie comme un allié de l’Europe et de l’Amérique de droite.

Boris Mezhuev représente ici l’opinion dominante des intellectuels conservateurs russes : il existerait deux Occidents, deux Amériques et deux Europes, libérale et conservatrice, et la Russie ne serait en conflit qu’avec la partie libérale de l’Occident, mais pourrait s’entendre avec la partie conservatrice. Le régime russe a pendant longtemps cherché à dialoguer avec cet Occident conservateur et à le soutenir politiquement, médiatiquement et financièrement. Cette vision du monde est en conflit avec la perception des « eurasistes » ou des « impérialistes » comme Alexandre Douguine qui insistent sur l’opposition civilisationnelle totale de la Russie à l’Occident ou avec celle d’experts officiels comme Sergueï Karaganov pour qui la voie occidentale de la Russie s’est irrémédiablement refermée avec l’invasion de l’Ukraine.

Fiodor Loukianov

L’Amérique hypothétique ou l’Occident de Trump est donc un autre Occident ?

Boris Mezhuev

Je pense que le monde occidental peut être confronté à un certain nombre de défis, par exemple, une scission en Europe ou des pays comme la Hongrie cesseront d’être des parias dans l’Union et commenceront à mener des politiques plus indépendantes, y compris dans les relations avec les États-Unis, la Pologne révisera ses opinions pro-européennes et deviendra plus à droite. Si quelque chose comme cela se produit, à mon avis, le discours sur l’État-civilisation russe — entendu comme quelque chose de séparé et d’indépendant — pourrait changer. Je ne dis pas que cela se produira nécessairement, mais un changement sérieux sur la scène internationale pourrait bien affecter notre perception de nous-mêmes.

Un autre point qui me semble important est la contradiction fondamentale concernant la poursuite du conflit. D’une part, la situation sur le front pousse à un gel du conflit, à un « match nul coréen », tandis que d’autre part, les forces les plus influentes et les plus puissantes, tant à l’Ouest qu’en Russie, insistent sur la poursuite du conflit. La situation objective pousse à une certaine issue, tandis que le moral subjectif dit autre chose. C’est pourquoi nous devons nous attendre à des changements dans le climat idéologique et politique en 2024.

Il ne me semble pas que l’année écoulée ait fixé des certaines tendances idéologiques, ni l’idée que nous serions finalement et irrévocablement séparés de l’Occident, ni celle que nous nous percevrions réellement comme une entité distincte.

Je n’ai pas l’impression que la société russe soit parvenue à un consensus sur le fait que nos chemins avec l’Occident ont définitivement divergé et que nous le percevrions avec une « indifférence civilisationnelle », en nous concentrant sur nous-mêmes, sur le Sud global et sur l’Est. De ce point de vue, l’année 2024 sera idéologiquement déterminante.

La notion d’« indifférence civilisationnelle » avait été discutée par Mezhuev et d’autres intellectuels au début de la guerre avec l’idée que le conflit avec l’Europe signifie que la Russie se retrouve dorénavant sans référence civilisationnelle autre qu’elle-même. L’allusion de Mezhuev au Sud Global est intéressante car elle montre des divergences d’opinion entre intellectuels et experts russes sur le choix civilisationnel à faire pour la Russie : continuer à regarder vers l’Occident conservateur ou faire le choix du Sud Global, comme le propose Sergueï Karaganov.

Alexeï Miller

L’année écoulée est importante dans la mesure où tout le monde hésite. Il y a quelques semaines, Foreign Affairs a publié un article de Fareed Zakaria dans lequel il écrit que les doutes des États-Unis sur leur puissance sont malavisés — en fait, les États-Unis sont plus forts que jamais, et les principaux défis à la puissance américaine viennent principalement de l’intérieur. La Chine se demande si elle est assez grande et assez forte pour se défendre contre ceux qui se mettent en travers de son chemin.

Tout grand État se demandera toujours qui il est, comment il se situe et quelle est l’étendue de son potentiel. La Russie ne fait pas exception à la règle. En 1991, nous avons cessé d’être une superpuissance — et que sommes-nous devenus ? Sommes-nous restés une puissance ou sommes-nous devenus l’épave d’une grande chose du passé ? Sommes-nous faibles parce que nous ne croyons pas en notre force ou parce que nous la surestimons ? Ces questions et bien d’autres méritent d’être largement débattues mais, malheureusement, elles le sont dans des conditions défavorables, dans des conditions de guerre, ou ne sont pas débattues du tout. Il est évident que nous avons enterré de nombreuses orientations, y compris occidentales.

