Sept ans jour pour jour se sont écoulés depuis le déclenchement de l’article 50 par le gouvernement de Theresa May, le 29 mars 2017, et plus de quatre depuis que Boris Johnson, le Premier ministre de l’époque, s’est présenté aux élections en promettant de « faire aboutir le Brexit » (« Get Brexit done »). Mais, à l’approche des élections générales, le prochain Premier ministre héritera d’un État qui n’a pas encore réglé ses comptes avec le Brexit. L’ampleur de la tâche consistant à ériger de nouvelles frontières, à mettre en œuvre de nouveaux processus et à développer de nouvelles fonctions et capacités a été décrite par Jeremy Heywood, alors secrétaire du cabinet, comme « probablement le défi le plus important et le plus complexe auquel la fonction publique ait été confrontée dans son histoire en temps de paix ». 

Le Brexit a remodelé la taille et la forme de l’État britannique

En 2024, la machinerie de changements gouvernementaux post-Brexit — qui avait entraîné la création de deux nouveaux départements, le Département pour la Sortie de l’Union européenne (DExEU) et le Département du Commerce international (DIT) — semble sur le point de toucher à sa fin. Le DExEU a été supprimé en janvier 2020 et le Département du commerce international a été absorbé par le nouveau Département des affaires et du commerce (DBT) dans le cadre des changements gouvernementaux engagés par Rishi Sunak en février 2023.

Depuis le Brexit, le Cabinet Office a perdu son rôle de coordination de longue date sur les questions européennes. Or cette situation est loin d’être idéale. Un grand nombre de ces questions de politiques publiques techniques n’avaient auparavant pas vocation à être traitées par le département des affaires étrangères et les autres organes auxquels elles sont désormais rattachées. Le gouvernement britannique se trouve ainsi dépourvu de point focal institutionnel pour répondre à certains développements internationaux dont les implications nationales sont potentiellement profondes, tels que l’Inflation Reduction Act américain ou le plan de relance NextGenerationEU de l’Union.

Si le Cabinet Office a perdu sa fonction de coordination sur les politiques européennes, il continue d’abriter les équipes chargées de superviser la mise en œuvre du Cadre de Windsor (l’accord signé le 27 février 2023 révisant le Protocole sur l’Irlande du Nord) et les contrôles aux frontières britanniques. Ces fonctions, loin d’être essentielles au Cabinet, ressemblent davantage à des reliquats incongrus émanant des décisions d’y baser l’unité Brexit sous Lord Frost et du travail effectué sur la préparation du Brexit sous Michael Gove.

Le gouvernement britannique se dépourvu de point focal institutionnel pour répondre à certains développements internationaux dont les implications nationales sont potentiellement profondes.

Joël Reland, Jill Rutter, Alex Walker

La mosaïque des départements de Whitehall n’est pas la seule chose à avoir été modifiée pour faire face au Brexit. Au total, le nombre de fonctionnaires a augmenté d’environ 100 000 depuis le Brexit. Les réponses à la pandémie de Covid-19 et à l’augmentation des demandes d’asile ont également joué leur rôle dans cette augmentation, mais la plupart des hausses survenus entre 2016 et 2020 peuvent être attribuées au Brexit, qui a été la principale préoccupation du gouvernement sur cette période.

Au cours des premières années, la plupart des personnes recrutées ont été affectées à des fonctions de nature politique (notamment pour contribuer aux négociations et donner des conseils sur les changements législatifs) et non à des fonctions de terrain (comme la surveillance des frontières ou l’exploitation du nouveau système d’immigration). Cela a eu des conséquences sur la composition de la fonction publique, qui est devenue à la fois plus jeune et plus lourde en postes de concepteurs de politiques publiques. 

Une autre conséquence — involontaire — a été un mouvement de concentration de la fonction publique vers Londres. Ironie du sort, cette évolution allait non seulement à l’encontre de la politique de décentralisation des emplois publics, mais aussi à l’encontre du souhait du gouvernement de combattre ce que certains ministres qualifiaient de mentalité « métropolitaine » au sein de la fonction publique.

Lorsque le Département du Commerce international a été créé à Whitehall, seules une quarantaine de personnes travaillaient sur la politique commerciale. À sa suppression en 2023, le DIT comptait 4 030 personnes, un nombre qui n’a cessé de croître, même une fois achevée la transposition des accords commerciaux hérités de l’Union, sa tâche prioritaire. Aujourd’hui, plus de 2 000 fonctionnaires s’identifient comme appartenant à la profession du « commerce international », créée après le référendum.

