Il y a tout juste cinq ans, le Grand Continent paraissait pour la première fois. Mis en ligne dans la nuit du 6 au 7 avril 2019, le premier dossier de la revue était consacré au génocide des Tutsi au Rwanda, dont on commémorait alors le 25e anniversaire. À cette occasion, en partenariat avec l’École normale supérieure et Sciences Po, le Groupe d’études géopolitiques organisait un colloque fondateur pour renouveler ce champ. Depuis, nous n’avons eu de cesse de mobiliser les signatures les plus pertinentes pour continuer ce travail : des historiens Florent Piton et Vincent Duclert au cinéaste Christophe Cotteret, en passant par les écrivains Gaël Faye et, aujourd’hui, Scholastique Mukasonga ou encore le survivant Charles Habonimana. Si vous pensez que ce travail est important et qu’il mérite d’être soutenu, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue.
Dans votre avant-dernier roman, Sister Deborah (2022) comme précédemment avec Cœur Tambour (2016) et Kibogo est monté au ciel (2020), vous vous éloignez de l’histoire récente du Rwanda et du génocide des Tutsi, qui étaient évoqués par vos premières œuvres, pour remonter à des épisodes plus anciens : la colonisation, l’évangélisation, les légendes et les mythes. Vous élargissez aussi le domaine géographique de votre écriture jusqu’aux Antilles, aux États-Unis ou au Brésil. Comment cette évolution s’est-elle opérée ?
Pour vous répondre, il faut d’abord « remonter dans le passé du Rwanda », c’est-à-dire déconstruire le fatras de falsifications historiques et idéologiques accumulé par l’anthropologie raciale du XIXe siècle et qui persista jusque dans la première moitié du XXe. Sur le Rwanda, où l’on situait avec plus ou moins de précisions les sources du Nil, s’étaient accumulées les légendes : les inaccessibles Montagnes de la Lune se devaient d’être habitées par des êtres fabuleux, tout juste sortis des temps héroïques. Aux rumeurs rapportées par les explorateurs, se mêlaient sans doute pour un public avide d’exotisme et de mystère ce que Jean-Loïc Le Quellec appelle « les récits du monde perdu » (lost race tales, en anglais) où le héros découvre au cœur de la jungle ou du désert un monde perdu sur lequel règne une reine, généralement blanche, à la beauté fatale et fascinante. L’auteur le plus emblématique du genre est sans doute Henry Rider Haggard et son cycle de romans autour de la figure de She, la princesse qui au fond d’un volcan éteint attend depuis deux mille ans le retour de son amant. Je fais des allusions, bien évidemment ironiques, à ce genre de roman colonial dans Cœur tambour. La bande dessinée de Julien, l’amant quelque peu platonique de Prisca, développe les mêmes thèmes narratifs mais ici la reine est noire puisque Julien dessine Prisca en reine du royaume perdu ; il en est de même pour le film pour lequel le tambourinaire James Rwatangabo est engagé.
En 1956, on projeta à la cour royale de Nyanza le film Les Mines du roi Salomon, adapté du roman de Hagard et tourné en partie au Rwanda. Ce fut une séance solennelle à laquelle assistaient le mwami et la reine Rosalie Gicanda, vêtue d’un vaporeux voile rose pâle. Au Rwanda certains entérinaient dangereusement les mythes bâtis à leur sujet par les Européens. Dans Notre Dame du Nil, Véronica accepte de tenir le rôle d’Isis dans le délire décadent de monsieur de Fontenaille et cela pour son plus grand malheur.
En cette fin du XIXe siècle, le Rwanda est une terra incognita, la dernière tache blanche sur une carte de l’Afrique que viennent de se partager à Berlin les puissances européennes. Il faut vite occuper le terrain attribué et les Allemands cherchent à s’imposer avant les Belges et les Anglais. En 1897, le capitaine Ramsay se présente à la cour du roi Musinga et signe un traité d’amitié avec lui — il s’agit en réalité d’un traité instituant le protectorat.
