Nous publions en deux volumes (vous trouverez ici le deuxième volume) un entretien fleuve avec l’un des plus importants philosophes français, Jacques Rancière. Ce texte de fond qui explore sans doute pour la première fois d’une manière si fouillée son rapport avec l’histoire, les archives et l’historiographie sera discuté mardi 26 mars à l’École normale supérieure avec, entre autres, Patrick Boucheron, Geneviève Fraisse, Michelle Perrot et Jacques Rancière. Vous pouvez vous inscrire ici.
Je voudrais revenir sur votre rapport aux historiens en général. Dans La Méthode de l’égalité, vous affirmez que vos rapports avec eux n’ont jamais été très bons, à l’exception de Michelle Perrot1. Or, il me semble que cette présentation est contestable, pour plusieurs raisons. On peut évoquer en premier lieu la participation de plusieurs historiens de premier plan aux Révoltes logiques, la revue que vous co-fondez en 1975, par exemple Arlette Farge, Geneviève Fraisse ou encore Yves Cohen. Il me semble également qu’il y a eu un véritable dialogue avec des historiens anglo-saxons : je pense au débat autour de « The Myth of The Artisan »2, lequel regroupait notamment des interventions de William Sewell, Nicholas Papayanis ou Christopher Johnson. Il est également frappant de constater que La Nuit des prolétaires a donné lieu à un nombre bien plus important de comptes rendus au Royaume-Uni et en Amérique du Nord qu’en France3. De même, malgré une incompréhension initiale de certains historiens, Les Mots de l’histoire est devenu, au même titre que Temps et Récit de Ricoeur, une référence incontournable de toute recherche autour des rapports entre histoire et récit4. Enfin vous constituez une référence de plus en plus évidente pour la génération actuelle d’historiens — citons, entre autres, Déborah Cohen, Samuel Hayat, Laurent Jeanpierre, Sophie Wahnich, etc. Tous ces éléments n’amènent-ils pas à dire que votre rapport aux historiens ne saurait se ramener au constat simple d’une rencontre manquée ? Quels ont été vos rapports en particulier avec les historiens anglo-saxons du mouvement ouvrier ?
Le premier point, c’est que les historiens ou historiennes des Révoltes logiques étaient quand même tout à fait particuliers ! Geneviève Fraisse a toujours dit qu’elle n’était pas historienne mais philosophe. Arlette Farge, elle, avait fait des études de droit. Quant à Yves Cohen, je l’avais connu comme militant maoïste, et il était devenu historien en prison ! Et à l’époque, il n’avait absolument aucune place dans l’institution historienne. Donc c’était quand même des gens qui, en gros, étaient par rapport à l’histoire dans la même situation que moi.
Sur le deuxième point, l’accueil des historiens, il y a des choses à distinguer. Il y a eu des coups de hache un peu feutrés. Je pense à Maurice Agulhon, à mon jury de thèse, puis dans son rapport de lecture sur le Gauny. Je pense bien sûr à Noiriel qui représentait à l’époque l’orthodoxie de l’histoire sociale.
Par ailleurs, il y a eu ce débat sur « The Myth of the Artisan » qui était ma contribution au colloque et au livre Work in France initiés par Steven Kaplan, lequel n’était pas un historien du mouvement ouvrier, puisque son domaine était l’histoire du pain. Ce débat a été sympathique mais quand même très bref. Après cela, je n’ai plus eu aucun rapport avec les historiens sociaux en tant que tels. J’ai eu des rapports avec des historiens dont certains avaient été au colloque de Steven Kaplan, mais qui, par la suite, se sont occupés de tout autre chose que de l’histoire ouvrière, comme Joan Scott ou William Reddy. Les comptes rendus dont vous me parlez sur La Nuit des prolétaires, je ne les ai pratiquement pas connus, parce qu’ils ne m’ont pas été communiqués. Par conséquent, ça n’a pas engagé un dialogue au long terme avec les historiens sociaux américains même si Donald Reid, qui a préfacé la traduction du livre, a sollicité mon avis quand il a fait son livre sur Lip5. En revanche une historienne comme Lynn Hunt qui avait d’abord marqué son intérêt pour mon travail a fait plus tard un article très négatif sur Les Mots de l’histoire6.
En France, les historiens qui m’ont soutenu ou se sont intéressés à mon travail, l’ont fait moins pour ma contribution à l’histoire ouvrière que pour ma manière de brouiller les frontières des domaines. Michelle Perrot avait souffert d’être cantonnée par Labrousse dans les cadres de l’histoire sociale et aspirait à travailler sur un objet — l’histoire des femmes — qui n’était pas encore considéré comme sérieux. Madeleine Rebérioux qui m’aimait bien m’objectait en même temps que l’histoire s’occupait de ce que les gens faisaient et non de ce qu’ils disaient. Inversement mon travail a suscité l’intérêt d’historiens des mentalités ou de la culture comme Roger Chartier avec lequel j’ai eu plusieurs discussions ou Alain Corbin qui m’a invité à son séminaire. Ils ont accueilli mon travail moins comme contribution factuelle à un domaine historique particulier que comme mode d’interrogation sur la pratique de l’histoire. Il est même arrivé un moment où les historiens les plus intéressés par ce que je faisais étaient les historiens de l’Antiquité, des gens comme Nicole Loraux par exemple7, comme Vidal-Naquet, qui étaient un peu en écart par rapport aux principes d’explication en vigueur dans la science sociale ou l’histoire des mentalités.
Alors, c’est vrai que, depuis ce temps, les choses ont un peu bougé dans le milieu des historiens, et qu’il est venu des historiens plus jeunes, qui se sont nourris d’autres traditions, qui ont lu Foucault, qui ont lu les anthropologues et ont eu une attitude différente par rapport à mon travail.
L’historienne Arlette Farge a été l’une des participantes régulières aux Révoltes logiques. Il est difficile en vous lisant de ne pas penser à ce qu’elle écrit dans Le Goût de l’archive. Vous soulignez ainsi dans la postface du recueil La Parole ouvrière qu’il s’agissait pour vous en publiant ces textes de faire « ressentir la texture sensible d’une prise de parole en même temps que la constitution d’un corps de réflexions et de propositions sur le présent et l’avenir ouvriers ». D’où cette volonté manifeste de donner à voir et lire l’archive, aussi bien dans vos recueils de textes (La Parole ouvrière, Le Philosophe plébéien) que dans La Nuit des prolétaires ou dans les articles des Révoltes logiques, où les citations sont extrêmement abondantes. Pouvez-vous revenir sur votre rapport à l’archive, à la fois d’un point de vue « charnel » et d’un point de vue théorique ?
Le point fondamental, c’est de considérer que l’archive, ça n’est pas d’abord de l’information ; que l’archive, c’est d’abord des paroles. Et pas seulement des paroles, mais des paroles qui sont inscrites sur un certain support, et qui utilisent un certain lexique, une certaine rhétorique, une certaine orthographe… Il y a une matérialité sensible de la parole, et l’archive, c’est d’abord ça. Pour le type d’archives qui m’a intéressé, et qui a intéressé aussi Arlette, l’archive c’est le témoignage d’actes de paroles qui marquent l’arrachement à une condition dans laquelle les gens ne sont pas censés parler, ou ne sont pas censés se définir par de la parole. Et donc c’est ça qu’il faut arriver à rendre sensible par l’écriture, ce qui suppose des procédures un peu compliquées, notamment de respecter une certaine orthographe, une certaine manière de parler, sans en même temps présenter ces individus comme des gens sans instruction, etc. Faire que ce soit l’acte d’arrachement à un monde muet qui soit mis au premier plan. Bien sûr, il y a des types d’archives qui autorisent cela plus ou moins. Il est clair que ça prend toute sa force dans le cas des livres d’Arlette Farge, je pense au Bracelet de parchemin, qui parle de ces petits bouts de papier qui sont tout ce qui rattache une vie anonyme, une vie qui ne compte pour rien, à l’univers de l’écriture. Moi, je n’ai pas eu en mains ces éléments matériels là ; j’ai eu des textes ouvriers qui racontaient ça, des histoires de petits papiers qu’on trouve dans la rue, sur lesquels il y a, par exemple, deux vers d’Athalie. Ils le racontent, mais ils l’ont peut-être inventé ou lu ailleurs ! Je n’avais pas la matérialité d’un support significatif par lui-même. Mais j’ai quand même essayé de mettre en relief la texture de ces écrits, le type de syntaxe notamment — la singularité par exemple de la syntaxe de Gauny —, et de souligner certains éléments qui indiquent la matérialité de l’acte d’écrire. Par exemple, j’ai commenté l’heure, qui est souvent indiquée : ils s’écrivent à minuit, et bien sûr, ça va rejoindre le grand thème de La Nuit des prolétaires, de la nuit gagnée sur l’obligation de dormir. Voilà pour moi ce qu’est le rapport essentiel à l’archive, à savoir l’acte de parole qui est un acte d’émancipation par rapport à une condition.
Vous avez insisté à plusieurs reprises sur le fait que votre travail théorique consistait à essayer de parler à travers les paroles des autres. Cette ambition passe dans certains livres — Le Maître ignorant en particulier — par une opération de paraphrase (vous parlez également de « rephraser » ou de « mettre en scène » la parole archivée) où votre parole s’entremêle à celle de Jacotot, dans le but affiché de créer entre vous et votre « objet » le « plan d’égalité d’une rencontre »8. Déborah Cohen, dans un article consacré à la poétique du savoir mise en œuvre dans vos écrits historiens, écrit à ce sujet : « dans ce cadre, le statut du texte du Maître ignorant serait évidemment à repenser : qui est ce Jacotot dont la voix si parfaitement imitée sonne parfois comme celle de Jacques Rancière lui-même, celle de Jacques-auto ? »9. On comprend très bien l’affirmation d’égalité intellectuelle qui sous-tend ce dispositif d’écriture, mais n’implique-t-il pas malgré tout un risque inverse, à savoir celui d’usurper en quelque sorte la parole de l’autre, ou en tout cas de brouiller la distinction entre les discours et de faire dire à la parole archivée plus qu’elle n’en dit elle-même ?
De toute façon, pratiquement aucun historien ne publie l’archive telle quelle, y compris dans la collection « Archives », où il y avait des fragments d’archives et des commentaires qui les situaient. L’archive, on en fait toujours quelque chose. Ce que font les historiens la plupart du temps, c’est l’interpréter, c’est-à-dire la mettre dans une grille explicative. Ce peut être la grille Labrousse qui était encore très en vigueur à l’époque de La Nuit des prolétaires : on commence par l’économique et puis on traverse les différentes couches pour arriver au niveau idéologique. Ce peut être la grille « histoire des mentalités », style Le Roy Ladurie ; Montaillou, c’était quand même à l’époque la grande référence pour l’usage de la parole « populaire ». On va penser un texte comme le produit d’une certaine terre, d’une certaine manière de vivre, de penser etc., une sorte de conjonction de géographie au sens large du terme et de psychologie. L’historien va se mettre un peu dans la peau du petit gars de Montaillou qui se débrouille pour concilier les subtilités théologiques de l’hérésie avec son mode de vie bon enfant. Ces deux grilles alors dominantes sont deux pratiques réductionnistes qui réinsèrent une parole, ou un mouvement déviant dans les cadres déjà existants. Moi, mon problème, c’est que j’avais affaire à un type d’archives qui montrait en gros le mouvement de gens pour sortir des cadres, pour sortir des grilles au sein desquelles ils étaient enfermés. Par conséquent, mon problème, c’était de faire le contraire : ne pas réduire, en ramenant à des catégories sociologiques déjà existantes, mais au contraire créer une forme d’amplification : dénuder l’événement de parole dans sa singularité, et ensuite l’amplifier par la paraphrase, c’est-à-dire que ce mouvement par lequel ces ouvriers essayaient de sortir de leur monde, pour aller vers le monde des poètes, des intellectuels, etc., je me suis efforcé d’en montrer la portée en l’isolant et en l’amplifiant.
Dans le cas de Gauny, il s’agissait de franchir la barrière sociale en-dessous de laquelle la parole est de toute façon considérée comme de l’information, pas comme de la parole. Dans le cas de Jacotot, c’est un peu différent, il s’agissait de faire passer une parole qui est dans un cadre de référence qui est très daté, puisqu’il parle dans les années 1820, mais dans un cadre de référence qui est celui de l’époque des Lumières. Par conséquent, les opérations pour mêler ma voix à la sienne visent à faire passer la puissance hétérodoxe du discours de Jacotot dans un type de rhétorique, et même éventuellement dans un vocabulaire qui soit simplement compréhensible pour le public auquel je m’adresse. Donc là encore, c’est une opération — paraphrase, déplacement, amplification —, qui cherche à faire résonner quelque chose hors de son lieu et de son temps propres.