Le Département de l’environnement, de l’alimentation et des affaires rurales (Defra) opérait également dans un cadre dicté par l’Union. Après le Brexit, il a dû élaborer et mettre en œuvre une multitude de nouvelles politiques environnementales et agricoles, en créant  notamment de toutes pièces un nouveau régime de subventions agricoles. La taille du département a presque doublé après des années de réductions de personnel, passant de 6 450 en juin 2016 à 12 610 en juin 2023. Les effectifs de l’Agence pour la santé des animaux et des plantes ont par ailleurs augmenté de plus d’un tiers depuis le référendum.

Les services qui ont dû concevoir et mettre en œuvre de nouveaux contrôles aux frontières se sont également développés. Le ministère de l’Intérieur doit gérer le nouveau régime de migration britannique dans un contexte où les migrations nettes sont plus élevées qu’avant le Brexit et où des formalités administratives sont désormais nécessaires pour tous les migrants d’outre-mer : environ 1,1 million de personnes nécessitant des formalités (ressortissants de l’Union et hors Union) ont immigré au Royaume-Uni au premier semestre 2023, contre 237 000 au premier semestre 2016 (où environ 521 000 migrants de l’Union ont pu entrer sans visa).

Le gouvernement a aussi dû créer de nouveaux organismes ou élargir les responsabilités des organismes existants. Trois organismes ont été créés pour assumer de nouvelles fonctions dont certaines étaient auparavant exercées par la Commission au nom des États membres : l’Autorité indépendante de surveillance des accords sur les droits des citoyens (IMA), l’Autorité des recours commerciaux (TRA) et l’Office pour la protection de l’environnement (OEP). Le gouvernement écossais a créé son propre organisme environnemental (Environmental Standards Scotland) et le gouvernement gallois dispose d’un évaluateur indépendant, mais doit encore décider des structures qu’il établira à long terme. 

La charge de travail des gouvernements décentralisés, désormais équivalente à celle du gouvernement britannique, a augmenté depuis le Brexit, mais ces derniers disposent de ressources bien moindres. La fonction publique d’Irlande du Nord (NICS) a dû assumer de nouvelles fonctions pour administrer le cadre de Windsor — de l’administration des procédures frontalières, au suivi des modifications du droit de l’Union susceptibles de s’appliquer à l’Irlande du Nord, qui se comptent par centaines chaque trimestre. L’administration des fonctions post-Brexit devrait ainsi mettre à rude épreuve une fonction publique d’environ 22 300 personnes — à peine plus qu’au moment du référendum. 

La fonction publique écossaise a également augmenté de 66 % depuis le référendum — avec environ 10 500 fonctionnaires supplémentaires à temps plein. Toutefois, cette augmentation est principalement due à la poursuite de la décentralisation, en particulier des nouvelles fonctions liées à la sécurité sociale et à la fiscalité suite à la loi sur l’Écosse de 2016, ainsi qu’au transfert des fonctions liées à la sylviculture. 

En comparaison, le nombre de fonctionnaires du gouvernement gallois a augmenté d’environ 13 % — passant de 5 210 au moment du vote à 5 880 aujourd’hui. La principale difficulté pour le Pays de Galles après le Brexit a été d’élargir sa capacité d’élaboration de politiques publiques dans des domaines où le gouvernement s’occupait auparavant essentiellement de leur application. Le gouvernement gallois présentait une pénurie notable d’économistes, de statisticiens, de scientifiques et de juristes par rapport à la moyenne des ministères britanniques, et a également été confronté à des difficultés à pourvoir de nouveaux postes en raison d’un manque d’expérience dans de telles campagnes de recrutement.

Nouvelles tâches, nouvelles fonctions et nouvelles politiques publiques

Alors même que le Brexit continue de mobiliser une grande partie des ressources de l’administration, les gouvernements successifs ont manqué de clarté et de perspectives sur le type d’État que devait devenir le Royaume-Uni après le Brexit et la manière dont doivent être gérées ces nouvelles fonctions.

La gestion des populations de l’Union mise au second plan ?

En juin 2023, le ministère de l’Intérieur a accordé le statut de résident permanent (settled status) à plus de 3,5 millions de citoyens de l’Union, de l’Espace économique européen et de Suisse, ainsi qu’aux membres de leur famille non ressortissants de l’Union. Près de 2,8 millions de personnes bénéficient d’un pre-settled status, et pourront obtenir le statut de résident permanent après cinq ans au Royaume-Uni ; en septembre 2023, 677 000 personnes étaient passées avec succès d’un statut à ce dernier. Cependant, des signes d’accumulation de retards dans le traitement des demandes apparaissent, et les problèmes liés au traitement des citoyens de l’Espace économique européen font régulièrement l’objet de reportages dans la presse. Beaucoup ont l’impression que la gestion du dispositif est passée au second plan des priorités du ministère de l’Intérieur, alors que d’autres problèmes ont pris de plus en plus d’importance. 