Les envahisseurs ont déjà dressé le portrait-robot des indigènes : les Tutsi, puisque c’est avant tout d’eux qu’il s’agit, sont tous de très grande taille, ils ont la peau claire, le nez droit. On vérifiera en mesurant le volume des crânes, la longueur du nez. La conclusion est imparable : les Tutsi ne sont pas des Africains, c’est-à-dire des Bantus au nez épaté. Du reste, comment des Africains primitifs auraient-ils pu concevoir autour de la royauté sacrée des rituels aussi sophistiqués que ceux des Pharaons ? Il est évident qu’ils sont venus d’ailleurs. Les savants ne sont pas en reste pour proposer le point de départ de ce peuple : ils viendraient d’Éthiopie bien sûr, mais peut-être aussi d’Égypte ou du Caucase et pourquoi, avec leur immense troupeau de vaches aux grandes cornes, n’auraient-ils pas dévalé du Tibet, à moins que les pasteurs des Mille Collines soient les restes égarés des dix tribus perdues d’Israël ? La Bible, en fin de compte, pourrait fournir la clef de l’énigme : les Tutsi sont des Hamites, descendants de Ham ou de Cham, un des fils de Noé. On a ainsi trouvé le nom d’une nouvelle race, les Hamites — plus tout à fait blanche, pas tout à fait noire. Charles Seligman, dans son ouvrage Races of Africa (1930) fournit une brillante synthèse de ces élucubrations : « Les civilisations africaines sont des civilisations hamites : leur histoire rapporte l’interaction de ces peuples avec les Noirs et les Bushmen. Les Hamites nouvellement arrivés par vagues successives étaient des bergers “européens”, mieux armés, à l’esprit plus vif que les agriculteurs Noirs. »
Ainsi les structures économiques de la société traditionnelle, dans laquelle les Tutsi sont pasteurs, les Hutu agriculteurs, et les Twa potiers ou chasseurs, vont être interprétées en termes d’invasion, de races, de féodalité. Les Tutsi vont être décrits comme des étrangers dans leur propre pays — les premiers colonisateurs. De son côté, l’élite Hutu, formée dans les séminaires, était prête à renvoyer la minorité Tutsi dans le Nil.
L’éradication des croyances religieuses anciennes fut menée avec un succès apparemment égal. Les Belges, qui, après la Première Guerre mondiale, avaient reçu un mandat sur le Rwanda et le Burundi de la Société des Nations, confièrent l’éducation aux missions et principalement aux Pères blancs : à eux d’apporter dans les ténèbres de l’Afrique les lumières de la civilisation. L’idée de fonder en Afrique un royaume chrétien figurait au programme de leur fondateur, monseigneur Lavigerie, archevêque d’Alger. Ses disciples s’y employèrent avec ardeur au Rwanda. La déposition en 1931 du roi Musinga, hostile au christianisme, entraîna le ralliement des chefs et à leur suite de toute la population. Ces baptêmes de masse furent célébrés dans la revue missionnaire Grands Lacs comme une véritable tornade du Saint Esprit : être traité de païen devint la pire des injures. Le baptême consacrait l’entrée dans la « civilisation ». Mon père nous lisait chaque soir un passage de la Bible et il n’était pas peu fier d’avoir été choisi pour diriger, au village, l’important mouvement des Enfants de Marie. Ma mère, plus circonspecte, invoquait la Vierge Marie et, dans les cas graves, avait recours à Nyabingi — l’esprit féminin spécialiste des maladies propres aux Rwandais.
Après l’indépendance, l’arrivée au pouvoir d’une élite hutu formée dans les séminaires et ayant intégrée l’idéologie raciale de ses maîtres aggrava encore ce phénomène d’acculturation. Si comme les missionnaires, ils rejetaient violemment les croyances anciennes, ils censuraient avec la même vigueur la culture traditionnelle considérée comme tutsi et produite à la cour royale : poésies et rituels furent jugés incompatibles avec la république paysanne et chrétienne qui venait d’être proclamée. Ainsi fut banni le tambour, instrument emblème du Rwanda mais trop associé aux manifestations charismatiques du pouvoir royal, ou encore les danses des femmes, jugées trop hiératiques et donc éthiopiennes. La littérature orale traditionnelle, les récits historiques, les généalogies, les poésies héroïques n’étaient pas autorisés à l’école, quel que soit le niveau, alors même que ces œuvres faisaient l’objet de recherches et de publications de la part d’ethnologues occidentaux, dont les travaux paraissaient dans des revues scientifiques qui restaient néanmoins inaccessibles aux Rwandais, même lettrés. Les fondements racistes des deux républiques hutu amputèrent le Rwanda d’une grande partie de sa culture et de son histoire. C’est entre autres dans la diaspora tutsi que se perpétueront et se transmettront ces arts.
Mes deux premiers livres, Inyenzi ou les cafards et La femme aux pieds nus sont essentiellement autobiographiques : ce sont les tombeaux de papier que je me devais d’ériger pour ceux qui ont péri lors du génocide des Tutsi en 1994. C’est avec mon troisième livre, un recueil de nouvelles, L’Iguifou, que je me suis risquée à la fiction. Le livre suivant, Notre-Dame du Nil, m’a consacrée comme romancière à part entière en remportant le prix Renaudot. Le roman, il est vrai, m’a permis, en prenant une certaine distance avec mon histoire personnelle, d’aborder par le recours à la fiction des thèmes comme l’histoire du Rwanda et ses falsifications, la condition féminine, ou encore le choc des traditions religieuses traditionnelles avec l’importation du christianisme sous toutes ses formes.
