Il y a cinq mois encore, Ekaterina Duntsova était une parfaite inconnue. Journaliste indépendante et élue locale à Rzhev, petite ville de 60 000 habitants à quelque 230 kilomètres à l’ouest de Moscou, elle a surpris les étroits cercles libéraux russes en se déclarant candidate à la présidentielle du 17 mars. Aujourd’hui, de sa voix calme, elle prévient : « Je n’ai pas peur… »
Elle ne pourra certes pas se présenter face au Kremlin de Vladimir Poutine, la commission électorale ayant rejeté son dossier. Mais cette mère de famille, 40 ans, veut poursuivre sa nouvelle voie politique. Et profiter de la vague de soutien contre le Kremlin pour créer son parti : « l’Aube ». En se disant « pour la paix », Ekaterina Duntsova ne cache pas son opposition à « l’opération militaire spéciale » lancée depuis plus de deux ans par le Kremlin en Ukraine. Prudente, elle fait cependant attention aux mots utilisés. Arrestations policières et poursuites judiciaires se multiplient en effet depuis des mois contre toute voix dénonçant le récit officiel. Soucieuse de dialogues et d’interactions avec ses concitoyens, l’opposante voit loin. Elle vise les prochaines élections, locales en septembre prochain et à terme présidentielle, en 2030. Ekaterina Duntsova aura 46 ans. Vladimir Poutine, alors 77 ans, pourra à nouveau se présenter, trente ans après son arrivée au pouvoir. Elle qui ne connaissait pas personnellement Alexeï Navalny a participé par le passé à des manifestations pour soutenir le plus célèbre des opposants du Kremlin, décédé le 16 février en prison dans des circonstances troubles. Quant à elle, elle n’a jamais été arrêtée mais a été convoquée chez le procureur local après sa déclaration de candidature.
Quelques jours après la mort en prison d’Alexeï Navalny, le Grand Continent a rencontré Ekaterina Duntsova à Moscou, autour d’une tasse de thé dans la cuisine de l’appartement prêté par l’un des soutiens et organisateurs de son initiative.
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Alexeï Navalny, le plus célèbre des opposants au Kremlin de Vladimir Poutine, est mystérieusement décédé dans sa prison vendredi 16 février. Des milliers de Russes ont honoré sa mémoire malgré les arrestations. Au total, plus de 400 personnes à travers le pays ont été détenues lors de ces actions. Avez-vous aussi déposé des fleurs à la mémoire d’Alexeï Navalny ?
Le jour où le monde a appris la nouvelle, je n’étais pas à Moscou. Nous terminions notre tour à travers le pays. Nous avons déposé des fleurs au pied du mémorial aux prisonniers politiques à Perm 1, monument bâti en souvenir des victimes de la répression soviétique. C’était important de le faire. À Perm, c’était plutôt calme. Heureusement, il n’y avait pas de policiers pour surveiller. En revanche, les locaux nous ont expliqué que les policiers emportaient les fleurs dans la nuit. Pourtant, ils n’entraient pas dans une confrontation ouverte comme à Moscou où des dizaines de personnes ont été interpellées. Comme d’habitude, les forces de l’ordre ont agi « au cas où ». Comme par précaution, pour envoyer un message clair… Tous ces citoyens, à Moscou, à Perm et à travers le pays, n’ont pourtant rien fait d’illégal en déposant ces fleurs.
Vous n’avez pas connu Alexeï Navalny en personne mais, à votre avis, pourquoi est-il considéré comme figure clef de l’opposition russe ? En quoi était-il différent des autres ?
Avant tout, il se distinguait par son énergie. C’était un véritable homme politique. Personnellement, je ne me considère pas comme une leader de l’opposition dans ce sens-là. Lui, il devait penser l’être. Et ses partisans le considéraient ainsi : le fait d’avoir un tel leader les encourageait. Je ne suis pas adepte du modèle traditionnel de leadership. Je préconise une mobilisation plus horizontale, un leadership plus partagé et je ne partageais donc pas la vision d’Alexeï Navalny sur l’organisation de l’opposition.
