Le Grand Continent paraît tous les jours en ligne et une fois par an en papier. Notre nouveau numéro, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, dirigé par Giuliano da Empoli, vient de paraître. Notre travail est possible grâce à votre soutien. Pour vous procurer le volume, c’est par ici — et par là pour accompagner notre développement en vous abonnant au Grand Continent.
La Pologne est devenue membre de l’Union européenne le 1er mai 2004. Quelques mois plus tard, Czesław Miłosz, l’un des plus importants poètes polonais, prix Nobel de littérature et souvent considéré comme un témoin et une conscience vivante du XXe siècle, mourrait. Cet écrivain avait su allier le souvenir de l’ordre qui régnait en Europe de l’Est avant les grandes catastrophes, le monde de son enfance, passée dans l’intimité consanguine des familles de la noblesse terrienne qu’il a si bien décrite dans L’Europe familière, avec le témoignage des conséquences dramatiques de la Première et de la Seconde Guerres mondiales, de la révolution soviétique, de la terreur du stalinisme et de l’hitlérisme.
Bien qu’il ait d’abord considéré l’arrivée du communisme et de l’Armée rouge en Pologne comme une nécessité historique, Miłosz a rapidement pris le risque de fuir et d’émigrer pour sauver sa conscience, et peut-être sa vie. Il a écrit avec perspicacité sur son expérience des mécanismes du système soviétique dans La Pensée captive, traduit dans de nombreuses langues. À la suite de son départ, ses œuvres ont été interdites en Pologne pendant de nombreuses années. Après plusieurs décennies d’exil, il a décidé de revenir, et s’est installé en 1993 à Cracovie, dans ce qui était déjà à l’époque une Pologne libre. Miłosz a toujours eu des opinions de gauche, il était opposé au nationalisme et à la xénophobie, et soulignait fièrement ses origines multiethniques d’Européen de l’Est en même temps que son attachement à la langue polonaise et son devoir à l’égard de la culture polonaise. Il est mort à l’âge de 93 ans. En août 2004, à Cracovie, j’ai accompagné son cercueil avec d’autres. Un immense cortège funèbre a traversé la ville, accueilli par des foules émues. Les touristes étrangers qui étaient de passage dans la ville ce jour-là se frottaient les yeux d’étonnement : était-ce un roi qu’on enterrait ?
Un ami a commencé son oraison funèbre de la manière suivante : « Nous te disons adieu, prince des poètes. » Il y avait quelque chose de symbolique dans le fait qu’après un siècle de tempêtes, au moment où le bateau de L’Europe familière rentrait dans le port de l’Europe unie, un poète dont la voix était la conscience de beaucoup, s’en aille. Avec sa disparition et le fait qu’une grande partie de l’Europe centrale entrait à l’Union européenne, la notion même d’« Europe centrale » devait être révisée. « La merveilleuse et stimulante odyssée intellectuelle qu’ont été la vie et l’œuvre de Czesław Miłosz, l’un des voyages les plus impressionnants de notre époque, vient de s’achever… », a écrit Adam Zagajewski après la mort de Miłosz. C’était l’adieu à toute une époque et l’entrée dans une nouvelle ère.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Czesław Miłosz, après ce qu’il avait vécu, n’avait pas une vision idéaliste de la Pologne et des Polonais, et dans nombre de ses écrits, il déconstruisait le mythe romantique qui présentait la Pologne comme une victime innocente et un sauveur des nations. Il savait par expérience que dans la vie collective des Polonais, comme dans d’autres sociétés, des périodes de noblesse et d’héroïsme côtoient des périodes de mesquinerie et de bassesse, que des personnes étonnamment généreuses et banalement cruelles vivent côte-à-côte — en fait, que souvent la même personne peut, dans de bonnes conditions, être indigne et généreuse à la fois. Miłosz a condamné à plusieurs reprises le côté xénophobe du catholicisme polonais, pilier du nationalisme. Il savait sans doute que la Pologne, au sein de l’Union européenne, même si elle avait déjà fait face au fléau du communisme, devrait tôt ou tard faire face à un autre fléau. C’est ce qui s’est passé, et c’est ce qui se passe encore aujourd’hui.
Peut-on interroger le poète sur le collectif ? Qu’est-ce que l’adhésion à l’Union a apporté aux Polonais, à la Pologne ? La communauté est une entité trop grande, presque abstraite — et l’utilisation enthousiaste du mot « nous » par le poète lyrique est presque toujours, comme l’histoire nous l’enseigne, suspecte. Trop souvent, il a annoncé la fausseté, le faux ton, l’usurpation.