Le risque de parler à la place des autres, je dirais que je l’ai quand même extraordinairement limité. D’une certaine façon, j’ai même été surpris : quand j’avais lu les premiers textes descriptifs de Gauny, je lui avais inventé une philosophie à ma manière. Puis après ça, j’ai lu ses textes philosophiques et j’ai vu que la philosophie que je lui avais inventée, c’était bien la sienne (rires) !
Dans une recension, par ailleurs très favorable, du grand livre de William Sewell, Gens de métier et révolutions, vous mettez en cause « une conception volontiers globaliste de la classe ouvrière et de sa ‘voix’ » qui amène selon vous Sewell à rapporter le discours des brochures et des journaux ouvriers de la période 1830-1848 « à une sorte de sujet global, sans que soit posée la question de la situation des producteurs de ce discours, des influences spécifiques qu’ils ont subies »10. Cette insistance sur le fait qu’« il n’y a pas de voix du peuple » mais « des voix éclatées, polémiques, divisant à chaque fois l’identité qu’elles mettent en scène »11 est quelque chose de crucial dans votre pratique historienne. Comment s’est développé chez vous ce refus d’une vision globalisante de la parole ouvrière ? Faut-il y voir un effet de votre passage à la Gauche prolétarienne12, et de l’insistance maoïste sur les contradictions ?
Oui, on peut dire qu’il y avait ça, bien sûr. Cela dit, l’insistance des militants maoïstes sur les contradictions au sein du peuple, ce n’était pas simplement une idée reprise de Mao ! C’était la vision de ce qui s’était passé en 68, la vision du rapport du PCF avec les différentes formes d’explosion ouvrière de l’époque, et puis bien sûr tout ce qui avait traversé l’histoire du gauchisme et des groupuscules, y compris la Gauche prolétarienne. La Gauche prolétarienne, son modèle au départ, c’était l’ouvrier « sauvage », mais à la fin c’était au contraire les ouvriers vus comme les hommes du peuple solides, enracinés, etc. Dans l’un des derniers numéros de La Cause du peuple, il y avait un groupe d’ouvriers qui étaient comme ça [il croise les bras de manière patibulaire !], genre vieux ouvriers PCF, et le titre, c’était : « Ils vont nettoyer la France » ! Donc même dans les secteurs les plus minoritaires, les plus groupusculaires des gens qui travaillaient avec des ouvriers, il y avait des figures de l’ouvrier complètement contradictoires : à la fois les jeunes ouvriers sauvages, les deux anciens ouvriers du Nord, dont un après ça a été accusé d’être un indicateur de police (rires) ! Et puis il y avait ces ouvriers considérés comme la vieille sève du peuple de France, ou à peu près. Donc il y avait une réalité objective des contradictions qu’on avait rencontrées. Après, il y a aussi la réalité que j’ai trouvée dans la recherche elle-même. J’étais parti avec des idées un peu simplistes, à savoir : je vais travailler sur le début du mouvement ouvrier, donc sur la question des métiers, la question de la modernisation, la lutte contre la mécanisation, les révoltes sauvages, celles des luddites ; il y avait toute cette mythologie qui me précédait. Et là-dessus, je suis tombé sur ces textes extrêmement raisonnables, qui raisonnaient pied à pied, qui discutaient les arguments des patrons et disaient tout le temps : « on n’est pas des révoltés, on n’est pas des sauvages ». Donc j’ai dû remettre en question toute la vision dont j’étais parti.
Il y a eu un second temps où j’ai eu l’impression, notamment autour de la question des corporations en 1848, du grand projet d’union des associations, qu’il y avait une sorte de pensée ouvrière organique bien constituée qui n’avait rien à voir avec les ouvriers sauvages, qui n’avait rien à voir non plus avec les utopistes ; c’est l’époque où j’ai fait ce texte sur « Utopistes, bourgeois et prolétaires » pour marquer l’écart complet entre le fouriérisme — qui était très à la mode dans les années 1970 — et l’idéologie ouvrière manifestée dans un certain nombre de brochures. À ce second moment, j’étais toujours dans l’idée qu’il y avait une pensée ouvrière identitaire, sauf qu’elle n’était plus du tout sauvage, elle était au contraire la rationalisation d’une pratique collective. Et puis il y a eu un troisième moment, en travaillant notamment sur les archives saint-simoniennes et les archives Gauny, où tout cela a éclaté. Ce qui m’est apparu alors, c’est au contraire le désir de sortir de l’identité ouvrière constituée, le rôle des échanges avec les bourgeois, avec les utopistes, avec les poètes, avec tout un monde qui était le monde des autres. Il y a donc eu ce troisième temps où je me suis beaucoup intéressé aux questions de barrières, de frontières, de passages de frontières, à tous ces emprunts avec lesquels se fait ce qu’on appelle « pensée ouvrière », « mouvement ouvrier » et ainsi de suite. Effectivement, cela m’a fait souligner tout ce qui dans la pensée soi-disant « ouvrière » était en fait dicté de l’extérieur, par exemple le fait que le grand journal ouvrier, L’Atelier, c’était la doctrine de Buchez, appliquée à la lettre, et qu’il n’y avait pas en sortir ! De même, autour de 1867, les textes des ouvriers sur la famille et la femme, dans le cadre de l’Exposition universelle, c’était essentiellement tiré de Jules Simon ! Finalement je me suis rendu compte, premièrement, que beaucoup d’expressions censées être ouvrières venaient en fait d’ailleurs ; deuxièmement, que dans la formation de l’expression ouvrière, il y avait un rôle considérable de tous ces échanges avec l’autre côté ; et, troisièmement, que la volonté de rechercher l’identité ouvrière était encore une forme d’assignation aboutissant à remettre les ouvriers à leur place.
Toujours sur cette question des divisions, je voudrais revenir sur vos « incursions » vers d’autres périodes que celle des années 1830-1848. En effet, vous rappelez dans La Méthode de l’égalité qu’au départ, votre projet était quelque chose d’extrêmement ambitieux qui serait parti des origines du mouvement ouvrier français pour aller jusqu’à la constitution du PCF13. D’où plusieurs interrogations : pourquoi avez-vous finalement renoncé à l’histoire dans les années 1980 ? Comment qualifieriez-vous cette bifurcation ? Le seul commencement de réponse — assez allusif — à cette question se trouve dans la préface des Scènes du peuple, dans laquelle vous écrivez : « Si cette archéologie est restée en suspens, ce n’est pas seulement parce que le temps est toujours trop bref pour les appétits trop vastes, c’est aussi parce que ses enjeux ne pouvaient se traiter dans la simple forme du savoir historique ». Pouvez-vous préciser la signification de ce dernier passage ? Quel fut par ailleurs le lien entre cette décision et l’arrivée des socialistes au pouvoir (et plus largement la fin d’un certain « moment 68 » qui avait porté le projet des Révoltes logiques) ? Il me semble que le principe de ces incursions consiste toujours à explorer des questions ou des moments litigieux dans l’histoire du mouvement ouvrier (l’antiféminisme des délégués ouvriers de 1867, la question de la dictature du prolétariat au sein du PCF, la compromission de Dumoulin et d’autres dans les années 1940, etc.). À l’inverse, la Commune de Paris est absente14, de même que les « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Parlons d’abord de l’évolution de mon travail. J’avais effectivement au départ cette espèce de projet encyclopédique que vous rappelez. À un moment, il m’est apparu comme quelque chose d’un peu monstrueux, surtout pour quelqu’un qui avait le sentiment qu’il avait affaire à un objet particulier sur lequel il ne pouvait pas travailler avec des collègues. Il y a ce point d’impossibilité qui fait que même pour la période sur laquelle je me suis concentré, j’ai quand même délimité mon sujet : je n’ai pas parlé de toutes les formes de pensée ouvrière entre 1830 et 1890 ! J’ai plutôt dessiné un certain tracé, à savoir le destin d’une décision première de rupture, depuis les enthousiasmes des années 1830 jusqu’au temps des bilans.
Pour ce qui est des incursions en dehors de ce tracé, je me suis plus particulièrement fixé sur ce qui me semblait problématique et même éventuellement énigmatique. Je n’ai pas parlé de la Commune de Paris, car il y avait déjà une masse de matériaux primaires disponibles et une masse d’interprétations données par les acteurs de la Commune. D’une certaine façon, je n’avais pas grand-chose de nouveau à trouver. En revanche, l’histoire des discours des ouvriers dans le cadre de l’Exposition universelle, personne n’avait travaillé dessus. Après ça, Madeleine Rebérioux a fait un grand séminaire sur le sujet ! Mais avant, la seule personne qui avait travaillé dessus, c’était Alain Faure, et puis moi à sa suite.
Il y a des points singuliers qui ont émergé essentiellement comme des points de discussion : qu’est-ce que ça veut dire être ouvrier, penser en ouvrier, affirmer une certaine forme de subjectivité ou d’identité ouvrière ? Je me suis très rapidement rendu compte que je ne ferais jamais une encyclopédie, d’une part parce que je n’en avais pas le temps et les moyens, et d’autre part parce que ce n’était pas mon objet. Mon objet, c’était : qu’est-ce que ça veut dire « mouvement ouvrier », « conscience ouvrière » ? Il ne faut pas oublier que je partais d’une critique de l’idée de conscience de classe portée par la tradition marxiste, c’était ça l’arrière-fond. Donc j’ai étudié des points singuliers, comme les discours des représentants ouvriers à la Commission de l’Exposition de 1867, comme le moment précédant la naissance du PCF, ou les articles des syndicalistes collaborateurs. Pour chacun de ces points singuliers ce qui m’importait c’était : qu’est-ce que cela veut dire être ouvrier, agir conséquemment en tant qu’ouvrier, affirmer une pensée ou une fierté ouvrière ? La question prenait tout son tranchant à travers ces points singuliers où l’affirmation de cette idée prend un aspect conflictuel, paradoxal, voire scandaleux alors qu’elle ne pouvait pas se traiter sous la forme encyclopédique qui redistribue les épisodes, les situations, et par conséquent les enjeux.
Le deuxième point, c’est qu’à partir d’un certain moment, ma recherche débouchait sur des questions qu’on peut dire, d’un terme un peu pompeux, transhistoriques. Par exemple qu’est-ce qui fait le noyau de l’expérience du travail ? Le fait que le travail ne se définit pas simplement par des occupations techniques, mais aussi — sinon d’abord — par un certain rapport au temps et à l’espace. C’est là-dessus que j’ai travaillé dans l’intervalle entre La Nuit des prolétaires et Le Philosophe et ses pauvres. Il y avait toute une série de questions sur le travail, sur l’identité, sur le partage des savoirs, sur la barrière des loisirs, qui au départ formaient comme de grands ensembles sur lesquels j’avais envie de travailler. Mais ça ne s’est pas fait sous la forme encyclopédique, parce que je n’en avais pas le temps et parce que ce sont toujours des singularités qui permettent de montrer les enjeux. Ainsi le partage des savoirs, finalement, ça s’est traité sous la forme de l’affaire Jacotot. Sur la barrière des loisirs, j’ai fait un ou deux textes, je n’avais pas les moyens de faire toute une histoire des loisirs, des plaisirs, des spectacles, etc., depuis 1830 jusqu’à nos jours. J’ai choisi de centrer mon travail sur des histoires singulières sur lesquelles il y avait un matériel significatif : l’histoire du « théâtre du peuple » par exemple, c’est un enjeu défini, qu’on peut suivre à travers un matériel défini sur une période donnée. L’histoire des loisirs, on peut s’y perdre ! À une époque, j’avais voulu travailler sur les voyages, mais j’ai dû y renoncer. Parce que de toute façon, ça n’était pas simplement une question de temps, ça engageait une réflexion sur ce que j’ai appelé plus tard le partage du sensible, à savoir la manière dont des corps et des esprits se placent dans une certaine distribution des places, des activités, des identités et des formes de sensibilité et de pensée qui sont liées à ces places et à ces identités…. Tout ça, ça débordait complètement ce qui pouvait se traiter sur le mode historien. Malgré tout, l’histoire suppose que l’on puisse dire : je sais de quoi je parle quand je fais l’histoire des ouvriers, du travail, des loisirs, etc. Mais tout mon problème, c’est précisément de savoir de quoi l’on parle quand on parle de ça. Par conséquent, ça n’était plus possible d’en parler comme historien avec des historiens. Je voyais bien même qu’aux Révoltes logiques, des jeunes historiens passaient de temps en temps, mais ne restaient jamais très longtemps, car ils ne pouvaient pas s’installer dans ce type de questionnement.
