Afriques Subsahariennes

Moi, le dernier Tutsi

À l’occasion des vingt-cinquièmes commémorations du génocide des Tutsi au Rwanda, Archives et discours vous propose de découvrir les belles feuilles du récit-témoignage de Charles Habonimana, survivant du génocide, Moi, le dernier Tutsi, tout juste paru aux éditions Plon.

Auteur
Camille Stuckel
Image
Charles Habonimana, Kigali, 9 avril 2017
Charles Habonimana le dernier Tutsi

À l’occasion des vingt-cinquièmes commémorations du génocide des Tutsi au Rwanda, Archives et discours vous propose de découvrir un extrait du récit de Charles Habonimana, Moi, le dernier Tutsi1, tout juste paru aux éditions Plon.

Né en 1982 à Mayunzwe2 dans le sud du Rwanda, Charles Habonimana est aujourd’hui écrivain et militant des droits de l’homme. Auteur d’une thèse sur le rôle du président intérimaire Théodore Sindikubwabo dans l’exécution du génocide des Tutsi, il est également l’ancien président du Groupe des Anciens Étudiants Rescapés du Génocide (GAERG). Il participe à de nombreuses conférences internationales sur la prévention du génocide, la réconciliation et la justice au Rwanda.

«  Je m’appelle Charles, j’ai 12 ans et je vais mourir  ». Ainsi commence le récit de Charles Habonimana, l’un des rares Tutsi de Mayunzwe ayant survécu au massacre minutieusement orchestré de tous les siens et, plus largement, à un génocide ayant causé la mort de plus d’un million de Tutsi en moins de 3 mois3. Tragiquement désigné par les bourreaux de sa commune pour être «  l’élu  », Charles devait être épargné jusqu’à ce que l’intégralité des «  Inyenzi  » ou « cafard »4 soit exterminée. Il est le dernier Tutsi, celui dont l’anéantissement devait marquer «  la fin de l’histoire des Tutsi.  »

L’attentat perpétré contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 signe le basculement radical de la «  vie d’avant  » 5 vers un déferlement de haine et de fureur, vers l’obsession de la purification et l’exécution minutieuse du «  programme  » d’extermination. Les chants et danses rythmant le quotidien des Rwandais font place aux chants guerriers, échos des appels aux meurtres massivement diffusés par la Radio des Mille Collines.

Charles Habonimana relate à travers ses yeux d’enfant ce «  génocide de proximité  » marqué par le retournement radical des liens sociaux – vicinaux, amicaux voire familiaux – et par la transformation des proches d’antan en véritables bourreaux6. Ce ne sont autres que les voisins et amis qui participent à la mise à mort du père sous les yeux du fils, ainsi qu’au meurtre de la mère et des frères et sœurs, dont la précipitation au fond de latrines symbolise la volonté d’annihilation radicale du peuple tutsi.

Si le témoignage relève, pour Charles Habonimana, de l’injonction – «  Je n’avais plus peur. Et je savais. Désormais, il fallait que je parle. Que je témoigne. Je devais raconter mon histoire.  » – les mots, parfois, se heurtent au vide de l’indicible : «  Je ne peux pas raconter. Personne ne peut. Personne ne veut. Mais Dieu en fut le témoin  ».

L’extrait suivant est issu du chapitre «  La pluie  »7.


La pluie tue. Elle aussi. Qui est totalement innocent ?

De climat équatorial tempéré, le Rwanda connaît deux saisons des pluies (de février à avril et de décembre à janvier). À cette occasion, les précipitations peuvent atteindre de très fortes intensités. En 2018, des pluies diluviennes, les plus fortes enregistrées en 36 ans, ont emporté plus de 180 personnes entre février et mai.

Elle ne fait pas les choses à moitié, au Rwanda. Car la pluie prend mille formes. Ces jours-là, nous sommes souvent avec la «  pluie blanche  », la grêle, la pluie caillée en tas blancs, qui ne s’écoule pas et qu’il nous faut endurer chaque fois que nos devons quitter la maison des femmes, avec maman, mes soeurs et mes frères, avant l’arrivée de nouvelles milices hutu.