Ce qui s’est passé en Pologne au cours de ma vie, je peux le qualifier de miracle, même si je suis conscient que ce terme est galvaudé dans cette partie de l’Europe. Mon pays a parcouru un long chemin depuis le renversement du régime communiste totalitaire en 1989. Il est devenu membre de l’Union en 2004. L’Europe unie était le rêve de générations désireuses de vivre dans une communauté de démocratie et de paix, qui, après tout, n’avait jamais duré aussi longtemps dans l’histoire du continent européen. Certes, une vingtaine d’années — et pour les pays occidentaux, plusieurs décennies —, c’est peu au regard de l’histoire du continent. Mais c’est la vie et la santé de plusieurs générations. Chaque génération qui a grandi dans cette partie de l’Europe dans la liberté et la paix est un trésor. Nous avons renversé un régime, nous vivons dans la démocratie, dans l’harmonie et la coopération avec nos voisins — et c’est finalement un miracle. Un miracle très fragile, nous le savons. Il suffit que la démocratie elle-même se dérègle à nouveau, comme cela s’est déjà produit à plusieurs reprises dans cette même Europe, pour que soit élue une faction de fous qui, au nom d’une justice quelconque, avec des slogans populistes, mettront le monde à feu et à sang et, surtout, créeront un cauchemar pour leurs propres concitoyens. Le chauvinisme, le mépris, la haine n’ont pas été bannis d’ici pour toujours. Au contraire, ils ont toujours été là, sont encore là et attendent une opportunité. Les victimes sont toujours les plus faibles : les minorités, les femmes, les enfants, les étrangers. Mais pour l’instant — peut-être seulement pour quelques instants — le miracle continue, les frontières sont ouvertes et nous pouvons voyager librement vers des lieux extraordinaires et légendaires. Pour apprendre et grandir.
Depuis l’adhésion à l’Union, une nouvelle génération a grandi en Pologne et se considère comme occidentale. Elle n’éprouve plus de complexes à l’égard de l’Europe. Ces personnes ne veulent plus émigrer à la recherche d’un travail et d’une vie meilleure, pour une raison ou une autre ; elles se disent que c’est mieux, plus sûr et plus intéressant ici, et qu’il y a une énergie qui leur semble manquer à Cardiff, Bordeaux, Utrecht, Stuttgart ou Genève. Il semblerait que des siècles de handicap soient en train de s’estomper.
Nombreux sont ceux qui pensent que l’adhésion de la Pologne à l’Union a été un acte officiel et un juste retour dans le cercle de la civilisation occidentale. Associée à des investissements dans les infrastructures, les transports, l’amélioration des conditions de vie, le développement de l’éducation et la possibilité d’utiliser des fonds pour la protection de la nature, elle aurait également permis le renforcement des institutions et des organisations non gouvernementales, le réveil de la société civile, le confort de vivre dans la liberté d’expression ; elle aurait donné la garantie que la fragile démocratie polonaise à peine retrouvée ne serait pas détournée par les populistes — les institutions de l’Union feraient respecter l’État de droit, et la menace de quitter le club d’élite des pays stables et prospères empêcherait la société d’élire un souverainiste et populiste à la présidence ou au poste de premier ministre.
Mais ce qui devait probablement se produire en Pologne et dans d’autres pays de l’ancien bloc de l’Est après l’adhésion à l’Union s’est produit : un retour au passé, une réaction à un changement trop soudain, à un progrès — une régression. Cette situation a été favorisée par un moment dramatique de l’histoire : l’accident de l’avion présidentiel à Smolensk. Heureusement, la même démocratie qui nous a mis en difficulté nous a sauvés lors des élections suivantes. La raison l’a emporté. Si nous n’avions pas fait partie de l’Union européenne, notre destin aurait-il été différent ? Une partie de l’élite et de la société polonaises a appris à vivre dans une Europe unie et a appris l’art difficile du compromis et du dialogue. De son côté, une partie de l’élite et de la société européennes a appris à connaître la Pologne. C’est déjà beaucoup. Et il existe une chance, sur la base de l’expérience partagée, qu’une forme de vaccin se crée pour aider le système de défense du corps européen contre le virus xénophobe car — on le voit aujourd’hui — toute l’Europe est confrontée à une menace similaire.
Milosz, décrivant sa décision d’émigrer des années plus tard, se comparait au protagoniste de L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, un autre émigré, auteur du célèbre essai Un Occident kidnappé. Dans ce texte, Kundera tente de nous convaincre que l’Europe centrale, des pays comme la Hongrie, la Pologne, l’Autriche et la République tchèque, ont toujours fait partie de la véritable Europe occidentale, au même titre que l’Allemagne, la France ou les Pays-Bas, mais qu’ils ont été détournés par la Russie, qui représente le visage étranger et antidémocratique, effaçant toutes les différences et la richesse de la diversité, le visage incolore de l’Est. C’est grâce à lui que le terme Mitteleuropa, déjà connu dans la pensée géopolitique allemande, a glissé vers l’idée d’une « Europe du milieu », définie par le principe suivant : un maximum de diversité sur un minimum d’espace. Pour Kundera, l’expression particulière du génie de cette partie de l’Europe était ses habitants juifs. La littérature, la science et l’art de cette partie du monde leur doivent leur caractère unique.
