La doctrine du Patriarche Kirill pour le « monde russe »
On célèbre aujourd’hui la Pâque orthodoxe.
Depuis Moscou, le Patriarche Kirill, totalement inféodé à l’idéologie de Poutine, est à l’avant-garde des propagandistes du « monde russe ». Dans ce texte clef, il explicite un positionnement nationaliste éloigné de la théologie — mais au plus proche des fantasmes poutiniens.
- Auteur
- Marlène Laruelle
En cette période pascale pour les orthodoxes, nous nous plongeons dans la doctrine de l’Église orthodoxe russe et dans ses institutions séculaires comme le Conseil populaire mondial de Russie. Les Congrès annuels du Conseil sont l’occasion d’une grand-messe où se retrouvent Vladimir Poutine, les principaux ministres, le Patriarche et ses proches, ainsi que les grandes figures nationalistes du monde culturel, tous unis dans l’optique de faire avancer leur agenda politique dans l’espace public russe.
Le Conseil populaire mondial de Russie est l’une des plus anciennes institutions nationalistes de Russie, créée très rapidement après la chute de l’Union soviétique en 1993. Dirigée par le Patriarche, elle sert de plateforme de rencontre pour les représentants du clergé, les milieux intellectuels conservateurs et les officiels du gouvernement. Depuis quelques années, le Congrès a été réactivé comme une plateforme centrale pour ces interactions par l’oligarque orthodoxe Konstantin Malofeev, qui finance une grande partie des milieux réactionnaires russes, des lobbies monarchistes aux groupes anti-avortement. Le Conseil s’est spécialisé depuis longtemps sur la promotion d’une vision ethniciste de la nation, suspicieuse envers les minorités ethniques, en particulier du Nord Caucase, et les migrations de travail qui viennent des anciennes républiques soviétiques.
Le Conseil a également été à l’avant-garde de la notion de « monde russe ». Ce concept avait émergé à la fin des années 1990 dans des milieux intellectuels en quête d’une nouvelle identité russe à la fois déterritorialisée et globalisée, avant d’être repris par les autorités et graduellement réorienté vers une définition territorialisée. Le « monde russe » reste toutefois un concept fluide, qui peut être utilisé pour parler aussi bien des diasporas russes et russophones du monde entier et de leurs liens culturels avec la Russie ; du monde des « compagnons de route » de la Russie dans sa lutte contre le libéralisme ; ou de « l’étranger proche », c’est-à-dire de ce que Moscou considère comme sa sphère d’influence dans l’espace postsoviétique. Le concept est devenu le symbole de l’agression russe contre l’Ukraine puisqu’il a été brandi aussi bien en 2014 lors de l’annexation de la Crimée qu’en 2022 pour justifier l’invasion militaire et la supposée nécessaire réunion de l’Ukraine à la Russie.
Au cours du Conseil, qui s’est tenu le 27 mars 2024 dans la salle des Conseils ecclésiastiques de la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou sous la présidence de Sa Sainteté le Patriarche Kirill de Moscou et de toute[s] la[les] Russie[s], chef du VRNS, a été approuvé le Décret du XXVe Conseil populaire mondial de Russie : « Le présent et l’avenir du monde russe » (Moscou, 27-28 novembre 2023).
Ce document, qui résume les propositions les plus significatives formulées dans le cadre des travaux des plateformes d’experts et lors de la session plénière, est un document de programme du XXVe Conseil populaire mondial de Russie, ainsi qu’un décret adressé aux autorités législatives et exécutives de la Russie.
1 — Opération militaire spéciale
L’Opération militaire spéciale [SVO] est une nouvelle étape de la lutte de libération nationale du peuple russe contre le régime criminel de Kiev et l’Occident collectif qui le soutient, menée sur les terres du sud-ouest de la Russie depuis 2014. Au cours de cette opération, le peuple russe, les armes à la main, défend sa vie, sa liberté, son statut d’État, son identité civilisationnelle, religieuse, nationale et culturelle, ainsi que le droit de vivre sur ses propres terres à l’intérieur des frontières de l’État russe unifié. D’un point de vue spirituel et moral, l’opération militaire spéciale est une guerre sainte, dans laquelle la Russie et son peuple, défendant l’espace spirituel unifié de la Sainte Russie, remplissent la mission du « Détenteur », protégeant le monde de l’assaut du mondialisme et de la victoire de l’Occident qui a sombré dans le satanisme.
