Le Grand Continent paraît tous les jours en ligne et une fois par an en papier. Notre nouveau numéro, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, dirigé par Giuliano da Empoli, vient de paraître. Notre travail est possible grâce à votre soutien. Pour vous procurer le volume, c’est par ici — et par là pour accompagner notre développement en vous abonnant au Grand Continent.
En quelques mots, pourriez-vous expliquer quelle a été votre formation puis votre trajectoire professionnelle et surtout les missions qui ont été les vôtres comme haut-fonctionnaire dans la Hongrie d’avant puis d’après 1990 ?
Je suis juriste, j’ai suivi mes études à l’université de Szeged où j’ai obtenu mon diplôme en 1967. J’ai rejoint le ministère du Commerce extérieur, d’abord comme stagiaire en 1966 et 1967, puis comme fonctionnaire au sein du département juridique. Entre 1969 et 1972, à quatre reprises chaque année au printemps — et pour une durée de quatre à cinq semaines — j’ai réalisé des séjours d’étude post-universitaires à Strasbourg, au sein de la Faculté internationale pour l’enseignement du droit comparé. Là-bas, outre l’examen de sujets du droit comparé classique, nous avons été introduits à la construction juridique de l’intégration européenne. Un de nos professeurs était alors Pierre-Henri Teitgen, considéré comme l’un des pères fondateurs des Communautés européennes.
En septembre 1974, j’ai rejoint Bruxelles afin d’étudier de plus près le fonctionnement de la Communauté économique européenne (CEE). À cette époque-là, en effet, nous n’avions pas de relations diplomatiques avec la CEE, j’étais donc secrétaire commercial à l’ambassade de la République populaire de Hongrie auprès du Royaume de Belgique. Pour autant, j’ai travaillé avec les fonctionnaires de la Commission et de la CEE. En raison du contexte politique et diplomatique, nous n’avons pas pu, à cette époque, conclure un accord bilatéral commercial global, mais nous avons néanmoins établi quelques arrangements, par exemple sur le textile, dans le cadre de l’accord multifibres négocié sous l’égide du GATT signé en décembre 1973. Nous avons conclu des accords sectoriels pour les produits métallurgiques et sur certains produits agricoles. La Hongrie était un pays exportateur et sa relation commerciale avec les membres de la CEE était importante. La politique du ministère du Commerce extérieur était donc assez souple, davantage que celle du ministère des Affaires étrangères. En tout cas, il y avait la volonté de développer les échanges. Ma mission s’inscrivait dans ce contexte. J’ai passé cinq ans à Bruxelles, jusqu’en 1979.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
J’ai ensuite été rappelé à Budapest comme chef de division, pour quatre ans, jusqu’en 1983. Puis j’ai été envoyé à l’ambassade de Hongrie à Washington, où je suis resté six ans. Nos relations avec les États-Unis étaient, elles aussi, économiquement très importantes. Nous y exportions des produits agricoles et industriels, par exemple des lampes à incandescence, des roulements à billes, des axes de transmission de camions et même des autobus. Plusieurs sujets étaient alors discutés et négociés avec les autorités américaines, comme la question de la « clause de la nation la plus favorisée ». De plus, il était nécessaire d’assurer la défense des entreprises hongroises dans les procédures antidumping lancées contre les exportations de leurs produits. J’avais aussi en charge des questions purement commerciales. J’ai notamment ramené en Hongrie la technologie des télécommunications mobiles grâce à l’établissement d’une coentreprise (joint-venture) américano-hongroise avec l’entreprise américaine de télécommunication US West.
Par qui et dans quelles conditions avez-vous été nommé négociateur en chef de l’adhésion à l’Union européenne ?
