Alors même que le consensus scientifique sur la question du climat est aujourd’hui bien établi, que l’urgence à agir est rarement niée sur le fond et que les politiques climatiques se sont insérées dans le mainstream des politiques publiques, les conflits autour des politiques énergétiques et environnementales tendent à s’accroître.
En ouverture du nouveau numéro du Grand Continent, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, Jean-Yves Dormagen analyse la fin du « consensus mou » autour des questions écologiques, terme par lequel il désigne l’accord implicite qui prévalait jusque-là entre les différentes familles politiques européennes sur l’importance des politiques publiques liées à l’écologie.
L’écologie, sujet encore récemment peu saillant dans les campagnes de la plupart des partis, particulièrement au centre et à droite, est en effet devenu récemment l’objet de controverses majeures. Des manifestations pour le climat aux opérations de « désobéissance civile » de certains activistes, de la « crise de l’azote » (stikstofcrisis) aux Pays-Bas aux importantes manifestations d’agriculteurs de 2022-2023, les questions environnementales sont devenus le fondement de l’un des principaux clivages qui parcourt aujourd’hui l’espace politique européen.
Les élections régionales néerlandaises de 2023 ont été un triomphe pour le Parti paysan-citoyen (BBB), qui s’opposait à une part importante des mesures environnementales nationales et européennes qui touchaient les milieux agricoles. Le programme du BBB sur ces questions est ambigu. D’un côté, le parti reconnaît que « l’humanité a […] un impact certain sur le climat » qu’il s’agit de « limiter » ; de l’autre, il affirme que « les opinions et les résultats des études divergent » sur l’ampleur du réchauffement anthropique. De quoi le BBB est-il le nom ?
Il est le nom du nouveau clivage écologique et de la montée en puissance de discours qui mettent en discussion le consensus scientifique et contestent les politiques de transition ou des politiques écologiques qui en découlent. C’est là un exemple extrêmement intéressant, s’agissant d’un des premiers partis à émerger autour du clivage écologique tout en représentant des positions non pas écologistes, mais bien opposées aux politiques de transition. D’une certaine manière, nous avons affaire avec le BBB à un single issue party, un parti naissant sur un enjeu spécifique et saillant.
Le BBB adopte des positions climato-relativistes, mettant en doute, discutant ou nuançant le consensus scientifique sur ces questions. Or lors des élections provinciales et sénatoriales de 2023, élections qui pouvaient apparaître comme de second ordre, le parti est arrivé en tête dans toutes les provinces des Pays-Bas, et s’est ainsi imposé provisoirement comme le premier parti politique néerlandais. Derrière ces positions, derrière ce climato-relativisme voire ce climato-scepticisme, derrière cette hostilité aux politiques écologiques, il y a aussi un fort soutien populaire. Sur les questions sociétales, sur l’avortement, sur l’immigration, le BBB est assez conservateur. Il combine les enjeux identitaires et culturels et un certain conservatisme avec des positions anti-écologiques, ce qui, d’une certaine manière, est très révélateur de l’époque dans laquelle nous vivons.
Si le BBB s’oppose aux politiques environnementales et relativise le caractère anthropogène du changement climatique, il admet cependant l’existence de ce changement et l’existence d’un impact de l’activité humaine sur le climat. Comment interpréter cette posture tranchant par exemple avec celle de certains conservateurs américains, qui nient carrément l’existence du changement climatique ?
En Europe, la proportion des négationnistes climatiques dans la population générale est très faible. Dans un pays comme la France, par exemple, la part des citoyens qui contestent l’existence du changement ou du dérèglement climatique n’est que de 3 à 4 %. Le climato-scepticisme et le climato-relativisme s’expriment plutôt sur la question des origines de ce dérèglement. Les climato-relativistes contestent l’origine humaine du dérèglement climatique ou soulignent que l’activité humaine n’est que l’un des facteurs contribuant à ce dérèglement, insistant par exemple sur l’existence de cycles climatiques naturels. Ils exploitent aussi une logique du doute, insinuant que la responsabilité humaine n’est pas certaine, que la science s’est souvent trompée, ou que le consensus est plus fragile qu’on ne le croit. Enfin, certains tentent de présenter les chercheurs et les scientifiques comme des idéologues, dans un curieux renversement paradigmatique. Cette stratégie est très visible sur les réseaux sociaux, en particulier au sein de la sphère complotiste ou anti-vax, qui s’est repositionnée après la crise de la Covid-19 sur les enjeux climatiques. Tous ces récits qu’on voit émerger et se diffuser, en particulier sur les réseaux sociaux, sont la forme que prend le climato-scepticisme et le climato-relativisme en Europe, alors qu’effectivement, aux États-Unis, on trouve plus fréquemment des négationnistes radicaux qui contestent l’existence-même d’un changement ou d’un dérèglement climatique.