Mais le roman m’a permis aussi d’élargir le domaine de mon écriture au-delà des mille collines du Rwanda. De par sa position géographique, de par son histoire coloniale et récente, le Rwanda est resté un pays enclavé. Selon les paroles malheureuses d’un président français, le Rwanda, comme l’Afrique, est entré tardivement dans l’histoire — l’histoire européenne bien sûr. Et c’est heureux pour les Rwandais d’y être entrés encore plus tardivement : au moins, ils ne sont pas entrés dans l’histoire des Européens par l’esclavage ! Mais ils n’ont pas échappé au colonialisme et au grand enfermement que leur a fait subir une acculturation culturelle et religieuse sur laquelle je reviendrai à propos de la censure qui pesait sur la littérature africaine francophone.
C’est d’abord par l’exil que j’ai découvert que le monde s’étendait bien au-delà de l’horizon que l’on pouvait apercevoir depuis les collines du Rwanda. Mais ce sont mes livres qui, ayant acquis une certaine audience internationale, ont considérablement élargi le domaine géographique de mon écriture. Des invitations à des tournées littéraires m’ont conduite un peu partout en Europe, en Afrique, aux États-Unis. J’ai parcouru le Brésil, Rio et São Paulo bien sûr mais aussi Paraty, Tiradentes, Porto Alegre, Maringà, Belo Horizonte. Je garde un souvenir inoubliable de mon intervention à Rio à la favela Vigidal. Partout ma présence provoquait une ferveur que je croyais réservée à un joueur de football ou à une rock star. Je fus reçue à sa demande par le président Lula dans son Institut à São Paulo : « L’Atlantique n’est qu’un ruisseau entre le Brésil et l’Afrique, m’avait-il alors déclaré » Cette phrase m’avait émue et troublée : le Rwanda, si éloigné de l’Océan, pouvait-il faire partie de cet Atlantique noir, comme l’a appelé Paul Gilroy, que semblait prôner Lula ?
C’est à la Guadeloupe que j’obtins une réponse. Sous la conduite de Marie-Line Dahomey, autrice et musicienne passionnée par l’héritage africain de son île, j’effectuai un pèlerinage sur les lieux de mémoire de l’esclavage. Elle me conduisit, après l’escalier monumental dit « marches des esclaves » de Petit-Canal et le cimetières des esclaves de l’anse de Sainte-Marguerite, au « Village international du Ka et des tambours du sud », sorte de musée-sanctuaire dédié aux tambours, que domine le grand tambour Fondal Ka, un tambour monumental de 3,20 mètres de haut. Une inscription, sur son socle, précise : « Durant l’esclavage, nos ancêtres africains déportés amènent en terre de Guadeloupe leurs tambours sacrés et rituels : ainsi naîtra le tambour-ka… ». Il me parut urgent d’ajouter les tambours sacrés du Rwanda à ceux des Caraïbes et c’est ainsi que naquit l’idée de mon roman Cœur Tambour dans lequel, autour de la rwandaise Prisca alias Kitami et son tambour sacré Rugina, viennent battre les tambours gwoka de la Guadeloupe, rasta de la Jamaïque, asotor de Haïti et bien d’autres que les tambourinaires rencontrent dans leurs tournées. Par le battement des tambours, les vagues de l’Atlantique noir pouvaient bien battre aussi les flancs du volcan Karisimbi !
Vous êtes entrée en littérature par l’expérience du deuil, celle de la perte de tous vos proches dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Votre « trilogie rwandaise » (Inyenzi ou les Cafards, 2006, La femme aux pieds nus, 2008, Notre-Dame du Nil, 2012), est née de la nécessité de conserver la trace des disparus. Vous employez souvent les images du tombeau de papier ou du suaire tissé de mots. Seriez-vous devenue écrivaine sans ce traumatisme ?
Je l’ai souvent dit et écrit : « C’est le génocide des Tutsi au Rwanda en avril/juin 1994 qui a fait de moi une écrivaine. » Mes deux premiers livres, Inyenzi ou les cafards, La femme aux pieds nus, sont bien ces tombeaux de papier que je me devais d’ériger pour les miens et tous ceux dont les ossements sont enfouis pêle-mêle dans des fosses communes ou dispersés dans la brousse, déchiquetés sous les dents des hyènes et des chacals. Mon devoir de survivante était de les exhumer de l’anonymat du génocide.