George Steiner, qui se garde bien de généraliser, ajoutait dans l’une de ses célèbres chroniques écrites pour le New Yorker que ce sont les Juifs d’Europe centrale qui ont donné à la civilisation occidentale de nouveaux noms et l’ont placée sur une nouvelle voie pour de nombreuses générations à venir. « Le XXe siècle dans lequel nous vivons en Occident est en fait un produit d’exportation austro-hongrois », écrit-il. Selon Steiner, nous utilisons toujours la carte dessinée par Freud, Wittgenstein, Musil, Mahler, Schönberg et Bartok, Adolf Loos, Karl Kraus, Ernest Mach et Karl Popper. Il note cependant en passant qu’en plus du ferment créatif, la région a également produit son opposé, des germes meurtriers : après tout, les pires antisémitismes et l’hitlérisme sont venus du centre de l’Europe…
« Il s’agissait, comme le disent les physiciens, d’une « implosion ». L’intensité de forces mutuellement contradictoires dans un espace qui se rétrécit rapidement. […] Il y a donc une certaine logique fatale et un certain catastrophisme dans le fait que l’idéologie d’Hitler et, dans une large mesure, la doctrine nazie elle-même, sont nées en terre autrichienne (des historiens ont fait remonter l’origine du terme Judenrein, « sans Juifs », aux règles d’adhésion d’un club cycliste autrichien du début du XXe siècle). C’est à Vienne que le jeune Hitler a préparé son poison astucieux. » 1
Ajoutez à cela qu’il aurait pu y rencontrer dans un café le meilleur joueur d’échecs de l’époque à Vienne (1913), Lev Bronstein, plus tard connu sous le nom de Léon Trotski, ou le jeune Josif Dzhugashvili, plus connu sous le nom de Staline, travaillant sur ses nouvelles idées.
La discussion qui a émergé après la publication de l’essai de Kundera dans les années 1980 s’est étendue à Milosz. Tout en soutenant Kundera dans une certaine mesure, celui-ci a nettement déplacé l’axe géographique vers l’Est. Les valeurs européennes régnaient en maître dans l’« Europe familière » de Milosz, qui comprenait aussi la Lituanie et l’ensemble du territoire de l’ancienne Communauté polono-lituanienne, c’est-à-dire le Belarus et l’Ukraine — bref, « les pays à l’est de l’Allemagne », « entre l’Allemagne et la Russie », où les influences méditerranéennes se font sentir, que ce soit dans l’architecture, la liturgie ou la culture ; où les individus ne deviennent pas des numéros dans les statistiques, comme c’était le cas en Russie soviétique, qui se trouvait déjà au-delà de la « carte » de l’Europe de Milosz. Cette Europe centrale kidnappée, détournée par la Russie, est-elle revenue en Europe en 2004 ? Rappelons que la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie — mais aussi Malte et même Chypre ! — ont alors intégré l’Union. Il semblerait donc que, oui, l’« Europe centrale » — selon la géographie de Milan Kundera — soit revenue en Europe. Mais peut-on en dire autant de l’Europe de Czesław Miłosz ?
L’essai de Kundera s’ouvre sur une scène dramatique, qui se déroule dans une station de radio de Budapest en 1956, au moment de l’invasion soviétique de la Hongrie. On y disait que les Hongrois étaient en train de mourir pour l’Europe :
« En 1956, au mois de septembre, le directeur de l’agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fût écrasé par l’artillerie, envoya par télex dans le monde entier un message désespéré sur l’offensive russe, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche finit par ces mots : Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe.
Que voulait dire cette phrase ? Elle voulait certainement dire que les chars russes mettaient en danger la Hongrie, et avec elle l’Europe. Mais dans quelle sens l’Europe était-elle en danger ? Les chars russes étaient-ils prêts à franchir les frontières hongroises en direction de l’ouest ? Non. Le directeur de l’agence de presse de Hongrie voulut dire que l’Europe était visée en Hongrie même. » 2
Cette phrase m’a été rappelée en 2013, lorsque les événements connus sous le nom d’Euromaidan ont commencé à Kiev, et par la suite, lorsque l’invasion russe de l’Ukraine a eu lieu. Qui meurt pour l’Europe aujourd’hui ? L’Europe est menacée par les chars russes en Ukraine précisément — à Kherson, à Kiev, à Kharkiv, à Zaporizhia, à Marioupol. Cela signifie que l’Europe est là aussi, ou peut-être surtout là aujourd’hui. Nous ne devons pas l’oublier et nous ne devons pas permettre qu’elle soit — à nouveau — kidnappée. Si nous voulons aussi être Européens, nous devons être solidaires de nos valeurs, nous devons nous en montrer dignes et venir en aide à ceux qui donnent aujourd’hui leur vie pour elles. Les idées pour lesquelles une grande partie de l’Europe s’est unie sont menacées. L’Europe est en guerre, elle connaît son plus grand conflit depuis la Seconde Guerre mondiale.