Et puis par ailleurs je me suis rendu compte qu’il y aurait toujours une barrière institutionnelle. La vague idée que j’avais pu avoir au départ d’être devenu un historien, la profession la récusait en me disant de rester là où j’étais. Ça n’était pas : « Vous êtes travailleur, restez ce que vous êtes ! », mais : « Vous êtes philosophe, restez-le ! ». Il y a eu aussi tout le contexte autour de 1980-1981, à savoir d’un côté le triomphe de l’union de la gauche, et de l’autre l’effondrement de tout ce qui avait voulu être une autre gauche. Il y a eu la fin de Vincennes, la fin des Révoltes logiques, et puis l’espèce de grand enthousiasme et d’euphorie autour de l’union de la gauche. Ce qui a voulu dire aussi la ruée de beaucoup d’universitaires autour de l’union de la gauche, la ruée pour avoir l’argent promis par les grandes ambitions de Chevènement et de son équipe ! À un moment donné, je savais que je n’étais plus dans le coup ! Les Révoltes logiques étaient finies, Vincennes était fini, tout un espace théorico-politique n’existait plus. Il fallait me retrouver prof au département de philosophie d’une université qui avait été déracinée et exilée. Il fallait que je me débrouille avec ça et avec ce contexte qui, sous couvert de triomphe de la gauche, était en fait un contexte de remise en ordre de tout. Par conséquent, je me suis un peu retrouvé à faire de l’indisciplinaire tout seul dans mon coin, en restant dans mon identité de philosophe — éventuellement en faisant des cours sur Platon et sur Aristote — tout en faisant des recherches qui se déplaçaient plus vers la question générale de ce que j’ai appelé le partage du sensible, ou le partage des savoirs, des recherches qui ne pouvaient plus s’accrocher sur une recherche archivistique sur l’histoire ouvrière.
Dans plusieurs textes15, vous revenez sur le thème du refus du travail. Dans « The Myth of The Artisan » (section « The ambiguities of « love of work » »), vous insistez sur l’ambiguïté du rapport au travail de certains militants ouvriers en vous appuyant sur un cas emblématique, celui d’Agricol Perdiguier, auteur du Livre du Compagnonnage, censé représenter l’exemple typique d’un travailleur apportant dans la lutte politique la conscience professionnelle propre au travail artisanal. À l’inverse, vous affirmez que Perdiguier a chanté les louanges du travail artisanal pour pouvoir y échapper16. De même, Vinçard, dans ses Mémoires, évoque ces ouvriers qui se font saint-simoniens dans l’espoir d’échapper à la condition ouvrière. Que dit selon vous cette ambiguïté du rapport au travail des militants ouvriers de cette époque ? Et que doit cette insistance de votre part aux analyses opéraïstes sur le refus du travail ? Par ailleurs, vous laissez entendre que chez certains représentants du mouvement ouvrier, il y a dans ce désir d’échapper à la condition ouvrière une forme de volonté d’ascension sociale (terme que vous n’employez pas). Quel rapport entre un tel désir (y compris sous la forme la plus compatible avec l’ordre social) et le désir d’émancipation17 ?
Le désir d’échapper au mode d’être qui est assigné à l’ouvrier est autre chose que le désir d’ascension sociale. Et je ne pense pas avoir laissé entendre que le second était le secret caché du premier. J’ai évoqué en revanche la façon dont l’ascension sociale peut fonctionner comme compensation de la promesse non accomplie de monde nouveau à travers le cas de l’ouvrier tapissier saint-simonien qui devient patron et philanthrope. La notion même d’ascension sociale est une notion trop large qui couvre des trajectoires très différentes et les associe à des stéréotypes sociologiques et moraux discutables. Mes remarques sur Perdiguier ne visaient pas à juger ses motivations mais à marquer l’écart entre les deux discours qu’il tient sur le travail. Mon objectif était en effet de mettre en cause la vision de l’ouvrier militant comme représentant d’une aristocratie ouvrière fondée sur une supériorité professionnelle. Sur ce point, je n’ai subi aucune influence des analyses sur le « refus du travail ». J’ai simplement tiré les conséquences de ce que les textes montrent suffisamment : premièrement, la non-concordance entre qualité professionnelle, émancipation intellectuelle et engagement militant ; deuxièmement, les rapports contradictoires que les ouvriers peuvent avoir à un travail dont ils soulignent — simultanément ou alternativement — les aspects valorisants ou dévalorisants.
Enfin je n’ai pas comparé les motivations des Icariens à celles des chercheurs d’or. J’ai simplement dit que la propagande des compagnies californiennes donnait une image de l’Amérique semblable à celle de la propagande icarienne. Les mêmes propriétés — imaginaires — faisaient d’elle le paradis des communistes ou celui des chercheurs d’or.
Dans les Scènes du peuple, vous défendez une thèse forte sur la naissance du PCF ; vous y affirmez que le PCF est « né comme syndic de faillite d’une certaine révolution, de l’idéologie ouvrière autonome de la révolution », et que la « dictature du prolétariat » a fonctionné comme le substitut de l’idée de l’émancipation autonome des travailleurs. L’abandon de cette idéologie ouvrière autonome de la révolution est elle-même selon vous la conséquence de la fin de la croyance en la capacité des masses à faire un monde nouveau18. Comment expliquer cette perte de croyance, à vous lire définitive ? Faut-il y voir l’influence du léninisme (Lénine écrivant dans Que faire ? que « l’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste ») ? Une conséquence de la Première Guerre mondiale et de l’incapacité du mouvement ouvrier européen à s’opposer à son déclenchement ?
Là-encore, j’ai appliqué la méthode des cas, c’est-à-dire que je me suis fixé sur un point particulier, au moment de la naissance du PCF. Je me suis fixé sur l’ascension de l’idée de dictature du prolétariat. Pourquoi ? Parce que j’écrivais à l’époque où le PCF abandonnait la dictature du prolétariat. Donc je me suis fixé sur le commencement de l’histoire dont cet abandon déclarait la fin, sur les discours qui, à la fin de la guerre de 1914, avaient fondé l’idée de cette dictature non pas seulement comme perspective de la révolution à venir mais comme autorité de l’avant-garde sur les masses prolétariennes elles-mêmes. Je l’ai commenté à partir des textes des syndicalistes révolutionnaires ou des communistes purs et durs à la fin de la Première Guerre mondiale. Dans ces textes on sent un tournant, l’abandon de la foi qui avait été formulée après l’échec de 1848 et qui avait été au cœur de la Commune de Paris, à savoir l’idée que la classe ouvrière portait en elle-même un monde, ce qu’on a appelé la Sociale. On a l’impression, à lire les textes qui reviennent sur l’industrie de guerre et commentent l’état des esprits ouvriers dans les années 1918-1920, qu’on assiste à l’effondrement de cette croyance que la classe ouvrière portait en elle-même, dans ses valeurs propres, un monde à venir.
Je ne crois pas que la critique léniniste du trade-unionisme ait été déterminante. Le ralliement au léninisme est un effet, plutôt qu’une cause de cette perte de croyance. Celle-ci a d’ailleurs pris aussi la forme inverse. Elle fonde aussi le discours réformiste de Merrheim et de tous les syndicalistes qui, à partir de là, vont collaborer avec Albert Thomas et s’inscrire dans une logique réformiste. Ce qui est mis en cause, ce n’est pas simplement l’influence de ce que le léninisme a appelé le trade-unionisme. Car le trade-unionisme suppose que l’action ouvrière se cantonne dans un domaine d’action limité, ce qui n’était pas le cas du syndicalisme révolutionnaire, pas le cas non plus de l’anarcho-syndicalisme. Par conséquent, il ne s’agit pas simplement du trade-unionisme, il s’agit du rapport à l’État, il s’agit du ralliement à la guerre patriotique. La « faillite » du mouvement ouvrier, l’incapacité à résister à la guerre n’est pas simplement le fait du trade-unionisme. Elle est aussi le fait de marxistes comme Jules Guesde qui a été ministre pendant la Guerre ! La majorité des gens qui étaient plus ou moins formés par le marxisme ont adhéré à l’Union sacrée aussi bien que les syndicalistes traditionnels. Donc il y a là quelque chose qui est plus que la conséquence du trade-unionisme ; c’est la conséquence du patriotisme, tel qu’il a été nourri, entretenu, par la Troisième République en France, tel qu’il a été entretenu, différemment, en Allemagne. Contre l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie, la Troisième République a vraiment enraciné dans le prolétariat français une patrie, et ceux qui pensaient pouvoir s’opposer à ça ont été balayés en 1914, y compris ceux qui avaient imprégnés de la doctrine marxiste ! Et si on veut comprendre ce qui s’est passé à ce moment-là, il faut aussi penser à ce qui s’est passé plus tard en URSS, à la manière dont la Grande Guerre patriotique a été aussi le triomphe du stalinisme.
La confrontation avec la pensée marxiste est l’une des constantes de vos écrits historiques. Il me semble que de ce point de vue il y a dans vos écrits de cette époque une double ambition, plus ou moins menée à terme : tout d’abord, il s’agissait à la fois de rappeler ce que la pensée de Marx doit à cette pensée ouvrière qui lui est contemporaine, mais surtout de discuter tout un ensemble de présupposés marxistes sur l’histoire du mouvement ouvrier français (par exemple sur la question de l’association, la religion, le rôle des artisans, etc.), et en ce sens, ces textes annoncent votre explication avec Marx dans Le Philosophe et ses pauvres. Pour le dire vite, il me semble qu’avec votre plongée dans l’archive ouvrière, il s’agissait toujours pour vous de se confronter à Marx, mais par un biais autre : qu’en pensez-vous ?
C’est sûr que ma plongée dans les archives était au départ fondée sur une idée un peu naïve, à savoir : nous avons vécu sur une idée de la conscience ouvrière qui était entièrement tirée du marxisme. Or on a vu en 68 et autour de ces années-là que ça ne collait pas avec la réalité ! Donc je voulais faire une espèce de grande généalogie pour, d’un côté, retrouver l’« authentique » tradition ouvrière, et de l’autre, situer le marxisme et son idée de la conscience de classe par rapport à ça. C’était l’idée de départ. Là-dessus, il y a eu quelque chose qui a été déterminant pour moi comme pour les Révoltes logiques, qui a été en 1973 l’affaire Lip, à savoir des ouvriers qui remettent véritablement à l’ordre du jour certaines formes d’action du passé : des ouvriers en lutte qui décident de s’emparer de l’usine et d’organiser la production par eux-mêmes. C’était la reprise d’une tradition qui remontait au moins à 1833, quand les ouvriers tailleurs en grève avaient fondé un atelier par eux-mêmes. On a eu le sentiment à ce moment qu’une vieille tradition ouvrière autonome ressurgissait, qu’il fallait l’étudier pour elle-même, une tradition complètement à l’écart de la tradition marxiste et qui, dans le cas de Lip, pouvait même se réclamer du christianisme… Je me suis embarqué là-dedans avec l’idée : je vais repartir du moment même où Marx rencontre les ouvriers parisiens et élabore sa vision de l’exploitation capitaliste et de la condition ouvrière. Au début des Révoltes logiques, on avait projeté un séminaire qui devait s’appeler « L’année 1844 », l’année où Marx écrit les Manuscrits de 1844, pour comparer ses thèses avec les formes de l’activité et de la pensée ouvrière au même moment. Au départ, donc, l’idée était de comprendre cette tradition ouvrière propre de pensée et de lutte, et de voir comment le marxisme l’avait ratée. Mais après, ça s’est transformé, parce que cette tradition ouvrière propre, je l’ai vue éclater. Et ce qui m’a intéressé après, c’était cet éclatement interne de cette tradition ouvrière, et la manière dont on pouvait penser le marxisme par rapport à cet éclatement. On en revient à ce qu’on disait tout à l’heure : penser la dictature du prolétariat comme une réponse apportée par le marxisme aux contradictions de l’action et de la pensée ouvrière.
Pouvez-vous revenir sur le mode de fonctionnement des Révoltes logiques ? Le travail de division à l’œuvre dans vos écrits sur l’histoire du mouvement ouvrier semblait traverser la revue elle-même, avec parfois des textes se répondant entre eux.