Quand je suis revenu en Hongrie en 1989, les relations de Budapest avec la CEE ont commencé à prendre de l’ampleur. J’avais la charge de suivre ce processus de rapprochement au ministère du Commerce extérieur et au ministère des Relations économiques internationales. Après les premières élections libres, en mars et avril 1990, le nouveau chef du gouvernement, József Antall, a annoncé que notre objectif principal était l’adhésion. Dans la mesure où cette question était perçue comme une affaire d’abord économique, j’ai été nommé négociateur en chef de la première étape que constituait l’accord d’association entre la République de Hongrie et les Communautés européennes et leurs États membres. Cet accord a été signé le 16 décembre 1991. Ses dispositions commerciales sont entrées en vigueur le 1er mars 1992, l’accord dans son ensemble le 1er février 1994. Il prévoyait une libéralisation très poussée s’agissant des marchandises, moins aboutie concernant les services et le bénéfice des autres libertés économiques. Différentes étapes étaient prévues. Afin de garantir le bon fonctionnement de l’accord, des institutions communes ont été établies, à savoir un conseil d’association et un comité d’association. J’étais le président de ce dernier, quand la Hongrie en assurait la présidence. Divers accords sectoriels ont de plus été conclus. Nous avons par exemple trouvé un compromis intéressant sur les vins.
En 1992, j’ai été nommé secrétaire général du ministère des Relations économiques internationales et directeur de l’Office des affaires européennes puis, l’année suivante, secrétaire d’État de ce ministère. Après les élections législatives hongroises de mai 1994, un gouvernement socialiste-libéral a succédé au gouvernement de centre-droit. Je suis resté à mon poste. Seules la structure et les dénominations des ministères ont changé. Cela était possible en raison de la coutume politico-administrative hongroise d’opérer une distinction entre les secrétaires d’État « administratifs » et leurs homologues « politiques », avec cette conséquence que, normalement, les secrétaires d’État administratifs demeuraient en place et assuraient la continuité de l’action publique en cas de changement du pouvoir. J’ai été, pour ma part, un secrétaire d’État administratif. Par ailleurs, je n’ai jamais été membre d’un parti politique, ni avant, ni après le changement de régime en 1990.
Après l’entrée en vigueur de l’accord d’association, la question de l’adhésion pure et simple à l’Union est naturellement arrivée à l’ordre du jour. Nous nourrissions toutefois quelques inquiétudes sur la manière dont cette demande allait être reçue. Nous voulions en effet qu’après la présentation de la demande le processus débute sans délai. Pour nous en assurer, nous avons préalablement réalisé un tour des capitales européennes avec mon homologue, secrétaire d’État auprès du ministère des Affaires étrangères, János Martonyi. Nous nous sommes répartis les douze pays. Pour ma part, je me suis rendu au Royaume-Uni, au Danemark, en Irlande, puis en Espagne et au Portugal. Le déplacement premier et décisif était celui de Londres puisque le ministre qui m’a reçu, David Heathcoat-Amory, alors Minister of State for Europe, a fait, à l’issue de ma présentation, une déclaration presque solennelle annonçant que la demande la Hongrie serait « welcome », très bien reçue par le Royaume-Uni. Tout en le remerciant, je lui ai demandé si cette opinion allait être connue dans les autres capitales. Il a répondu que, bien entendu, une information en ce sens allait être transmise. Cette prise de position a été importante pour nous, car elle a déterminé l’atmosphère des entretiens ultérieurs. Nos interlocuteurs savaient que nous avions le soutien des Britanniques. Mon collègue a visité les autres pays et nous avons conclu de nos échanges respectifs que l’atmosphère était propice à l’adhésion de la Hongrie. L’acte de candidature a été signé par notre premier ministre le 31 mars 1994. Il a été présenté dès le lendemain à Athènes par le ministre hongrois des Affaires étrangères au président en exercice du Conseil de l’Union, le ministre grec des Affaires étrangères. J’étais également présent. La Hongrie était ainsi le premier pays d’Europe centrale et orientale à faire cette démarche.