L’article clef de Jean-Yves Dormagen est disponible dans la nouvelle édition papier du Grand Continent.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Le consensus mou s’affaiblit également parce qu’il est attaqué, dans le camp écologiste, par des activistes qui critiquent la mollesse, le manque d’ambition, voire l’hypocrisie des politiques environnementales et climatiques. Les manifestations d’une nouvelle génération d’activistes, en partie adeptes d’actions illégales, ont été très visibles ces dernières années, notamment dans la foulée des manifestations pour le climat. Que sait-on de l’effet de ces actions sur la perception de ces questions par l’opinion publique ? Est-il légitime de penser, comme on l’a entendu par exemple chez certains Verts allemands, que ces actions radicales pourraient in fine desservir les intérêts de la politique environnementale ?
Faute d’études spécifiques sur ce sujet, je serais prudent sur la manière dont ces actions ont été reçues dans l’opinion. De manière générale, on sait que les positions les plus radicales ont tendance à cliver de manière négative. Dans la bataille culturelle ou dans les rapports de forces politiques, ce sont rarement les positions radicales qui l’emportent. Dans un contexte de croissance du climato-relativisme et d’oppositions aux politiques de transition, on peut faire l’hypothèse ― qui reste cependant à vérifier empiriquement ― que ces actions minoritaires desservent probablement la cause qu’elles embrassent.
Ce qui me semble peut-être plus important, c’est qu’on voit aujourd’hui émerger dans la sphère écologiste un certain nombre de positions radicales qui, d’une manière ou d’une autre, théorisent ou justifient l’idée que le cadre démocratique n’est peut-être pas le bon pour faire valoir les arguments et pour mettre en œuvre des politiques écologiques. Cette évolution me semble un symptôme un peu inquiétant, dans la mesure où elle traduit une position perdante : ce type de phénomènes émerge lorsqu’un camp politique est en difficulté, se sent minoritaire, a l’impression d’avoir perdu la bataille de l’opinion. Il peut alors en arriver à théoriser l’idée que des minorités actives ou des solutions autoritaires seraient peut-être les bienvenues pour parvenir à ses fins.
Beaucoup d’activistes ou de militants de la cause écologiste ont aujourd’hui le sentiment que les choses ne se passent pas comme ils l’espéraient. Ils ont pu s’attendre à ce que les valeurs écologistes progressent naturellement à mesure que les enjeux climatiques devenaient de plus en plus décisifs, que le consensus scientifique sur ces sujets se généralisait. Il était alors envisageable que, naturellement, l’opinion allait progressivement être acquise à ces enjeux et à ces politiques. Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe aujourd’hui, ce qui suscite un désarroi important chez beaucoup d’entre eux. Malgré la multiplication des signes concrets du dérèglement climatique, paradoxalement, l’opinion publique ne suit pas, et on voit au contraire émerger des forces climato-relativistes qui remettent en cause les politiques de transition avant même qu’elles n’aient réellement été déjà et encore mises en œuvre. On en a eu récemment l’exemple au niveau européen avec la réforme de la PAC.
Cette évolution peut rappeler, dans une certaine mesure, la radicalisation d’une partie de l’extrême gauche dans l’Italie, l’Allemagne ou la France de l’après-1968, où certains militants étaient déçus que la mouvement n’eût pas accouché de la grande révolution sociale et populaire qu’ils attendaient.