Il faut bien voir qu’au départ, les Révoltes logiques ça n’était pas un projet éditorial, c’était une sorte de groupe de recherches qui s’est fait un peu de bric et de broc, à partir de mon travail sur l’archive ouvrière, du travail de Geneviève Fraisse sur l’archive féministe, du travail de Patrice Vermeren et Stéphane Douailler autour des questions de l’enfance, de l’éducation… On avait chacun son champ de recherches, on se faisait des exposés de temps en temps, qu’éventuellement on discutait. Après ça, ça s’est transformé en textes quand la revue a existé. La revue a toujours existé sans comité de rédaction, sans direction, sans hiérarchie, etc. Tout le monde s’occupait un peu de tout. Le contenu de la revue, c’était essentiellement les exposés qu’on s’était faits les uns aux autres ou qu’avaient faits des gens qu’on avait invités à parler chez nous. Il y avait des discussions sur chaque exposé, d’accord, mais malgré tout je ne pense pas que la revue manifeste tellement des dialogues internes. Bien sûr, il y avait parfois de la tension. Geneviève et Lydia Elhadad avaient fait ce compte rendu un peu critique de la publication de Claire Démar et de la présentation faite par Valentin Pelosse19. Après ça, quand Lydia Elhadad avait publié cette préface sur Suzanne Voilquin, je m’étais dit que c’était l’occasion de revenir sur certaines questions. Il faut voir en même temps que Lydia était venue faire un exposé mais n’était pas intégrée à l’équipe des Révoltes logiques. J’avais répondu, Geneviève avait répondu20…
Il y avait quelquefois aussi des échos un peu lointains de dissentiments. Je me souviens notamment que j’avais eu une position un peu critique par rapport à l’idéologie implicite du texte de Jean Ruffet sur les instituteurs-artisans21. Il y avait des tensions qui se manifestaient éventuellement, mais l’on ne peut pas dire que la revue était faite de textes qui se répondaient les uns aux autres. Il y a eu un ou deux cas un peu spécifiques, notamment ceux qui touchaient le féminisme, parce que ça touchait des gens qui avaient un pied dedans et un pied dehors. Geneviève Fraisse était membre d’un groupe féministe actif, et elle était aux Révoltes logiques, où elle n’était d’ailleurs pas la seule féministe : Christiane Dufrancatel était sur des positions complètement opposées à elle au sein du mouvement féministe ! Mais les articles qu’a pu écrire Christiane Dufrancatel n’ont jamais répondu à ceux de Geneviève. Par conséquent, l’aspect « dialogue interne » était relativement limité.
Il n’est pas possible de revenir ici sur l’ensemble du débat mené avec Alain Cottereau au sujet de sa longue et importante préface au Sublime de Denis Poulot22. Deux éléments me semblent importants pour l’histoire sociale. Vous critiquez tout d’abord l’idée que l’on puisse simplement retourner le regard bourgeois de l’époque pour y lire une stratégie de résistance ouvrière23. Plus encore, il me semble que c’est la notion même de résistance qui vous est finalement assez étrangère : dans l’article « La Bergère au Goulag », vous laissez entendre que la résistance seule ne devient jamais principe d’instauration d’un nouveau monde. Un peu plus loin, vous écrivez que « cet équilibre du pouvoir et de la résistance, c’est bien la logique ‘spontanée’ des mouvements populaires » et que « le plus sérieux reste à penser concernant la résistance »24. Il me semble que vous n’êtes pas vraiment revenu par la suite sur ce thème de la résistance.
Je n’y suis pas retourné parce que je n’ai pas cessé de valoriser le côté affirmatif de l’émancipation et de l’association contre ce thème de la résistance qui fait de l’action subversive la simple réaction aux stratégies du pouvoir. À l’époque cette vision se fondait sur la pensée foucaldienne des technologies du pouvoir en y opposant éventuellement les « arts de faire » de Michel de Certeau. Par la suite, il y a eu l’« infra-politique » de James Scott qui a remis au goût du jour l’idée que la véritable force ouvrière ne se trouvait pas dans les formes spectaculaires du combat collectif mais se trouvait dans des actes individuels quotidiens de résistance infime ou de petits larcins comme l’increvable perruque.
Les Révoltes logiques ont interrogé à deux reprises l’écrivain et ouvrier Georges Navel25. Le deuxième entretien a été conduit par Jean Borreil, mais l’identité de l’intervieweur n’est pas indiquée pour le premier entretien. L’avez-vous rencontré ? Quels souvenirs gardez-vous de sa personne et de ses ouvrages ? L’entre-deux-guerres est l’un des grands temps forts de la littérature ouvrière dans l’histoire française : qu’est-ce qui vous paraît singulariser la prise de parole ouvrière de la période 1830-1848 par rapport à celle de l’entre-deux-guerres ?
La principale différence, c’est que dans les années 1830-1848, on assiste à la constitution d’un univers de parole ouvrière qui simplement n’existait pas avant. Alors que la littérature prolétarienne des années 1920/1930 se situe par rapport à une conscience de classe type, à la théorie marxiste, à des partages idéologiques qui existent déjà. Ce qui fait que les ouvriers qui écrivent vont se situer quelque fois dans la ligne du PC, mais la plupart du temps, dans des écarts qui sont liés à l’héritage syndicaliste-révolutionnaire, et à toutes les formes de dissidences par rapport à la SFIO ou bien au parti communiste. La principale différence, c’est qu’il y a pour eux un certain nombre de repères massifs qui constituent ce qu’est censée être l’identité ouvrière, la pensée ouvrière… Donc les écrivains dits prolétariens vont se situer par rapport à ça, jusqu’à éventuellement apparaître comme ceux qui disent véritablement l’expérience ouvrière par opposition à ceux qui la théorisent à partir d’une doctrine « étrangère ».
Pour ce qui est de Navel lui-même, je ne l’ai jamais vu. Dans les deux cas, c’est Jean Borreil qui avait rencontré Navel, qui était entré en rapport avec lui je ne sais plus trop bien par quelle filière. Les principaux rapports que j’ai eus avec un des écrivains ouvriers de cette époque, c’était avec Maurice Lime26, lequel en fait était un ancien du PC qui était devenu doriotiste !
On vous a parfois fait le reproche injustifié de ne pas pouvoir admettre l’idée que le peuple puisse reproduire en son sein de la domination et de l’oppression. Vous avez répondu à plusieurs reprises sur ce point27. On pourrait relever par ailleurs votre insistance sur des points de friction au sein du mouvement ouvrier (le rapport au travail des femmes, la collaboration de syndicalistes à l’ordre pétainiste, l’allusion au bonapartisme ouvrier sous Napoléon)28. Il est donc clair, pour revendre vos propres termes, qu’il n’y a pas de « saint peuple » dans vos travaux. Pour autant, et malgré les remarques précédentes, on n’a pas l’impression que l’adhésion d’ouvriers à des idéologies autoritaires ou « réactionnaires » (bonapartisme, boulangisme, antidreyfusisme, pétainisme, etc.), voire simplement à l’ordre établi, soit véritablement une question pour vous. C’est presque le contraire d’une certaine manière. On a l’impression que cela ne vous intéresse pas vraiment. Comment comprendre ou décrire de telles adhésions sans retomber dans la dénonciation de « l’aliénation », de la « fausse conscience », ou du « désir de servitude »29 ? Dans l’entretien des Révoltes logiques avec Michel Foucault, une question revient sur ce point en soulignant que le thème du « désir des masses pour le fascisme » — thème freudo-marxiste par excellence — empêche de comprendre les « raisons d’obéir ». Or, il me semble que l’article « De Pelloutier à Hitler : syndicalisme et collaboration » a ceci de précieux qu’il est peut-être le seul de vos écrits à poser véritablement cette question. Par ailleurs, vous parlez, de manière volontiers déflationniste, de plaisir lorsqu’il s’agit d’expliquer de telles adhésions vues comme paradoxales30. D’où vient un tel « plaisir » ? Comment naît la passion de l’inégalité ?
Ce n’est pas que la question ne m’intéresse pas, c’est que l’intérêt qu’on lui accorde habituellement repose à mon avis sur deux postulats très lourds de présupposés inégalitaires. Le premier postulat, c’est : normalement, les gens doivent penser et agir conformément à leur condition. Les ouvriers, ils ne gagnent pas grand-chose, ils sont malheureux, ils sont exploités, « donc » ils devraient être révolutionnaires ou au moins voter à gauche. En même temps, c’est un « privilège » qu’on laisse aux ouvriers, qu’on laisse aux pauvres. En revanche, on s’étonne beaucoup moins que des bourgeois deviennent révolutionnaires ou communistes. Il y a toujours ce présupposé fondamental qu’il y a des gens qui peuvent se payer le luxe de se séparer de leur condition, et des gens qui ne le peuvent pas. J’ai toujours dit qu’il n’y a pas de raison particulière pour laquelle un ouvrier devrait être à gauche, socialiste ou révolutionnaire. Quand j’étais en hypokhâgne, il y avait un fils d’ouvrier dans la classe, c’était un anticommuniste fanatique. Il était fils d’ouvrier CFTC, donc pour lui, c’était véritablement l’ennemi au sein même de la classe ouvrière, et quand il voyait un numéro de l’Humanité, il le mettait par terre et il le piétinait en criant « sales cocos, sales cocos » ! Il y a une pluralité de raisons que les gens ont d’adhérer à telle ou telle position politique ou idéologique. On n’est pas socialiste uniquement parce qu’on ne gagne pas grand-chose ! On est socialiste, communiste, ou réactionnaire, pour un tas d’autres raisons. Ça, c’est le premier postulat que j’ai refusé : le postulat qu’il y a des gens qui ne peuvent pas se payer le luxe de ne pas agir conformément à leur ethos de classe.
C’est renforcé par un deuxième postulat qui est que s’ils ne le font pas, c’est bien sûr parce qu’ils ne comprennent pas. Leur intérêt, ce serait de prendre telle position, mais comme ils ne sont pas très malins, ils ne comprennent pas leur intérêt, et ils vont agir contre cet intérêt. Donc il y a ce double présupposé absolument énorme, énorme d’inégalitarisme inconscient et satisfait de lui-même, qu’il m’a semblé nécessaire de mettre en question. Cela veut dire aussi mettre en question ce modèle économique emprunté par la sociologie, fondé sur la notion d’intérêt : les gens agissent en fonction d’un intérêt, d’un investissement qu’ils peuvent faire ou ne pas faire. Et comme la plupart du temps, leur comportement est aberrant par rapport à cet intérêt supposé, on en conclut qu’ils sont imbéciles, qu’ils sont ignorants, qu’ils ne comprennent pas. Ce que j’ai essayé de dire, en particulier à propos des nouvelles furies réactionnaires, autour de Trump, de Bolsonaro ou d’autres, c’est que les positions idéologiques ou politiques qu’on prend, elles se définissent beaucoup plus en termes de passions qu’en termes d’intérêts. Il faudrait revenir d’une théorie de l’intérêt incompris à une théorie des passions. Une théorie des passions, c’est-à-dire des manières dont les gens vivent une condition, mais aussi de la manière dont les gens font bloc, dont ils font société ou communauté. Si on prend le monde contemporain, on voit bien qu’il y a un problème, qui est : dans des régimes autoritaires comme ceux que nous connaissons tous, où finalement le seul acte « politique » demandé aux gens est un acte de démission individuelle sous la forme du bulletin de vote, comment est-ce que les gens peuvent se sentir ensemble ? C’est un problème qui n’est absolument pas résolu en termes d’intérêts, qui ne se résout qu’en termes de passions : il faut que les gens puissent se sentir puissants et ensemble, quand ils sont isolés et impuissants. Et par rapport à ça, toutes les passions haineuses, les passions qui donnent le sentiment aux gens qu’ils sont supérieurs aux autres, aux Noirs, aux immigrés, aux femmes, à tout ce qu’on peut imaginer, toutes ces passions de mépris et de rejet sont beaucoup plus efficaces que toutes les autres, c’est quand même ça qui fonctionne actuellement. Je crois qu’il faudrait vraiment y réfléchir au lieu de continuer à dire que les gens votent Trump parce qu’ils sont complètement abrutis, qu’ils ne comprennent pas, avec tout ce discours sur les fake news qui est toujours la manière dont les intellectuels se confirment à eux-mêmes qu’ils sont intelligents parce que, eux, ils comprennent ce que les autres ne comprennent pas. Mais non, il ne s’agit pas de comprendre, il s’agit de la manière d’être ensemble : comment peut-on être ensemble quand on est séparés, et puissants quand on est impuissants ?
Ce qui est remarquable à la lecture de La Nuit des prolétaires, c’est l’absence de références historiographiques dans les notes de bas de page — le livre fourmille en revanche de citations d’archives —, et l’absence de dialogue explicite avec l’historiographie du mouvement ouvrier. À l’inverse, le sous-texte polémique vis-à-vis de certains philosophes — Glucksmann et Deleuze en particulier — est relativement transparent. Vous discutez pourtant cette historiographie de manière critique dans plusieurs articles de l’époque31. Pourquoi un tel choix ?