En janvier 1995, j’ai été nommé ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, chef de la mission diplomatique de la République de Hongrie auprès de l’Union à Bruxelles. Outre les tâches traditionnelles dévolues à un ambassadeur, j’étais responsable du processus d’adhésion. En avril 1996, on nous a d’abord présenté un questionnaire avec à peu près 1 500 questions auxquelles nous avons répondu dans un délai de trois mois à l’aide d’un document comptant plus de 4 000 pages. En juillet 1997, la Commission a délivré son avis sur la demande d’adhésion de la Hongrie et, le 13 décembre de cette année, le Conseil européen réuni à Luxembourg a désigné les pays avec lesquels les négociations pouvaient commencer. Ils étaient six : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, l’Estonie, la Slovénie et Chypre. Ils constituaient le « Groupe de Luxembourg ». L’ouverture officielle des négociations au niveau ministériel a eu lieu le 31 mars 1998 à Bruxelles. C’était une occasion de faire des déclarations politiques et de principes. À la suite des élections législatives hongroises du mois de mai, un nouveau gouvernement venait d’être désigné — placé sous la direction de Viktor Orbán. C’est lui qui m’a nommé négociateur en chef. Je le connaissais personnellement très bien puisque, depuis 1994, il était le président de la commission parlementaire des affaires de l’Union, commission à laquelle je devais régulièrement rendre compte. Il était particulièrement moteur dans cette adhésion.
Comment avez-vous organisé votre travail ? Quelle équipe aviez-vous à votre disposition ?
Je dois d’abord dire que la charge de travail du négociateur en chef dans ce cas a largement dépassé celle d’un négociateur habituel. Un négociateur, comme on le comprend normalement, a pour mission de faire valoir une position prédéfinie par ses supérieurs. Dans mon cas, la division du travail a été faite de telle sorte que la position de négociation — « position paper » — était établie et rédigée par le négociateur en chef puis envoyée à la capitale, Budapest, pour approbation et éventuellement modification par l’autorité politique. Ces « position papers » devaient être rédigés en détails et en anglais. Cette organisation du travail était fondée sur la considération qu’un fonctionnaire installé sur place et en contact permanent avec l’autre partie était le mieux placé pour évaluer ce qui était raisonnablement possible et ce qui ne l’était pas.
J’avais naturellement une petite équipe d’une vingtaine de personnes à ma disposition à l’ambassade. Ils étaient diplomates, juristes, économistes, agronomes ou experts dans certains domaines. Chacun était responsable d’un ou plusieurs chapitres de négociations. Mais j’avais aussi toute latitude pour prendre directement contact avec chaque ministère, pas seulement le ministère des Affaires étrangères, mais aussi celui des Affaires économiques, des Finances, de l’Agriculture, de l’Environnement, des Transports, etc. Dans les phases intenses de négociation, plusieurs centaines de personnes étaient mobilisables, mais à distance.
Mes supérieurs étaient le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères, c’est-à-dire, entre 1998 et 2002, Viktor Orbán et János Martonyi. Ce dernier, après avoir quitté le gouvernement en 1994 et poursuivi une activité d’avocat, était en effet revenu au gouvernement. Les élections d’avril 2002 ont vu la victoire des socialistes et des démocrates libres (libéraux). Péter Medgyessy est devenu Premier ministre, tandis que László Kovács a pris en charge le poste de ministre des Affaires étrangères. Je suis une fois encore resté à mon poste.
Comment se sont concrètement déroulées les négociations avec vos interlocuteurs européens ?
Après l’ouverture officielle des négociations, nous avons commencé le travail par ce que nous appelions le screening, c’est-à-dire un examen analytique, par chapitre, de l’acquis communautaire. En somme 70 à 80 réunions ont été consacrées à cet exercice qui a duré plus d’une année. Il s’agissait de regarder en détail plusieurs milliers de textes législatifs. Bien entendu, seulement quelques centaines d’entre eux étaient pertinents, mais il fallait les identifier. Pendant ces réunions la Commission présentait l’état de la réglementation européenne en vigueur dans un ou plusieurs chapitres et nous interrogeait sur notre capacité à la transposer et à l’appliquer. Si c’était possible, il n’y avait rien à faire à ce stade, car on présumait que la Hongrie allait faire le nécessaire. En cas de problème nous devions le signaler et la question pouvait constituer l’objet des véritables négociations.
Le processus de négociation à proprement parler a, de la sorte, débuté le 7 septembre 1998, quand j’ai remis les onze premiers « position papers » relatifs à des chapitres dont le « screening » avait été réalisé. Les positions étaient ensuite progressivement définies, au fur et à mesure de l’examen de chaque chapitre, puis communiquées à nos partenaires européens. L’Union a elle aussi établi ses propres positions qu’elle nous a ensuite communiquées. Ces échanges de positions étaient répétés, au besoin plusieurs fois. Les négociations progressaient donc lentement mais sûrement jusqu’à leur clôture définitive en décembre 2002.