À l’autre extrémité du spectre politique, une partie de l’extrême droite, mais aussi de la droite traditionnelle, profite de la normalisation des positions pro-environnementales pour se positionner sur une ligne anti-écologiste. Le cas le plus symptomatique est certainement celui de l’AfD allemande. Mais on trouve aussi la tendance inverse avec l’émergence d’une nouvelle génération de ce que la fondation Böll a appelé des braune Ökologen, des « écologistes bruns », militants d’extrême droite se réclamant du culte de la terre. À ce stade, que sait-on des relations des différentes factions de la droite et de l’extrême droite européenne aux questions environnementales et climatiques ?
On peut toujours essayer de retravailler des enjeux politiques ou des clivages politiques en essayant de les intégrer à des entreprises idéologiques plus vastes. Il y a toujours eu une tradition écologique de droite conservatrice. L’écologie est, même d’une certaine manière, née dans cet espace politique-là. Cela dit, ce phénomène reste pour moi aujourd’hui assez marginal. Le phénomène le plus marquant, c’est la montée parmi les forces politiques de droite et d’extrême droite d’un positionnement anti-politique de transition et climato-relativiste. À côté de ces dynamiques, l’existence de groupuscules ou de minorités d’extrême droite se réclamant de l’écologie et l’inscrivant dans des catégories racialistes est assez secondaire.
Aujourd’hui, des partis comme l’AfD en Allemagne et le Rassemblement national en France, et, plus globalement, l’ensemble des droites nationalistes identitaires et une partie des droites conservatrices ont tendance à basculer sur des positions anti-politiques de transition, en combattant par exemple ouvertement le Green Deal européen.
Cette attitude s’explique par un fait majeur, qui est l’alignement quasi-parfait qui existe entre le clivage identitaire et le clivage écologique dans les systèmes politiques européens. Aujourd’hui, plus vous êtes identitaire, plus vous êtes conservateur sur les questions sociétales, et plus les probabilités que vous soyez climato-sceptique, climato-relativiste, hostile aux politiques de transition écologique sont élevées. À l’inverse, plus vous êtes favorable au multiculturalisme, plus vous êtes solidaire des migrants, plus vous êtes progressiste sur les questions sociétales, et plus les chances que vous soyez favorable à des politiques écologiques fortes sont élevées. C’est ce que montrent les études que Cluster 17 a réalisées en France, mais aussi en Allemagne, en Belgique, en Espagne et en Italie. À cet alignement s’ajoute le fait que dans une grande partie de l’électorat de la droite traditionnelle partage des positions climato-sceptiques ou climato-relativistes — en France, par exemple, c’est le cas d’une grande partie des électeurs qui avaient voté pour Nicolas Sarkozy en 2007 et en 2012, ou encore pour François Fillon en 2020. L’alignement des clivages et la diffusion des opinions climato-relativistes permet à la droite radicale ainsi positionnée de prospérer au sein de l’électorat concurrent des droites traditionnelles, conquérant des parts de marché électorales en mettant en avant la résistance aux politiques de transition écologique. Ce phénomène pourrait modifier à terme les politiques en matière de transition.
Le clivage écologique croissant que vous décrivez découle-t-il d’une polarisation croissante des opinions, ou est-il simplement la conséquence d’une saillance accrue ? On pourrait tout à fait imaginer que le niveau d’adhésion aux thèses climato-relativistes décroisse dans la population sur le long terme, mais que du fait d’une importance accrue dans le débat politique, ce clivage se matérialise nettement plus que précédemment…
Vous soulevez un problème important et assez complexe. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de progression dans la société du consensus climatique. Le climato-relativisme ne semble pas devenir plus rare avec le temps, et même si nous ne disposons pas à ce stade d’un très grand recul sur l’évolution de l’opinion, l’évolution actuelle ne semble pas aller dans le sens d’une plus grande adhésion. Cela dit, je pense que vous soulevez la bonne question, car ce qui fait émerger le clivage, c’est d’abord le début de mise en œuvre de politiques de transition. Tant que l’écologie restait un enjeu abstrait, une position de principe, elle bénéficiait de ce que j’ai appelé dans l’article du Grand Continent un consensus mou. Elle était une cause sans adversaire, qui comptait des défenseurs ― les écologistes qui portait ces enjeux ― mais assez peu d’adversaires. De ce fait, elle ne faisait pas l’objet d’un conflit frontal. Ce qui a changé, c’est que cet enjeu climatique devient l’objet de politiques publiques et de mesures concrètes, alors même que les perspectives politiques manquent parfois de clarté.