Il y a d’une part, un rejet des marques extérieures de la scientificité. Je me souviens que j’avais été frappé à l’époque par la polémique de Jean Chesneaux contre les historiens32 ; il avait notamment parlé des notes comme des béquilles des historiens. Je m’étais dit alors que je ne ferais plus de notes !
Mais il y a quelque chose de plus profond. La forme habituelle du discours historien, avec son appareil contenant les références à tous les autres travaux, considère qu’il y a un sujet commun auquel tous collaborent différemment : le mouvement ouvrier, l’histoire ouvrière, la pensée ouvrière, que sais-je ? Par conséquent, on se place dans un cadre où on est plusieurs sur le chantier, on s’adresse aux autres, on approuve ou on discute leurs travaux. Or j’avais le sentiment, peut-être un peu mégalomane, que d’une certaine façon, mon objet, aucun autre historien n’en traitait. Mon objet, c’était l’événement de la parole de gens qui sont supposés n’exister que pour travailler et éventuellement pour lutter, mais pas pour penser et pour exprimer cette pensée. J’avais cette idée que c’était ça mon sujet et que ce n’était pas ce dont parlaient les autres. J’avais à mon jury Maurice Agulhon, qui avait fait un livre sur l’histoire ouvrière à Toulon à la même époque33, mais j’avais le sentiment qu’il ne parlait pas de ce dont je parlais. Ce dont je parlais, à savoir cette scission de l’identité ouvrière, c’était un objet singulier, et, pour cet objet singulier, il fallait avoir une forme qui soit une forme propre. Je ne faisais pas un exercice académique destiné à être jugé selon une norme académique ; je faisais un livre pour rendre justice à l’émergence d’un monde singulier de pensée et de parole auquel on ne pouvait pas rendre justice dans les formes traditionnelles du savoir.
Je crois que c’était pour moi le point important. Habituellement on classe mon affaire — comme Noiriel l’a fait plus tard — dans les préoccupations religieuses et culturelles des ouvriers. Ce modèle classique avec les différents niveaux de réalité — depuis le plus matériel jusqu’au plus spirituel —, il était pour moi impensable parce qu’il tuait mon objet : des gens qui pensent alors que ce n’est pas ce qu’on fait à leur niveau de réalité. Cet objet demandait nécessairement un mode de traitement particulier, c’est-à-dire que je ne réfère pas tous ces discours ouvriers à une réalité sous-jacente dont ils seraient l’expression, mais que je construise quelque chose comme un plan de consistance propre où tout cela tienne ensemble. D’où la forme que ça a pris, la forme d’un livre animé par une sorte de dialectique interne. Il y a une première partie qui met en lumière la scission première (« Il me semble que je ne suis pas dans ma vocation en martelant le fer »). La deuxième porte sur la promesse adressée aux ouvriers par les apôtres saint-simoniens (« Bientôt le rabot se brisera pour toi »). La troisième montre comment se solidifie, à l’inverse, l’idée d’une identité et d’une voix propre de la collectivité ouvrière, au prix de bien des fissures. J’ai construit ainsi une totalité fermée où on peut dire que tous les éléments renvoyaient les uns aux autres et non pas à une réalité extérieure qui aurait été confirmée par d’autres livres sur l’époque.
La situation est complètement différente quand on me demande de parler dans le cadre d’une discussion sur l’histoire sociale ou ouvrière. À ce moment-là j’avance des arguments, je critique d’autres méthodes, éventuellement je justifie la mienne. Mais dans La Nuit des prolétaires, il fallait mettre au premier plan la nuit, tout ce que signifiait la nuit comme bouleversement d’un certain mode d’être au monde. Avec qui discuter là-dessus ?
Quant aux brèves références à l’actualité philosophique, c’était juste une espèce de signe d’adieu, une manière d’annoncer dans les premières pages une distance par rapport à la doxa du temps (celle des « nouveaux philosophes ») sur les ouvriers, le travail et le communisme.
On trouve dans vos écrits touchant à l’histoire un jugement global assez sévère sur l’historiographie française du mouvement ouvrier (jugement que vous expliquez dans Les Mots de l’histoire par le double soupçon — politique et scientifique — par rapport auquel cette historiographie a dû se situer)34. Vous « sauvez » malgré tout quelques références que vous évoquez en postface de La Parole ouvrière : Les Ouvriers de Paris de Rémi Gossez, Les Ouvriers en grève de Michelle Perrot, et bien entendu The Making of The English Working Class d’Edward P. Thompson. Pouvez-vous revenir sur ce que ces livres vous ont apporté (et notamment sur le cas de Thompson : il me semble que la dimension anthropologique de son œuvre n’est qu’en partie compatible avec votre propre manière de faire de l’histoire. Par exemple, et sauf erreur de ma part, je n’ai jamais vu la notion d’« économie morale » apparaître dans vos écrits)35 ?
Chacun de ces trois livres dépassait à sa manière les standards qui étaient alors ceux de l’histoire sociale. Michelle Perrot traitait la grève comme un « fait social total », la construction d’un monde propre des ouvriers, et non comme une collection de mouvements revendicatifs. Remi Gossez sortait de l’obscurité un militantisme ouvrier autonome qui ne pouvait plus être traité comme le produit combiné des transformations de leur condition et de l’influence des théories utopistes. Edward P. Thompson montrait que la « formation » (making) de la classe ouvrière était le produit de l’action et de la pensée des ouvriers et non celui de « l’école de la fabrique ». Il montrait que cette formation était une transformation globale et que l’on ne pouvait cantonner l’action et la pensée ouvrière dans le seul domaine des conflits du travail en la séparant de ses aspects politiques, intellectuels et religieux. Et il affirmait très hautement la volonté de sortir cette vie politique et intellectuelle des ouvriers du mépris où elle avait été tenue. C’est ce geste inaugural, cette manière de prendre au sérieux tout un monde de pensée et de sentiment, tenu pour méprisable par ceux-là même qui honoraient par ailleurs les vertus du travail et de la lutte ouvrière, qui a été pour moi un modèle. Je m’en suis inspiré à ma manière, avec un matériau et aussi une formation intellectuelle et militante différente, mais c’est secondaire par rapport à l’accord sur un geste inaugural de subversion du regard porté sur « ceux d’en-bas ».
En relisant La Nuit des prolétaires, j’ai été saisi par l’importance de la thématique du suicide dans l’ouvrage : ce sont ces très jeunes apprentis qui, selon Gilland, préfèrent la mort aux brimades de l’apprentissage, ce tourneur sur ivoire « tombé en langueur au lendemain de juin 1848 », ces récits de suicide que l’on trouve dans Le Populaire à la rubrique des « faits de désordre social », et bien évidemment le suicide du typographe Adolphe Boyer à la suite de l’insuccès de son livre, lequel suicide donne lieu à de vives polémiques sur la « littérature des ouvriers »36. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce à dire que l’émancipation ouvrière consiste non seulement, comme pour Gauny, à « [revendiquer] […] les plaisirs pour lesquels il est entendu que ses semblables ne sont point nés » mais également à faire sienne les « langueurs illusoires des bourgeois »37 ?
Malgré tout, ces affaires de suicides n’occupent que quelques pages dans La Nuit des prolétaires. Je les ai mentionnées, parce que là encore, c’était une manière de détruire l’image convenue de l’homme au tablier de cuir, de l’ouvrier robuste, etc., en disant : les jeunes gens ouvriers de cette époque, ce sont des jeunes gens qui ont effectivement des fragilités, des langueurs… Les dépressions, les suicides et compagnie, ce n’est pas, comme on le croit, le privilège des gens qui ont le loisir, qui ont le temps. En les évoquant, j’avais en tête ce petit passage de Platon, qui dit que lorsqu’un ouvrier est malade, il prend une purge et puis il retourne au travail ! J’avais en tête cette idée reçue qu’il y a des gens qui ne peuvent pas se payer le luxe d’être nostalgiques, mélancoliques, et encore moins le luxe de se suicider. Ces ouvriers participent d’une part de la fragilité générale des êtres, et aussi éventuellement des idéologies et des sensibilités de l’époque. Mais je n’ai pas donné à ça plus d’importance, même s’il y avait un peu de provocation par rapport à l’image normale de l’ouvrier dans le discours politique et dans celui de l’histoire sociale.
Vous expliquez dans Le Philosophe plébéien que la réélaboration par Gauny de la pensée de Ballanche s’accompagne de l’affirmation d’« un lien entre le progrès de tous et le perfectionnement individuel ». Vous ajoutez : « Ce fluide vital par lequel [chez Gauny] l’âme impose au corps sa forme est aussi celui par lequel s’opère un lien de sympathie, transgressant l’isolement des atomes égoïstes de la société bourgeoise tout comme la différence des rangs ». Vous parlez également de la philia partagée entre Gauny et son ami Jules Thierry38. Cette insistance sur la « sympathie » n’est-elle pas propre au mouvement ouvrier de ces années-là, liée peut-être à l’influence chrétienne en son sein ? Il me semble qu’à l’inverse, une bonne partie du XXe siècle se caractérisera par une apologie de la « nécessaire » dureté révolutionnaire ; je pense par exemple au grand poème de Brecht, À ceux qui viendront après-nous. Et quel lien entre cette acception du sensible — plus proche du courant de l’histoire des sensibilités — et votre concept de sensible ?
Le premier point, c’est que la sympathie, ce n’est pas du tout une idée chrétienne ! La sympathie, telle que ça fonctionne à cette époque, ça se réfère au grand thème du XVIIIe siècle sur la grande chaîne des êtres, la vision que toutes les formes de la vie conspirent à une même réalité, tout ça étant amplifié par les thèmes spiritistes, qui sont très forts à l’époque, et pas seulement chez les ouvriers. Cette idée de lien profond et énigmatique entre tous les êtres, ça n’a rien de catholique. Par exemple, L’Atelier, qui est le journal des ouvriers catholiques, ne veut pas entendre parler de choses comme ça ! Mais effectivement, ça définit une sensibilité de l’époque où le problème, qui est lié à l’espérance révolutionnaire, à l’après 89, c’est de penser une forme de liaison entre les êtres qui soit plus que les seuls liens définis par la loi. Ça, c’est le problème du XIXe, du haut en bas, depuis les penseurs les plus académiques jusqu’aux ouvriers : penser la communauté comme une communauté des sens, des cœurs, un lien vital qui éventuellement prend un aspect un peu panthéiste. C’est la grande époque du « tout vit, tout conspire, tout sympathise » dont Hugo a été le chantre exemplaire !
À l’encontre, l’expression officielle du mouvement ouvrier et du marxisme au XXe siècle est fondée sur l’idée que le cœur de la réalité sociale, ce n’est pas le lien entre les atomes, mais c’est la violence du combat. Ce qui définit une rhétorique du « on voudrait bien être bon mais on ne peut pas ! », qui est effectivement dans le poème de Brecht, qui est dans Le Diable et le Bon Dieu de Sartre, dans beaucoup des textes de ce genre. Il y a un changement dans la manière de concevoir ce qui est le cœur du social, qui a entraîné une forme de dissociation des fins et des moyens. La sensibilité de l’époque dont je parle est fondée sur l’idée qu’il doit y avoir continuité, qu’il doit y avoir cohérence entre les fins et les moyens. Avec l’idée de la violence comme cœur des rapports sociaux, s’est imposée l’idée d’une dissociation, à savoir : bon, on aime bien les hommes, on veut leur bonheur, mais en attendant, on va imposer la discipline, et on va envoyer dans des camps ceux qui ne marchent pas droit, et ainsi de suite ! C’est une vision des choses qui a elle-même fait faillite. En revanche, si l’on regarde un peu tous les mouvements récents, comme les mouvements des places occupées, on se retrouve beaucoup plus près de la sensibilité des années 1830, plus près de l’idée qu’on ne peut pas dissocier les grands objectifs révolutionnaires de l’avenir des formes de vie actuelles. On en revient malgré tout à l’idée que ce sont les formes de vie actuelles, les manières présentes d’associer formes de lutte et formes de vie qui créent des possibles pour l’avenir.
Par rapport au sensible, lorsque je parle du partage du sensible, je ne me place pas dans une dramaturgie de l’opposition entre la sensibilité et la froide raison, le cœur et la science, etc. Le sensible, pour moi, c’est le lieu où s’opère la jonction entre sens et sens, c’est-à-dire entre des données de la sensation et les significations qui leur sont attribuées. Le sensible, c’est ça, c’est le lieu d’un nouage entre ce qu’on ressent, ce qui nous affecte, et le sens qu’on peut lui donner. Cela n’a évidemment rien à voir avec le fait de savoir s’il faut avoir un bon cœur plutôt qu’avoir une droite ligne pure et dure sur le plan politique (rires) !