Il y avait deux niveaux de négociation : d’une part les négociateurs en chef et d’autre part les ministres. Pendant les rencontres des négociateurs en chef, la délégation de l’Union était présidée par le représentant permanent de l’État membre exerçant la présidence du Conseil. Le travail pratique était toutefois majoritairement réalisé en amont par la Commission. Tous les chapitres étaient d’abord discutés par les négociateurs en chef et, si possible, provisoirement clôturés. Dans ce cas, les ministres en ont simplement pris acte. Dans certains chapitres relatifs à des questions controversées, les négociateurs en chef établissaient une solution de compromis que, plus tard, les ministres approuvaient. Tout était fait pour éviter que naissent des conflits au niveau ministériel. Si mes notes sont exactes, nous avons tenu vingt rencontres formelles au niveau des négociateurs en chef. La dernière, qui eut lieu le 18 octobre 2002, a été suivie de cinq dernières rencontres informelles. Elles se sont en effet déroulées sans délégation, ou avec seulement quelques personnes choisies. Il y a par ailleurs eu dix rencontres au niveau ministériel, auxquelles il convient d’ajouter le sommet de clôture de Copenhague, en décembre 2002. Les rencontres étaient toujours précédées par d’innombrables entretiens avec les fonctionnaires de la Commission et les membres des représentations permanentes des États membres. Il y avait également beaucoup de rencontres à haut niveau entre notre ministre des Affaires étrangères et ses partenaires des États membres à Budapest et dans les capitales européennes. De même, notre Premier ministre avait des échanges avec ses partenaires. De telles rencontres avaient une nature essentiellement politique, elles ne visaient pas à résoudre les problèmes des négociations. Bien entendu, il y avait beaucoup de discussions internes aussi. J’avais parfois des entretiens en face-à-face avec le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères.
Quels problèmes majeurs avez-vous rencontrés ?
Comme vous le savez, il existait 31 chapitres de l’acquis communautaire. Des enjeux importants résidaient dans la libre circulation des personnes (chapitre 2) et la libre circulation des capitaux (chapitre 4). La première demande de la Communauté — je m’y attendais — a été de solliciter des transitions avant d’aboutir à la libre circulation totale de la main-d’œuvre. En revanche, pour la libre circulation des capitaux, la demande était inverse : c’est la Hongrie qui voulait bénéficier d’une période de transition concernant l’acquisition des terres agricoles. S’agissant de la libre circulation des biens, nous n’avons pas rencontré beaucoup de difficultés puisque grâce à l’accord d’association de 1991, nous étions déjà très avancés. Les services n’ont pas posé de problèmes majeurs non plus.
La libre circulation des personnes a en revanche donné lieu à de nombreuses discussions. Je souhaitais obtenir un calendrier. La situation s’est débloquée en décembre 2000 quand le chancelier allemand Gerhard Schröder a annoncé qu’il défendrait un délai transitoire de sept ans. Bien que cette idée n’ait pas été reprise comme position officielle de l’Union, elle constituait la base des débats. Les pays candidats ont protesté, mais au moins cela fixait un cadre clair et surtout des aménagements et une réduction du délai qui restaient possibles. Nous avons ainsi obtenu une atténuation de ce délai en fixant une transition en faveur de chaque État membre ancien, sous le format « 2-3-2 ». C’est-à-dire un délai de deux ans de transition pouvant être prolongé à cinq ans ou sept ans, cette deuxième prolongation n’étant applicable qu’en cas de perturbation grave du marché de travail de l’État membre concerné. Nous avons également obtenu de l’Union que chaque pays membre puisse aller plus vite et ouvrir son marché au moment qui lui conviendrait le mieux. Le Royaume-Uni a ainsi presque immédiatement ouvert son marché du travail, ce qui explique que de très nombreux Hongrois s’y sont installés. De notre côté, nous avons mis en œuvre un système de réciprocité : nos partenaires européens pouvaient obtenir de nous ce qu’ils nous accordaient.