Cette absence de clarté est également un élément important. Le politique annonce qu’il va falloir agir, modifier un certain nombre de pratiques et de comportements, payer le coût de la transition. Il ne dit pas toujours très clairement combien cette transition va coûter et qui va la payer. C’est le cas par exemple s’agissant de l’annonce de l’interdiction de la vente des voitures à moteur thermique à l’horizon 2035 en Europe, qui suscite des réactions, des inquiétudes et des résistances très fortes et contribue ce faisant à l’émergence d’un clivage. Aujourd’hui, la majorité des citoyens européens sont défavorables à des mesures anti-voiture thermique. Il n’est donc guère surprenant qu’en Allemagne, l’AfD ait mené une campagne d’affichage en défense des voitures à moteur thermique sous le slogan « le diesel c’est super ».
La jeunesse a joué un rôle prééminent dans les manifestations écologiques de ces dernières années, avec l’apparition d’une nouvelle génération de leaders politiques très visibles, dont une majorité de femmes. Que sait-on du caractère générationnel et genré du clivage écologique ?
Il y a un effet générationnel dans le rapport à l’écologie et dans le rapport aux politiques climatiques. En moyenne, les jeunes sont plus convaincus de l’existence d’un dérèglement climatique d’origine humaine et beaucoup plus demandeurs de politiques écologiques fortes que les segments plus âgés de la population. La jeunesse a été socialisée depuis toujours à ces enjeux climatiques, elle est exposée à ces questions, elle les a en partie naturalisées, incorporées, alors que pour les générations précédentes, il s’agit encore d’enjeux relativement nouveaux — qui vont à l’encontre de représentations et de croyances préexistantes. Cela pourrait d’une certaine manière rassurer les écologistes ; on peut se dire que le renouvellement générationnel fera son œuvre. Mais ce serait sans compter sur le fait que le dérèglement climatique ― et c’est ce qui fait sa singularité dans l’histoire de l’humanité ― présente un caractère d’urgence, chaque année qui passe aggravant le problème et le rendant de plus en plus dramatique et irréversible.
Cet effet générationnel s’accompagne d’un effet de genre, qui s’inscrit dans un gender gap plus global. Aujourd’hui, parmi les jeunes générations, les femmes sont très progressistes et donc très écologistes, tandis que les hommes sont beaucoup plus divisés sur les questions sociétales.
Cluster 17 développe une segmentation des système de valeurs de la population qui comporte notamment un groupe dénommé « les identitaires », qui est le plus conservateur au sein dans la société française. Or le facteur démographique qui augmente le plus la probabilité d’y appartenir est le fait d’être un homme âgé de 18 à 24 ans. Au sein de la société française, les jeunes hommes sont ceux qui ont le plus de probabilités d’être identitaires — et donc aussi climato-sceptiques et hostiles aux politiques écologiques. Il est assez logique, de ce point de vue, que les figures de jeunes leaders écologistes qui ont émergé dans le cadre des marches pour le climat ― on peut penser à Greta Thunberg ― soient des figures féminines. Cela s’inscrit dans une sociologie plus globale dans laquelle les jeunes femmes constituent aujourd’hui le segment le plus progressiste de la société. Des études montrent des résultats convergents au niveau international dans des pays très différents — de la Corée du Sud à la Tunisie en passant par les États-Unis.
La perception des faits liés au climat et à l’environnement est très liée à la connaissance générale des sciences et de la méthode scientifique, qui est à son tour très liée au niveau éducatif des individus. Le clivage écologique peut-il se lire comme une variante du clivage sur le niveau de diplôme — dont on sait précisément qu’il est plus élevé en moyenne chez les plus jeunes que chez les plus âgés ?