La célèbre expression de Paul Valéry, formulée juste après le choc de la Première Guerre mondiale dans son texte La Crise de l’esprit — « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » — témoigne non seulement d’une perspicacité digne d’un prophète (car le plus terrible était encore à venir en Europe), d’un sens amer du déclin et de la chute d’une communauté, mais aussi de la compréhension que la civilisation elle-même continue à dégénérer jusqu’à ce qu’un jour viennent les barbares, appelés par elle des steppes, des déserts, des banlieues, des caves ou des friches cosmiques et qui en sont la pure conséquence, l’achèvement et le but — mais aussi du fait que la civilisation vit aussi longtemps que son esprit vit. Les mots sur la crise de l’Europe reviennent à des moments particuliers, comme le soulignait Jacques Derrida dans son discours de 1991 intitulé « Un autre cours. Se souvenir, répondre, s’engager » 3 et nous obligent à réfléchir sur le déjà accompli, sur le chemin parcouru et la direction de ce chemin, comme si l’Europe reprenait conscience d’elle-même et précisément dans les moments de grandes décisions susceptibles de changer son identité.
« Crise de l’Europe comme crise de l’esprit, disent-ils tous, au moment où se dessinent les limites, les contours, l’eidos, les fins et confins, la finitude de l’Europe, c’est-à-dire où le capital d’infinité et d’universalité qui se trouve en réserve dans l’idiome de ces limites se trouve entamé ou en péril. » 4
En disant « nous », il exprime également sa responsabilité à l’égard de la communauté, car c’est ainsi qu’il conçoit l’Europe et l’européanité. Pour Derrida, la question d’une nouvelle capitale de l’Europe est extrêmement importante. Les nouveaux défis et le déplacement probable des frontières de l’Union nécessiteront une réévaluation du mot « capitale » et ne l’associeront plus à une quelconque métropole ou ville — dont Derrida voit bien la crise — mais plutôt à un réseau de communication, un canal d’action des moyens de l’opinion publique, des médias et de l’information, qui reprendrait le rôle de la capitale, en donnant une orientation et en étant le centre de la pensée. Derrida estime qu’une caractéristique essentielle de ce canal central d’information serait de favoriser la critique et la libre expression, citant en exemple la téléphonie largement développée à l’époque. Ce canal d’information était démocratique par définition :
« Je crois qu’un système totalitaire ne peut pas lutter efficacement contre le réseau téléphonique interne lorsque sa densité dépasse un certain seuil et qu’il ne se laisse plus contrôler. (…) Le téléphone devient ainsi pour le totalitarisme une préfiguration invisible et un signe avant-coureur inévitable de sa propre ruine. »
Et après tout, devrions-nous ajouter, quelle est la puissance du pluralisme du téléphone universel comparée à la puissance du pluralisme de l’Internet universel d’aujourd’hui ? Derrida se serait-il trompé ? Peu de temps s’est écoulé depuis, et aujourd’hui les foules dans les rues des villes utilisent en permanence des smartphones et des canaux d’information pluralistes qui, certes, contribuent parfois à préserver la vérité de l’information, mais qui ajoutent également au chaos et à la confusion. Les phénomènes des fake news, de la post-vérité et des deep-fakes, des théories du complot et des manipulations diverses se répandent comme un virus dans le monde numérique, et ce sont les charlatans et les dictateurs qui apprennent le plus vite à les utiliser. Jetons un coup d’œil sur la ligne de front de la guerre actuelle : les deux camps ne se séparent pas de leurs smartphones. Les envahisseurs et les défenseurs consultent les nouvelles sur leur téléphone tous les jours. Oui, ils peuvent s’appeler et se parler — mais cela n’empêche pas les agresseurs de croire à la propagande du dictateur. Il semble qu’il y ait quelque chose de plus profond dans l’homme — que les couches du mal, comme celles du bien, soient plus profondes, universelles et indépendantes des inventions techniques.