Contrôles aux frontières : le grand retard

Alors que le Royaume-Uni était censé disposer d’une frontière pleinement opérationnelle avec l’Union six mois après avoir quitté le marché unique et l’union douanière, le gouvernement a retardé à cinq reprises la mise en œuvre des contrôles complets aux frontières pour les marchandises en provenance de l’Union. Ce n’est que le 31 janvier 2024 que le Royaume-Uni a finalement entamé la mise en œuvre des contrôles réglementaires à la frontière — avec d’autres mesures à venir en avril et des contrôles complets prévus à partir d’octobre 2024. 

Diverses raisons ont été invoquées pour expliquer ces retards, notamment le peu de préparation des entreprises et les craintes concernant le coût des procédures, mais le gouvernement s’est également livré à des batailles idéologiques sur la nécessité des contrôles. Dans le même temps, les régulateurs sanitaires se sont inquiétés du fait que l’absence de contrôles rende le Royaume-Uni vulnérable aux opérateurs malveillants et crée des risques en matière de biosécurité — aggravés par la perte de l’accès aux renseignements de l’Union. Les exportateurs de l’Union comme les importateurs du Royaume-Uni se sont également plaints de l’impact potentiel des retards aux frontières sur leurs produits périssables. 

Réinventer une politique commerciale

L’indépendance de la politique commerciale était l’une des principales promesses de la campagne du « Leave ». Cela était impossible sans renforcer les capacités du Royaume-Uni en matière de politique et de négociation commerciale, ce dont le pays avait pu se passer depuis son adhésion à la CEE en 1973. Le processus de reconduction des plus de 50 accords commerciaux hérités de l’Union s’est avéré un exercice édifiant. Le Royaume-Uni a reconduit les accords commerciaux hérités de l’Union, a négocié de nouveaux accords bilatéraux et a accepté d’adhérer au Partenariat transpacifique global et progressif, devenant le premier pays membre non-voisin du Pacifique.

La stratégie britannique de sécurité économique semble beaucoup moins développée que celle de l’Union. 

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Le Royaume-Uni reste cependant limité par l’absence d’une stratégie commerciale claire et cohérente. En particulier, il manque de clarté en ce qui concerne la sécurité économique et sa stratégie semble beaucoup moins développée que celle de l’Union dans ce domaine — cette dernière ayant déployé beaucoup plus d’efforts que son voisin britannique pour protéger ses entreprises des effets du protectionnisme américain et chinois, en particulier dans les secteurs industriels verts, grâce à des mesures comme le règlement pour une industrie zéro-net ou la loi sur les matières premières critiques.

Réguler sans l’Union 

Dans le cas des autorités de régulation, le déficit de personnel spécialisé s’est avéré un problème important pour la gestion du Brexit. L’Autorité de la concurrence et des marchés (CMA) a par exemple sous-estimé le nombre de fusions sur lesquelles elle devrait se pencher après le Brexit. De même, en 2023, l’Autorité de régulation prudentielle de la Banque d’Angleterre envisageait d’embaucher 100 personnes supplémentaires pour gérer ses nouvelles responsabilités, mais a dû publiquement faire état d’un « environnement très difficile du point de vue du recrutement et de la fidélisation du personnel »1

Le National Audit Office a également identifié des lacunes importantes en matière de compétences scientifiques au sein du Health and Safety Executive (HSE) et de la Food Standards Agency (FSA). Malgré une augmentation de 50 % du budget de la FSA depuis 2016, ses ressources demeurent insuffisantes par rapport à ses tâches, ce qui entraîne des retards dans l’approbation des produits, ou encore le gel de potentielles innovations nécessitant des ressources budgétaires et de personnel importantes.

Construire de nouveaux systèmes de normes

Le remplacement des régimes normatifs de l’Union s’avère plus difficile que prévu. Dans le cadre du régime britannique de réglementation des produits chimiques2, le Health and Safety Executive a dû mettre en place une toute nouvelle base de données dans laquelle tous les produits chimiques utilisés sur le marché britannique doivent être enregistrés : le délai initial pour l’enregistrement complet, fixé à octobre 2023, a été repoussé de trois ans, à octobre 2026, en raison des coûts administratifs estimés à 2 milliards de livres sterling pour les entreprises. Le gouvernement est maintenant prêt à consulter les parties prenantes sur les moyens de rationaliser le processus, les délais ayant également suscité des inquiétudes quant à la compromission des normes de sécurité. 