C’est certainement en partie le cas, avec par ailleurs une corrélation du niveau d’études avec les positions et les trajectoires sociales. Plus globalement, ce clivage s’inscrit effectivement dans une sociologie. Il est assez frappant de voir que ce que l’on observe aujourd’hui ne fait que confirmer les thèses de Ronald Inglehart et de son fameux « clivage post-matérialiste ». Dès les années 1970, Inglehart avait conjecturé que les générations plus éduquées, plus diplômées de la nouvelle classe moyenne allaient se positionner sur de nouveaux clivages sociétaux qui concernaient par exemple le féminisme, les modes de vie, les droits des minorités etc. — mais aussi la question écologique. C’est effectivement ce à quoi nous assistons aujourd’hui : les classes moyennes urbaines diplômées sont à la fois globalement progressistes, voire très progressistes sur les questions sociétales, et très demandeuses de politiques écologiques. À l’inverse, les populations plus âgées, mais aussi souvent moins diplômées, voire pas diplômées, sont celles qui sont les plus porteuses de résistance à ces politiques écologiques et de positions conservatrices ou climato-sceptiques.
Cela explique aussi le succès d’un certain nombre de stéréotypes, notamment l’opposition entre les ruraux et les urbains. En France, les ruraux, implicitement plus « populaires », moins diplômés, représentant une sorte de « vraie France » rurale et « enracinée » feraient face à des urbains, « bobos » se déplaçant à vélo. De même, le mouvement des agriculteurs européens a beaucoup été scénarisé autour d’une opposition entre la figure de l’agriculteur nourricier enraciné dans sa terre et celle d’un écologiste ou d’un technocrate bruxellois déconnecté. On peut penser à ce slogan de certains agriculteurs allemands sur leurs tracteurs : « nous payons vos autoroutes pour que vous puissiez y rouler en Tesla ».
Voilà la mise en scène dont s’emparent en particulier les forces de la droite identitaire et conservatrice. Or comme beaucoup de stéréotypes qui fonctionnent, celui-ci s’appuie sur un début de réalité sociologique.
Le clivage urbain-rural se manifeste aussi, plus matériellement, autour de la question de la voiture individuelle thermique. À ce stade, la principale stratégie des États européens consisterait plutôt à subventionner l’électrification du parc individuel, mais une telle évolution pose la question du manque de ressources et de la dépendance, notamment, à l’industrie chinoise. Dans ce contexte, l’absence de débat public sur la perspective d’une réorganisation beaucoup plus profonde de l’espace de vie et des territoires n’est-elle pas susceptible de provoquer à l’avenir des oppositions beaucoup plus fortes encore ?
Ce qui est certain, c’est qu’effectivement, on touche au mode de vie des populations, en particulier à un modèle de développement qui a été à la fois encouragé par l’État et plébiscité par les populations : celui de la maison individuelle, du pavillon, qui va de pair avec l’utilisation d’une voiture ― en fait, le plus souvent, de deux voitures ―, par les foyers vivant en milieu périurbain ou rural. Du fait de cette dépendance extrêmement forte à la voiture, ce mode de vie qui est celui d’une grande partie de la population peut sembler menacé par un certain type de discours et de positions publiques. Cette menace perçue participe au backlash écologique, qui nourrit le vote pour les droites identitaires et conservatrices. Les populations les plus touchées sont souvent des populations un peu plus âgées qui votaient souvent pour la droite traditionnelle. Ces populations se sentent non seulement menacées dans leur mode de vie, mais aussi stigmatisées — ce qui est presque plus grave. Le message qui leur est adressé est, dans une certaine mesure, que leur mode de vie au quotidien détruit la planète, et qu’ils sont les responsables de la crise écologique et climatique à venir. Tout cela ne peut que susciter de la résistance, de la défiance, contribuant à faire basculer une partie des électeurs vers des droites plus dures et à encourager une forme de défiance à l’égard des élites politiques.
Une grande partie de la population européenne a le sentiment de ne pas avoir voté pour ce genre de politiques. Elle peut avoir le sentiment que toutes ces décisions sont prises par des instances lointaines, inconnues, pour des raisons peu claires. Elle découvre ces décisions — par exemple le Pacte vert européen — via les médias, décisions qui n’ont pas été débattues publiquement. Cela donne l’impression d’une politique totalement décidée par en haut, et contribue à banaliser certains des slogans brandis par l’extrême droite, notamment celui de « dictature climatique ». En France, on a par exemple beaucoup entendu des termes comme « écologie punitive », « khmers verts », qui vont un peu dans la même direction. L’une des raisons du succès de ce type de récit est que les politiques environnementales sont effectivement décidées par des administrations et des élites politiques, en particulier au niveau européen, sans faire l’objet de grands débats ou de grandes controverses publiques et sans être réellement légitimées par les électeurs. Cette situation renforce le sentiment que certains décident pour d’autres et imposent des politiques publiques qui ne sont pas désirées par la population.