Le message du discours de Derrida est cependant positif : il est contenu dans la promotion de l’ouverture et de la possibilité de changement. Le leadership de l’Europe devrait encore être ressenti dans l’avant-garde de la pensée et la mémoire de son capital spirituel. Et si l’avant-garde de la pensée doit être comprise comme un dépassement de soi, une capacité de transgression, la question peut toujours être posée : quel est exactement ce capital spirituel ? Paul Valéry n’avait-il pas raison d’affirmer que le plus grand capital de l’Europe, ce sont les Européens eux-mêmes, leur esprit et « leur corps » ? Pour savoir si ces questions ont un sens, il faut poser la question aux Ukrainiens qui manifestaient pendant l’hiver 2013/2014 sur la place de l’Indépendance à Kiev, lors des événements appelés depuis Euromaidan : des jeunes, des visiteurs, des habitants, des femmes, des hommes. Malgré le froid massif, les assauts de la police, la campagne de propagande, les enlèvements et la torture, ils ont survécu à un siège qui a duré deux mois. Pendant l’une de ces journées, plus d’une centaine de personnes ont été abattues par les milices. Elles protestaient contre la décision du précédent président pro-russe de refuser de signer l’accord d’association de l’Ukraine avec l’Union européenne, la replaçant ainsi dans la sphère d’influence russe. Il faudrait demander à ces gens pourquoi ils mouraient sous les balles des snipers. Presque tous, des simples ouvriers et retraités aux poètes des barricades, ont répondu à l’époque la même chose : la dignité humaine. Ils associaient l’Europe au respect de la dignité humaine, une chose qu’ils n’avaient pas connue dans leur propre pays depuis longtemps et qu’ils n’espéraient pas connaître en restant dans le monde post-soviétique, puis russe. Euromaidan a gagné grâce à sa détermination. Le président s’est enfui comme un rat d’un pays chaotique et en ruine, de nouvelles élections démocratiques ont été organisées et un nouveau gouvernement a été mis en place. Peu de temps après, la Russie, furieuse, occupait la Crimée et intervenait militairement dans le Donbass. La guerre se poursuit encore aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes sont mortes, des millions sont devenues des réfugiés. Rester indifférent face à cette situation, abandonner ce crédit de confiance, renoncer à la solidarité, signifierait pour la communauté européenne ruiner à jamais sa légende et son autorité en Europe de l’Est et révélerait que les valeurs sur lesquelles elle s’appuie sont un mensonge.
Mes parents étaient également des réfugiés, ayant grandi dans des familles qui ont dû quitter leur maison de Lviv à la suite de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, ils ont été déportés en train, via Przemyśl, vers Opole, en Silésie, une région qui avait été reprise aux Allemands.
En 2022, lorsque la Russie a commencé son invasion à grande échelle de l’Ukraine, j’ai également pris un train rempli de réfugiés sur la route Przemyśl-Berlin. Je travaillais comme professeur invité à l’université Humboldt dans la capitale allemande. Lorsque je suis monté dans le wagon à Opole, le train était rempli de femmes et d’enfants évacués des villes ukrainiennes en flammes. Ils venaient de la même direction, presque des mêmes endroits où ma famille avait été emmenée : les femmes âgées, transies, racontaient ce qui s’était passé d’une voix dont je me souviens bien : celle de ma grand-mère Zosia, qui avait fait un voyage similaire il y a des dizaines d’années. Ma grand-mère avait un accent très similaire au leur et utilisait les mêmes phrases. Les vieilles dames dans le train ont parlé avec la voix de Zosia des horreurs de la guerre, tout comme elle m’avait parlé de la Seconde Guerre mondiale : des personnes assassinées sans raison, des viols, des tortures et de la mort d’enfants. De l’horreur, de la famine et des tortionnaires sans cœur. Les réfugiés avaient avec eux quelques ballots, des affaires prises au hasard, des objets récupérés dans les décombres, des vêtements qui puaient le brûlé. J’ai vu la peur et la tristesse dans leurs yeux, j’ai vu la détermination et la colère. Il y avait des vieilles femmes au visage aussi ridé qu’une pomme flétrie, des mères serrant leurs enfants dans leurs bras, des filles et des garçons en pleurs et parfois frétillants, des adolescents confus essayant de trouver quelque chose sur Internet, des voisins et des femmes de ménage, des chanteurs, des coiffeurs, des cuisiniers et des secrétaires, des étudiants et des cadres, des femmes d’affaires et des comptables, des enseignants et des pianistes. À côté d’eux, des groupes d’étudiants noirs, hébétés et effrayés, venus des dortoirs bombardés des universités de Kharkiv, de grands groupes de Roms pour lesquels un nouvel exode commençait à la recherche d’un nouveau point de chute, quelques hommes âgés souffrant de handicaps visibles. Des chiens, des chats, des lapins, des cochons d’Inde. De très nombreux chiens.
J’ai essayé d’aider, de parler, de porter leurs bagages, de les diriger vers des points d’information, parfois de les conduire en lieu sûr, de les protéger des voleurs, et parfois simplement d’expliquer des choses qui étaient nouvelles pour moi, résident de l’Union. Ma femme a invité dans notre appartement une mère fuyant avec son fils les bombardements de Kiev, où ils ont passé la première semaine dans un sous-sol sous les bombes avant de voyager jusqu’en Pologne, allongés sur le plancher d’un train sombre bombardé par l’aviation russe. Ils ont vécu avec nous pendant quatre mois et, pendant cette période, j’ai essayé de rentrer régulièrement de Berlin.
Prendre le train du retour, à Berlin, en direction de l’Ukraine, c’était là le pire.