Dans La Nuit des prolétaires, vous insistez sur les religions parallèles qui fourmillent chez les artisans et ouvriers des années 1830-184039, tout en critiquant vivement toute explication en termes de « messianisme », de « millénarisme » ou de « religions séculières »40. Le livre d’E. P. Thompson a-t-il pu constituer une inspiration sur ce point ? Pouvez-vous revenir sur l’étrange rapport au christianisme de ces ouvriers, et expliquer en quoi celui-ci, loin de jouer le rôle d’« opium », a pu au contraire avoir une portée politique subversive41 ?
Il est certain que le livre de Thompson a été pour moi un choc. J’ai dû le lire, je pense, vers 1973 ; en tout cas je l’ai lu suffisamment tôt pour chercher à en trouver l’équivalent en France à la même époque. Or, par rapport à ça, il y a quand même eu une forte déception. Thompson s’appuie sur toutes les formes du Dissent, sur toutes ces dissidences religieuses effectives qui ont joué un rôle considérable dans la formation de l’action et de la pensée ouvrières en Angleterre. J’ai cherché l’équivalent en France, mais je dois dire que j’ai été très vite déçu. Ce ne sont pas des petites sectes comme l’Eglise française de l’abbé Châtel qui ont pu inspirer une action militante ! Il y a eu des formes dissidentes, sous la forme de ce que j’ai appelé les savoirs hérétiques dans un texte42, mais il n’y a pas d’influence forte des religions parallèles. Il y a en revanche une influence forte d’une certaine idée de la religiosité. Il faut bien voir ce que représente la religiosité dans les années 1830. Ce n’est plus le XVIIIe siècle ; la critique de la religion, ce n’est plus la dénonciation des prêtres qui mentent ou pratiquent la double vérité… À l’époque romantique, il y a une étymologie qui était plus ou moins acceptée : religio, ça veut dire « ce qui lie ». Donc la religion est la force qui relie, elle est quelque chose comme un trésor commun. Et on le sent même chez Marx : lorsqu’il parle de la religion comme « opium du peuple », ça ne veut pas dire la religion comme tromperie. Ça veut dire que la religion est une manière de penser l’être ensemble, de symboliser une richesse commune. Marx est à l’époque un lecteur de Feuerbach plus encore que des gens de l’époque des Lumières, et Feuerbach, qu’est-ce qu’il dit ? Bien sûr, il dit que la religion, c’est l’illusion céleste, mais ce qui a été projeté dans le ciel illusoire, c’est toute la richesse des relations entre les êtres humains. Et par conséquent, il faut que les humains reprennent positivement ce qu’ils ont projeté dans le ciel. C’est quelque chose qui est vraiment très fort à l’époque. Les saint-simoniens se présentent comme une religion, non pas pour tromper les gens, mais parce qu’à l’époque, la religion, ça contient cette idée d’une richesse sensible commune qui fonde une manière d’être ensemble qui est plus forte que la liaison par l’universel de la loi et par les institutions politiques… C’est cela à l’époque l’idée de la religion, qui aboutira à la grande apothéose de 1848, où le Christ est ouvrier et où religion et fraternité deviennent un peu la même chose !
Vous écrivez qu’après ses années d’apprentissage, Gauny « [commence], dans la contrainte ouvrière, une vie de liberté » : que répondre à ceux qui ne verraient là qu’une liberté simplement subjective ? Ou qui affirmeraient que son « économie cénobitique » n’est qu’une manière sublimée de faire de nécessité vertu ? Je précise que cette objection, qu’on peut facilement imaginer sous la plume d’un sociologue critique, certains amis de Gauny n’hésitent pas non plus à la formuler43.
Au fond, c’est toujours le même problème, le problème de ce que veut dire « émancipation ». Est-ce que l’émancipation, c’est un but vers lequel on se dirige ? Ou est-ce que c’est un point de départ ? La thèse de gens comme Gauny, c’est que c’est un point de départ, c’est-à-dire qu’on commence déjà à changer le monde en changeant notre manière de percevoir, de ressentir et de penser. Et que finalement, c’est ça qui donne de la force, y compris de la force aux combattants. Dans l’économie « cénobitique » de Gauny, il n’y a pas du tout d’éloge du quiétisme. Il y a, au contraire, l’idée que le régime pythagoricien, c’est ce qui forme des athlètes solides ! Donc il ne s’agit pas de faire de nécessité vertu, mais d’aller précisément au-delà de ce rapport, en décidant non pas de consommer ce qu’on peut parce que de toute façon on ne peut pas faire autrement, mais de consommer moins que ce qu’on pourrait consommer pour être moins dépendants de la logique d’ensemble du système économique. C’est quelque chose qui à l’époque peut provoquer des sourires, on le voit dans les critiques des copains de Gauny, comme Ponty… Dans la dernière version du Philosophe plébéien, j’ai ajouté un petit échange avec son ami Delente, lequel prend déjà la position du type qui dit : « Moi, je suis là pour guérir l’humanité, et pas pour être sympa avec elle ! ». Et puis après ça, il y a la critique de Vinçard qui dit que socialement Gauny n’a rien produit. Ok, mais en même temps, il reste que sa provocation reprend du sens à notre époque où l’on redécouvre que, si l’on veut véritablement se battre contre l’ennemi capitaliste, il faut d’abord commencer par dépendre le moins possible de ce qu’il vous impose. Effectivement, consommer moins, ce n’est pas se résigner, mais essayer d’échapper à la logique du système. Donc là encore, on retrouve la question de savoir si l’on peut dissocier les fins et les moyens. A l’époque, Gauny présente une sorte de provocation extrême, mais je crois que cette provocation reprend du sens de nos jours. De nos jours, on voit à nouveau beaucoup de gens qui pensent que les gens qui préparent l’avenir, ce n’est pas la France Insoumise, mais ce sont des gens qui commencent à essayer de vivre autrement, d’inventer d’autres circuits économiques, d’autres types de rapports sociaux.
Vous évoquez dans La Parole ouvrière les conditions sociales et matérielles de l’accès à l’écrit44. Sans reconduire le vieux partage platonicien, ne peut-on pas dire qu’il y a aussi des conditions matérielles qui rendent plus ou moins possible le fait de pouvoir « déplacer son regard et son corps ». Vous évoquez souvent ce texte dans lequel Gauny adopte un regard esthète sur son travail de parqueteur à la tâche, travail sans surveillance directe. Qu’en est-il de la possibilité de tels déplacements dans un contexte usinier rationalisé comme celui que décrit par exemple Simone Weil dans La Condition ouvrière, dans lequel elle insiste au contraire explicitement sur l’impossibilité matérielle de la rêverie, impossibilité imposée par les conditions de travail ? Jusqu’à quel point de telles conditions rendent-elles possible ou impossible la volonté de se réapproprier le temps que vous repérez chez les ouvriers révolutionnaires des années 1830-1848 ?
Bien sûr, il y a des modes de travail qui rendent plus ou moins facile le fait de s’extraire de la contrainte. Mais premièrement, il ne faut pas penser cela sur le mode « il y avait une époque où c’était possible, et puis il y a une époque où ça n’est plus possible ». Gauny met déjà deux situations en parallèle, la situation de l’atelier et celle de l’ouvrier à la tâche. Donc déjà se pose la question du type de travail qui permet un écart. Le deuxième point, c’est que c’est quelque chose qui vaut pour tous les types d’écarts. Vous parlez de la grande époque de la rationalisation usinière : il est clair que c’est un mode de fonctionnement industriel qui ne laisse pas beaucoup de temps à la rêverie, mais ça ne laisse pas non plus beaucoup de temps à l’action militante. Donc ce n’est pas : « Maintenant, on ne peut plus s’amuser à rêver, il faut se mettre à l’action militante énergique ! ». Car l’action militante énergique elle-même suppose aussi qu’on échappe d’une certaine façon à la contrainte. Dans les grandes années de l’usine fordiste, ce n’est pas simplement la rêverie qui est difficile. Les militants ouvriers sont souvent des gens qui sont un peu à l’écart, qui ont des positions relativement privilégiées dans l’usine, ou qui ne travaillent pas à l’usine mais dans des petites boîtes, ou éventuellement sont même des bistrotiers. Devenir un activiste ouvrier aussi, ça suppose généralement qu’on ne travaille pas à la chaîne. C’est une contrainte générale dans ce type d’organisation du travail. Je me souviens, quand j’étais militant maoïste, il y avait l’usine Citroën qui n’était pas encore fermée au bout de l’avenue, mais les militants ouvriers qu’on rencontrait à la porte de l’usine, ce n’était pas les ouvriers de Citroën : c’était les ouvriers d’une coopérative ouvrière voisine, l’AOIP. Donc il a toujours fallu trouver les possibilités de créer un écart par rapport aux formes de travail qui peuvent vous écraser : trouver un travail plus libre, trouver des créneaux où l’on a moins de contraintes, plus de temps, etc. Ça a caractérisé la grande époque fordiste, mais il est clair qu’aujourd’hui, on retrouve très souvent des situations qui sont assez proches de celles des ouvriers du XIXe siècle, à savoir des formes de travail éclatées, intermittentes, précaires même si elles sont en apparence autonomes… On peut très bien maintenant être l’esclave du capitalisme tout en travaillant derrière son ordinateur calmement chez soi.
On sait l’importance du lien noué dans votre œuvre entre esthétique et politique. Dans votre commentaire des textes de Gauny, vous évoquez le fait que « pour Gauny le philosophe cynique est par lui-même une œuvre d’art vivante » et vous insistez sur le lien que Gauny établit entre perfectionnement individuel et émancipation collective. De même, dans les Scènes du peuple, vous parlez d’une « stylisation de la vie individuelle », ainsi que d’un « souci de soi plébéien » (dans l’article « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre »)45, notions qui renvoient à l’œuvre de Michel Foucault. Ce « perfectionnisme » me paraît effectivement quelque chose de très important dans l’histoire du mouvement ouvrier (comme l’atteste l’insistance sur la culture de soi-même dans le mouvement anarchiste et syndicaliste révolutionnaire)46. Quel lien faire entre cette volonté de perfectionnement individuel et le désir d’émancipation ? Ce perfectionnisme n’a-t-il pas aussi partie liée avec l’élitisme moral et intellectuel47 de l’élite militante et ne conditionne-t-il pas un certain rapport — pessimiste — aux masses qui s’exprime parfois de manière très brutale, par exemple chez certains syndicalistes révolutionnaires ? Il me semble que cette thématique d’un « souci de soi plébéien » est restée chez vous à l’état d’hypothèse : pourquoi l’avoir abandonnée ?
L’idée même d’émancipation récuse la vision qui mettrait d’un côté le « perfectionnement individuel » et, de l’autre, le souci de la collectivité. Gauny le dit à son ami Ponty : « Jette-toi dans des lectures terribles. Cela éveillera dans ta malheureuse existence des passions et le prolétaire en a besoin pour se dresser contre ce qui s’apprête à le dévorer ». La passion de la lecture et les passions que la lecture suscite ne sont pas une forme de perfectionnement individuel. Elles sont l’armement intellectuel du prolétaire qui refuse la manière d’être, de sentir et de penser par laquelle l’ennemi s’emploie à l’asservir. L’émancipation ouvrière est d’abord cela : non pas l’objet lointain d’un désir mais l’effort par lequel des ouvriers s’arrachent hic et nunc à la « nature » ouvrière telle que la produit et reproduit l’exploitation. Cette « nature ouvrière » est celle par laquelle les ouvriers collaborent à l’exploitation et la redoublent notamment sous la forme de violence exercée par les « forts » sur les « faibles ». D’où l’importance à l’époque de la dénonciation de la violence ouvrière à l’égard des apprentis. La solidarité ouvrière passe par l’invention d’une autre manière d’être ouvrier. Plus généralement, il faut renoncer à l’opposition simpliste qui met l’individuel d’un côté et le collectif d’un autre. Il y a bien plutôt solidarité entre une manière d’être un individu et une manière de faire communauté. Ainsi l’autodidaxie a été indissolublement une manière d’apprendre pour soi et une forme de constitution d’une intellectualité partagée.
Je ne me suis pas attardé sur le souci de soi plébéien parce que mon problème n’était pas de produire une histoire des mentalités ouvrières mais de réfléchir sur les formes de perception et d’intelligibilité à travers lesquelles nous percevons ceux d’en-bas, sur la manière dont nous inscrivons leurs actes et leurs propos au sein d’un partage du sensible.