Je ne suis pas d’accord avec Boris lorsqu’il dit qu’une fois que Trump sera au pouvoir et qu’il ramènera un peu d’ordre, nous reviendrons à l’Occident. Cela n’arrivera pas, et ce qui arrivera n’est pas très clair pour moi. La deuxième chose que je contesterais à Boris est la possibilité de geler le conflit. Aucun gel n’est possible. Si la ligne de démarcation en Corée peut être franchie, si vous vous dépêchez, en quelques jours, que dire de la ligne de contact dans le conflit russo-ukrainien ? Un traité de paix est possible, en fixant certaines choses, comme la présence d’armes de telle ou telle puissance. Mais il n’y aura pas de gel du conflit.

Miller offre une lecture moins optimiste que Mezhuev : pour lui, la Russie a coupé les ponts avec l’Occident avec la guerre et les discours conservateurs de Trump ne changeront pas de manière drastique la politique étrangère de la première puissance mondiale. On l’a vu avec « l’entretien » de Vladimir Poutine par Tucker Carlson, durant laquelle la vision conservatrice américaine et la vision russe ne pouvaient pas s’entendre sur des enjeux cruciaux comme la puissance chinoise et l’ordre global du monde.

Fiodor Loukianov

Sergueï Karaganov a récemment publié ses réflexions sur l’Europe, ou plutôt sur la fin de la voie européenne de la Russie. Il s’avère que Boris ne croit pas que la scène européenne soit derrière nous. Pourquoi ?

Boris Mezhuev

Ce qui s’est vraiment ancré dans la conscience publique, c’est l’idée que la compétition universelle est terminée et qu’il est peu probable qu’elle retrouve son élan d’antan. Nos relations avec l’Allemagne, par exemple, ont été construites sur l’illusion que l’économie détermine les valeurs, que l’intérêt économique mutuel conduira nécessairement à une convergence des valeurs. Personne n’a pris en compte le fait que, pour l’Allemagne, toute velléité de regain de puissance, notamment de la part de la Russie, serait perçue douloureusement et ressentie comme une gifle au visage de son propre comportement national.

J’ai participé à quelques discussions avec des Allemands et je sais à quel point ils froncent les sourcils lorsque la conversation porte sur ce sujet. Si les Allemands ont renoncé à leur ancienne idée de grandeur nationale, il n’est même pas possible pour les Russes d’y penser. Cette idée, pensais-je, appartient en effet au passé. Néanmoins, cela ne signifie pas que les anciennes idées de notre unité spirituelle avec l’Europe ne puissent pas triompher sur une base de droite, si à la suite de la Hongrie de Viktor Orbán, la Hollande de Geert Wilders ou l’Italie, qui pourrait adopter une position pro-russe à tout moment, le sentiment de droite se répand davantage en Europe, ce qui est encore plus inévitable si Trump gagne.

Je suis sûr qu’il y aura des gens dans notre establishment qui diront qu’ils ne voulaient pas traiter avec cette Europe politiquement correcte et tolérante, mais qu’ils veulent bien traiter avec la nouvelle Europe « effrontée ».

De quel type de choix de valeurs et de civilisation pouvons-nous parler ici ? Il y aura un choix civilisationnel lorsque nous n’éprouverons pas de sympathie même pour l’Europe de droite, mais que nous ferons choix pour nous-mêmes.

Hormis le gel du conflit, je ne vois pas d’autre option pour l’évolution des événements. Bien sûr, nous pouvons continuer à nous bombarder les uns les autres, mais ces actions n’ont pas de sens particulier, si ce n’est un besoin psychologique. La frontière avec l’Ukraine est bien plus longue que la ligne de contact militaire. Par exemple, il n’y a pas d’actions militaires à la frontière avec la région de Tchernihiv, il y a déjà eu un gel à cet endroit.

Fiodor Loukianov

Je ne comprends toujours pas pourquoi l’Europe « effrontée » serait fondamentalement différente de l’Europe d’aujourd’hui. À mon avis, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des institutions européennes, qui parviennent à empêcher les gouvernements nationaux de prendre des mesures radicales et de s’écarter de la voie paneuropéenne. Le prix de la séparation de l’Union est trop élevé et aucun des États membres ne peut se le permettre. Quelle serait la nature de cette nouvelle Europe ?  