Cette négociation sur la libre circulation des personnes était liée à celle sur la libre circulation des capitaux. Une de nos principales préoccupations concernait les terres agricoles. Nous ne voulions pas en effet ouvrir complètement le marché, ce qui aurait permis aux acheteurs de l’Union de prendre possession du foncier. Nous avons demandé une période de transition assez longue — de dix ans. Nous en avons finalement obtenu sept avec la possibilité de la prolonger pendant trois ans, avec l’accord de la Commission. Ce prolongement a d’ailleurs été obtenu.
À ce moment-là, en juin 2001, à l’issue de la présidence suédoise de l’Union, j’ai vraiment senti que le processus était irréversible et irait à son terme. Nous avions en effet trouvé un accord sur les quatre libertés du marché unique européen : la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux.
Pour autant, tout n’était pas réglé et loin de là. La seconde grande difficulté pour nous résidait dans le chapitre « concurrence ». Avant l’adhésion, la Hongrie voulait attirer les capitaux étrangers. Elle avait donc mis en œuvre une législation attrayante et octroyé d’importantes exonérations fiscales pour des investissements dont la valeur dépassait un certain niveau et qui remplissaient des conditions déterminées. De nombreuses entreprises internationales s’étaient en conséquence installées en Hongrie. La Commission voulait la suppression immédiate de ce régime fiscal. Nous avons discuté le sujet pendant presque trois ans. J’ai résisté fortement à ces exigences, car nous risquions le départ de ces entreprises. J’ai demandé des aménagements et une période transitoire raisonnable. Et nous avons fini par trouver un compromis assez complexe : le régime d’exonération était partiellement maintenu, avec des plafonds. Pour s’assurer du respect de ces limites, l’avantage produit par cette exonération devait être calculé chaque année. Au-delà de la pression exercée par la Commission, les entreprises faisaient également pression sur nous pour maintenir ce régime et menaçaient de quitter le pays. Nous avons dû les convaincre de rester et enfin, à ma connaissance, toutes sont restées. Ce chapitre de négociation a été achevé seulement quelques jours avant le sommet de Copenhague de décembre 2002 qui a acté l’élargissement.
Dans le domaine de l’environnement (chapitre 22), la Hongrie avait besoin d’un grand nombre de périodes de transition. Si l’Union s’efforçait de les limiter, à l’issue des débats elle a fini par comprendre leur nécessité. Nous nous sommes donc mis d’accord dans certains cas sur des périodes assez longues. Par exemple, pour le traitement des eaux usées, le terme a été fixé, avec des exceptions, au 31 décembre 2015 dans le texte du traité d’adhésion.
Des problèmes relatifs à la propriété industrielle et intellectuelle (chapitre 5) ont également surgi. Il existait une divergence profonde de législation sur les brevets dans le secteur pharmacologique entre la Hongrie et l’Union. Les conséquences de la modification de la législation hongroise sur le secteur industriel et sur la sécurité sociale ont nécessité là aussi de longs débats. Un compromis a également été trouvé.