Après l’achèvement de la SVO, tout le territoire de l’Ukraine moderne devrait entrer dans une zone d’influence exclusive de la Russie. La possibilité de l’existence sur ce territoire d’un régime politique russophobe hostile à la Russie et à son peuple, ainsi que d’un régime politique gouverné à partir d’un centre extérieur hostile à la Russie, doit être totalement exclue.
On voit ici que le Patriarche reproduit le discours officiel sur « l’opération militaire spéciale », qu’il justifie comme une guerre juste ou une guerre sainte au nom de la protection de la nation russe dans son sens étendu — incluant les Ukrainiens et les Biélorusses — et qui refuse à l’État ukrainien le droit d’exister comme entité autonome s’il est géopolitiquement hostile à la Russie.
2 — Le monde russe
La Russie est le créateur, le soutien et le défenseur du monde russe. Les frontières du monde russe, en tant que phénomène spirituel et culturel-civilisationnel, sont beaucoup plus larges que les frontières de l’actuelle Fédération de Russie et de la grande Russie historique. Outre les représentants de l’œkoumène russe dispersés dans le monde entier, le monde russe comprend tous ceux pour qui la tradition russe, les sanctuaires de la civilisation russe et la grande culture russe sont la valeur suprême et le sens de la vie.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Le sens le plus élevé de l’existence de la Russie et du monde russe qu’elle a créé — leur mission spirituelle — est d’être le « frein » du monde, de le protéger du mal. La mission historique consiste à faire échouer, année après année, les tentatives d’hégémonie universelle dans le monde, les tentatives de subordination de l’humanité à un seul et unique commencement maléfique.
La notion de « frein », ou katechon, dans la théologie orthodoxe, est devenu un thème majeur du régime, qui présente la Russie comme le dernier bastion préservant l’ordre moral naturel contre la décadence occidentale. Le katechon est le rempart contre l’Antéchrist, la forteresse qui protège contre les déstabilisations et qui ensuite pourra redonner au monde l’ordre préservé : il y a donc des éléments à la fois isolationnistes et messianiques dans cette vision de la Russie.
La construction d’un État russe millénaire est la forme la plus élevée de l’art politique des Russes en tant que nation. La division et l’affaiblissement du peuple russe, la privation de ses forces spirituelles et vitales ont toujours conduit à l’affaiblissement et à la crise de l’État russe. Par conséquent, la restauration de l’unité du peuple russe, ainsi que de son potentiel spirituel et vital, sont les conditions clés de la survie et du développement réussi de la Russie et du monde russe au XXIe siècle.
La famille est la base de la vie nationale russe et le bastion intérieur de la tradition du monde russe. C’est l’institution la plus stable et la plus conservatrice de la société, responsable de la transmission de génération en génération des idées fondamentales sur le monde et sur l’homme, de l’inculcation des compétences et des rôles sociaux les plus importants (homme et femme, père et mère, citoyen, etc.), de la préservation et de la transmission de la vision du monde de la civilisation, de l’idée nationale et des valeurs spirituelles et morales traditionnelles. Étant l’école d’éducation la plus importante d’une personnalité, la famille aide non seulement une personne à connaître le monde qui l’entoure, mais lui enseigne également l’amour, la bonté et la compassion, et lui donne les idées et les lignes directrices morales les plus importantes.
La promotion des « valeurs traditionnelles » est un sujet clef pour l’Église orthodoxe depuis le début des années 1990. L’Église a en effet porté ces thèmes conservateurs bien avant que l’État russe ne s’en empare — et s’est toujours positionnée en fer-de-lance d’une politique familiale conservatrice. Si l’Église et le régime sont en accord sur le refus de toute reconnaissance des droits LGBTQ+, l’Église est plus radicale que l’État sur d’autres sujets tels que l’avortement, le divorce, l’abstinence sexuelle avant mariage ou la justice juvénile. L’État russe est longtemps resté modérément conservateur sur ces enjeux sociétaux et a préservé la politique libérale héritée du régime soviétique sur la question de l’avortement. Cependant, depuis l’invasion militaire de l’Ukraine, le gouvernement de Poutine semble en passe de durcir la législation sur l’avortement, après avoir déjà décriminalisé la violence domestique. L’influence de l’Église sur la politique familiale est donc majeure.