Rien ne me préparait pourtant à devenir écrivaine. Bien sûr, je parlais et écrivais le français. C’est parce que mon frère André et moi le pratiquions couramment que les parents nous avaient choisis pour l’exil : le français constituait à leurs yeux un passeport international. À Nyamata, on apprenait le français dès la première année de l’école primaire. Les instituteurs qui faisaient partie des exilés s’étaient empressés de rouvrir des classes, d’abord sous les grands ficus, puis avec l’aide de la mission dans des baraques de briques crues. Pour aller à l’école, il suffisait de fournir un certificat de baptême — ou, à défaut, un prénom chrétien suffisait et le mien, Sikolasitika, était irréfutable — et se procurer un uniforme : robe bleue pour les filles, short et chemisettes kaki pour les garçons. Payer le tissu et le tailleur constituaient de grosses dépenses pour les familles. Il fallait y consacrer tout ce qu’avait pu rapporter la vente de notre maigre récolte de café et maman devait renoncer au beau pagne tout neuf que les mères de famille se devaient de porter le dimanche pour aller à la grand’messe.
En classe, nous répétions avec ardeur les mots français que le maître avait écrit au tableau et qu’il prononçait en détachant bien les syllabes. Ces mots, nous les retrouvions alignés en colonne sur quelques feuillets mal stencilés qui constituaient notre seul manuel scolaire et nous les apprenions par cœur tout en accomplissant les innombrables tâches ménagères qui nous attendaient, nous, les filles au retour à la maison. Je remplissais ma mémoire d’un trésor de mots nouveaux.
Du français, nous n’avions guère l’usage en dehors de l’école. Le Rwanda a la chance d’avoir une langue nationale parlée par tous les Rwandais : le kinyarwanda. Le français est resté longtemps pour moi la langue de l’écrit. Je l’ai écrit avant de le parler et aujourd’hui encore, il me semble qu’avant de prononcer un mot français, il faut que je l’écrive dans ma tête. Au lycée Notre-Dame de Cîteaux, à Kigali, où à l’étonnement général je fus admise en dépit du quota de 10 % qui limitait l’accès des Tutsi au secondaire, parler français était obligatoire, et le kinyarwanda proscrit sauf pendant les quelques heures de cours consacrées à la langue nationale. Mais le français que nous enseignaient les professeurs coopérant belges ou français n’avait aucun rapport avec la littérature.
Aucun écho de la littérature francophone africaine n’était parvenu à franchir les murs de l’établissement. Je n’y ai jamais entendu les noms de Camara Laye, Sembene Ousmane, Cheikh Hamidou Kane, Ferdinand Oyono, etc. Le français dispensé dans les cours était pragmatique, adapté sans doute à ce qui était considéré comme les capacités restreintes d’un cerveau africain. Je n’ai pas souvenir de l’existence d’une bibliothèque dans cet établissement prestigieux, qui était censé former l’élite féminine du pays. Les intellectuels rwandais de l’époque — et bien sûr, ce n’était que des hommes puisqu’ils étaient formés dans les séminaires — se voulaient historiens, sociologues, voire théologiens. L’abbé Alexis Kagame peut être considéré comme l’auteur emblématique de l’époque. On lui doit d’avoir sauvé et transcrit les traditions de la cour royale. Il passe sa thèse à l’Université grégorienne pontificale de Rome, La philosophie bantoue rwandaise de l’être, publiée en 1966. Il est l’auteur d’une œuvre considérable qu’il signe toujours : Alexis Kagame, prêtre du clergé indigène. On trouve notamment une épopée en kinyarwanda, Le chantre du Maître-de-la-Création, (Umulilimbyi Nyilibiremwa) qu’on a pu comparer à La légende des siècles de Victor Hugo. On voit qu’on est loin des romans des auteurs francophones de l’Afrique de l’Ouest.
J’étais en France pendant ces mois d’avril à juin 1994 où l’horreur se déchaînait sur le Rwanda. Je n’avais guère d’espoir à propos des miens. Je savais bien qu’à Nyamata, puisqu’il n’y avait que des Tutsi, il n’y aurait pas de survivants. C’est une lettre reçue tardivement du Rwanda qui m’apporta la confirmation du désastre : une liste de 37 noms. C’était toute ma famille restée au Rwanda qui avait été assassinée. Il ne restait plus que leurs noms au péril de ma mémoire. Dans la peur panique de perdre cette mémoire, je consignai leurs noms sur un cahier d’écolier à couverture bleue. Et j’entrepris de nommer un à un, non seulement les miens, mais tous ceux de mon village, tous ceux de Gitagata — l’un des villages de regroupement des « déplacés » [après une première série de massacres en 1959] où j’ai passé mon enfance. Il fallait les nommer un à un, sans en oublier aucun.