Dans plusieurs textes48, vous affirmez que l’opposition collaboration/lutte ne définit pas tout l’affrontement entre les classes, et mettez en valeur l’existence d’une certaine pensée de « l’égalité des classes », qui s’exprime par exemple chez le tailleur Grignon lorsqu’il revendique avec les maîtres « des rapports d’égalité et d’indépendance ». Pouvez-vous revenir sur cette idée d’égalité des classes et expliquer en quoi elle s’écarte du binôme « lutte des classes/collaboration de classes » ? Cet idéal n’est-il propre à la période 1830-1848 (caractérisée par une certaine porosité des positions de maître et ouvrier) ? Enfin, pouvez-vous clarifier quel est le lien entre cette idée d’égalité des classes et la dimension républicaine de la pensée ouvrière des années 1830-1848 ?
L’idée de « collaboration de classes » suppose déjà donné un type de situations où il y a des organisations — ouvrières et patronales bien structurées et représentatives sur un plan national et un État qui se considère comme législateur en matière d’organisation du travail et arbitre des relations entre les classes. Une telle situation n’existe évidemment pas sous la monarchie de Juillet. Ce qui existe en revanche très fortement, c’est un idéal républicain renouvelé par les journées de juillet 1830 qui implique la volonté de régler le monde du travail conformément aux idées de liberté et d’égalité. Les ouvriers militants des années 1830 ne visent pas l’abolition du salariat et l’expropriation des capitalistes. Ils revendiquent le droit de se constituer en collectivité reconnue pour traiter avec ceux qui les emploient en égaux et en hommes libres. À partir de là, il y a plusieurs étapes. La première demande que les rapports entre patrons et ouvriers soient reconnus comme une affaire publique commune et non plus comme une affaire privée entre un propriétaire et les gens qu’il emploie ou même comme une simple affaire entre les patrons et telle ou telle corporation ouvrière. Cette période est celle où la grève comme action publique d’un groupe ouvrier se sépare de la vieille pratique des corporations compagnonniques qui mettaient tel ou tel atelier ou telle ou telle ville en « damnation ». Cela implique que les ouvriers existent comme collectivité sous cette forme égalitaire nouvelle qu’est l’association. La deuxième étape qui correspond au moment 1848 est celle où se constitue l’idée d’une république du travail en un double sens : une république démocratique et sociale dont les lois de liberté et d’égalité s’étendent aux relations de travail ; mais aussi la constitution du monde de travail en une collectivité organisée servant de modèle de communauté républicaine. Avec la désillusion à l’égard de la IIe République, ce monde de l’association va devenir la seule vraie république, la Sociale, opposée au mensonge des républiques politiques.
La question de l’anachronisme renvoie à un problème très présent dans vos écrits des années 1970, à savoir celui des enjeux contemporains des travaux sur l’histoire du mouvement ouvrier. Or, il me semble que de ce point de vue on observe un double mouvement chez vous ; d’une part, il s’agissait tout d’abord de remettre en cause l’idée d’« une bonne tradition syndicale, ouvrière, révolutionnaire », opposée à sa captation marxiste (c’est notamment l’objectif déclaré de votre article sur la manière dont certains dirigeants issus du syndicalisme d’action directe se rallient à Pétain dans les années 1940)49. Mais d’un autre côté, vous affirmez la volonté de faire résonner des histoires et des paroles du passé dans le contexte contemporain (c’est par exemple le cas avec la publication du Maître ignorant dans le contexte du débat sur l’École dans les années 1980). Dans votre recension critique de l’ouvrage consacrée par Lydia Elhadad à la saint-simonienne Suzanne Voilquin50, vous soulignez également le rapport ambigu de certains chercheurs « militants » (au sens large) à des figures « ressenties comme trop étrangères à l’esprit du temps présent pour ne pas être en définitive dangereuses à la cause qui les invoque ; renvoyées dès lors à leur temps », et indiquez que tout chercheur (et c’est particulièrement le cas lorsque la « cause » qu’il étudie est peu ou prou la sienne) doit faire face à la question de savoir ce qu’il investit au juste dans son objet d’étude. Dans « Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir », texte collectif (mais qui porte fortement votre marque), très virulent vis-à-vis de l’histoire sociale française de l’époque, Les Révoltes logiques51 critiquaient l’apolitisme (tout en étant connoté « à gauche ») proclamé par Le Mouvement Social, mais l’on sent bien que ce désaccord n’est justement pas réductible à un désaccord politique, et que ce lien entre militantisme et travail théorique n’avait rien d’un rapport instrumental (mettre la recherche au service des luttes du présent). Pouvez-vous revenir sur ce point en ce qui concerne votre propre rapport à vos recherches historiques, et sur cet aveuglement de l’histoire savante à sa propre politique52 ? Et quid alors dans ce cadre de l’impératif de neutralité axiologique ?
Partons d’un premier point, qui est la difficulté des historiens militants à se situer par rapport à des formes d’expression militantes du passé qui ne correspondent plus à ce qu’on considère aujourd’hui comme une attitude progressiste. Effectivement, c’est ce que j’ai rencontré au départ quand je me suis intéressé à l’histoire ouvrière : les ouvriers des années 1830 étaient beaucoup plus raisonnables, raisonneurs, et finalement disciplinés que les révoltés sauvages qu’on pouvait imaginer rétrospectivement dans les années 1968. Il est clair que les chercheuses qui à l’époque s’intéressent aux saint-simoniennes se trouvent devant le fait qu’elles tiennent un discours moralisateur. Pour une militante féministe des années 1970, avoir affaire à un tel discours moralisateur à l’époque du grand combat pour l’avortement libre sur le thème « notre corps est à nous », c’est un langage qui est difficilement admissible. Je pense que Lydia Elhadad avait du mal par rapport à ça. Le grand mérite de Geneviève Fraisse, c’est qu’elle n’a pas eu de mal par rapport à ça, qu’elle est entrée dans le moralisme des discours des saint-simoniennes53, un peu comme moi j’étais entré dans le moralisme des militants ouvriers des années 1830. Il faut effectivement ne pas avoir peur d’affronter des formes de militantisme qui sont à la fois des modèles et des contre-modèles, puisque ça ne correspond pas du tout aux idées du militantisme d’après-68. Ça, c’est le premier point.
Cette attitude implique que l’on se libère de toute vision de type évolutionniste, ce qui était quand même la vision traditionnelle de l’histoire ouvrière : il y a les pionniers qui font ce qu’ils peuvent, et après ça, le mouvement devient de plus en plus conscient, de plus en plus scientifique. Dès le départ, j’ai été amené à critiquer l’évolutionnisme, et aussi, parallèlement, à critiquer la recherche d’une primitivité sauvage des révoltes. Cela a voulu dire un rapport du passé au présent qui ne peut pas être un rapport de transformation linéaire, mais qui est forcément un rapport de provocation. Il faut prendre dans les pratiques féministes des années 1830 ou dans les pratiques ouvrières de cette même époque, ce qu’elles ont comme fonction provocatrice à la fois par rapport aux formes de domination de leur temps mais aussi par rapport aux formes de libération valorisées à notre époque. Du fait même qu’ils/elles ne parlent pas notre langage, qu’ils/elles n’entrent pas dans les systèmes de valeurs qui fondent nos jugements, ils/elles constituent une provocation par rapport à toutes les couches de valeurs, de significations sédimentées dans l’histoire sociale, dans l’histoire des mouvements sociaux, du féminisme, et des autres formes de lutte. Donc il y a eu dès le départ cette pratique aux Révoltes logiques consistant à jeter des blocs de passé dans le présent. On sortait ainsi du double modèle classique de l’histoire, à savoir premièrement l’évolution temporelle linéaire, et deuxièmement, l’idée que les choses s’expliquent par leur temps, et qu’elles doivent rester dans le temps où elles ont sens. Il y a eu cette pratique provocatrice, qui s’est manifestée en particulier avec le pavé Jacotot, jetée dans la mare du débat sur l’École entre les républicains et les sociologues !
Par rapport à ça, qu’en est-il de la fameuse neutralité axiologique ? La « neutralité axiologique », cela suppose qu’il y a des données, et que, pour les interpréter, il faut faire abstraction de ses propres choix politiques, idéologiques et ainsi de suite. C’est très bien, mais bien évidemment, ça rencontre une limite, à savoir la question des données elles-mêmes. Tout le travail que j’ai fait était un travail sur la question des données. Qu’est-ce qu’on considère comme données ? Comment est-ce que l’historien constitue son objet ? Il peut décider parfaitement de ne pas faire intervenir ses croyances socialistes, communistes, républicaines, radicales, que sais-je. OK ! Mais la question est de savoir comment il constitue l’objet lui-même. Or il y a précisément une politique dans la constitution de l’objet. C’est ce que j’avais dit dans le texte un peu malheureux sur le Mouvement Social (un peu malheureux parce qu’il était inutilement polémique, et puis il s’était sans doute trop fixé sur deux ou trois articles où il y avait une idéologie PCF un peu lourdingue, alors que je pense qu’il aurait fallu avoir une vision un peu plus généreuse) : le Mouvement Social se donne son objet : on s’appelle le Mouvement Social parce qu’on travaille sur le mouvement social ! Toute la question est là. Au départ, moi aussi je travaillais sur le mouvement ouvrier. Et puis après, mon travail, ça a été de se demander : qu’est-ce que ça veut dire de mettre ensemble ces deux mots « mouvement » et « ouvrier » ? Et pour une question comme cela, l’idée de neutralité axiologique, ça ne veut plus rien dire ! Parce que ça n’est pas une question d’opinion politique qu’il faudrait laisser de côté, c’est véritablement une question de politique du savoir qui se traduit dans une poétique du savoir.
La notion de consensus sur le plan politique trouve-t-elle son équivalent dans le domaine de la recherche historique ? Dans le texte collectif « Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir », les Révoltes logiques écrivaient que la division du travail universitaire aboutissait à reproduire constamment du déjà-su. Faut-il établir un rapport entre consensus politique (au sens très précis que vous lui donnez) et consensus scientifique (au sens ordinaire du terme) ?
Je pense qu’effectivement il y a quelque chose qui est commun. L’idée du consensus, c’est quoi ? C’est l’idée de l’objectivité des données. C’est l’idée qu’on peut avoir des interprétations différentes, mais que les données sont là, ce qui veut dire aussi qu’il y a une nécessité qui est là, et que l’on réagit par rapport à une objectivité qui se présente sous la forme de la nécessité. Il est clair que c’est une vision des choses qui est aussi au cœur de la pratique de l’histoire, parce que le cœur du consensus, c’est cette idée de la nécessité objective. Et cette nécessité objective, elle est toujours pensée comme une nécessité portée par le temps lui-même. Or, on peut dire que l’histoire fonctionne essentiellement par l’établissement d’une nécessité de ce genre avec deux variantes qui sont éventuellement substituables l’une à l’autre. Premièrement, la nécessité de l’évolution, celle d’un enchaînement causal : tel événement est la conséquence d’une situation, telle situation va en produire telle autre, et ainsi de suite. Il y a cette forme de nécessité comme enchaînement, souvent orienté vers une fin. Et il y a l’autre forme de nécessité historique liée non plus à la succession, mais au contraire à la contemporanéité : c’est l’idée qui est au cœur de la pensée des Annales. « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères », c’est-à-dire que tel fait, tel type de pensée, de sentiment ou de pratique ne peut exister que dans ce temps, et ne peut s’expliquer que par son temps. Effectivement, l’histoire fait fonctionner deux modèles explicatifs, qui sont ces deux modèles de la nécessité qui sont par ailleurs au cœur de la pensée consensuelle qui veut supprimer tout conflit politique au nom du principe que telle situation objective exige nécessairement telle réponse et que toute réponse inadéquate à la situation engendrera nécessairement telle ou telle catastrophe. À l’arrière-plan il y a toujours la croyance à l’inégalité des intelligences : l’idée que cette nécessité objective, il y a des gens qui sont plongés dedans et qui y sont noyés, et puis il y a des gens qui la dominent et la comprennent.