3 — Politique étrangère
La Russie doit devenir l’un des principaux centres du monde multipolaire, en dirigeant les processus d’intégration et en garantissant la sécurité et un développement stable dans l’ensemble de l’espace post-soviétique. En tant que centre géopolitique de l’Eurasie, situé à l’intersection des axes mondiaux ouest-est et nord-sud, la Russie doit réguler l’équilibre des intérêts stratégiques et agir en tant que rempart de la sécurité et d’un ordre mondial juste dans le nouveau monde multipolaire. La réunification du peuple russe doit devenir l’une des tâches prioritaires de la politique étrangère de la Russie. La Russie devrait revenir à la doctrine de la trinité du peuple russe, qui existe depuis plus de trois siècles, selon laquelle le peuple russe se compose des Velikorosses, des Malorosses et des Belorusses, qui sont des branches (sous-éthnè) d’un seul peuple, et le concept de « Russe » couvre tous les Slaves orientaux — descendants de la Rus historique. Outre la reconnaissance et le développement dans la science nationale, la doctrine de la trinité doit être légiférée, devenant ainsi une partie intégrante du système juridique russe. La trinité devrait être incluse dans la liste normative des valeurs spirituelles et morales russes et bénéficier d’une protection juridique appropriée.
Les termes Velikorosses, Malorosses et Belorusses susmentionnés reflètent la vision impériale d’un peuple russe trinitaire. Velikorosses (littéralement, Grands Russes) désignent les Russes de la Fédération de Russie, Malorosses (littéralement, Petits Russes) les Ukrainiens ou les Ukrainiens de l’Est, selon le contexte, et Belorusses (Russes blancs) les résidents du Belarus. Cette terminologie renforce l’idée qu’il n’existerait pas de nation ukrainienne ou bélarusse souveraines et qu’il s’agirait de sous-catégories de la nation russe. Cette lecture était courante au XIXe siècle et a été graduellement ré-adoptée par le Kremlin au fil des années avant de devenir officielle dans les textes poutiniens de 2021.
La Russie devrait devenir un État refuge pour tous les compatriotes du monde qui souffrent des assauts du mondialisme occidental, des guerres et de la discrimination. Outre les compatriotes, notre pays peut devenir un refuge pour des millions d’étrangers qui défendent les valeurs traditionnelles, sont loyaux envers la Russie et sont prêts à s’intégrer linguistiquement et culturellement dans notre pays.
L’Église a été à l’avant-garde de la stratégie russe d’un soft power conservateur, cherchant à dialoguer avec les autres confessions et religions prônant des valeurs similaires. Le Patriarcat de Moscou a tenté de prendre la tête d’une « internationale morale », selon la formule de Kristina Stoeckl, représentant la Russie dans le domaine des culture wars, en particulier en développant des liens avec le World Congress of Families, une organisation internationale d’extrême-droite originellement américaine qui prône la défense de la « famille naturelle » — elle est aujourd’hui proche des milieux trumpistes.
4 — Politique familiale et démographique
La principale menace qui pèse sur l’existence et le développement de la Russie est la catastrophe démographique que connaît notre pays. Pour survivre au XXIe siècle, pour préserver sa souveraineté et son identité civilisationnelle, la Russie a besoin d’une croissance naturelle régulière et surtout intensive de sa population. La solution à ce problème est impossible sans la renaissance de la famille nombreuse traditionnelle en Russie, ainsi que des valeurs familiales traditionnelles.
Une famille forte avec de nombreux enfants, sa protection et son bien-être, la croissance du taux de natalité et la lutte contre l’avortement doivent être placés au centre de toute la politique de l’État. La famille et son bien-être doivent être reconnus comme le principal objectif de développement national et une priorité stratégique nationale de la Fédération de Russie. Des amendements correspondants devraient être apportés aux principaux documents de planification stratégique de la Fédération de Russie.
Un ensemble de mesures doit être développé et introduit pour inciter les couples à avoir un troisième enfant et les suivants. L’une de ces mesures pourrait être l’introduction d’un effacement partiel ou total de la dette hypothécaire en fonction de la naissance du prochain enfant de la famille (par exemple, après la naissance du troisième enfant, 50 % de la dette est effacée, après la naissance du quatrième enfant — 75 %, après la naissance du cinquième enfant, la dette hypothécaire est entièrement remboursée).