Autour de ces noms, vinrent s’agréger des souvenirs, émouvants, drôles parfois, tout le quotidien de ce petit monde villageois, toujours menacé, mais acharné à survivre coûte que coûte. C’est peut-être un mythe que je me suis forgé pour atténuer la culpabilité d’être survivante : comment me justifier d’être encore en vie, alors qu’Antoine, mon frère aîné, sa femme et ses sept enfants et tous les autres avaient été massacrés ? Si mes parents nous avaient choisis pour l’exil, mon frère André et moi, ce n’était pas seulement parce que nous parlions français, mais surtout pour conserver la mémoire de tous ceux dont les meurtriers avaient voulu éradiquer toutes traces, nier leur existence. Mon père m’avait poussée presque de force jusqu’à la porte de l’école alors que pour moi, le seul avenir concevable était de rester près de ma mère à cultiver notre champ. Je veux croire qu’il pressentait qu’un jour, je serai leur mémoire quand viendrait l’heure de leur mort. C’était un devoir sacré dont il m’avait chargée et ces mots, ces phrases, jetées en désordre sur mon cahier étaient autant de petites victoires, de défis jetés à l’oubli qui aurait été leur seconde mort.
Longtemps, je n’ai pas trouvé en moi la force de retourner au Rwanda. Ce n’est qu’en 2004, que je me suis résolue à affronter l’indicible horreur. Comme je m’y attendais, je n’ai rien retrouvé. J’avais eu bien du mal à reconnaître l’emplacement de la case et du champ familial. La brousse avait tout envahi. Impossible de pénétrer ce taillis d’épineux acérés. Et comment reconnaître les siens dans le grand ossuaire de l’église de la mission de Nyamata, crâne parmi les crânes, os parmi tant d’ossements ?
C’est au retour de ce vain pèlerinage que je me suis résolue à mettre en forme les notes éparses jetées sur mon cahier durant mes nuits sans sommeil. Mon livre serait le tombeau qu’on avait refusé à tous ceux qui avaient péri sous les machettes des tueurs. Encore fallait-il que cette tombe soit digne d’eux. Mon père ignorait le français mais exigeait que ses enfants parlent un « beau kinyarwanda » : je m’efforçais d’écrire mon premier livre en « bon français ». J’envoyais mon tapuscrit à divers éditeurs. Je ne fus même pas étonnée quand je reçus quelques semaines plus tard un coup de téléphone de Jean-Noël Schifano : Gallimard acceptait de publier mon livre dans la collection Continents noirs. Je ne crois pas avoir bien compris alors que j’allais devenir une écrivaine.
Devenir écrivaine ? bien sûr j’avais pour guide l’amour de mon père pour le « beau langage » mais surtout pour modèle le talent de ma mère : Stéfania était une conteuse réputée même si, dans notre exil de Gitagata, elle avait perdu une grande partie de son auditoire qui se réduisait le plus souvent à ses trois filles, Julienne, Jeanne et moi-même, restées à la maison. Stéfania, malgré les menaces de mort, la misère et la faim qui pesaient sur nous, retrouvait chaque soir le plaisir de conter. Et c’est bien pour cela que plutôt qu’écrivaine, j’aime me dire conteuse et j’imagine que c’est elle qui se penche à mes côtés sur l’ordinateur. Et je me répète souvent le proverbe avec lequel Stéfania aimait conclure ses récitals nocturnes : Uca umugani ntagira inabi ku mutima (« Celui ou celle qui conte n’a pas de haine dans son cœur »).
Écrivaine, bien sûr que je le suis devenue, même si c’est un peu malgré moi. Ma vocation première était d’être assistante sociale et j’ai exercé cette profession au Burundi, en France, en Basse-Normandie. J’aime encore me présenter comme assistante sociale. J’ai choisi après la troisième année au Lycée de Kigali d’entrer à l’école de formation des assistantes sociales de Butare plutôt que de continuer mes études jusqu’à la classe terminale et à l’examen dit des Humanités qui donnait la possibilité d’accéder à l’université. J’espérais que cette profession me permettrait de revenir à Nyamata travailler auprès des exilés pour améliorer leur condition de vie et partager avec eux le savoir que j’avais acquis, être leur ambassadrice auprès des autorités locales.
En 1973, le gouvernement chassa les fonctionnaires et les élèves tutsi des administrations et des établissements secondaires. J’échappai de peu au lynchage par les garçons du collège voisin guidés par mes camarades hutu. J’ai donc été contrainte de m’exiler au Burundi voisin. J’ai repris les études à Gitega et j’ai obtenu le diplôme burundais. J’ai exercé mon métier dans le cadre de l’UNICEF et de la FAO auprès des paysannes des collines du Burundi. Mon mari, français, ayant été muté à Djibouti, j’y ai cherché en vain un emploi : on ignorait apparemment quelle pouvait être l’utilité d’une telle profession.