En quoi sa mort rendra-t-elle désormais la situation de l’opposition plus compliquée ? Quoique emprisonné depuis plus de trois ans, il avait trouvé le moyen d’entretenir une certaine dynamique via ses collègues forcés à s’expatrier. Cela va-t-il changer ?
Même depuis sa prison, Alexeï Navalny réussissait à envoyer, par l’intermédiaire de ses avocats, ses réflexions et ses idées qui soutenaient moralement ses partisans. Mais son mouvement FBK (fondation contre la corruption) avait été qualifié par la justice russe d’« organisation extrémiste » depuis longtemps. Il ne pouvait plus fonctionner normalement. La mort de son leader ne changera donc pas quoi que ce soit dans son fonctionnement qui est déjà entravé depuis des années. Pour certains, il est crucial d’avoir l’image d’un leader pour agir, pour y puiser de l’inspiration et pour faire de la Russie un pays meilleur. Cela n’est pas le cas pour moi.
Vous êtes en train de créer votre propre parti. Pourquoi l’avez-vous appelé « l’Aube » ?
La nuit est toujours plus sombre avant l’aube… Cela fait référence à l’idée d’un nouveau jour qui se lève. Désormais, il n’y a plus de pas en arrière. Droit devant !
Comment sera ce nouveau jour ? Et, surtout, quand se lèvera-t-il ?
Quand nous ne serons plus divisés entre ceux qui sont « pour » et ceux qui sont « contre ». Quand le pays sera libre, quand les Russes seront libres. Quand les autres pays auront envie de communiquer avec une Russie hospitalière, amicale envers le monde et confortable pour ses citoyens. Quand la Russie deviendra un pays qui résout ses propres problèmes sans imposer son point de vue à qui que ce soit. Mon programme politique aujourd’hui : libérer les prisonniers politiques, abolir les lois sur les « agents de l’étranger » et autres mesures répressives, réformer le système judiciaire, rétablir la confiance en l’État de droit…
Mais, aujourd’hui, beaucoup de Russes assurent que, sous la présidence de Vladimir Poutine, tout cela existe déjà : ils se disent heureux et libres. Quand pensez-vous qu’ils changeront d’avis ?
Nous avons un long chemin à parcourir. Il y a ceux qui, depuis déjà longtemps, ont changé d’avis, tous ceux qui soutiennent la création de mon parti « l’Aube ». Mais il y en aura bien d’autres, tous ceux qui ne savent pas encore qu’il y a une possibilité de contribuer au développement de la société civile, en hibernation depuis un certain temps. Nous allons en parler, nous allons informer les gens. À travers le pays, nous allons multiplier les réunions publiques. Pour le moment, dans le contexte actuel, indiquer à l’avance les villes où nous organiserons de telles rencontres ne nous met pas en sécurité. Ces dernières semaines, nous sommes déjà allés non seulement à Perm mais aussi à Mourmansk dans le grand nord et dans de grandes villes le long de la Volga — Saratov, Toliatti, Tambov, Samara. Puis Kazan et d’autres villes autour du Tatarstan. Parfois, nous avons déjà dû faire face à des difficultés avec les autorités locales. À Mourmansk, par exemple, nous avons eu un souci avec la salle : on nous a expliqué qu’il y avait un problème de chauffage… Mais nous allons continuer à voyager !
Dans les régions, sentez-vous que les Russes sont prêts à changer le régime ?
Le but de nos réunions ne consiste pas à changer le régime. Ce n’est pas notre mission.
Pour le moment, nous cherchons des délégués en vue du congrès constitutif de notre futur parti qui se tiendra les 9 et 10 mars à Moscou. Chaque région sera représentée par quatre délégués. Ce qui est aussi important, c’est de montrer aux gens qu’ils ne sont pas seuls, qu’il y a d’autres citoyens autour d’eux aspirant à cette même liberté. Ce qui plaît aux sympathisants, aussi, c’est l’ambiance de nos rencontres, de la chaleur entre nous. Ils en ont assez d’avoir peur. Ils sont fatigués de l’agressivité. Ils veulent trouver un endroit où ils pourront être eux-mêmes.