Dans les discussions relatives à l’agriculture (chapitre 7), il ne s’agissait pas d’établir des périodes de transition, mais d’introduire dans la législation communautaire les éléments que nécessitait l’apparition d’un nouvel État membre. Dans plusieurs cas, c’était simple : il fallait introduire un chiffre ou une dénomination. Mais s’agissant de la politique agricole commune (PAC), les quantités indiquées déterminent aussi les limites des subventions accordées ou même la possibilité de produire des quantités excédentaires, par exemple : la détermination du territoire agricole du pays, la précision de la production moyenne par hectare, la fixation de quotas pour la viande bovine, pour le lait, pour le sucre, etc. L’objet de la négociation était donc vraiment des chiffres. Ces données déterminent largement les possibilités de développement du secteur agricole du pays. Ainsi, il n’est pas surprenant que des discussions acharnées aient eu lieu sur ces questions. Je suis parvenu à finaliser les derniers chiffres, à l’extrême limite des négociations, lors d’une rencontre en face-à-face avec l’ambassadeur danois juste avant la dernière réunion, à Copenhague, en décembre 2002.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
L’adhésion à la convention d’application de l’accord de Schengen a enfin constitué un dernier point délicat de négociation. La Commission nous demandait en effet de renforcer nos frontières extérieures. J’ai demandé quelles étaient, pour la Hongrie, les frontières extérieures en application de l’accord de Schengen. L’Union n’a répondu ni de manière officielle, ni de façon informelle. Néanmoins, en novembre 1999 je devais préparer notre position, et l’envoyer à Budapest pour validation puis la remettre à l’Union. Il ne faisait pas de doute que nos frontières avec la Croatie, la Serbie et l’Ukraine seraient des frontières extérieures dans la mesure où ces pays n’étaient même pas candidats à l’adhésion. En ce qui concerne la Slovaquie et la Slovénie, pays candidats à l’adhésion, je pouvais pronostiquer que ces pays seraient en mesure de remplir dans un avenir prévisible les exigences de Schengen, et qu’en conséquence les frontières de ces pays avec la Hongrie ne seraient pas des frontières extérieures de la zone Schengen. Évidemment, nous aurions également une frontière interne avec l’Autriche. Plus délicate était la question roumaine. La Roumanie était certes candidate à l’adhésion à l’Union, mais à ce moment il était impossible de pronostiquer que ce pays serait en mesure de remplir, dans un avenir prévisible, les exigences imposées pour rejoindre l’espace Schengen. Il existait et existe toujours une très forte communauté hongroise en Roumanie. Celle-ci souhaitait bénéficier des voies de circulation et de communication les plus ouvertes possible avec la Hongrie. Les Hongrois vivant en Hongrie avaient le même souhait. Mais accéder à ce désir aurait conduit à reculer l’entrée de la Hongrie dans l’espace Schengen jusqu’au moment où la Roumanie aurait été elle-même en capacité d’y accéder. Or, la liberté accordée par Schengen constituait pour la population hongroise, un des plus grands bénéfices de l’adhésion à l’Union. Il a donc fallu faire un choix difficile. J’ai en conséquence préparé le position paper en considérant notre frontière avec la Roumanie comme une frontière extérieure et cela afin de garantir notre propre accession à l’espace Schengen. Cette position n’a pas suscité de réaction à Budapest et l’Union en a pris acte. L’histoire a confirmé notre position. La Hongrie fait partie depuis le 21 décembre 2007 de l’espace Schengen ce qui, encore aujourd’hui, n’est pas le cas de la Roumanie — hormis pour les frontières maritimes et aériennes depuis seulement un mois.
Et concernant les fonds structurels, de cohésion et les subventions agricoles ?
Dans la mesure où nous avons adhéré lors de la programmation pluriannuelle 2000-2006, nous avons accepté de bénéficier des fonds disponibles au moment de notre entrée dans l’Union. Le budget-cadre de sept ans avait été établi à Berlin en mars 1999 alors que les perspectives d’adhésion de plusieurs pays étaient déjà prises en compte, mais à un moment où on ne pensait pas qu’elles seraient aussi nombreuses. Il y avait donc des contraintes budgétaires évidentes. L’accord tacite était que nous serions convenablement traités dans la prochaine programmation pluriannuelle. C’était une promesse informelle. En tout état de cause, nous avons affirmé que la Hongrie remplissait les critères pour être bénéficiaire des fonds structurels et de cohésion, ce que d’ailleurs l’Union ne contestait pas. Plus spécifiquement j’ai demandé à ce que nous soyons traités de la même façon que les autres pays membres qui se trouvaient alors au même niveau de développement que nous, c’est-à-dire la Grèce et le Portugal. Je voulais que l’on nous applique les mêmes critères.
En matière agricole, la Commission ne voulait toutefois pas nous permettre de bénéficier des paiements directs. Nous avons protesté, car cela revenait à une distorsion de concurrence avec les autres pays européens. Au commissaire européen à l’Agriculture, l’Autrichien Franz Fischler, j’ai également indiqué, lors d’un déjeuner de travail, qu’il risquait de voir certains pays européens déjà réticents à l’égard de la politique agricole commune — Royaume-Uni, Danemark, Suède — la remettre tout simplement en cause lors de la prochaine programmation si la Commission ouvrait un précédent en privant de ce type de financements des pays nouvellement adhérents à l’Union. En effet, les États membres réticents pourraient ainsi arguer que si certains pays étaient en mesure de faire vivre leur agriculture sans les paiements directs, les autres en étaient également capables.