Du fait de ce retard, le Département des affaires et du commerce a décidé d’abandonner l’obligation pour les entreprises d’utiliser le nouveau label « UKCA » indiquant la conformité des produits aux normes nationales. À la place, elles pourront temporairement continuer à utiliser le label « CE » de l’Union. De même, en ce qui concerne les médicaments et traitements, le gouvernement a accepté que les régulateurs britanniques se préparent à reconnaître les autorisations d’autres régulateurs reconnus. 

Ces changements renforcent l’asymétrie inhérente à l’accord de commerce et de coopération Union-Royaume-Uni au détriment des entreprises britanniques, qui doivent se conformer aux normes de l’Union pour accéder à son marché, tandis que les entreprises de l’Union peuvent accéder au marché britannique sans satisfaire à ses exigences.

Reprendre le contrôle de la politique agricole ? 

L’une des plus grandes « opportunités du Brexit » prisée par le gouvernement était son projet de remplacement de la politique agricole commune (PAC) de l’Union. Le gouvernement britannique a défini une approche ambitieuse au « moment du dégel »3 avec pour objectif d’obtenir un bien meilleur retour sur investissement sur les plus de 2 milliards de livres sterling de soutien à l’agriculture. La vision initiale de Michael Gove, alors secrétaire d’État à l’agriculture, était que les subventions de l’État ne seraient utilisées que pour soutenir les « biens publics », c’est-à-dire les avantages pour l’environnement. Par la suite, lorsque le projet a été détaillé4, on s’attendait à ce qu’une grande part du budget soit consacrée à de larges politiques de soutien aux agriculteurs. 

La dernière version du plan pour l’agriculture risque de ne satisfaire ni les lobbies agricoles ni les lobbies environnementaux.

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Six ans et quatre secrétaires d’État plus tard, le programme a été modifié en réponse à la protestation des agriculteurs, aux changements de priorités des gouvernements et à l’importance croissante de la sécurité alimentaire après les perturbations des chaînes d’approvisionnement causées par Covid-19 et la guerre en Ukraine. La dernière version5, annoncée par le nouveau secrétaire d’État au ministère de l’agriculture, Steve Barclay, au début du mois de janvier 2024, risque de ne satisfaire ni les lobbies agricoles ni les lobbies environnementaux.

Le nouveau système offre moins de certitude que la PAC, notamment pendant la longue période de transition entre l’ancien et le nouveau régime, et on ne sait toujours pas si les montants consacrés au soutien agricole seront maintenus après les élections6

« Brexit opportunities »

Depuis la sortie de l’Union, le gouvernement britannique est à la recherche des « opportunités du Brexit » et a cherché des moyens d’imposer des règles mieux adaptées aux besoins nationaux. Lorsque le gouvernement a présenté son document d’orientation sur les avantages du Brexit début 20227, la plupart des changements identifiés étaient cependant relativement mineurs ou symboliques — par exemple, l’apposition de timbres de la Couronne sur les verres de bière. 

Jusqu’à présent, peu d’opportunités réglementaires parmi celles identifiées ont été mises en œuvre. Le changement le plus substantiel a sûrement été l’autorisation de l’utilisation de l’édition de gènes en Angleterre adoptée en 20238. Hormis celle-ci, la réforme la plus approfondie a été celle des services financiers. Le Trésor a pu s’affranchir des procédures communautaires et poursuivre un programme de réformes qui, entre autres, se focalise sur le renforcement de la compétitivité dans un monde où le Royaume-Uni n’a plus qu’un accès réduit aux marchés financiers de l’Union. Malgré cette ambition, peu de réformes ont été mises en œuvre en pratique, hormis l’abandon du plafond sur les bonus des banquiers qui avait été introduit par l’Union après le krach financier de 2008.

Sous le gouvernement Sunak, la chasse aux « opportunités du Brexit » s’est tarie, tant dans la rhétorique que dans la pratique. 

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En résumé, il y a relativement peu de domaines dans lesquels le gouvernement a été en mesure de s’engager dans une divergence réglementaire significative avec l’Union, les deux principales raisons étant le manque de capacité de l’État à mener des réformes à grande échelle, au-delà de celles rendues nécessaires par le Brexit, et la crainte de perturbations des affaires et du commerce du fait de la désynchronisation avec les règles de l’Union. 

Sous le gouvernement Sunak, la chasse aux « opportunités du Brexit » s’est tarie, tant dans la rhétorique que dans la pratique, l’accent étant mis sur le contrôle de l’inflation et l’augmentation de la croissance9 — ce que la divergence avec l’Union empêche généralement d’accomplir, du moins à court terme.

Les dépenses publiques et l’investissement

L’un des arguments en faveur de la sortie de l’Union était que le Royaume-Uni cesserait de verser des contributions annuelles au budget européen, ce qui permettrait au gouvernement de réorienter ces sommes vers des priorités nationales. Le Royaume-Uni ne verse en effet plus de contribution annuelle (comme certains autres États non-membres), mais il n’a pas fini de régler ses dettes. Il est à peu près à mi-chemin de leur extinction et les prévisions de l’OBR en novembre indiquent une forte diminution des remboursements au cours de la seconde moitié de la décennie.