L’article clef de Jean-Yves Dormagen est disponible dans la nouvelle édition papier du Grand Continent.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Le 24 avril dernier, le Parlement européen est revenu sur certaines obligations environnementales qui auraient dû être introduites dans le cadre de la réforme de la PAC, notamment l’obligation des jachères. Ce revirement est dû en grande partie à l’attitude du Parti populaire européen (PPE). Comment interpréter ce recul ? S’agit-il d’une évolution conjoncturelle, liée notamment au contexte préélectoral européen et aux pressions du monde agricole ? Ou peut-on l’envisager comme le début d’un revirement durable ?
Il est toujours assez hasardeux de vouloir prédire des évolutions politiques à long terme. Mais il me semble que l’évolution actuelle est en effet importante, et qu’il faut en mesurer toutes les conséquences. Jusqu’à une période relativement récente, il existait une forme de consensus sur la nécessité d’agir, d’engager la transition. Aujourd’hui, on perçoit au sein du PPE, mais aussi en partie au sein du groupe libéral Renew, un certain nombre de signaux qui indiquent qu’ils sont entrés en tension sur les sujets environnementaux. Certains acteurs commencent à considérer que la politique actuelle va trop vite et trop loin. Une partie non négligeable de leurs électeurs sont climato-relativistes, et même parfois plus climato-relativistes et hostiles aux politiques de transition que le cœur électoral des droites populistes, moins sensible à ces enjeux. En France, par exemple, une partie de l’ex-électorat de Nicolas Sarkozy est plus climato-relativiste que celui de l’actuel électorat de Marine Le Pen.
De ce fait, le PPE se trouve dans une situation très complexe, et cette complexité s’accroît au fur et à mesure que ces enjeux deviennent de plus en plus saillants. Des clivages internes apparaissent entre un électorat conscient de l’enjeu climatique et de la nécessité d’agir et un électorat plutôt demandeur de positions climato-sceptiques et d’un rejet des politiques de transition. C’est aussi cette situation qui s’exprime dans les prises de position et dans les remises en cause qu’on voit surgir au niveau européen en matière de politiques de transition.
L’annonce d’une poussée des droites radicales lors du prochain scrutin européen, doublées d’activités de lobbying très fortes ― on connaît les liens historiques entre une partie de la droite et les grands syndicats agricoles ― suggère qu’on pourrait voir une remise en cause des objectifs du Pacte vert européen et des politiques de transition écologique dans les années à venir.
Le Pacte vert est probablement, avec le récent Pacte sur les migrations et l’asile, l’une des seules politiques publiques européennes qui figurera dans les campagnes électorales de la majorité des États-membres. Or ces politiques sont très peu populaires dans une partie des États européens, notamment à l’Est…
Les deux politiques que vous évoquez constituent de plus en plus fréquemment des piliers programmatiques pour les forces conservatrices et identitaires. Le rejet du migrant et celui du technocrate écologiste sont en train de devenir les deux matrices de l’offre électorale des droites européennes. Aujourd’hui, le rejet du migrant reste quand même plus saillant et plus décisif, mais tout cela peut être recomposé dans une même offre qui prétend défendre les modes de vie, les sociétés, les traditions européennes, présentées comme menacées à la fois par la migration et par les politiques de transition.
Dans les faits, les politiques publiques elles-mêmes ne sont pas bien connues. L’immense majorité des électeurs ne sait pas ce qu’elles prévoient, ce qui les rend encore plus inquiétantes. Cette méconnaissance n’est pas un facteur positif, car elle permet de produire du rejet autour d’une vague menace dont les contours ne sont pas précisément perçus. Lorsque vous apprenez incidemment que vous n’aurez plus le droit d’acheter une voiture thermique en 2035, vous avez l’impression que des décisions très importantes qui vous concernent sont prises de manière totalement indépendante de votre contrôle et de votre volonté. Cela renforce l’impression d’une technocratie déconnectée, autoritaire, qui déciderait depuis une capitale étrangère de la manière dont on vivra dans des provinces rurales.