Sentez-vous des différences entre Moscou et ces villes de province où vous vous rendez ? Les Moscovites ont-ils moins peur par rapport aux autres ?
En fait, nous n’en parlons presque pas. Les Russes se rendant à mes rencontres disent qu’ils ont peur pour moi, pas pour eux-mêmes. Ils éprouvent peut-être de la peur au fond d’eux-mêmes, sentant qu’ils font quelque chose de potentiellement dangereux. Mais je pense que le simple fait que je continue de rencontrer des gens sans m’écarter du chemin choisi les motive. Cela leur permet de ne pas laisser la peur prendre le dessus. Mais tout le monde a peur. Elle est juste plus ou moins intense.
Vous-même, avez-vous aussi peur ?
Comme je viens de le dire, c’est naturel d’avoir peur. Mais si j’ai tout le temps peur, je ne vais rien faire. Le chemin est long et, comme je suis jeune, je peux le faire car je veux agir. Si j’avais été autorisée à me présenter à la présidentielle du 17 mars, j’aurais pu avoir entre 5 et 20 % des voix…
L’opposition compte les morts parmi ses leaders. Boris Nemtsov a été assassiné, tué par balles sur le pont en face du Kremlin le 27 février 2015. Alexeï Navalny est décédé en prison neuf ans plus tard. Vous arrive-t-il d’avoir des doutes sur la poursuite de vos activités politiques ?
Nous revenons toujours au même sujet… De toute façon, la vie s’arrêtera un jour. Comme prévient un dicton : vis rapidement, meurs de belle manière. Avoir tout le temps peur reviendrait à se gâcher ce qu’il y a aujourd’hui de la vie. Peu importe la durée, il faut avant tout que cette vie ait du sens.
Pour l’organisation du congrès de votre parti à Moscou, les 9 et 10 mars, avez-vous pu trouver un endroit et obtenir les autorisations ? Avez-vous rencontré des problèmes pour la location d’espaces de vos rencontres, à Moscou ou lors de vos voyages en régions ?
Le congrès de « l’Aube » se tiendra dans un hôtel à Moscou. Nous avons trouvé l’endroit. Toutes les formalités sont accomplies. Comme en province, certains propriétaires refusent de nous louer un espace. Je ne pense pas que ce soit pour autant le résultat de la pression des autorités. Ils ont tout simplement peur.
Après le congrès, quelle sera la suite pour votre projet de parti ?
Ensuite, comme le veut la réglementation, on transmettra les documents de création et d’enregistrement du parti au ministère de la justice. À n’en pas douter, il trouvera sans doute une petite bête… Les autorités vont tout faire pour éviter de l’enregistrer. Parce qu’elles veulent bloquer toute initiative qui perturbe le calme apparent et… parle de la paix ! Dans la plupart des cas, pour les précédentes tentatives de nouveaux partis, c’est la charte qui pose problème. Mais pour des détails purement techniques, comme la ponctuation. À mon avis, si la charte de mon parti est rédigée dans le respect de la loi, elle devra être approuvée. Le pluripartisme, c’est bien. En Russie, il faut mettre fin aux élections sans choix !
Par le passé, Alexeï Navalny avait essayé plusieurs fois d’enregistrer son parti. En vain. Pourquoi pensez-vous que votre tentative aura plus de succès ?
Journaliste, élue locale, j’ai ressenti l’automne dernier le besoin de passer à une autre étape dans mon opposition. Avec quelques proches pareillement désireux d’alternatives politiques, nous avons eu l’idée d’oser nous présenter face à Poutine. Prochaine étape : la création de mon parti. Je suis sûre que les gens soutenant mon initiative s’uniront. Mais je ne suis pas sûre que mon parti sera enregistré. Cela n’aura aucun effet sur le processus de rassemblement que nous sommes en train de mobiliser : ces Russes se réunissent pour agir, pas pour avoir le statut d’un membre du parti. Si le ministère de la justice refuse « l’Aube », nous retravaillerons le texte de la charte, organiserons un deuxième congrès… Si, par miracle, la charte corrigée est finalement approuvée, nous procéderons à l’étape suivante : créer des bureaux régionaux. Nous en aurons au moins 50 — sinon le parti ne pourra pas fonctionner au niveau fédéral. Pour enregistrer le parti, il faut qu’au moins 47 régions soient représentées. Et nous ne serons financés qu’avec des dons individuels.