Il est nécessaire d’introduire une série de mesures pour inciter les employeurs à embaucher des parents ayant beaucoup d’enfants, en particulier des pères ayant beaucoup d’enfants. L’une de ces mesures pourrait être l’introduction d’avantages permettant aux employeurs de payer les cotisations d’assurance prélevées sur les paiements et autres rémunérations en faveur des employés qui sont des parents de nombreux enfants.
L’Église a mis en place de nombreuses structures de lobbying au sein des institutions officielles, des ministères et de la Douma, pour faire adopter des politiques pronatalistes favorables aux familles nombreuses et tentant de faire interdire l’avortement. Ces lobbies ont graduellement réussi à normaliser les propos anti-avortement dans l’espace public, avec plusieurs régions conservatrices en tête du mouvement, comme par exemple Belgorod ou Orel. Avec la guerre, l’Église espère trouver l’opportunité de convaincre le gouvernement de franchir le pas avec une interdiction généralisée de l’avortement. Dans le discours du Patriarche, les questions démographiques sont abordées sous un angle plus national — la survie et la reproduction de la nation — que religieux.
Il est nécessaire d’élaborer et d’adopter un nouveau concept de politique démographique de la Fédération de Russie, dans lequel les principaux indicateurs démographiques devraient être radicalement révisés. Fort de la thèse du grand scientifique russe D.I. Mendeleïev selon laquelle « l’objectif suprême de la politique s’exprime le plus clairement par le développement des conditions de la reproduction humaine », l’État devrait se fixer un objectif stratégique à long terme : amener la population russe au niveau « mendeleïevien » de 600 millions d’habitants en cent ans de croissance démographique durable.
L’État doit prendre des mesures exhaustives pour protéger la famille et les valeurs familiales de la propagande de l’avortement, de la licence sexuelle et de la débauche, ainsi que de la sodomie et de diverses perversions sexuelles. La chasteté et la vertu, traditionnelles pour le peuple russe, doivent revenir dans la société russe. Toute la culture russe, en particulier la culture de masse, doit s’efforcer de créer dans la société le culte de la famille, des familles nombreuses, de la fidélité conjugale, de la paternité responsable et de l’attrait de la vie familiale. La préparation à la formation et à la vie d’une famille doit être l’objectif de l’éducation scolaire. Les fondements moraux de la vie familiale (études sur la famille) devraient être inclus dans la liste des matières scolaires obligatoires.
L’attitude de la société russe à l’égard de l’avortement devrait être radicalement modifiée. Depuis les temps anciens, l’Église considère l’interruption volontaire de grossesse (avortement) comme un péché grave. Les règles canoniques assimilent l’avortement à un meurtre. Il faut mettre un terme à la justification de l’interruption volontaire de grossesse, qui conduit à une véritable épidémie d’avortements. Des amendements à la législation fédérale devraient être élaborés et adoptés pour interdire la promotion et l’incitation à l’avortement en l’absence d’indications médicales ou sociales. La responsabilité administrative et pénale devrait être introduite pour la commission de tels actes. En outre, il est nécessaire d’interdire par la loi la pratique d’avortements par des organisations médicales non étatiques en modifiant la loi fédérale n° 99-FZ du 04.05.2011 sur l’octroi de licences pour certains types d’activités, la loi fédérale n° 323-FZ du 21.11.2011 sur la base de la protection de la santé des citoyens dans la Fédération de Russie, ainsi que d’autres actes juridiques normatifs prévoyant l’interdiction de la pratique d’avortements par des organisations médicales ne faisant pas partie des systèmes de soins de santé de l’Etat et des municipalités.
La démographie de la Russie est en effet sur le déclin mais le taux de natalité des citoyens russes reste dans les moyennes européennes de moins de 2 enfants par femme. De ce point de vue-là, le cas russe n’est en rien spécifique. Là où la Russie fait face à une situation exceptionnelle, c’est sur le taux de mortalité des hommes, dont l’espérance de vie est particulièrement basse (69 ans) comparé aux moyennes européennes. Cela est dû à des facteurs externes tels que l’alcoolisme, les accidents au travail et sur la route, les violences, les suicides, etc. Comme on le voit, l’Église ne prend pas en compte ces questions sociales difficiles et se contente de rester au niveau d’une politique pronataliste classique.