Je lui ai dit qu’il jouait avec le sort de la PAC, car faire une autre PAC c’était prendre le risque de la voir disparaître. Je ne sais pas si ce raisonnement a contribué à faire évoluer l’attitude de la Commission, mais en tout état de cause l’Union a accepté l’idée de l’application des paiements directs et a fait une proposition pour les introduire graduellement, en partant de 25 % pour atteindre 100 % à l’issue d’une période de neuf ans. Il incombait au nouveau gouvernement formé après les élections d’avril 2002 de finaliser les négociations sur cette question. À l’exception de certaines questions budgétaires, c’est le seul sujet sur lequel le Premier ministre, Péter Medgyessy, a accepté de négocier personnellement pour obtenir une amélioration lors du sommet de Copenhague de décembre 2002. Le Premier ministre danois, qui agissait au nom de l’Union, s’est avéré intraitable. L’amélioration que nous avons obtenue revenait à une permission d’augmenter le supplément national dont le plafond était fixé à 30 %. Ainsi, la première année, la subvention maximum a pu atteindre 55 %. C’était déjà un résultat appréciable pour réduire la distorsion de concurrence.
Aviez-vous des échanges avec les autres pays candidats d’Europe centrale afin de peser sur les négociations ? Y avait-il une coordination à ce niveau ?
Nous disposions d’un cadre commun de rencontres qui était le groupe de Visegrád, établi le 15 février 1991, en souvenir de la rencontre entre les trois rois, hongrois polonais et tchèque, qui avait eu lieu dans ce château en 1335. En principe nous aurions pu mettre en marche une coordination pour discuter l’opportunité de présenter la demande d’admission, mais nous ne l’avons pas fait. En effet, une fois que nous avions décidé de présenter la demande, nous voulions agir vite et éviter que, par la nécessité de trouver une solution commune, nous soyons retardés ou en soyons dissuadés. Les événements survenus après la présentation de notre demande d’admission ont confirmé notre crainte. Tandis que la Pologne a suivi la Hongrie très rapidement, le Premier ministre tchèque a parlé sur le ton de la désapprobation de cette initiative de la Hongrie. La République tchèque n’a ainsi déposé sa candidature que le 27 juin 1995.
La décision du Conseil européen d’engager des négociations d’admission a permis l’établissement d’un groupe à six, appelé plus tard le « Groupe de Luxembourg ». Les négociateurs en chef de ces pays se sont régulièrement rencontrés, faisant le tour de ces six pays. Moi-même je me suis rendu au moins deux fois dans chacun d’eux. À cet égard, j’ai une petite anecdote : le négociateur chypriote, un ancien président de la république de Chypre, avait fait ses études et avait longtemps vécu en Hongrie, parlait parfaitement hongrois et connaissait très bien mon pays, ce qui facilitait la compréhension mutuelle. Pendant ces réunions, nous avons procédé à des échanges de vues et d’expériences. Nous n’avons néanmoins jamais établi de positions communes. Dans les négociations, considérant la substance des problèmes — et non nécessairement le nombre des chapitres provisoirement clôturés — la Hongrie a toujours marché en tête. Je ne voulais pas perdre la latitude et la souplesse nécessaires pour continuer de progresser au rythme rapide qui était le nôtre.
Vingt ans après, quel bilan faites-vous de ce processus ?
Après le sommet de Copenhague, il a fallu rédiger le traité sur la base de ce qui avait été négocié et ce ne fut pas un travail facile. D’autant plus que sur certains points nous avions un accord de principe oral. Il ne fallait rien oublier, nous devions traduire de manière précise et complète tout ce sur quoi nous nous étions entendus.