Avez-vous eu des contacts avec le Kremlin ?
Pour le moment, non. Je ne sais même pas qui contacter. Il faut aller où ?
À l’administration présidentielle, chez Sergueï Kirienko, en charge de la vie politique ? La rumeur court que si votre parti est enregistré, ce sera par arrangement entre vous et lui…
Je pense que l’équipe dans l’administration du Kremlin changera après la présidentielle du 17 mars. Il n’y a donc pas de raison de chercher le contact maintenant. Jusqu’à maintenant, personne ne m’a contactée. Et je n’ai contacté personne.
Pour qui allez-vous voter à l’élection présidentielle du 17 mars ?
Pas pour Vladimir Poutine, c’est clair. Je n’ai jamais voté pour lui par le passé. Il reste les trois candidats issus de l’opposition officielle à la Douma. Je ne voterai pas non plus pour Leonid Sloutski 2. Il n’y a donc plus que deux possibilités : Nikolaï Kharitonov (parti communiste) ou Vladislav Davankov (novye Liudi). Les deux partis soutiennent « l’opération militaire spéciale », mais ces derniers temps on entend des déclarations de plus en plus libérales de la part de Vladislav Davankov. La plupart des gens que je connais sont enclins à le soutenir lui.
Il y aurait une option de plus : ne pas voter du tout.
Il n’y a aucun sens à faire cela. Si l’on boycotte les élections, notre vote n’est pas pris en compte. Donc, le vote contre le président en place ne sera pas pris en compte non plus.
Que pensez-vous de la proposition de Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-oligarque devenu figure de l’opposition anti-Poutine en exil : aller au bureau de vote mais inscrire le nom de Navalny sur le bulletin ?
Les bulletins avec une inscription « Navalny », ou quelle qu’elle soit, seront jugés non-valables et comptabilisés séparément. Mais cela diminue le pourcentage de Poutine quand même. Un bulletin déchiré ne sera comptabilisé. C’est à chacun de décider.
Une autre candidature de l’opposition hors Douma a été rejetée, celle de Boris Nadejdine 3. Êtes-vous prête à travailler avec lui ?
Bien sûr. C’est la seule option et nous n’en avons pas d’autre. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler de ses projets : compte-t-il présenter sa candidature à d’autres élections ou veut-il rester député municipal dans sa ville de Dolgoproudny, près de Moscou ? Nous entretenons de très bonnes relations avec « l’initiative civile », le parti qui le soutient dirigé par Andreï Netchaev. Ensemble, nous avons envoyé une demande à la mairie de Moscou pour organiser une marche à la mémoire de Boris Nemtsov et d’Alexeï Navalny le 2 mars. Et, pour les élections locales de septembre à travers la Russie, nous pourrions présenter des candidats en commun. À long terme, nous ferons de notre mieux pour soutenir « l’initiative civile » car, selon la loi électorale, ce parti devra participer au scrutin dans au moins 40 régions du pays pour garder son statut du parti fédéral. Entre nous, c’est donc du gagnant-gagnant. La seule chose que nos soutiens ne veulent plus, c’est de s’associer aux vieux partis. Ils ont soif de nouveauté. C’est pour cette raison aussi que « l’Aube » les intéresse.
Qu’attendez-vous après la présidentielle du 17 mars ?
Il y aura un remaniement des fonctionnaires qui va avoir un impact sur nous aussi. Si la nouvelle équipe au Kremlin est moins tolérante par rapport à l’opposition, ce sera encore plus dur pour nous de poursuivre nos activités. Mais, qui sait, ce sera peut-être l’inverse et les autorités essaieront d’éviter de réagir de manière excessive. Je ne sais pas ce qui sera le plus probable.