Afin de systématiser et de mettre en pratique les nombreuses propositions dans le domaine de la démographie, il est nécessaire de développer un ensemble de mesures politiques démographiques et pro-natalistes scientifiquement fondées, dont l’application dans la pratique conduira à une augmentation réelle du nombre de familles avec de nombreux enfants, ainsi qu’à une augmentation du taux de natalité — une augmentation du taux de fécondité. Afin de tester l’efficacité des mesures proposées et de mettre au point leur combinaison optimale, les mesures démographiques et pro-natalistes élaborées devraient être testées sur les territoires des différentes entités constitutives de la Fédération de Russie sous la forme de projets pilotes. Ensuite, les pratiques dont l’efficacité a été prouvée devraient être étendues à l’ensemble de la Fédération de Russie, en modifiant les documents de planification stratégique et les actes juridiques réglementaires pertinents aux niveaux fédéral et régional.
5 — Politique migratoire
Une politique démographique efficace est impossible sans une nouvelle politique migratoire.
L’afflux massif et incontrôlé de main-d’œuvre étrangère entraîne une sous-rémunération des travailleurs autochtones et leur remplacement par des migrants dans des secteurs entiers de l’économie nationale. L’afflux massif de migrants qui ne parlent pas russe et n’ont pas une bonne compréhension de l’histoire et de la culture russes, et qui sont donc incapables de s’intégrer dans la société russe, modifie l’image des villes russes, ce qui entraîne la déformation de l’espace juridique, culturel et linguistique unifié du pays. Des enclaves ethniques fermées émergent et se développent activement dans les plus grandes villes, constituant des terrains propices à la corruption, à la criminalité ethnique organisée et à l’immigration clandestine. Existant selon leurs propres règles, elles servent de terreau à l’extrémisme et au terrorisme, et sont une source de tensions énormes dans la société.
Le Patriarche exprime ici une position anti-immigration classique pour l’Église orthodoxe russe, qui s’est toujours positionnée en défenseuse d’une vision ethniciste de la nation. La politique migratoire de la Russie est en soi plus libérale qu’en Europe pour les citoyens des pays post-soviétiques, qui peuvent venir travailler en Russie dans des conditions relativement faciles, mais l’espace public est saturé de discours xénophobes sur le rôle des migrants dans la détérioration de l’identité nationale. Comme en Europe, les migrants sont accusés de ne pas vouloir intégrer les codes culturels russes et sont assimilés explicitement au risque terroriste et à la montée de l’islamisme. Depuis l’attentat du Crocus City Hall, les discours xénophobes ont pris de l’ampleur. Le Patriarche reste toutefois discret sur l’assimilation de ces migrants à l’islam, car l’islam est l’une des religions reconnues en Russie et l’État est soucieux de préserver la paix interconfessionelle.
Dans ces conditions, la Russie doit :
- Modifier l’actuel concept de politique migratoire de la Fédération de Russie pour la période 2019-2025, et d’introduire ces modifications dans la législation russe sur les migrations ;
- Elaborer et l’adopter une nouvelle version du « code des migrations » (projet de loi fédérale « sur les conditions d’entrée (de sortie) et de séjour (de résidence) des étrangers et des apatrides dans la Fédération de Russie ») ;
- Adopter amendements augmentant considérablement la responsabilité pénale et administrative pour les crimes et délits dans le domaine de la migration extérieure ;
- Améliorer la législation régissant les questions de citoyenneté russe et la protection des droits et des intérêts légitimes des compatriotes.
Les documents de planification stratégique susmentionnés, ainsi que les lois fédérales, doivent être élaborés sur la base de nouvelles approches conceptuelles qui correspondent aux nouvelles conditions, ainsi qu’aux défis et menaces auxquels la Russie sera confrontée dans les années à venir en raison de l’évolution rapide de la situation militaro-politique et géo-économique dans le monde.
Les principales priorités de la nouvelle politique migratoire de la Fédération de Russie devraient être les suivantes :
- Protection des familles russes, de leurs droits et intérêts socio-économiques. La création de conditions garantissant l’emploi des citoyens russes et un niveau de revenu élevé pour les familles russes ;
- Protection de l’identité civilisationnelle russe et de l’unité de l’espace juridique, culturel et linguistique du pays. Protection des droits et des intérêts légitimes des Russes et des autres peuples indigènes de Russie ;
- Protection du marché du travail national, le développement scientifique et technologique de l’économie russe et l’augmentation de la productivité de la main-d’œuvre
- Mise en œuvre d’un contrôle efficace de l’État, ainsi que planification et gestion des flux migratoires externes ;
- Création de conditions propices au rapatriement massif de nos compatriotes en Russie, ainsi qu’à l’installation de spécialistes étrangers hautement qualifiés, de scientifiques, d’investisseurs et des membres de leur famille qui sont loyaux envers la Russie et prêts à s’intégrer sur le plan linguistique et culturel ;
- Restriction significative de l’afflux de main-d’œuvre étrangère peu qualifiée dans la Fédération de Russie. Introduction du principe de la responsabilité juridique et économique maximale des employeurs à l’égard des travailleurs étrangers qu’ils attirent ;
- Graranties de sécurité antiterroriste, lutte contre l’immigration illégale et la criminalité ethnique.