Pendant les premiers mois de la guerre en 2022, le trafic sur cette ligne allait dans les deux sens. Depuis l’Ukraine, les femmes, les enfants ou les jeunes partaient vers des endroits plus sûrs, la Pologne ou plus à l’Ouest, les hommes n’ayant pas le droit de quitter le pays. Dans l’autre sens, des hommes revenaient en Ukraine de toute l’Europe occidentale pour s’enrôler dans l’armée et combattre.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Les Ukrainiens qui s’étaient auparavant rendus à l’Ouest pour travailler et avaient émigré par dizaines de milliers à la recherche d’un moyen de subsistance, revenaient maintenant par milliers. J’ai voyagé avec eux dans plusieurs de ces trains vers l’Est. Il n’y avait presque personne d’autre : des wagons remplis de gens silencieux au regard maussade. Après avoir installé leurs familles dans des endroits plus sûrs en Pologne, ils allaient maintenant participer à la défense du pays. Nous avons tous vu les vidéos qui circulent dans les médias, montrant des Russes mobilisés quelque part au fin fond de la Russie, partant au front, la plupart complètement ivres, débordant des bus ou des wagons aux points d’arrêt pour se rouler dans la boue ou se bagarrer en état d’ébriété. Dans le train avec les Ukrainiens, c’était complètement différent : ils roulaient avec concentration, et je n’ai pas vu d’ivrognes. Ils paraissaient insouciants, même si, lorsqu’on leur posait la question, ils répondaient parfois par un sourire et essayaient de plaisanter. Je les regardais avec admiration. On pouvait voir sur leurs mains qu’ils avaient souvent travaillé dur. Certains étaient ouvriers ou agriculteurs, d’autres diplômés d’écoles d’humanités. Ceux qui avaient des familles les avaient placées dans des endroits sûrs et s’en étaient retournés en Ukraine. Ils savaient qu’ils ne reviendraient peut-être pas. J’ai voyagé avec eux pendant cinq, parfois sept heures, car le train était en retard. Nos conversations étaient brèves, mais je n’oublierai jamais ces quelques voyages en train et ces quelques poignées de main.
Le mythe de l’enlèvement d’Europe comporte une deuxième partie, extrêmement importante : l’histoire de ses frères, partis à la recherche de leur sœur — Phoynices (qui a donné son nom aux Phéniciens), Kiliks (qui l’a donné à la Cilicie), Tazos (qui l’a donné à l’île de Tassos), Phineus (arrivé près du Bosphore) et Cadmus, qui a fondé la ville de Thèbes en Grèce. Ces frères ont établi des colonies en Europe et en Afrique, ils y ont apporté l’écriture : le mythe de l’enlèvement d’Europe est aussi le mythe de la recherche de l’Europe et de la création de l’Europe. C’est dans les villes fondées par les frères d’Europe que naît l’Europe telle que nous la connaissons. Le transfert de la religion, de la culture et surtout de l’écriture devient le moment de la naissance de l’Europe.
À l’heure où j’écris ces lignes, l’Ukraine ne fait toujours pas partie de l’Union européenne, bien que des Ukrainiens aient donné leur vie chaque jour depuis 2013 pour que cela se produise. Pourquoi ? Est-ce à cause d’une trop grande distance culturelle ? L’impréparation législative ? La corruption ? L’un des principaux obstacles est la guerre en cours, une partie du territoire est occupée et le statut territorial n’est donc pas clair. Le 1er mai 2004, en même temps que la Pologne, Chypre, une île située au large de la côte asiatique, partiellement occupée par des forces séparatistes turques et dont le statut territorial est incertain, a également été intégrée à l’Union européenne. Certaines parties de Chypre sont encore aujourd’hui exclues de la législation européenne. Lors de son admission dans l’Union, son économie dépendait fortement des capitaux étrangers qui créaient des entreprises fictives sur l’île afin d’échapper à l’impôt dans leur pays d’origine. Les oligarques russes, qui sont toujours liés à Chypre, étaient notamment impliqués dans cette activité, qui a fait de Chypre, avec la Slovénie, le plus riche des pays admis dans l’Union. Il ne fait pas de doute que Chypre fait à jamais partie du patrimoine culturel méditerranéen — c’est là qu’Aphrodite aurait émergé de la mer. Elle est habitée par des gens qui ont des valeurs européennes. Je n’ai rien contre Chypre en Europe, mais si c’est le cas, pourquoi pas Lviv ou Odessa ? Soixante kilomètres à l’est de la frontière polonaise — à la même distance que celle qui sépare l’ouest de Berlin de la frontière polonaise — en plein centre de l’Europe, se trouve Lviv, qui fut dès sa fondation une importante ville marchande médiévale s’insérant dans le réseau commercial européen, habitée au fil des siècles par des Ukrainiens, qui fondèrent la ville comme capitale de leur royaume, par des Polonais, des Juifs, des Arméniens, des Karaïtes, des Italiens et des Grecs, par une importante colonie de bourgeois allemands qui devinrent Lvoviens au fil des générations successives.