La question de Loukianov révèle bien le débat en cours entre experts et intellectuels russes : est-ce que la montée en puissance électorale de l’extrême droite aura un impact sur la politique étrangère de l’Union ou ne sera un facteur de changement que sur la scène domestique ? Le parcours de Giorgia Meloni a refroidi les experts russes, qui pensaient que toutes les figures illibérales et/ou populistes étaient par principe favorables la Russie — à l’exception du PiS en Pologne, qui était considéré comme un cas exceptionnel de par la nature difficile des relations historiques entre Moscou et Varsovie. Ils ont également été pris de court par la solidité de la politique étrangère de l’Union envers l’Ukraine.

Alexeï Miller

Si par la période européenne de notre histoire nous entendons l’aspiration à devenir une partie de l’Europe, alors, bien sûr, cette période est derrière nous. Elle a duré plusieurs centaines d’années et, lorsqu’elle s’est achevée, l’Europe avait déjà cessé d’être la cheffe de file de la communauté internationale.

L’impossibilité de se séparer les uns des autres, comme l’a mentionné Fiodor, est une reconnaissance non pas de la force mais de la faiblesse des États membres de l’Union. Ce qui les unit, ce n’est pas le désir de ne plus jamais se battre, mais le sentiment profond qu’ils ne peuvent pas survivre séparément. Sur le plan économique et technologique, l’Europe ne progresse pas non plus de manière impressionnante. S’il y avait une nouvelle guerre mondiale, le théâtre européen de la guerre ne serait pas le principal théâtre d’opérations.

L’importance mondiale de l’Europe a diminué. Nous disons adieu à l’idée de faire partie de l’Europe parce que nous avons réalisé que cette stratégie en tant que guide collectif d’action a toujours été très insensée, puisque la Russie a toujours joué le rôle d’un Autre constitutif.

Si nous nous libérons de l’idée que notre tâche collective consiste à nous aligner sur les pays européens, nous nous débarrassons également de nombreux malentendus et frustrations qui y sont liés. Nous regardons les Allemands et voulons qu’ils se comportent d’une certaine manière ; les Allemands nous regardent et attendent de nous que nous agissions d’une certaine manière. Si nous imaginons que nous n’attendons rien des Allemands — seulement de l’argent et de la technologie — et que les Allemands n’attendent de nous que de l’argent et du pétrole, les choses deviendront beaucoup plus faciles et pourraient même être le début d’une grande amitié. J’espère que cela arrivera un jour. L’essentiel est d’en finir avec l’idée collective d’appartenance à l’Europe.

L’idée d’appartenir ou de ne pas appartenir à l’Europe a toujours été centrale dans la perception par les intellectuels russes du statut de l’Europe.

On voit ici resurgir le ressentiment d’avoir échoué à faire reconnaître l’appartenance européenne de la Russie postsoviétique — il faut se souvenir à quel point l’idée d’un « retour » en Europe était le thème dominant des années de perestroïka et du début des années 1990 pour mesurer le trajet parcouru en trois décennies. Dans la lecture russe du monde, l’invasion de l’Ukraine de 2022 signale la libération « civilisationnelle » de la Russie de sa relation avec l’Europe et la reconnaissance de l’échec à s’y intégrer.

Fiodor Loukianov

Je me suis souvenu qu’en 2019, lorsqu’une résolution du Parlement européen sur la responsabilité égale de l’URSS et de l’Allemagne nazie dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a été adoptée, la seule faction qui a voté contre a été celle des communistes. Tous les « effrontés » ont voté pour. Il est vrai que l’Europe et nous n’avons pas d’histoire commune ni de victoire commune. Est-ce définitif ?

Alexeï Miller

Oui, c’est définitif. Quelle que soit la communauté, elle n’aura pas d’une histoire commune, tout comme nous n’en avons pas nous-mêmes et tout comme nous n’en avons pas eu avec nos alliés occidentaux. Il y a eu le consensus de Nuremberg  — nous parlons de ceci, nous nous taisons de cela, nous regardons ici et nous fermons les yeux là-bas. Les Allemands et les Japonais étaient les mauvais, et en contraste avec eux, tous les autres semblaient les bons — personne n’avait commis un crime, et on ne pouvait donc rien leur reprocher.