L’idée d’un rapatriement massif des compatriotes en Russie, ainsi que d’une installation de spécialistes étrangers hautement qualifiés ne sont pas nouvelles et ont jusqu’à présent toutes échouées. Le Programme d’État pour le rapatriement des compatriotes, lancé en 2006, n’a permis le retour que d’un million de personnes alors que l’État russe comptait sur plusieurs millions de « retournants ». De même, la Russie attire essentiellement des migrants non-qualifiés pour occuper des positions subalternes dans l’économie nationale mais a du mal à convaincre des spécialistes étrangers qualifiés d’émigrer, encore plus aujourd’hui dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanctions à l’encontre de Moscou.
6 — Éducation et formation
L’assimilation des idées de la vision du monde et des valeurs spirituelles et morales de la civilisation russe est l’aspect le plus important de la nationalisation des élites russes modernes, ainsi que de l’éducation des futures générations de citoyens russes. La solution de cette tâche requiert la souveraineté du système éducatif national.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Les programmes nationaux d’éducation et d’instruction doivent être purifiés des concepts et attitudes idéologiques destructeurs, principalement occidentaux, qui sont étrangers au peuple russe et destructeurs pour la société russe. Un nouveau paradigme socio-humanitaire fondé sur l’identité civilisationnelle russe et les valeurs spirituelles et morales russes traditionnelles doit être développé et introduit dans l’enseignement national des disciplines sociales et humanitaires.
La solution à la tâche de construction d’un nouveau paradigme socio-humanitaire présuppose le suivant :
- Révision critique des théories et des écoles scientifiques occidentales (principalement dans le domaine des sciences sociales et humanitaires) pour vérifier leur conformité avec la vision du monde de la Russie souveraine, de leur utilité ou leur caractère destructeur pour le renforcement de l’identité du peuple ;
- Révision de l’ensemble des connaissances humanitaires, des théories et des concepts généralement acceptés sur la base de leur corrélation avec le système d’idées de la vision du monde et les valeurs morales de la civilisation russe ;
- Restructuration des systèmes méthodologiques, des normes et des évaluations sans référence aux critères et modèles internationaux (en fait, imposés par l’Occident) ;
- Réforme du système éducatif national pour l’aligner sur les paramètres fondamentaux de la vision du monde de la Russie souveraine.
Afin de mettre en œuvre les Fondements de la politique d’État pour la préservation et le renforcement des valeurs spirituelles et morales russes traditionnelles, approuvés par le décret présidentiel n° 809 du 09.11.2022, dans le domaine de l’éducation, il est nécessaire d’élaborer et d’adopter un ensemble de documents juridiques normatifs et de matériels méthodologiques précisant et expliquant les principales dispositions du décret n° 809 telles qu’elles s’appliquent à l’enseignement secondaire et supérieur national.
Le Conseil pousse à une réorganisation complète du système d’éducation russe et à une « désoccidentalisation » massive des cursus, là aussi un vieux thème des milieux nationalistes russes s’opposant à ce qu’ils perçoivent comme la colonisation par l’Occident de la pensée russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine de 2022, le gouvernement a accéléré les réformes scolaires et universitaires et la publication de nouveaux manuels pour mieux encadrer l’éducation patriotique et réduire la présence de thèmes jugés dangereux pour l’ordre social. Là aussi, l’Église est à l’avant-garde de ce mouvement isolationniste dans le domaine de l’éducation et de la science.
7 — Développement spatial et urbain
Pour garantir une augmentation significative du taux de natalité, il faut une transformation spatiale de la Russie, c’est-à-dire un changement fondamental de la politique de développement spatial et urbain.