En France, mon diplôme burundais n’étant pas reconnu, j’ai repassé les concours et les examens et obtenu enfin le bon diplôme. J’ai exercé ainsi pendant 20 ans ma profession à travers le bocage du Bessin ou les collines du pays d’Auge. J’ai toujours dit que le métier d’assistant sociale ne consiste pas seulement à aider à faire valoir leurs droits à ceux qui risquent de passer à côté et à améliorer leur situation. Ce n’est jamais à sens unique. Lorsque j’ai eu à gérer le lourd fardeau d’être survivante, j’ai pu trouver un certain réconfort grâce à ma profession qui me permettait de me sentir toujours utile à l’autre, que ma vie, même après la mort des miens, n’était pas injuste et inutile. C’est peut-être ce qui m’a soutenu et m’a permis de mettre par écrit cette douloureuse histoire si lourde à porter toute seule. Écrire, c’est aussi prêter ma plume à celles et ceux qui n’ont pas eu accès à l’écriture.
Au moment du génocide des Tutsis en 1994, vous vous trouviez en France : on pourrait dire, comme Viviane Azarian, que votre écriture relève du « témoignage de l’absent », selon la formule de Catherine Coquio. Cet éloignement géographique vous est-il apparu comme un obstacle à votre appréhension mémorielle des faits, ou l’a-t-il au contraire facilitée ?
Je ne suis pas rescapée, je suis survivante. Cependant je me définirais comme une rescapée-survivante. Certes, je n’étais pas au Rwanda quand on versait des torrents de sang tutsi. Mais je suis de Nyamata et Nyamata, ce n’était plus le Rwanda : c’était le pays de déportation des Tutsi. À Nyamata, le génocide fut facile et rapide : il n’y avait que des Tutsi. Il n’était pas nécessaire de ralentir le « travail », comme disaient les tueurs, en vérifiant sur la carte d’identité à quelle « ethnie » vous apparteniez. À Nyamata, vous ne pouviez être que Tutsi : bon à tuer. À Gitagata, mon village, tous ont été exterminés. Si j’avais été à Nyamata en ces mois du génocide, je n’avais aucune chance d’échapper à la machette des miliciens.
Mais j’étais en France depuis 1992.
Je suis donc survivante mais je ne suis pas « témoin du dehors » puisque j’ai échappé à Nyamata puis à Butare à ce que j’ai toujours appelé des pré-génocides. À ce moment-là, on n’était pas dans le gutsembatsemba bwoko, le slogan n’étant pas encore : « tuez-les tous ». On précisait ceux à éliminer : les rares intellectuels tutsi, les étudiants et les fonctionnaires.
Dans Inyenzi ou les cafards, je reprends mots pour mots le témoignage de mon beau-frère Emmanuel que j’ai pu enregistrer à sa demande et les confidences de Jeanne-Françoise, ma nièce, rescapée alors âgée de treize ans, qui a assisté au supplice de son père Pierre Ntereye, à l’assassinat de sa mère, ma grande sœur Alexia et de ses trois jeunes frères âgés de 9, 5 et 3 ans.
Je suis le témoin de la naissance et de la construction du génocide et cela a duré plus de trente ans. Je peux donc me définir comme « rescapée-survivante ».
Votre écriture comprend de nombreux mots en kinyarwanda, que vous traduisez quand c’est possible. Comment ce tressage linguistique participe-t-il de l’entreprise mémorielle ?
Ce n’est pas par exotisme que je parsème mon écriture de mots en kinyarwanda. Comme tous les exilés, j’ai conservé ma langue maternelle comme mon bien le plus précieux. Et même si, lorsque je reviens au Rwanda, les jeunes peuvent la trouver un peu archaïque, loin de s’en moquer, ils la considèrent avec respect. J’aime comparer ces mots kinyarwanda insérés dans mes textes aux cailloux dont le Petit Poucet remplit ses poches et qui lui permettront de retrouver le chemin de la maison maternelle — et moi de ne pas oublier d’où je viens.
Les femmes sont d’ailleurs presque toujours au premier plan dans votre œuvre, figures héroïques et puissantes, notamment par la parole. Plusieurs d’entre elles, comme Kitami (Cœur Tambour) ou Ikirezi (Sister Deborah) surmontent leurs faiblesses et se révèlent : pourrait-on parler d’une forme d’empowerment de la femme, et notamment de la femme noire ?
J’ai toujours aimé décrire les femmes dans le quotidien des innombrables tâches à la maison ou aux champs même si dans un article, je demandais pour elles le droit à l’oisiveté. Dans Inyenzi, j’ai décrit avec amour la communauté de femmes que, dans l’exil de Nyamata, ma mère avait tissée autour d’elle. C’était un véritable parlement de femmes qui siégeait dans l’arrière-cour de « l’inzu », cette maison de paille tressée « aux rondeurs maternelles » que Stéfania avait reconstituée autour d’elle, sur la termitière qui servait de banc. On y enseignait aux jeunes filles les bonnes manières et les canons de la beauté rwandaise. On y arrangeait les mariages les plus avantageux pour les jeunes filles selon la loi des clans. C’étaient les vigilantes gardiennes des traditions, allant jusqu’à contraindre à l’exil celle qu’on soupçonnait de porter malheur au village, mais elles étaient aussi prête à inventer de nouveaux rites pour sauver Viviane, violée par les miliciens, de l’anathème qui pèse sur les filles-mères.