La plupart des Russes soutiennent le système actuel du Kremlin…
Il n’est pas certain que la majorité des Russes soutiennent vraiment Vladimir Poutine. Il est juste confortable pour eux de se sentir appartenir à la majorité. Répression du pouvoir, apathie de la population et propagande du système fonctionnent bien. Ce sont les trois faces du même problème en Russie. C’est un bon cocktail…
Cette situation et ce système continueront-ils après la mort de Vladimir Poutine ?
Il a joué un mauvais tour avec son équipe. Elle n’est pas du tout autonome et dépend de lui. C’est pourtant très important, l’autonomie. C’est pour cette raison que, dans l’opposition, j’insiste sans cesse sur l’importance du leadership partagé et des liens horizontaux. Cela permet le travail dans la durée, sans dépendance au chef. Au contraire, si Vladimir Poutine part sans désigner le successeur, son système va s’écrouler.
Ce sera alors une chance pour l’opposition ?
Je ne dirais pas une chance… Nous n’aurons pas d’autre choix que de sauver notre pays d’une guerre civile ou d’une autre catastrophe. Sous Poutine, ils ont construit un système vertical où il ne reste presque pas de régions pouvant se débrouiller seules. Une fois Poutine parti, certaines de ces régions ne pourront plus fonctionner car plusieurs dirigeants-clefs prenant jusque-là les décisions principales ne seront plus là. Bien évidemment, cela aura un grand impact sur le quotidien des gens.
Croyez-vous que vous serez soutenue par des fonctionnaires à Moscou et dans les régions ?
Je ne sais pas… Peut-être, quand ils n’auront plus peur. Parmi eux, il y a beaucoup de gens raisonnables.
Sous Poutine, ex-agent du KGB devenu président, une grande partie du pouvoir actuel, politique et économique, a été donné aux siloviki, les forces de sécurité. Avez-vous des contacts avec eux ?
Non. A priori, les siloviki sont les forces qui, par définition, doivent protéger les citoyens, défendre leurs droits et faire respecter leurs libertés. Aujourd’hui ils se sont mis dans un tout autre jeu. Parmi eux, il y a ceux qui, du point de vue psychologique et psychique, ne devraient pas y être car ils utilisent ce système pour évacuer leur agressivité. Plusieurs d’entre eux ont même des tendances sadiques. À l’avenir, nous devrons révoquer un certain nombre de ces personnes de leurs postes. Ils doivent protéger les droits des citoyens mais font finalement le contraire. Il faut qu’ils en rendent compte et doivent apprendre à être indépendants. On en revient au même problème : la verticale. Ils ne savent pas prendre des décisions indépendamment.
Les siloviki sont aussi au cœur du système de corruption. Comment la combattre ?
Il faut que le système soit ouvert et transparent. Nous allons bientôt lancer une campagne pour obliger les fonctionnaires à publier leurs déclarations de revenus et de dépenses. Cela permettra d’identifier les intérêts qu’ils défendent et quels sont les réseaux de lobbying. C’est un autre problème à résoudre. Le système doit fonctionner de manière à exorciser les gens à tendances sadiques tout comme ceux qui participent à la corruption. Les simples fonctionnaires n’ont pas tout cela, pas de gros salaires, pas autant de privilèges. Ils croulent sous la paperasse et, parfois sous le poids du travail, en oublient presque le mot « sommeil ». Par exemple, lorsque j’étais récemment en déplacement à Saratov 4, j’ai reçu vers minuit un coup de fil d’un policier de Moscou. C’était juste après la mort d’Alexeï Navalny. Ce policier m’a averti que « la participation à des actions illégales est passible de sanctions. » Tard le soir, on lui avait sans doute donné une liste de gens comme moi à appeler pour nous prévenir de ne pas aller déposer des fleurs en commémoration des prisonniers politiques… Ce policier comme beaucoup de siloviki ne comprennent pas ce qu’ils font et pourquoi. Ils croulent sous le travail qu’ils ne devraient pas faire.
En quoi le Vladimir Poutine de 2024 diffère-t-il de celui qui est arrivé au pouvoir en 2000 ?