Dans la pratique, cela devrait signifier les choses suivantes :
- Refus du développement prioritaire des grandes agglomérations urbaines, la construction massive d’immeubles d’habitation, ainsi que la surconcentration des ressources en main-d’œuvre et des forces productives dans les mégapoles ;
- Passage à la répartition traditionnelle de la population et des forces productives sur le territoire de la Russie par le biais d’une réinstallation massive des citadins dans des zones suburbaines favorables et dans des maisons individuelles ;
- Changement de priorités dans le développement de l’industrie nationale de la construction en faveur de la construction individuelle de masse réalisée selon des méthodes industrielles, qui, dans 10 à 15 ans, devrait occuper au moins 70 à 80 % du volume total des logements construits dans le pays.
La résolution des tâches susmentionnées nécessite l’élaboration et l’adoption urgentes de nouvelles versions des Fondements de la politique nationale de développement régional, de la Stratégie de développement spatial, ainsi que des amendements à la version actuelle de la Stratégie de développement de l’industrie de la construction, du logement et des services communaux.
Le principal objectif de la nouvelle politique nationale de développement régional, de la politique de développement spatial et urbain, ainsi que de développement de l’industrie de la construction, devrait être d’assurer une croissance naturelle durable de la population en Russie grâce à des taux de natalité élevés (principe démographique). Le principal critère d’évaluation de l’efficacité dans les domaines susmentionnés de l’administration publique devrait être l’évolution du taux de fécondité.
La priorité accordée au principe démographique signifie que la prochaine édition des Fondements de la politique d’État pour le développement régional, ainsi que de la Stratégie pour le développement spatial, mettrait en avant les intérêts de l’État visant à garantir le bien-être des familles et la croissance du taux de natalité par rapport aux intérêts des monopoles naturels russes lorsqu’il s’agira de répartir les forces de production sur le territoire du pays. À partir d’un territoire composé de seize mégapoles et de vastes espaces dépeuplés, la Russie devrait devenir, d’ici 2050, un pays à faible densité de population et faible hauteur de construction, composé de 1 000 villes moyennes et petites revivifiées — le Garðaríki du XXIe siècle. L’habitat suburbain devrait devenir le principal type d’habitat du pays, 80 % de la population russe (soit plus de 30 millions de familles russes) devraient vivre dans leur propre maison individuelle sur leur propre terrain. Lors de l’établissement et du développement des territoires, la priorité doit être donnée aux questions de sécurité, d’emploi, de niveau de revenu réel, d’environnement favorable, d’alimentation saine, de logement confortable, de disponibilité des hautes technologies, ainsi que d’infrastructures d’information, sociales et de transport. La vie sur sa propre terre, dans des conditions écologiques favorables et confortables, dans sa propre maison confortable, dans laquelle on peut fonder une famille, donner naissance et élever trois enfants ou plus, devrait devenir une incarnation visible des idées du monde russe.
Le Conseil populaire mondial de Russie propose ici une utopie ou plus exactement une rétrotopie fondée sur l’idéalisation romantique à la fois du passé rural de la Russie impériale et du passé industriel de la Russie soviétique. Le mythe d’une Russie agraire préservant l’identité nationale est un classique de la pensée russe, déjà très présent dans les milieux nationalistes dès les années 1960. Le Conseil y ajoute ici une touche de réindustrialisation inspirée du passé soviétique, avec l’idée que la grande puissance se mesure en termes de production industrielle. Le Patriarche insiste sur le besoin d’une déconstruction des grandes métropoles en faveur d’un repeuplement de l’immense espace continental russe — là aussi une politique idéaliste qui va à l’encontre des réalités spatiales de la Russie contemporaine.
8 — Le développement économique
La Russie a besoin d’une économie souveraine et efficace basée sur le contrôle total de son propre système monétaire et financier, ainsi que sur le développement avancé des industries, des technologies et de la production du nouveau (sixième) mode technologique.
Les principaux objectifs de l’économie nationale devraient être la croissance du bien-être réel des familles russes, l’augmentation du nombre d’emplois, la croissance du taux de natalité, le peuplement et le développement des vastes territoires russes, la garantie de la souveraineté et de la capacité de défense du pays, ainsi que la compétitivité des technologies, des biens et des services russes sur les marchés nationaux et étrangers.
Afin de formuler des propositions visant à atteindre les objectifs susmentionnés, le comité social et économique du VRNS a élaboré un programme de développement socio-économique avancé de la Russie intitulé « Justice sociale et croissance économique ».