Après son apogée à la Renaissance dans les frontières du Commonwealth polono-lituanien et après sa partition par les puissances voisines, Lviv est devenue la capitale de la Galicie, province de l’Empire austro-hongrois. Elle a toujours été l’un des centres de la culture européenne et l’est encore aujourd’hui — malgré les réticences de plusieurs dictateurs. Sacher-Masoch, Zbigniew Herbert, Stanislaw Ulam, Rudolf Weigl et, si nous nous concentrons sur le génie juif, Deborah Vogel, Stanislaw Lem, Sholem Aleichem et Hugo Steinhaus y ont vécu et travaillé ; Yuri Vinnichuk, Marianna Kijanowska, Halyna Kruk y vivent et y travaillent. C’est l’Europe, où les gens aspirent à la liberté, à la démocratie et à la paix, où ils peuvent donner leur vie dans la lutte pour la dignité et les droits individuels, en se solidarisant avec d’autres dans la ligne de front contre le despotisme et le mépris de l’homme. L’exemple de Lviv peut facilement être étendu à Odessa, Kiev ou Kharkiv, des villes au caractère unique pour l’Europe. L’Ukraine est un pays épris de liberté depuis des siècles. Il suffit de rappeler le système de la Sicha de Zaporizhzhya et l’autonomie des cosaques ukrainiens, décrits pour la première fois en français au XVIIe siècle par les ingénieurs et cartographes royaux Guillaume Le Vasseur de Beauplan et Erich Lassot von Steblau (Description de l’Ukraine), pour comprendre que l’Euromaïdan de Kiev était un conseil cosaque presque transposé dans le temps, où les décisions étaient prises en commun. Sans surprise, la Russie et l’Ukraine sont essentiellement opposées en termes de système et d’esprit : l’autodétermination contre la soumission, conflit éternel entre la volonté et le despotisme du tsar et le peuple rebelle et libre qui choisit l’anarchie indépendante ou la mort plutôt que la vie dans un État policier.
La guerre est monstrueuse, mais elle a le don étonnant de révéler ce qui resterait probablement caché sans elle. Elle montre de manière frappante à quel point l’homme peut être méchant et cruel envers les autres, tout en révélant de vastes couches de bonté, d’altruisme, d’héroïsme, de sacrifice et de compassion. Voir la Pologne accueillir et accepter deux millions de réfugiés ukrainiens a été l’une des expériences les plus merveilleuses de ma vie. Les Polonais les ont accueillis dans leurs maisons, ils ont partagé leurs vêtements avec eux, et l’ont fait en un clin d’œil, avant même et indépendamment de la réaction de l’État polonais. L’aide à l’Ukraine en guerre continue d’affluer de Pologne, mes amis se rendent en Ukraine, apportant toutes sortes d’aide, nous collectons des fonds. Nous achetons des drones, des pansements, des générateurs électriques, des caméras thermiques. Un ami, le poète Jacek Podsiadło, transporte régulièrement de la nourriture, des vêtements, des jouets pour les enfants, du matériel pour l’armée et de la nourriture pour les chiens et les chats dans sa voiture personnelle. Parce que les animaux souffrent aussi de la guerre.
Mais tout le monde n’aide pas. Je sais qu’un nombre croissant de personnes sont réticentes et hostiles, fatiguées et sensibles à la propagande russe. Le bien, construit au fil des décennies, peut être détruit en quelques jours par des personnes de peu de cœur, de peu d’esprit, parfois méchantes et pleines de haine, ou simplement effrayées par les étrangers ou le changement. Aujourd’hui, l’Europe est à nouveau kidnappée, violée, mais elle se défend. Il y a les frères et sœurs qui aident, il y a ceux qui protestent et soutiennent. Il y a ceux qui se contentent de regarder ou même de détourner le regard. Le plus grand défi de l’Europe est maintenant de faire face à la Russie et d’accueillir l’Ukraine dans l’Union. Ce sera un événement sans précédent, une étape qui transformera la nature d’une Europe unie. L’Ukraine est l’un des plus grands pays du continent, avec un énorme potentiel économique — c’est une puissance agricole mondiale, le « grenier du monde ». L’Europe doit s’y préparer : son agriculture se réorganisera complètement à la suite d’un tel mouvement. Mais c’est la seule étape possible — nous savons déjà que sans l’Ukraine, l’Europe ne survivra pas, ne pourra pas faire face à une Russie puissante et de plus en plus agressive, surtout si elle absorbe l’Ukraine. Quelque chose de déterminant se joue ici.