Je décris aussi la communauté de jeunes filles exilées que nous avions formée à Gitega, au Burundi, dans un vieux bâtiment colonial délabré. À la lueur d’une lampe-tempête, nous échangions sans fin nos rêves d’avenir. Dans mon livre, Un si beau diplôme, j’évoque avec nostalgie cette « petite république féminine ». À Djibouti, des jeunes filles avaient choisi le modeste appartement où nous avions été logées pour parler librement des mutilations intimes que les traditions leur avaient fait subir.
Mais je ne peux oublier comment les femmes et les jeunes filles tutsi ont été les victimes du mythe de leur prétendue beauté. Dans mon recueil L’Iguifou, la nouvelle Le malheur d’être belle retrace la descente aux enfers d’Héléna dont la beauté fascine tout le monde mais que les autorités burundaises livrent en pâture à l’ogre Mobutu et qui finit assassinée d’une dizaine de coups de couteau, exécutée comme la grande prostituée, porteuse du sida. La fascination des premiers explorateurs et colons pour les femmes tutsi mêlent mythe racial et exotisme. On en trouve les premières traces avant même que les Européens aient pénétré au Rwanda. Dans son livre, À travers le continent mystérieux (1878), Stanley rapporte les rumeurs que lui a fourni Hamed un marchand arabe qui enrage de ne pouvoir commercer avec le Rwanda sur lequel, prétend-il, règne une « impératrice », descendante d’une race du nord. Les Rwandais, dit-il, sont un grand peuple mais aussi malfaisants et fourbes puisqu’ils refusent de trafiquer avec lui. Pour autant, il épouserait volontiers une femme rwandaise aussi bien qu’une femme de Mascate. Les femmes tutsi seront vues par les Européens au travers des filtres déformants de leurs fantasmes. Ainsi, dans mon livre Notre-Dame du Nil, monsieur de Fontenaille fait jouer aux lycéennes les rôles d’Isis et de reine Candace.
Les jeunes filles et les femmes tutsi furent les proies de l’acharnement sadique des génocidaires. Elles ont été violées, torturées, réduites à la condition d’esclaves sexuelles. On les infecta délibérément du sida. Il faut se venger de ces « serpentes » tentatrices dont les charmes vénéneux s’insinuent auprès des Européens pour calomnier et discréditer le peuple majoritaire et comploter contre la république du peuple de la houe. Il faut rabaisser à jamais leur arrogance. Dans Notre-Dame du Nil, l’assassinat atroce de Véronica qui dans le délire de monsieur de Fontenaille a accepté de tenir le rôle d’Isis préfigure les meurtres sadiques des jeunes filles et des femmes tutsi durant le génocide.
Je ne sais si, comme on le fait très souvent, on peut me qualifier de féministe. Certes, n’étant pas Parisienne, je ne bats pas le pavé lors des manifestations pour la défense ou la promotion des femmes. C’est en tant qu’écrivaine que j’entends participer au combat. Dans Sister Deborah, j’ai imaginé, sous couvert de la fiction, une grève générale des femmes, africaines surtout : une grève de la houe et des ventres. Plus concrètement, j’ai participé à de nombreux réunions et colloques sur ce thème. À New York par exemple, où j’ai été invitée en 2019 au Pen World Voices Festival à un séminaire consacré à la violence faite aux femmes : Voices of the Silenced. À Rio de Janeiro, j’ai participé à une conférence sous l’égide de l’organisation Woman of the World, intitulée : « Violent Death : Dealing With Pain In Woman’s Daily Life ».
Je garde un souvenir ému de ma conversation avec Conceiçao Evaristo, écrivaine reconnue pour son combat contre les discriminations et la mémoire tue de l’esclavage, et de ma rencontre avec Marinete da Silva, la mère de Marielle Franco, assassinée pour son action politique en faveur des femmes noires et des jeunes des favelas. À mon retour, j’ai publié dans Libération un article sur la condition des femmes noires au Brésil intitulé : « Au Brésil, une femme noire ne compte pour rien ». Je garde de nombreux contacts avec des groupes de lectrices brésiliennes et mon livre La femme aux pieds nus est proposé aux professeurs parmi les lectures à donner prioritairement à leurs élèves. Membre du jury Femina, j’ai soutenu le livre de l’autrice brésilienne Patricia Melo Celles qu’on tue, sur les féminicides impunis en Amazonie.