Cela dit, la question de savoir qui a libéré Auschwitz et d’autres territoires a d’abord fait l’objet d’une controverse rampante. Si vous regardez les sondages français pour savoir qui a joué le rôle principal dans la lutte contre le nazisme, dans les années 1940, l’URSS l’emportait largement tandis que, dans les années 1990, ce sont les États-Unis qui l’emportaient. Un certain travail a été accompli. La résolution de 2019 est une nouvelle étape de ce grand chemin.

Évidemment, le consensus de Nuremberg ne couvrait pas le monde entier — en dehors de l’Europe, personne ne pensait que seuls l’Allemagne et le Japon étaient à blâmer pour avoir déclenché le conflit.

L’histoire est notre mémoire du passé, notre récit, un espace où les débats ont lieu en permanence. Si ces débats sont menés dans le respect mutuel, sans recours aux articles du code pénal et aux mécanismes d’annulation, c’est très bien.

Aujourd’hui, comme nous sommes en état de guerre, les historiens sont mobilisés à des fins de propagande, et l’espace de dialogue se rétrécit tant à l’intérieur des pays que sur la scène internationale.  

Les observateurs russes ont été très choqués de voir graduellement le discours centre-européen sur l’équation nazisme-communisme s’imposer au sein des institutions européennes, ce qui a été interprété comme un révisionnisme occidental refusant de reconnaître le poids mémoriel de la guerre en Russie et la contribution humaine des Soviétiques à la défaite allemande. Il faut noter également la discrète critique de Miller à l’encontre de ce qui se passe en Russie même dans le domaine de la mobilisation de la mémoire de la guerre.

Boris Mezhuev

Pour ma part, j’ajouterai quelques mots à notre discussion sur l’histoire. Je me suis souvenu d’un article du publiciste Max Boot paru dans le Washington Post à propos du film Napoléon de Ridley Scott, où il se demandait si Napoléon était un héros ou un criminel. Parmi les arguments en faveur du criminel, il y a tout d’abord le fait que Napoléon a tiré sur des civils en Égypte, et ensuite le fait qu’il a tué la vieille garde lors de l’invasion de la Russie. Dans le même temps, Max Boot, bien qu’il soit un de nos anciens compatriotes, n’écrit pas du tout sur le fait que l’invasion de la Russie elle-même était une terrible mesure humanitaire et éthique. Je vous recommande de regarder le film américain Nuremberg et, en particulier, de prêter attention à la manière dont le procureur soviétique et le soldat soviétique y sont dépeints. Après l’avoir vu, vous comprendrez que le consensus de Nuremberg n’était qu’une illusion et qu’il y a toujours eu des différences entre les Alliés.

Il me semble que l’élément le plus fort qui anime la Russie à l’heure actuelle est l’envie d’une position conservatrice de droite dure, l’amour d’une Europe dure, une « Europe de Spengler » plutôt qu’une « Europe de Popper ».

En règle générale, toute tentation est soit acceptée, soit rejetée, mais dans ce cas, je ne vois pas la Russie, du moins pas maintenant, comme ayant une volonté philosophique interne sérieuse de répondre à la tentation de l’Europe de droite, de « l’Europe de Spengler ». Même ceux qui nient la possibilité d’une unité avec l’Europe ne savent pas de quel type d’Europe ils parlent. Derrière le discours promu par beaucoup — selon lequel les Européens eux-mêmes ne seraient plus des Européens — se cache l’idée qu’il y aurait de vrais Européens quelque part mais qu’ils seraient déconnectés. La question principale est de savoir comment ne pas succomber à cette tentation d’une Europe de droite. Personne ne se préoccupe sérieusement de ce sujet, qui sera pourtant le sujet principal de l’année prochaine.

© Ivan Vodop’janov/Kommersant/Sipa USA

Fiodor Loukianov

Il me semble qu’il n’y a pas de réflexion sur ce sujet, non pas parce que l’Europe de droite serait aimée ou détestée, mais parce que le débat politique est lié aux tâches actuelles. Si de nouveaux objectifs apparaissent demain, la politique sera ajustée pour les atteindre. Une autre question est de savoir s’il existe une science historique dans la réalité actuelle et si quelqu’un en a besoin. Qu’en pensez-vous ?