Pensons aux milliers de personnes persécutées, torturées, violées et emprisonnées dans les territoires temporairement occupés par la Russie. Pensons aux macabres chambres de torture, aux charniers retrouvés dans les villages libérés par les Ukrainiens. Pensons aux enfants tués par les missiles russes frappant les hôpitaux, au sort des prisonniers de guerre affamés et torturés. Pensons aux personnes tuées dans les rues simplement parce qu’elles sont ukrainiennes, en un mot, pensons au scandale moral que l’Europe cautionne sans réagir de manière adéquate. Une telle omission morale a des conséquences dévastatrices sur les liens communautaires, le sentiment de sécurité et la crédibilité, et les valeurs que nous portons s’érodent, deviennent un mensonge.
George Steiner, dans sa chronique « De Profundis » du 4 septembre 1978, l’exprime ainsi :
« Chaque fois qu’une personne est fouettée, affamée ou privée de sa dignité, une sorte de faille est créée dans le tissu de la vie. La dépersonnalisation de l’humiliation humaine, la dissimulation des tourments individuels sous les catégories anonymes de l’analyse statistique, de la théorie historique ou des modèles sociologiques, constitue une méchanceté supplémentaire. » 5
Pendant l’occupation allemande de Varsovie, certains poèmes écrits par Czeslaw Miłosz lui ont valu une place pour l’éternité dans la littérature polonaise, tels que « Campo dei Fiori » et « Pauvre chrétien regarde le ghetto ».
Dans ces œuvres, de « pauvres chrétiens » sont les témoins muets de l’extermination de leurs voisins juifs par les Allemands. Certains tentent d’aider, d’autres sont impuissants, d’autres encore sont indifférents — d’autres enfin éprouvent de la satisfaction. Ces poèmes, poignants d’horreur, sont demeurés un reproche moral, une voix qui restera à jamais avec nous, l’avertissement que « nous ne devrions pas être comptés parmi les aides à la mort ». Des années plus tard, pendant la guerre en ex-Yougoslavie, Miłosz devait ajouter à ces avertissements le poignant poème « Sarajevo », s’adressant cette fois directement à l’Europe, en tant que témoin des événements.
Dans un avenir proche, il est prévu de mettre fin victorieusement à la guerre et d’étendre l’Union vers l’Est. À l’heure actuelle, le discrédit de la politique antérieure de l’Europe occidentale — en particulier de l’Allemagne — à l’égard de la Russie n’est que trop évident. Jusqu’à présent, le pacifisme et le « pragmatisme politique » ont conduit à un gel du conflit depuis 2014, afin d’apaiser l’ours agressif avec des morceaux du territoire d’autrui, des contrats économiques et du copinage politique. Mais la condition sur laquelle repose l’Union — une zone de libre-échange, l’État de droit, la liberté d’expression et de circulation, la négociation de solutions pacifiques pour le plus grand bénéfice commun possible — n’intéresse pas la Russie, dont l’État repose sur d’autres piliers. Plus personne ne semble croire aux garanties russes, car la Russie ne partage pas les valeurs européennes. Forcer l’Ukraine à renoncer à son propre territoire serait un aveu de défaite et de faiblesse de la part de l’Occident. Il s’agit là d’un piège russe typique : en pratique, cela signifierait une courte trêve, au cours de laquelle la Russie continuerait à mener des opérations hybrides en préparation d’une attaque décisive. Alors que la menace de l’isolationnisme américain est si forte, il ne faut pas tomber dans ce piège — surtout pas aujourd’hui. L’Europe peut se défendre, mais tant que l’Occident ne reconnaîtra pas la Russie comme un ennemi, elle sera dévorée morceau par morceau par l’ours. La guerre peut encore être gagnée et achevée en quelques mois. Il suffit d’armer correctement l’Ukraine. La recette de la paix consiste à vaincre la Russie sur le champ de bataille.
À Lviv et à Odessa, les habitants tentent de protéger les monuments des missiles russes. L’Ukraine ne dispose pas d’une défense aérienne suffisante, elle demande en vain à ses partenaires européens et américains de la renforcer, chaque attaque russe signifie de nouvelles victimes parmi les civils sans défense et la destruction de monuments d’une valeur inestimable. Les habitants enveloppent les monuments et les statues d’un emballage souple, d’une double couche de laine de roche, et les recouvrent d’un manteau de matériau ignifuge. Ils les bardent de sacs de sable, construisent des boucliers de bois et d’acier, retirent les trésors les plus précieux des murs des galeries, des tours, des croix et des socles, les transportent hors des chapelles et des musées, les emballent, les sécurisent et les cachent dans des abris. Et lorsque les fusées supersoniques frappent avant que la sirène ne retentisse, il arrive que l’on parvienne à sauver des objets et des pierres. Alors, au lieu de monuments brisés, des personnes mutilées sont transportées à l’hôpital, au lieu de mains de pierre détachées d’une statue de déesse, dans la rue, une main humaine arrachée, au lieu de tessons de marbre, des tessons d’os – et au lieu de la luminosité de l’albâtre, du sang sombre.