Cependant, ces économies ne se traduisent pas directement en fonds supplémentaires pour les programmes nationaux. Premièrement, parce qu’elles ne tiennent pas compte du large impact sur les finances publiques britanniques du coût de la sortie de l’Union en termes de PIB, estimé à 4 % sur 15 ans par l’OBR10. Ensuite, parce que le gouvernement ne peut pas se contenter d’empocher l’équivalent des contributions comme s’il s’agissait d’une économie. 

La promesse initiale de remplacer les fonds européens de la politique de cohésion n’a pas été tenue. Le gouvernement gallois s’est notamment plaint de retards et de coupes dans les financements, lorsque les plans d’investissement régionaux ont finalement été approuvés fin 2022. Une fois ces montants trop faibles approuvés, les autorités locales sont devenus dépendantes de l’approbation du Trésor pour reconduire une partie de ses dépenses. Même si le financement devrait finalement augmenter au cours des deux années suivantes — pour atteindre 1,5 milliard de livres en 2024-2025 — l’IPPR a calculé que l’allocation totale est réduite de 43 % par rapport aux montants reçus des fonds de l’Union11.

Le Royaume-Uni a enfin quitté la Banque européenne d’investissement (BEI) et a créé ses propres banques de développement, afin de fournir une forme similaire de capital de long terme aux personnes souhaitant investir au Royaume-Uni. Les analyses suggèrent que le Royaume-Uni fait désormais face à un déficit d’investissement et que les projets qui auraient pu être financés lorsque nous étions membres de l’Union, en accédant à la BEI, ne sont pas financés par les nouvelles institutions britanniques12.

Les relations extérieures et intérieures de l’État britannique post-Brexit

La relation avec l’Union : le Royaume-Uni comme « pays tiers »

L’impasse sur le Protocole relatif à l’Irlande du Nord a eu pour effet d’interdire au Royaume-Uni de mener des relations normales avec l’Union et avec les États membres à Bruxelles. Le gel des relations s’est étendu à la mission britannique (UKMIS) à Bruxelles et aux représentations des entreprises britanniques, avec lesquelles les institutions et les États membres de l’Union n’avaient pas le droit de nouer des relations officielles. Le fait qu’une coopération informelle ait eu lieu malgré cette interdiction témoigne cependant de l’estime que de nombreux fonctionnaires de l’Union et des États membres continuaient à porter à l’UKMIS, mais l’engagement formel a été réduit au strict minimum, réduisant la coopération dans la plupart des domaines, à l’exception de l’Ukraine.

Le Royaume-Uni est un cas relativement isolé parmi les pays tiers, car il n’a pas de dialogue structuré formel sur la politique étrangère et de sécurité avec l’Union, ni de forum pour des sommets réguliers entre le Royaume-Uni et l’Union, bien qu’il participe à la nouvelle Communauté politique européenne (CPE)

Alors que la Norvège peut compter sur la Suède pour faire part de ses préoccupations à Bruxelles, il n’y a pas d’État membre de l’Union sur lequel le Royaume-Uni puisse compter de la même manière.

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Il est clair que le Royaume-Uni ne pourra pas recréer le type de relations qu’il entretenait avec les pays de l’Union lorsqu’il en était membre. Les ministres et les fonctionnaires n’auront plus les contacts fréquents et routiniers qu’ils avaient au cours des réunions à Bruxelles. Les relations bilatérales, aussi cordiales et régulières soient-elles, ne seront plus jamais de la même nature.

Un changement d’approche plus large est par ailleurs nécessaire de la part de la représentation britannique à Bruxelles, pour agir en pays tiers. Elle n’a plus d’accès automatique aux institutions de l’Union, ni d’influence sur elles et doit développer des moyens de peser sur la prise de décision et de recueillir des renseignements de l’extérieur. Alors que, par exemple, la Norvège peut compter sur la Suède pour faire part de ses préoccupations au sein des institutions européennes, il n’y a pas d’État membre de l’Union sur lequel le Royaume-Uni puisse compter de la même manière. Le voisin géographique et linguistique le plus proche du Royaume-Uni est l’Irlande, mais l’histoire et la politique font que l’Irlande ne se battra pas directement pour le Royaume-Uni, comme la Suède le fait pour la Norvège.