Il semblait alors être plus humain. Avez-vous remarqué que, depuis quelque temps, il paraît plus émotionnel, il ne reste plus assis lors des interventions, il gesticule. Ce sont, peut-être, les conseils de ses technologues politiques. Mais c’est faux, il fait juste semblant, pour faire croire qu’il est toujours l’homme du début… C’est un jeu seulement. Il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine est un ex-agent du KGB et il le restera toute sa vie. Il sait jouer un rôle. Mais, en fait, son discours a changé. Depuis les manifestations anti-Kremlin de 2011-2012, on ne parle plus de la rotation ni de succession au pouvoir. Du coup, depuis, Vladimir Poutine est proclamé comme la seule et unique personne capable de sauver notre pays. Dans les faits par conséquent, au niveau des libertés, cela dégrade de jour en jour. Mais le Poutine d’aujourd’hui, contrairement à celui de 2000, nous répond en assurant : « Nous pensons à vous ; nous le faisons pour votre bien ».
Et en quoi le soutien des Russes pour Vladimir Poutine a-t-il changé en vingt-quatre ans ?
On a tendance à croire aux gens qu’on voit pour la première fois. Après, on voit qu’ils ne correspondent pas à l’image qu’ils créent d’eux-mêmes, que les promesses ne sont pas tenues. Mais on continue pourtant à leur faire confiance. Les Russes se souviennent de ce que Vladimir Poutine leur a promis au début : à plusieurs reprises, il avait dit que nous allions devenir amis avec tout le monde, que nous pourrons voyager sans visas en Europe, que le pays allait se développer économiquement et culturellement. Les gens espéraient que la Russie allait enfin s’intégrer à l’Europe. Hélas… Le message de Vladimir Poutine est aujourd’hui tout autre : « Nous suivons notre propre voie », « la Russie est unique »… Mais certains Russes continuent de lui faire confiance car ils se sont habitués à justifier tout ce que le président fait. À leurs yeux, s’il y a des erreurs, ce n’est pas la faute du bon tsar qui pense au bien de son peuple. C’est la faute des autres autour de lui.
Vous êtes « pour la paix ». Deux ans après le début de « l’opération militaire spéciale » du Kremlin en Ukraine, que proposez-vous pour mettre fin au conflit ?
La première chose à faire, ce sont des négociations de paix.
Mais la situation est allée si loin qu’il est désormais à peine possible de trouver un compromis. Il nous faut un autre président en Russie avec une autre mentalité. Vladimir Poutine ne peut pas agir autrement, même s’il le voulait. Le chef du Kremlin a sa tactique et il ne changera pas de ligne. Il n’est sans doute pas prêt à accepter les compromis possibles avec l’Ukraine. Et on voit bien que l’Ukraine refuse de mener des négociations avec Vladimir Poutine. Ce que je vais dire sera peut-être désagréable pour vos lecteurs en Europe, mais je suis d’avis que la communauté européenne a aussi sa part de responsabilité dans la situation actuelle. Il fallait réagir plus tôt. Par exemple, en mai 2014, il fallait éviter d’appeler l’incendie dans la maison des syndicats à Odessa un simple « conflit civil local » 5. Il fallait anticiper les conséquences. Aujourd’hui, l’approvisionnement occidental à Kiev en armes et formations militaires ne fait qu’aggraver le conflit. On entend les politiciens européens déclarer : « le bien-être des gens, c’est notre priorité ». Mais, pour la paix, pour les gens, il faut agir autrement. Il faut agir tout court, s’asseoir autour d’une table pour parler et se mettre d’accord. Pour le moment, il ne se passe rien. Tant que de l’argent et des armes seront envoyés, le conflit se poursuivra. Cela est vrai pour les deux côtés du conflit.
Comment résoudre la situation en Crimée ?
Il faut être à l’écoute des gens qui y vivent. Les locaux que je connais sont plutôt contents de faire partie de la Russie. Les gens ont le droit de décider dans quel pays ils veulent être. La solution, c’est peut-être d’y organiser un deuxième référendum. Mais il faut qu’il soit transparent, pour qu’il n’y ait plus le moindre doute après. Selon la constitution russe, la Crimée est aujourd’hui un territoire russe. L’opposition russe à l’étranger parle souvent du retour de la Crimée en Ukraine. Elle peut se permettre d’affirmer cela parce que ces opposants sont loin. Personnellement, je suis en Russie même — et les appels à la séparation y sont passibles de poursuites pénales.