Mais comment ne pas être fière de mon pays, le Rwanda ? Dans Un si beau diplôme, « les femmes », dit Faustin qui fut mon guide dans le Rwanda nouveau, « elles sont partout. Je crois qu’elles ont pris le pouvoir. Elles sont ministres et pas n’importe quelles ministres !… Elles sont députés, procureurs, médecins, et tout ce que tu ne peux même pas imaginer, policiers, femmes d’affaires, agronomes, militaires. Et qu’est-ce qu’on va devenir, nous les hommes ? »
Sans doute aurais-je dû conseiller à Faustin de fréquenter l’ONG Rwamrec chargée d’enseigner aux hommes « la masculinité positive » pour leur faire comprendre que les travaux des champs et les tâches ménagères doivent être équitablement répartis ? La tâche est ardue : on m’a raconté l’histoire d’un homme qui avait déserté le cabaret et osé porter son bébé dans le dos. Sa femme fut aussitôt accusée de l’avoir envoûté. Mais il n’y a pas qu’au Rwanda que devrait être enseignée « la masculinité positive » !
Dans vos récits autobiographiques comme dans vos nouvelles, une place importante est faite à la description des traditions — pratiques agricoles, organisation domestique, rapports sociaux — concernant principalement les femmes et les mères. Ce regard « auto-ethnographique » est-il lié à votre premier métier d’assistante sociale ? Ou est-il le résultat d’autres influences, notamment littéraires ?
Je ne suis pas ethnologue et mes descriptions de la vie traditionnelle, surtout importantes dans La Femme aux pieds nus relèvent de mes souvenirs d’enfance ou de la nostalgie d’un monde disparu et que je n’ai jamais connu. Ma mère avait réservé une parcelle de son champ pour cultiver des plantes anciennes menacées de disparition : « C’était comme les survivants d’un temps plus heureux auprès desquels, semblait-il, elle puisait une énergie nouvelle ». Je réserve, comme elle dans son champ, quelques pages à l’évocation de ce monde traditionnel qui était avant tout le domaine réservé des femmes. Je crois répondre ainsi à l’attente des jeunes rwandais acculturés soit par l’exil ou par l’éducation occidentale et qui veulent renouer avec un passé qui leur a été trop longtemps occulté pour des raisons politiques ou religieuses. « Tes livres sont nos livres », m’ont dit des étudiants de l’Université de Butare.
Votre lien affectif, intellectuel et politique avec le Rwanda est si fort qu’on a pu vous qualifier d’« ambassadrice de la mémoire tutsi ». Comment avez-vous réagi ?
Je récuse bien sûr la qualification « d’ambassadrice des Tutsi ». Si je revendiquais le titre « d’ambassadrice », officieuse bien sûr, ce serait ambassadrice de tous les Rwandais. C’est sans doute trop ambitieux. Il est vrai pourtant que je suis l’autrice rwandaise de langue française la plus traduite dans le monde — en une trentaine de langues. Le film adapté de Notre-Dame du Nil a fait le tour des Instituts français et continue à être programmé régulièrement au Brésil.
On commémore aujourd’hui les trente ans du génocide tutsi. Vu d’Europe, et si l’on compare à d’autres génocides (arménien, juif, tsigane), le temps de la « réconciliation » semble avoir été particulièrement court entre les victimes tutsi et les bourreaux hutu. Comment l’expliquer ?
La particularité du génocide des Tutsi au Rwanda, c’est d’être un génocide de voisinage. Le voisin assassine sa voisine. C’est que Hutu et Tutsi habitent les uns à côté des autres. Il n’y a jamais eu au Rwanda de région hutu et de région tutsi. Les Rwandais quel que soit leur groupe ont toujours vécu ensemble, et même après le génocide devaient continuer à vivre côte à côte. Un territoire divisé selon des partages soi-disant ethniques est impensable. Sur les collines, on ne peut envisager le « chacun chez soi ». Impossible de se passer du voisin. Chacun a besoin de l’autre au quotidien. C’est ce système d’échange de services et d’entraides qui rythme la vie au village.
Le vivre ensemble était donc incontournable mais il devait impérativement passer par la construction de la réconciliation, une entreprise bien délicate et bien difficile. C’est ainsi qu’il a été fait appel aux tribunaux gacaca qui dans les traditions avaient charge de dénouer les conflits de voisinage. Libérer la parole des victimes et des bourreaux fut la première étape vers ce que les autorités appellent la réconciliation. Refus de l’oubli, réparation envers les victimes et réintégration dans l’unité nationale de ceux qui de près ou de loin ont participé au génocide, le chemin est certes ardu mais il n’y en a pas d’autre.