Lors des négociations, l’une des caractéristiques de l’approche britannique a été son investissement dans les relations bilatérales avec les États membres. À plusieurs reprises, le Royaume-Uni s’est accroché à la croyance qu’il serait possible de briser l’unité de l’Union et qu’un positionnement politique des États membres pourrait l’emporter sur l’approche légaliste de la Commission — un point de vue qui s’est avéré absolument erroné. 

Malgré quelques accords bilatéraux sur la mobilité conclus avec des États membres, dont un accord avec la France sur les visites scolaires13, malgré les réticences de la Commission, le Royaume-Uni donne l’impression de ne toujours pas avoir de plan cohérent pour travailler avec les Etats membres. 

L’efficacité du Royaume-Uni dans ses relations avec Bruxelles dépendra enfin également de l’intérêt qu’y porteront les ministres britanniques. Les ministres britanniques avaient l’habitude de favoriser des contacts réguliers avec leurs homologues de l’Union lors des réunions du Conseil. Aujourd’hui, il faut qu’il y ait des dossiers spécifiques à discuter pour justifier une réunion, qui laissent également moins de place que les réunions du Conseil pour un dialogue à la marge permettant des conversations plus informelles.

Une influence mondiale détériorée

Dans toute une série de domaines, de l’OMC aux sommets de la COP, le Royaume-Uni est désormais un acteur indépendant. Toutefois, l’accueil d’événements internationaux, comme le Sommet sur l’intelligence artificielle de novembre dernier, ne semble pas se traduire par une plus grande influence internationale. Tandis que le Premier ministre s’est battu pour que la Communauté politique européenne — dont il accueille le prochain sommet en juillet — se concentre sur les migrations et l’IA, l’Union et les États-Unis ont déjà établi des normes mondiales en matière de réglementation de l’intelligence artificielle, y compris par le biais de discussions au sein de leur Conseil conjoint sur le commerce et la technologie, dont le Royaume-Uni est exclu. En effet, le décret américain sur la sécurité de l’IA, publié quelques jours avant le sommet britannique sur l’IA, aura une influence bien plus grande sur le comportement des entreprises que tout ce qui figure dans le communiqué du sommet britannique. Le fait que le Royaume-Uni cherche à se donner une image de chef de file sur ces thèmes clefs témoigne surtout de son incapacité à entrer dans les salles les plus importantes où se discutent en ce moment les défis réglementaires.

Le fait que le Royaume-Uni cherche à se donner une image de chef de file sur l’intelligence artificielle témoigne surtout de son incapacité à entrer dans les salles les plus importantes où se discutent en ce moment les défis réglementaires. 

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Sur la lutte contre le réchauffement climatique, bien que le Royaume-Uni ait été considéré comme un hôte assez efficace de la COP26, il est resté un acteur secondaire sur les questions politiques. Lors de la COP28, le rôle diplomatique le plus important est revenu au roi. En juin 2023, la commission indépendante sur le changement climatique a résumé la situation en déclarant que « le Royaume-Uni a perdu sa position de leader mondial en matière d’action climatique. Nous ne sommes plus président de la COP, nous ne sommes plus membre du bloc de négociation de l’Union… Nous sommes revenus sur nos engagements en matière de combustibles fossiles »14.

Au niveau international, le pays qui a été le premier au monde à légiférer pour atteindre l’objectif de zéro émission nette est désormais considéré comme dépourvu de perspectives en ce qui concerne les questions climatiques. La réduction de l’aide au développement du Royaume-Uni de 0,7 % à 0,5 % du PIB est perçue comme allant à l’encontre de la volonté urgente d’augmenter le financement international de la lutte contre le changement climatique. Dans les négociations sur le climat, le Royaume-Uni ne fait plus partie du bloc de l’Union, où il jouait un rôle majeur, et a désormais officiellement rejoint le groupe de pays « à haute ambition », dont la coordination est beaucoup plus lâche. Privé de son influence politique, il a également perdu le rôle de pont qu’il jouait dans les négociations sur le climat entre les États-Unis et l’Union.

Le difficile équilibre de la relation avec les gouvernements décentralisés

À l’intérieur du Royaume-Uni, le Brexit a déstabilisé l’accord de dévolution, entraîné une rupture de confiance entre les gouvernements décentralisés et Westminster, et donné un élan aux mouvements nationalistes en Écosse et en Irlande du Nord. Alors que les règles de l’Union réduisaient les possibilités de divergence interne et minimisaient le besoin de coordination, le Brexit a supprimé ce cadre. Les administrations décentralisées en Écosse et au Pays de Galles ont reproché à la législation post-Brexit son effet centralisateur. La confiance a été mise à mal et les relations ont parfois été houleuses, en particulier entre les gouvernements écossais et britannique. 