Le 16 avril 2003, à Athènes, nous avons signé le traité d’adhésion des dix nouveaux États. En tant que négociateur en chef de la Hongrie, je l’ai signé également, mais dans une autre salle que celle où se déroulait une cérémonie solennelle devant les caméras de télévision et où, conformément à l’organisation technique et au protocole, seules deux personnes — dans notre cas le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères — pouvaient apparaître. La plupart des pays adhérents étaient d’ailleurs dans la même situation.
Le Premier ministre m’a invité à entrer dans le gouvernement même si je n’étais attaché à aucun parti politique. J’ai accepté et, de mai 2003 jusqu’au 1er mai 2004, j’ai été ministre en charge de la coordination des affaires de l’Union. C’était l’époque des derniers préparatifs et ajustements avant l’entrée effective dans l’Union. À partir du 1er mai 2004, j’ai été nommé par le Conseil de l’Union juge de la Cour de Justice de l’Union dans des fonctions que j’ai exercées jusqu’au 6 octobre 2021.
Je mentionne ces événements pour indiquer que je ne me suis occupé professionnellement des relations de mon pays avec l’Union que jusqu’au 1er mai 2004. Mes fonctions de juge m’ont ensuite totalement accaparé et, de surcroît, je vivais à Luxembourg. Les réponses que je peux apporter à votre question ne sont donc pas celles d’un professionnel, mais bien plutôt celles d’un citoyen hongrois ordinaire.
Tout d’abord, techniquement parlant, il faut constater que l’entrée dans l’Union, et donc la transition du pays à un tout nouveau régime légal et réglementaire, s’est effectuée sans choc, sans perturbation, sans crise de l’activité économique et sociale. C’était un signe que le traité d’adhésion et l’établissement de ses règles connexes avaient été bien préparés.
En ce qui concerne le développement économique, l’appréciation est complexe, mais globalement encourageante. La Hongrie a pu en partie rattraper les anciens États membres de l’Union. La richesse globale du pays a largement progressé. En 1995, le PIB par habitant de la Hongrie était à 50 % de la moyenne des PIB par habitant des pays membres de l’Union ; en 2004 nous étions à 60 % et en 2022 à 77 %. Ce dernier chiffre est similaire à celui du Portugal et dépasse celui de la Grèce (68 %). Tandis que le rythme du développement est favorable en général, on observe tout de même certaines différences de développement importantes entre les régions hongroises, ce qui n’est pas acceptable. Elles devraient être réduites le plus rapidement possible. La situation est aujourd’hui celle du plein emploi. Nous manquons même désormais de main d’œuvre, même si les Hongrois partis à l’étranger commencent à revenir — notamment en raison du Brexit.
Le niveau de vie a, lui aussi, beaucoup augmenté depuis les années 1990. Par exemple en parité de pouvoir d’achat, Budapest se trouve à 150 % de l’indicateur moyen européen, ce qui est meilleur que dans plusieurs grandes villes d’Europe occidentale. La Hongrie est également devenue très attractive. Budapest est une ville très touristique, où l’offre culturelle est foisonnante. Le moral de la population est soutenu par des événements et résultats sportifs et scientifiques. La Hongrie a organisé deux fois, en 2017 et en 2022, le championnat mondial aquatique (natation, water-polo). En août 2023, le championnat mondial d’athlétisme a eu lieu à Budapest. L’équipe de football, en 2022, a battu l’Angleterre 4 à 0 en Angleterre et l’Allemagne 1 à 0 en Allemagne. En octobre 2023, deux de mes compatriotes ont reçu le prix Nobel : Katalin Karikó, en médecine, pour la découverte de la technologie des « ARN messagers », base du vaccin contre le Covid-19, et Ferenc Krausz en physique. S’il est vrai qu’au moment de recevoir ces prix, ils travaillaient dans d’autres pays — les États-Unis, l’Allemagne ou encore l’Autriche — ils sont néanmoins nés en Hongrie, y ont suivi leurs études, y compris universitaires, et ont commencé et poursuivent partiellement leur carrière ici.
Malgré les difficultés économiques ponctuelles qu’a traversées et que traverse encore aujourd’hui l’Europe, et donc naturellement aussi la Hongrie, malgré les conflits politiques actuels, il me semble que le bilan est donc globalement très positif pour le pays.