Alexeï Miller

La science historique existe et elle est nécessaire. Je préférerais discuter de la question de savoir si l’histoire est une science en anglais, parce qu’il y a deux catégories en anglais — social sciences et humanities. L’histoire est plus proche des sciences humaines, non pas parce qu’elle ne comprend pas son sujet, mais parce que pour comprendre son sujet — l’homme et la société — elle a recours à des techniques qui sont parfois plus proches de l’art.

Certains espaces où la libre discussion historique a sa place doivent être préservés. Aujourd’hui, ils sont moins nombreux qu’hier. J’espère que demain ils ne seront pas moins nombreux qu’aujourd’hui. Il se produit quelque chose dans ces espaces, même si ce n’est pas toujours visible derrière la primitivisation générale de l’histoire.

Ceux qui crient aujourd’hui à la décolonisation ne valent pas mieux que ceux qui disent que la Russie n’a jamais eu de colonies.

Miller fait ici référence à l’arrivée des discours décoloniaux dans les débats sur l’histoire sovietique. Présents modestement depuis quelques années, ils ont pris de l’ampleur avec l’invasion de l’Ukraine, ainsi qu’une coloration plus politique avec des mouvements en exil représentant les minorités ethniques de Russie et dénonçant la Russie comme le dernier empire encore existant à démanteler. Dans l’espace dit postsoviétique, les discours décoloniaux sont en train de devenir dominants, recréant des historiographies nationales essentialistes au service des États-nations. Les commentaires de Miller sur le sujet sont à lire en creux, puisqu’il critique également implicitement ceux qui refusent par principe le débat sur ce que sont ou pourraient être les « colonies » de la Russie.

Fiodor Loukianov

Nous sommes aujourd’hui confrontés à l’instrumentalisation des connaissances publiques et c’est peut-être normal surtout dans le contexte des processus électoraux actuels. Existe-t-il encore une demande de connaissances qui ne soit pas déterminée par les tâches actuelles ?

Boris Mezhuev

Je ne suis pas pessimiste en ce qui concerne l’histoire, surtout s’il ne s’agit pas de livres populaires, mais de bonnes éditions. Il existe en effet des ouvrages historiques fondamentaux. La situation est bien pire en ce qui concerne la philosophie. Nous avons détruit les traditions — idéaliste, matérialiste — il ne reste que la tradition de traduction. On ne peut blâmer personne pour ce qui s’est passé.

Il se trouve que j’ai moi-même passé la plus grande partie de ma vie dans les sciences politiques, bien que la philosophie ait toujours été et sera toujours demandée — parce qu’il y a toujours un besoin d’expliquer et de comprendre ce qui se passe. Il fut un temps où la politisation de l’atelier philosophique me rebutait. Il me semblait que la tâche de la philosophie était d’expliquer le monde et non de le reconstruire. Comme l’a écrit Alexandre Zinoviev, « les philosophes expliquaient le monde, mais aujourd’hui ils ne le font plus ». La philosophie a refusé d’expliquer le temps et l’époque et s’est lancée dans des réflexions sur l’Occident, ce qui l’a immédiatement rendue très ennuyeuse. L’important aujourd’hui est de redonner à la philosophie son contexte politique, car la philosophie ne peut pas être apolitique. De mon point de vue, la philosophie ne peut pas être idéologique, mais elle ne peut pas être seulement idéologique.

La philosophie doit être un espace de contact entre deux forces — l’État et la communauté universitaire. Si la philosophie est entièrement remise entre les mains de l’État, elle ne concernera que l’ordre étatique, et si seuls les universitaires font de la philosophie, la philosophie perdra complètement le contact avec la réalité. Imaginons que nous ayons renoncé à flirter avec l’Europe de droite et que nous reconnaissions que nous sommes une civilisation. Dans ce cas, l’une des premières questions qui se posera sera celle de la place du pouvoir intellectuel dans ce projet de la Russie comme État-civilisation.

Fiodor Loukianov

À mon avis, l’option consistant à comprendre que l’on est une civilisation et à se comporter en conséquence n’est pas très réalisable. Soit la civilisation existe, soit elle n’existe pas. Qu’est-ce que cela signifie de se rendre compte que l’on est une civilisation ?