Blottis sous les feuillages, nous essorons nos maillots de peau.  L’essorage, une activité vitale en plein déluge. Pourtant, la pluie nous offre un sursis. D’abord, elle boit les cris et éteint les sifflets : «  Iyee-tuba-tsemba-tsembe ! Iyee tubagandagure ! tubahumbaahumbe !  » (Tuez-les tous ! Exterminons-les.) Phuit-phuiii-phuit-phuii ! Ces sifflets, ce rythme… À leur approche, tout le monde se cache. Aujourd’hui encore, près d’un quart de siècle après, l’émission de ces quatre notes sifflées provoque immédiatement la panique.

La pluie fait aussi disparaître nos traces. Question majeure quand tu es un gibier. Quand il te faut marcher à reculons, accroupi, afin que tes mains effacent la marque de tes pas sur la terre rouge. Oui, la pluie le fait bien mieux, bien plus sûrement que toi. Les chiens qu’on lâche n’ont plus alors que les chairs pourries, les membres épars, les têtes décollées pour se régaler. Ils ont perdu ta trace.

La pluie immense n’est pas suffisante pour nous sauver, mais que serait-il advenu de nous sans elle ?

Comment pouvons-nous passer d’une cache à une autre, lorsque les miliciens se font trop pressants autour de nous, si, aux moments où il pleut le plus dru, les barrières humaines ne se sont pas éclaircies, souvent dissoutes ? C’est parce que nos tueurs ne peuvent pas passer entre les gouttes, qu’ils répugnent à se transir, que certains d’entre nous parviennent à se glisser longtemps d’un endroit à un autre.

Oui, là, nous sommes les serpents auxquels nos bourreaux veulent nous rabaisser. Comme les cobras, nous avons nos trous, et avec eux nous cohabitons harmonieusement.

Bien plus tard, j’ai lu La Métamorphose du fantastique et prophétique Franz Kafka. Un enfant de mon âge, Gregor, dans une chambre de la maison familiale, se métamorphose en bête hideuse, impotente et puant, en scarabée, en cloporte. Et, par une lente, mais irrésistible trahison, chaque membre de la famille de Gregor passe de la pitié au dégoût, cédant au conformisme et au bon goût de la norme sociale, ne pense bientôt plus qu’à écrabouiller son propre enfant. La troupe familiale ne lui reconnaît plus rien d’humain, alors qu’il est justement le seul de la famille qui garde en lui les fabuleux trésors de la douceur, de la beauté, de la gentillesse, de l’âme.

Toujours, lorsque des humains veulent exterminer, ils bestialisent leurs proies. À cette seule volonté d’animaliser les boucs émissaires, la présomption génocidaire peut être repérée. Comment ne pas vouloir se débarrasser de cafards, de cloportes ? Pas seulement en tuer un ou deux, ceux que l’on voit sous ses pas, mais tous ceux qui se cachent et qui grouillent ?

Beaucoup d’eau a coulé sous le pont Charles à Prague, mais les remous, les remugles de la «  bestialisation  » de l’autre, du différent, de l’étranger, empuantissent toujours l’air.

En effet, au-delà du parallèle avec la «  bête hideuse  » de La Métamorphose, l’animalisation en «  cafard  » ou «  cloporte  » renvoie au vocabulaire employé par les bourreaux. Le terme «  inyenzi  », qui signifie «  cafard  » en kinyarwanda, était employé par la propagande pré-génocidaire pour désigner les Tutsi.

La pluie, ses frappes continues, sa permanence en ces jours, n’arrive pourtant pas à couvrir l’odeur pestilentielle des corps partout en décomposition. Si elle permet de diluer nos traces, elle ne couvre pas la puanteur des charniers. Ainsi, elle n’efface pas les forfaits en cours. Pluie bénie, je sais que tu ne le veux tout simplement pas.

Malgré ses ambiguïtés parfois mortelles, la pluie est résolument à nos côtés. Et pas qu’un peu !