Un travail intergouvernemental positif a cependant été possible, à la fois par le biais de cadres communs et de canaux plus informels, et un nouveau cadre de gestion des relations intergouvernementales a vu le jour bien que celui-ci soit encore relativement nouveau et en cours d’expérimentation. Il existe 32 cadres communs au total, dont certains ont été plus actifs que prévu. 

Un changement de ton s’est opéré au cours du mandat de Rishi Sunak. Liz Truss avait refusé de dialoguer avec les gouvernements décentralisés, tandis que Boris Johnson avait déclaré que la décentralisation était un désastre. En revanche, Rishi Sunak s’est entretenu avec ses homologues et a convoqué, en novembre 2022, le premier Conseil du Premier ministre et des chefs des gouvernements décentralisés (bien qu’il ne se soit pas réuni depuis). 

Alors que le cadre de Windsor bénéficie d’un soutien majoritaire en Irlande du Nord, la quasi-totalité de l’opinion unioniste y était cependant opposée. 

Joël Reland, Jill Rutter, Alex Walker

Dans le cas de l’Irlande du Nord, l’opposition du DUP à l’application du protocole sur l’Irlande du Nord a privé le gouvernement d’un exécutif pleinement opérationnel pendant deux ans. L’exécutif n’a été rétabli qu’en février 2024, après un accord sur certaines modifications opérationnelles du cadre de Windsor et une nouvelle série de mesures visant à garantir aux unionistes leur place dans le marché intérieur britannique. Le document qui l’accompagnait15 — comprenant notamment la promesse de « ne plus jamais concevoir, traiter ou décrire l’Irlande du Nord comme un “pays tiers” » — montrait à quel point l’expérience de ces dernières années avait miné la confiance entre le DUP et le gouvernement conservateur. 

Le Brexit a donc bien entraîné une crise profonde dans une partie du Royaume-Uni. Outre les clivages constitutionnels qu’il a mis en évidence, l’absence de gouvernement a également entraîné des pressions budgétaires persistantes et une crise des services publics en Irlande du Nord, dont les performances sont inférieures à celles d’autres régions du Royaume-Uni. Elle a également entraîné un profond éloignement entre le Royaume-Uni et le gouvernement irlandais, qui avait joué un rôle fort et décisif dans les premières étapes de l’élaboration de la position de négociation de l’Union. 

Alors que le cadre de Windsor bénéficie d’un soutien majoritaire de la population Irlande du Nord, la quasi-totalité de l’opinion unioniste y était cependant opposée, avant les changements les plus récents. Cette situation sera mise à l’épreuve à la fin de l’année 2024, lorsque le premier vote de « consentement » aura lieu. Entre-temps, bien que le nombre de personnes qui disent faire confiance au gouvernement britannique pour représenter les intérêts de l’Irlande du Nord ait augmenté, cette hausse n’a été que de 4 % à 7 %16.

La dégradation de la confiance entre le pouvoir politique et l’administration

Le Brexit a mis à rude épreuve les relations entre les ministres et la fonction publique. Ces tensions sont nées du fait du sentiment partagé par de nombreux partisans du Brexit que la fonction publique était hostile au projet lui-même. Elles se sont cependant également poursuivies dans certains ministères, lorsque la fonction publique s’efforçait de donner corps aux demandes ministérielles pendant la période d’immobilisme du gouvernement de Theresa May. La situation s’est aggravée lorsque l’administration a commencé à produire des prévisions suggérant que la situation du Royaume-Uni serait pire après le Brexit17 et que les nouveaux accords commerciaux n’auraient qu’un effet marginal sur le PIB,  mais aussi lorsque les fonctionnaires ont soulevé des problèmes pratiques concernant la mise en œuvre du Brexit. Certains ministres considéraient alors que l’administration empêchait la mise en place d’un plan de no deal qu’ils jugeaient crucial pour donner au Royaume-Uni un moyen de pression dans les négociations avec l’Union.

Une fois l’accord de retrait conclu, Boris Johnson a donné libre cours aux attaques de son conseiller en chef Dominic Cummings contre la fonction publique, et un certain nombre de secrétaires permanents se sont retrouvés victimes de cette déferlante. Les tensions ont atteint leur apogée à l’été 2022, avec les attaques de Jacob Rees-Mogg contre la fonction publique. Le gouvernement Johnson visait à ramener la fonction publique à son niveau d’avant le Brexit, sans tenir compte des nouvelles responsabilités créées par le Brexit. Le chancelier Kwasi Kwarteng a ensuite licencié le secrétaire permanent du Trésor dès le premier jour de son mandat, au cours de l’éphémère gouvernement Truss.