Boris Mezhuev

Je pense que le facteur de la volonté joue un rôle crucial à cet égard. C’est comme l’acte d’autoposition (Tathandlung) dans la philosophie de Johann Fichte — une civilisation devient cette communauté qui s’appelle ainsi et qui, en principe, peut ne pas être une civilisation dans son contenu. La Chine n’a pas ce problème, l’Inde l’a peut-être en partie. Nous devons décider qui nous sommes : une super-Europe, une Europe spéciale, une véritable Europe, ou une communauté qui construit son propre monde avec sa propre science, son industrie et sa culture ? Nous ne sommes pas seulement le prolétariat extérieur de l’Occident, qui se plaint de ne pas être admis dans la « maison des chats »(référence a la pièce de théatre de Samouil Marchak), l’Occident. Après nous être reconnus comme une civilisation, nous devrons adopter un nouveau pacte sur la manière de construire les relations entre l’État et la société civile, l’État et les entreprises, l’État et la communauté intellectuelle.

La civilisation, c’est la signature d’un nouveau contrat social. Si nous nous déclarons une civilisation, nous devons suivre la voie de la subjectivité, réviser et compléter la liste des obligations sociales.

Mezhuev reprend ici une tradition ancienne — d’inspiration heideggerienne — de voir dans la philosophie non une abstraction mais une pensée ancrée dans son temps et son espace et qui doit s’articuler avec les réalités sociales et géopolitiques de son lieu d’énonciation.

L’idée que l’identité civilisationnelle de la Russie doive se matérialiser par un nouveau contrat social est originale : alors que les discours civilisationnels se fondent majoritairement sur des présupposés primordialistes, Mezhuev tente de lire la civilisation comme un projet politique et social — il fait en effet partie de ces penseurs conservateurs dits de gauche, pour qui les éléments socio-économiques, la question de la redistribution des richesses et la justice sociale sont importants.

Alexeï Miller

C’est notamment grâce aux discussions sur l’État-civilisation que le discours selon lequel la Russie devrait devenir un « État-nation normal » a finalement pris fin. Ce discours reposait sur une logique simple : puisque la plupart des pays européens sont des États-nations, la Russie doit en devenir un pour être acceptée dans la famille européenne. L’État-nation russe, la nation russe, tous ces concepts sont apparus au cours des discussions qui ont suivi.

Lorsqu’il est devenu évident que la Russie ne deviendrait pas un État-nation « normal », nous avons commencé à réfléchir à ce qu’était la Russie. Comme il n’est plus guère possible de se réclamer d’être un empire aujourd’hui, on a opté pour Russie-civilisation.

Ce que peut être cette fédération asymétrique, comment le centre doit être transformé, quels mécanismes d’interaction entre le centre et les régions doivent fonctionner — ce sont toutes des choses qui valent la peine d’être discutées aujourd’hui, d’autant plus que le contexte de l’opération militaire spéciale a un grand impact sur ces domaines également.

Peut-être qu’au lieu de se demander qui nous sommes, il serait plus logique de répondre à la question de savoir dans quelle situation nous nous trouvons et comment nous devons répondre aux défis internes et externes.

La meilleure stratégie pour la Russie d’aujourd’hui est de maintenir des relations strictement commerciales avec le monde. La Russie établit des partenariats avec les pays qui l’aident à contourner les sanctions et permettent à ses drones de voler, mais le cœur du public russe ne bondit pas de joie en regardant des opéras chinois.

Nous nous trouvons dans une situation d’« entre-deux » — nous n’avons pas assez de potentiel pour être une civilisation indépendante, nous sommes pris en sandwich entre l’Est et l’Ouest.

Miller avance ici une critique discrète de l’idée que la Russie puisse être un « Etat-civilisation » en soi, tel que présenté dans le discours officiel. Dans sa vision, les centres civilisationnels sont des ensembles de pays — l’Occident, l’Asie-Pacifique, le Moyen-Orient. Et si la Russie ne fait plus partie de l’Europe, elle ne peut être une civilisation à elle seule et doit se focaliser sur ses défis internes et externes sans nécessairement élaborer de grand discours civilisationnel.

Nous devons sans cesse revenir à la conversation sur l’échelle du pays, ses ressources et ses marchés. Si nous ne sommes pas assez grands pour certaines choses, comment allons-nous répondre aux défis qui se présentent ? Je n’ai pas de réponse à cette question, et le fait de se déclarer une civilisation n’en est pas une non plus.

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