On observe un phénomène similaire aux États-Unis, où le trumpisme a fourni le laboratoire de ces évolutions. Les deux thématiques de prédilection de Donald Trump sont la fermeture des frontières et l’expulsion massive des sans-papiers et des étrangers du sol américain d’une part, l’arrêt des politiques de transition écologique d’autre part.
Lorsqu’on regarde la façon dont les partis verts sont présents en Europe, on s’aperçoit que la question écologique n’est institutionnalisée au sein du système de partis qu’en Europe du Nord-Ouest — espace germanophone, Benelux, France, Scandinavie —, alors qu’au Sud et à l’Est, ils sont beaucoup plus faibles. Cette observation d’une moindre saillance politique des questions écologiques ne doit-elle pas nous amener, paradoxalement, à relativiser notre constat initial d’un affaiblissement du « consensus mou » ?
Dans ce cas, nous ferions peut-être face à une sorte de consensus d’indifférence. Comme vous le décrivez, c’est surtout dans l’Europe riche, l’Europe du Nord, l’Allemagne, où le PIB par habitant est le plus élevé, qu’ont émergé des partis écologistes puissants. Derrière ce phénomène, on peut soupçonner des transformations sociologiques au sein de ces sociétés, où les partis de gauche sont devenus de plus en plus fréquemment ceux des diplômés et des classes moyennes urbaines.
L’absence des partis verts recoupe en réalité les clivages qu’on évoquait précédemment. Dans certains États, la sociologie des électeurs des partis verts ouest-européen est beaucoup moins répandue…
Oui, tout à fait. Quand on regarde le cœur électoral des Verts allemands, par exemple, on s’aperçoit qu’il s’agit principalement de catégories sociales plutôt aisées, très diplômées, urbaines, sociologie qui n’existe pas dans des proportions similaires dans beaucoup de pays d’Europe du Sud et de l’Est.
En réalité, l’Europe du Sud est dans une position un peu intermédiaire. En Espagne, où nous venons de réaliser une étude très approfondie sur les enjeux écologiques, on retrouve exactement les logique que nous venons d’évoquer, avec des individus porteurs de systèmes d’opinion progressistes qui sont aussi porteurs de demandes de politiques écologiques. La différence concerne plutôt l’intensité du clivage : les questions environnementales sont aujourd’hui moins structurantes tant du côté de la demande que de l’offre politique. Une organisation comme Vox a pris des positions clairement hostiles aux politiques écologiques ces dernières années, mais l’intensité de la discussion reste plus faible.
Tant en Espagne avec l’écosocialisme de Sumar et Más País qu’en Italie avec la tentative du Mouvement Cinq Étoiles (M5S) de se rapprocher du groupe des Verts au Parlement européen, une nouvelle dynamique semble émerger. Que sait-on à ce stade de l’apparition d’un vote écologiste en Espagne et en Italie et de sa capacité à s’imposer sur le devant de la scène électorale ?
Lorsqu’on analyse la sociologie électorale de pays comme l’Espagne et l’Italie, on comprend assez aisément pourquoi les formations les plus à gauche de l’espace politique ― Podemos, Sumar, Más Madrid en Espagne, AVS en Italie ― se présentent comme écosocialistes. Ces forces politiques reposent sur un électorat qui s’inscrit exactement dans les logiques que j’évoque depuis le début, c’est-à-dire que ce sont les électorats les plus progressistes sur l’ensemble des questions sociétales, sur les enjeux migratoires, qui sont aussi les plus écologistes. Dans la segmentation qui est celle de Cluster 17, c’est en particulier le cas du groupe que nous avons qualifié de multiculturaliste, groupe qu’on retrouve dans tous les pays européens et qui combine des positions très progressistes et très écologistes. C’est l’un des seuls groupes dans lequel 100 % des individus sont convaincus de l’origine humaine du changement climatique, sont demandeurs de politiques écologiques fortes et sont prêts à renoncer à un certain nombre d’avantages ou à payer davantage pour la transition écologique.