Il faut voir la taille qu’elle donne aux sorghos qui poussent sur la plupart des parcelles de Mayunzwe ! Une taille qui n’a jamais été vue auparavant sur nos collines : plus de trois mètres de haut souvent. Impossible de me détecter lorsque je me plante au milieu d’eux. Impossible d’y mettre le feu sous le déluge.

Le sorgho est une céréale communément cultivée au Rwanda, elle y sert à la préparation de divers plats, et est récoltée à l’automne. Contrairement au blé ou à l’orge, les tiges contenant le grain de sorgho peuvent dépasser trois mètres de hauteur.

Oui, bénie. Aux saisons sèches, j’aurais été tué de nombreuses fois ! Aux saisons sèches, le « programme » aurait été rempli dans son intégralité.

Il faut voir la taille que cette pluie faramineuse donne aux haricots aussi. Jamais avant on ne pouvait s’y cacher tout entier. Maintenant, on y tient à plusieurs.

La famine disparaît. La soif ne nous étreint pas. C’est une extraordinaire saison des pluies. Je lui dois plusieurs vies en cette fin avril et je sais que ceux qui survivent encore le font grâce à cette désormais légendaire pluie.

J’aime l’alternance des pluies et du soleil au Rwanda. Les cascades d’eau venue du ciel et la morsure du soleil moins intense que ce qu’on imaginerait si près de l’équateur. J’aime la luxuriance de tous les verts, la hauteur et la plénitude des avocatiers, la fraîcheur jaune des petites mangues, les palmes des bananiers, les maniocs que l’on peut déterrer. Je sais ce que je leur dois. Mes jeux d’enfants m’ont appris à les connaître, à les goûter, à les croquer, ils sont mes plus sûrs alliés, maintenant que je n’ai qu’eux et la pluie, qu’ils retiennent et qui les booste.

J’aime notre culture qui a toujours fait grand cas des abavubyi, les «  faiseurs de pluie  ». Dans notre histoire, les catégories hutu, tutsi et twa, que le colonisateur belge comme le colonisateur ecclésial ont quasiment inventées dans leurs acceptions ethnicisées, racistes, n’ont jamais formé de communautés politiquement ni géographiquement séparées, étroitement endogames. En revanche, les clans et les lignages qui brassaient ces identités sociales poreuses ont toujours soigneusement différencié en leur sein celles des faiseurs de pluie, abatsobe. Ils ont toujours attaché à leurs clans et lignages une grande importance prophétique au sein des pouvoirs, des cours royales.

Les Pères blancs, missionnaires envoyés en Afrique à la fin du XIXe siècle, les Allemands, puis les Belges, sont bien à l’origine de cette catégorisation sur des critères ethniques. Si différents groupes étaient identifiables, ils ne répondent pas aux critères qui permettent d’établir traditionnellement l’existence d’ethnies distinctes. Selon l’africaniste Jean-Pierre Chrétien, ils doivent davantage être compris comme des groupes socio-professionnels distincts – les Tutsi, par exemple, sont éleveurs de vaches.

Nul doute, les faiseurs de pluie m’accompagnent. Ils accompagnent celles et ceux qui ainsi survivent grâce à la pluie sur les collines de Mayunzwe, comme sur les mille collines du Rwanda.

Sources
  1. Récit co-écrit avec Daniel Le Scornet.
  2. Mayunzwe se situe dans la préfecture de Gitarama au Sud du Rwanda, situé à 40km au sud de Kigali.
  3. Le génocide débute dans la nuit du 6 avril 1994 et s’étend jusqu’à la prise de contrôle de Kigali par le Front patriotique rwandais (FPR), le 4 juillet 1994.
  4. En kinyarwanda, ce terme servait à désigner les Tutsi dans la propagande pré-génocidaire.
  5. Vie d’antan, qui fait souvent l’objet d’une idéalisation rétrospective de la part des rescapés, et durant laquelle les Tutsi, les Hutu et les Twa auraient vécu en harmonie.
  6. Ce renversement du familier en meurtrier est magistralement analysé par Hélène Dumas dans Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014, 365p.
  7. Charles Habonimana, Moi, le dernier Tutsi, Paris, éditions Plon, mars 2019, pp.72 à 76.
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