Avez-vous des contacts avec l’opposition en exil ?
Oui, avec beaucoup d’opposants partis hors de Russie. Je ne connais pas personnellement Mikhaïl Khodorkovski. Mais je suis en lien avec de nombreux députés locaux qui, opposés au Kremlin de Vladimir Poutine, ont préféré quitter le pays — Vitali Bovar, Olga Podolskaïa, Sergueï Tsoukassov, Anton Sokolov, Anastassia Bourakova, Grigori Ozerov, Andreï Daviydov…. Régulièrement, je suis en contact avec Maxim Kats 6 qui, récemment, a nommé quatre figures influentes de l’opposition : deux à l’étranger (lui et Ekaterina Schulman) et deux restés en Russie (Boris Nadejdine et moi-même). Nous devons travailler ensemble, dans la même direction, afin de réunir les gens. Les opposants partis à l’étranger sont majoritairement plus radicaux car ils ont la possibilité de parler haut et fort. Certains nous en veulent d’être plus prudents dans nos déclarations et positions depuis l’intérieur du pays. Mais, en Russie, nous ne pourrons pas être utiles au pays si nous finissons arrêtés et en prison. Il faut, là aussi, chercher un compromis.
Est-ce dangereux pour vous de donner des entretiens aux journalistes occidentaux ?
À qui d’autres puis-je parler ? Les médias officiels russes ne viennent pas m’interviewer. Et les médias d’opposition, exilés à l’ouest, sont qualifiés ici d’« agents de l’étranger », d’organisations « extrémistes » ou « indésirables » : impossible pour moi donc de leur parler car, à mon tour, je pourrais être poursuivie. Des Russes ont déjà été classés en « agents de l’étranger » après avoir parlé à un journaliste occidental. Si les autorités veulent m’inclure à mon tour dans cette liste, elles trouveront une raison. Je connais beaucoup de Russes classés en « agents de l’étranger ». Ce sont tous de très bonnes personnes qui veulent faire de notre pays un endroit meilleur. Ils y ont consacré leur vie, sans intérêt personnel. Beaucoup d’entre eux mènent une vie plutôt ascétique. Et pourquoi sont-ils devenus « agents de l’étranger » ? Parce qu’ils ont dit la même chose que Poutine au début de sa présidence : il faut s’intégrer, être ami avec tout le monde ! Poutine, lui, n’a pas été reconnu agent de l’étranger…
Si vous êtes classée « agent de l’étranger », préférerez-vous rester ici ou partir ?
Ce statut n’empêche pas de rester en Russie. Mon anglais laisse par ailleurs beaucoup à désirer… Comment ferais-je pour vivre à l’étranger ? Je n’ai pas pour projet de partir. Le plus important pour moi, c’est qu’ils ne touchent pas à mes proches. Je comprends les risques encourus et les assume. Tout est un risque aujourd’hui en Russie. Mais je ne veux pas vivre en pensant en permanence à cette peur. Je veux donner de l’assurance aux Russes qui me soutiennent. Car nous sommes dans notre droit. Nous savons que nous avons raison. Je fais ce que je sens nécessaire afin d’unir les gens, afin qu’ils ne perdent pas l’espoir, ne se démotivent pas. Pour ceux qui réfléchissent, veulent la vie et la paix… Je suis sûre de ce que je fais.
Si vous le pouviez, quelle question souhaiteriez-vous poser directement à Vladimir Poutine ?
Quand serons-nous heureux en Russie ?
Sources
- Perm est une grande ville du centre de la Russie.
- Il s’agit du candidat nationaliste du parti LDPR.
- Figure majeure de l’opposition en Russie et qui se pose désormais en héritier du combat de Navalny. Nous publierons prochainement un entretien avec lui dans les pages de la revue.
- Saratov est une grande ville sur la Volga.
- Le 2 mai 2014, 42 militants pro-russes sont morts, en majorité brûlés dans l’incendie du bâtiment.
- Ex-député municipal à Moscou, blogueur d’opposition parti à l’étranger et très écouté.