En France, la France insoumise se réclame aussi de l’écosocialisme depuis maintenant près d’une décennie, ce qui est tout à fait en phase avec ce qu’est l’électorat insoumis aujourd’hui : un électorat très progressiste sur les questions sociétales, un peu anticapitaliste et très écologiste, avec une concurrence très frontale des Verts sur ce segment. La principale différence entre l’Espagne et la France, c’est qu’en France les forces qui se réclament de l’écologie, comme les Verts, peuvent atteindre 13 % des voix lors des élections européennes, ce qui pour l’instant n’est pas du tout le cas dans des pays comme l’Espagne et l’Italie, principalement parce que ces clivages sont beaucoup moins saillants et beaucoup moins décisifs.
Le M5S est un cas un peu particulier. L’une des cinq étoiles du mouvement est l’étoile de l’écologie, ce qui correspond aux ambitions et aux positions des fondateurs du mouvement, qui ont toujours considéré l’écologie comme l’un des enjeux politiques les plus importants. Mais cette priorité est sans doute moins évidente du côté de leur électorat. Les positions globales des Cinq Étoiles sur de nombreux sujets s’inscrivent de manière moins évidente dans ce qu’est traditionnellement l’offre écologiste, c’est-à-dire une offre très progressiste sur le plan sociétal et culturel, et qui est par exemple très solidaire des migrants. On imagine mal les écologistes français gouverner avec le RN, alors que les Cinq Étoiles ont gouverné avec la Ligue. Certes, le M5S, depuis cette expérience gouvernementale, a beaucoup évolué et s’est repositionné avec la gauche, perdant une grande partie de son aile droite au profit notamment du parti de Giorgia Meloni. Mais le parti reste moins marqué par le progressisme sociétal que ne le sont habituellement les forces écologiques européennes.
Les partis écologistes sont beaucoup plus rares à l’est de l’Europe, où les clivages environnementaux sont aussi moins saillants. Peut-on s’attendre à ce que cette différence fasse émerger des tensions au sein de l’Union lors de la prochaine législature ?
On peut envisager en effet, de manière assez logique, l’émergence d’un clivage non seulement à l’intérieur des sociétés ouest-européennes, nord-européennes, mais aussi entre les fractions les plus riches de l’Union et les pays plus à l’est ou plus au sud, plus pauvres.
On observe déjà une division de ce type avec le développement des véhicules électriques aujourd’hui. À l’est et au sud de l’Europe, l’électrification du marché automobile est moins avancée. On commence à voir émerger, avec certains leaders populistes, par exemple Matteo Salvini, des prises de position hostiles à l’électrique, mais qui correspondent aussi au fait que ces sociétés sont moins engagées dans cette transition. On peut imaginer que cette division ouvre des zones de conflits et de clivages géographiques à l’intérieur même de l’espace européen.
L’Union a pu espérer une sorte « d’effet Bruxelles » dans son action environnementale. Mais entre les États-Unis, où le parti républicain continue de promouvoir une politique d’exploitation à marche forcée des ressources fossiles, une Chine qui continue son expansion industrielle et des pétromonarchies toujours puissantes, établir un leadership global est délicat. Comment se positionner dans un monde où ces enjeux sont loin de faire l’objet d’un « consensus mou » ?
La question de la collaboration et de la coopération des acteurs au niveau international est en effet critique. Le free-riding qu’on observe déjà au niveau intérieur — c’est-à-dire le fait que la plupart des citoyens soient tout à fait disposés à ce que d’autres payent le coût de la transition à leur place — s’observe également au niveau international. Il peut y avoir quelque chose d’assez paradoxal à mener des politiques de transition volontaristes, a fortiori si elles ont des coûts, pendant que le reste du monde ne suit pas cette dynamique ou suit une dynamique inverse ― ou adopte une attitude opportuniste, comme sur la question automobile.
L’un des effets paradoxaux de l’électrification du parc automobile est ainsi de donner une prime très forte aux constructeurs chinois, plaçant l’Europe dans une situation très délicate du point de vue de la concurrence, avec des effets importants sur les économies. Cette évolution peut générer de nouvelles tensions et, de ce fait, réactiver encore le clivage à l’intérieur de l’espace européen. Nous entrons dans des zones d’incertitude assez élevée.