Les relations avec le milieux des affaires et les agriculteurs

Enfin, les relations du gouvernement britannique avec les entreprises et les agriculteurs ont été mises à mal tout au long du processus de négociation du Brexit. Beaucoup étaient en désaccord avec un Brexit dur, voire avec le Brexit lui-même. Une enquête réalisée à l’automne 2021 a montré que les entreprises avaient le sentiment de ne pas avoir été écoutées pendant les négociations sur le Brexit — ce qui contraste nettement avec les relations plus positives qu’elles entretenaient avec le gouvernement pendant la période de la Covid. Une enquête récente des chambres de commerce britanniques a par ailleurs suggéré que le fardeau de la mise en conformité règlementaire s’alourdit pour les entreprises18.

Les relations du gouvernement britannique avec les entreprises et les agriculteurs ont été mises à mal tout au long du processus de négociation du Brexit. 

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Les relations avec les agriculteurs sont également devenues beaucoup plus conflictuelles, en ce qui concerne la politique commerciale et l’élaboration du nouveau régime de subventions agricoles. Ils ont notamment eu l’impression que le gouvernement avait ignoré leurs préoccupations afin de conclure rapidement des accords avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. La pression exercée par le Syndicat national des agriculteurs (NFU) a conduit à la création de la Commission du commerce et de l’agriculture, chargée de donner des conseils sur les accords commerciaux (il n’existe pas d’équivalent pour les entreprises), mais les agriculteurs ne font toujours pas confiance au gouvernement pour prendre au sérieux l’importance de la production alimentaire nationale19.

Conclusion

Reprendre le contrôle est un processus long et itératif qui demande beaucoup de temps et d’efforts, ce que le gouvernement semble avoir sous-estimé. Les turbulences politiques ont fait des ravages, et le gouvernement n’a pas poursuivi des objectifs cohérents, mais n’a cessé de changer de cap. Le Royaume-Uni a acquis sa liberté réglementaire, mais n’a toujours pas développé de vision claire de ce à quoi il veut ressembler en tant qu’État régulateur. Plus largement, en tant qu’acteur mondial, le Royaume-Uni doit également sélectionner les questions sur lesquelles il peut faire la différence. Sur les grandes questions mondiales — de l’IA aux tarifs douaniers, en passant par la transition vers la neutralité carbone — l’influence du Royaume-Uni semble avoir diminuée à l’extérieur de l’Union, et il faudra peut-être encore plus de temps pour réparer les relations internes endommagées par le Brexit. Quel que soit le gouvernement qui sera au pouvoir après les prochaines élections générales qui doivent se tenir d’ici janvier 2025, il s’apercevra que, cinq ans après le « Get Brexit Done » de Boris Johnson, la tâche est loin d’être achevée.

Sources
  1. Financial Times, « Bank of England warns of staff shortages as it takes on post-Brexit powers », 22 mars 2022.
  2. UK REACH, Registration, evaluation, authorisation and restriction of chemicals.
  3. Gouvernement britannique, « The Unfrozen Moment – Delivering A Green Brexit. Secretary of State Michael Gove sets out his vision on the future of our natural environment », 21 juillet 2017.
  4. Institute for government, « Agriculture after Brexit Replacing the CAP », March 2022.
  5. Gouvernement britannique, Agricultural Transition Plan update January 2024.
  6. Financial Times, « Farmers’ leader slams post-Brexit agricultural policy », 17 décembre 2023.
  7. Gouvernement britannique, « The benefits of Brexit », 31 janvier 2022.
  8. Parlement britannique, Genetic Technology (Precision Breeding) Act 2023, 27 mars 2023.
  9. Joël Reland, « Non-divergence is the new consensus in British politics », UK in a Changing Europe, 19 octobre 2023.
  10. OBR, Economic and fiscal outlook – November 2023, 22 novembre 2023.
  11. IPPR, « Where next for the Shared Prosperity Fund ? », 2 septembre 2022. 
  12. Stephen Hunsaker and Peter Jurkovic, « The Investment Gap : The UK’s efforts to replace the European Investment Bank », UK in a Changing Europe, Septembre 2023.
  13. Parlement britannique, Statement of Changes in Immigration Rules, 7 décembre 2023.
  14. Climate Change Committee, 2023 Progress Report  to Parliament, 28 juin 2023.
  15. HM Government, « Safeguarding the Union », Janvier 2024.
  16. David Phinnemore, Katy Hayward and Lisa Claire Whitten, What do voters in Northern Ireland think about the Protocol on Ireland/Northern Ireland / Windsor Framework ?, Queen’s University Belfast, Novembre 2023.
  17. Parlement britannique, ​​EU exit analysis – Cross Whitehall briefing, Janvier 2018.
  18. The Guardian, British exporters call on government to ease post-Brexit trade frictions with EU, 19 décembre 2023.
  19. NFU, « NFU warns government must take domestic food production seriously », 9 août 2023.