Dans ce même texte, la revue évoquait de manière critique « ce perpétuel balancement de l’histoire sociale entre l’archive des idées (l’anarchisme comme catalogue d’idées) et l’archive des faits (l’anarchisme comme collection d’individus), qui passe à chaque fois à côté de la singularité d’une idéologie, d’une lutte, d’un mouvement ». De même, dans la préface des Scènes du peuple, vous insistez sur la difficulté à joindre « deux réalités séparées l’une de l’autre : d’une part, la chronique de ces combats innombrables, mais à chaque fois refermées sur la particularité de leurs acteurs — des épingliers de Rugles aux papetiers d’Annonay ou des mineurs d’Anzin aux tondeurs de drap de Lodève… – ; de l’autre, la généralité de ces brochures et journaux ouvriers, où s’exprimait bien ce qui était cherché, une parole affirmant une identité ouvrière »54. Votre solution à ce dilemme a été de proposer « une histoire de la pensée ouvrière » qui se situerait « entre les histoires des doctrines sociales » (Marx, Fourier, Proudhon, etc.) d’une part et « les chronique de la vie ouvrière » (c’est-à-dire l’histoire de la condition ouvrière) de l’autre55. Comment, par l’écriture, réconcilier ces trois niveaux ?
Je ne me suis pas posé cette question parce que c’est la dramaturgie même des niveaux qui me paraît suspecte. Cela correspond à un projet encyclopédique où l’on veut construire une totalité avec des modes de vie — comment vit une famille ouvrière à telle époque —, des formes de combats — une grève, une insurrection —, des idées sociales, etc. La plupart des idées sociales qui sont dans les Histoires du mouvement social ont été forgées par des gens qui n’étaient pas ouvriers : Fourier n’était pas ouvrier, Saint-Simon n’était pas ouvrier, Cabet non plus. Il n’y a aucune raison de vouloir faire une histoire globale où il y ait à la fois l’histoire du logement ouvrier, les insurrections de 48 ou de la Commune, les textes de Gauny, les théorisations de Saint-Simon ou de Fourier… On fait toujours des histoires partielles. On choisit des points d’ancrage. Au fond, c’est la méthode Jacotot. Jacotot dit : apprenez quelque chose et rapportez-y tout le reste, ce qui est le contraire de la méthode normale qui dit : rapportez toute chose à tout le reste, c’est-à-dire insérez ça dans l’encyclopédie, expliquez-le, faites-le disparaître dans l’enchaînement de ses causes ! Je pense qu’on commence à toucher à quelque chose de sensible, au sens de subversif, quand on renonce au projet encyclopédique. À son encontre, j’ai essayé de suivre seulement une certaine trajectoire : qu’est-ce que deviennent des pensées qui se forment en tâtonnant dans les années 1830, comment elles traversent une époque, comment elles traversent des journaux, des associations ouvrières, des communautés utopiques, des océans… J’avais un objet et j’essayais de suivre la logique de cet objet, à savoir : il y a des gens qui essaient de sortir du type d’être ouvrier auxquels ils sont assignés, mais d’en sortir par l’affirmation d’une autre subjectivité ouvrière, d’une identité, d’une pensée, d’une aspiration ouvrière. C’était ça ma question : non pas la diffusion du saint-simonisme parmi les ouvriers, mais comment la prédication des saint-simoniens, le modèle de la communauté saint-simonienne et les thèmes qui y circulent, ça crée quelque chose autour de quoi va se former une certaine idée et pratique de l’émancipation ouvrière.
Vous avez affirmé dans un entretien pour L’Humanité que « ce que l’on a appelé le mouvement ouvrier n’était pas un mouvement de prise de conscience des intérêts historiques propres d’une classe, mais d’abord le mouvement intellectuel de ceux qui voulaient en quelque sorte franchir les barrières du monde obscur où il se trouvaient pour s’occuper non pas simplement de leurs propres affaires, mais des affaires communes »56. Pensez-vous que cette description vaut de manière plus générale pour l’histoire du mouvement ouvrier en France ?
J’ai mis en relief le paradoxe premier, à savoir que c’est un mouvement d’arrachement à un certain mode d’être ouvrier qui a créé les signifiants de l’identité ouvrière. Après ça, une fois que cette identité est constituée, les choses changent forcément. On le disait tout à l’heure à propos des années 1930, où il y a déjà toute une série de significations, de symboles, qui sont absolument établis, et qui définissent par là même les possibilités de dissidence. Pour moi, je n’ai pas prétendu décrire en général le mouvement ouvrier, j’ai essayé de pointer le paradoxe d’où naît l’idée même de mouvement ouvrier. Bien sûr, ça ne va pas couvrir l’encyclopédie de toutes les formes de mouvements, de grèves, de révoltes, d’insurrections, d’organisations ouvrières depuis les années 1830 jusqu’aux années 2020. Ça n’a pas vocation à ça, ça a vocation à donner une orientation générale à la recherche et à la narration. On a affaire à une réalité hétérogène. La question, c’est de savoir si on respecte l’hétérogénéité, ou bien si on la réduit de différentes manières. Mon idée, c’est qu’il faut respecter l’hétérogénéité, et avoir en même temps certaines lignes directrices, certaines orientations qui ne sont pas des vérités tombées du ciel ! Il m’a semblé à un moment donné que je pouvais tirer de mon matériau un certain type d’orientation sur ce qu’avait pu vouloir dire la constitution d’une identité ouvrière. Mais c’est tout ! Ce qui est important, c’est d’essayer de montrer à chaque fois qu’il y a quelque chose de plus dans l’idée de mouvement ouvrier qu’une simple lutte des ouvriers contre leurs conditions, qu’il faut toujours inclure la dimension de création d’une autre forme de monde. Et deuxièmement, au sein de ces mouvements, il y a toujours la présence d’autre chose : la République au XIXe siècle, le communisme au XXe qui n’est pas une invention proprement ouvrière mais qui donne une force d’attraction au mouvement et dont celui-ci, en retour, invente une version ouvrière. Voilà ce que je pourrais dire. Non, bien sûr, ça ne couvre pas toutes les situations. De toute façon, si on veut couvrir toutes les situations, on ne dit rien que des généralités vides.
À vous lire, il me semble qu’on peut distinguer trois séquences relativement cohérentes dans l’histoire du mouvement ouvrier français : 1830-184857, 1848-1914 (ou 1919), et enfin la période de l’après-guerre, avec ces deux grandes ruptures que serait la révolution de 1848, moment de dédoublement de l’idéal républicain et de reconfiguration de l’espérance républicaine, et la Grande Guerre, qui aboutit à une faillite d’une certaine idée de la révolution et à l’intégration du mouvement syndical à l’État. Scansion qui aurait pour critères : le rapport à la République, le rapport à l’État, et l’état de la croyance des élites militantes dans la capacité de la classe ouvrière à faire advenir un monde nouveau. Que pensez-vous d’une telle présentation ? Est-ce que cette prise de distance par rapport à l’État n’est pas ce qui singularise finalement la période 1848-1914 (même si, bien sûr, une telle orientation ne concerne pas l’ensemble des tendances du mouvement ouvrier) ? Vous semblez laisser entendre que la naissance du PCF et la nouvelle orientation de la CGT dans l’après-guerre constitue une clôture décisive dans l’histoire du mouvement ouvrier français.
Oui, en gros, une telle description serait correcte. Il y a une période où on peut dire que l’horizon de la pensée ouvrière, c’est une République élargie, une idée élargie de la République qui s’étendrait aussi au monde du travail. C’est ce qu’on voit apparaître à travers les textes rassemblés dans La Parole ouvrière. Il y a ce premier moment, et puis il y a la coupure de 1848, de juin 1848 et de la répression qui l’a suivi : il y a alors ce moment de dédoublement de la République, et l’idée que la République du travail est un monde à part, que la République du travail, ou la Sociale, c’est une forme de monde fondée sur le travail et l’échange, qui doit remplacer le monde parasitique du gouvernement politique. Ce qui n’est pas une idée uniquement ouvrière, c’est une idée qui est aussi exprimée à l’époque par des théoriciens bourgeois : l’idée d’une dissociation entre une vie autonome de la société et l’État. C’est quelque chose que Marx reprend alors entièrement à son compte. Le texte de Marx sur la Commune, sur le parasitisme étatique, s’inscrit complètement dans cette vision. Et puis il y a cette coupure de la guerre de 14 et de l’après-guerre, où il apparaît que la classe ouvrière n’a pas été à la hauteur de ce qu’elle portait comme idée d’un monde à venir. En même temps s’impose aussi l’idée que ce type d’idéal n’est plus possible dans les conditions nouvelles de l’industrie, dans le monde de l’industrie fordiste, etc. Ça se vérifie aussi avec l’adoption du modèle fordiste par Lénine : celle-ci est fondée sur l’idée que la vision d’un avenir porté par la communauté ouvrière en tant que telle n’est plus possible, que la construction de l’avenir doit passer par une direction, par une organisation qui vient d’en haut.
Sources
- Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité : Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Montrouge, Bayard, 2012, p. 53. Le compte-rendu de La Nuit des prolétaires par Michelle Perrot se trouve dans la revue Histoire de l’Éducation, n° 13, 1981. pp. 80-83.
- « The Myth of the Artisan : Critical Reflections on a Category of Social History », International Labor and Working-Class History, No. 24 (Fall, 1983), pp. 1-16, repris dans Work in France. Representations, meaning, organization and practice, éd. Steven L. Kaplan et Cynthia Koepp, Cornell University Press, 1986.
- Voir notamment les comptes rendus de Bryan Palmer, Christopher Johnson, Donald Reid, Gary Gerstle, etc. On peut voir dans ce déséquilibre le signe d’un éloignement des historiographies française et anglaise à partir du milieu des années 1980, ce qui explique que « les historiens français du monde ouvrier n’ont pas participé aux tumultueux débats provoqués par les travaux de Gareth Stedman Jones, Patrick Joyce, Neville Kirk ou Geoff Eley quant au déchiffrement de la culture ouvrière, qui ont rempli les colonnes de Social History et de History Workshop Journal (et dans une moindre mesure de Past & Present) dans les années 1990 », et que « lorsque l’équipe de l’History Workshop cherche un point de vue sur l’historiographie du monde ouvrier en France, c’est vers Jacques Rancière qu’elle se tourne ». Voir Philippe Minard, « Eric J. Hobsbawm, un parcours d’historien dans le siècle. Lectures trans-manche », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2006/5 (n° 53-4bis), pp. 5-12.
- Voir notamment le chapitre « L’histoire s’écrit » dans Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, Coll. Points, 1996, pp. 263-282 et Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Albin Michel, 1998, pp. 104-105.
- Donald Reid, L’affaire Lip, 1968-1981, Presses universitaires de Rennes, 2020.
- Lynn Hunt, « The Names of History : On the Poetics of Knowledge by Jacques Rancière and translated by Hassan Melehy with a foreword by Hayden White », Contemporary Sociology, Vol. 25, n°1, (Jan. 1996), p. 129.
- Voir notamment Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, 1993/1 (n° 27), pp. 23-39.
- Louis-Gabriel Gauny, Le Philosophe plébéien, Paris, La Fabrique, 2017 (1re éd. 1985), p. 9.
- Déborah Cohen, « Jacques Rancière et les mots de l’archive », Cahiers critiques de philosophie, 2018/2 (n°20), pp. 171-184.
- « De l’Encyclopédie au Chant des ouvriers » (sur Travailleurs et Révolutions — le concept de travail de l’Ancien Régime à 1848, de W. Sewell », La Quinzaine littéraire, n° 398, 1983, pp. 22-23. On notera que dans « The Myth of The Artisan » (section « The ruse of numbers and the ruse of words »), Rancière adresse le même reproche à ses propres travaux (notamment La Parole ouvrière).
- Jacques Rancière, Les Scènes du peuple : (Les Révoltes logiques, 1975-1985), Lyon, Horlieu, 2003, p. 11. La même idée est exprimée dans « The Myth Of The Artisan » : « In many cases, we have a tendency to interpret as collective practice or class « ethos » political statements which are in fact highly individualized. We attach too much importance to the collectivity of workers and not enough to its divisions ; we look too much at worker culture and not enough at its encounters with other cultures ». Souligné par nous.
- Jacques Rancière y fut un temps militant.
- Jacques Rancière, La méthode … op.cit., p. 52, ainsi que la postface à La Parole ouvrière, 1830-1851 : textes rassemblés et présentés, avec Alain Faure, Paris, La Fabrique Éditions, 2007 (1ère ed. 1976).
- Rancière rappelle pourtant que le titre des Révoltes logiques affirmait, à travers la référence à Rimbaud « une fidélité à cette Commune de Paris qui était l’archétype même de la révolte » (voir la préface aux Scènes du peuple, p. 10). Sur la question de l’antiféminisme ouvrier, voir également la dernière partie de l’article « « Utopistes, bourgeois et prolétaires », L’Homme et la Société, n° 37-38, 1975, pp. 87-98.
- Notamment La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981 (pp. 66-69), « The Myth of the Artisan », « Le Prolétaire et son double ou Le philosophe inconnu ». Ce dernier texte, reproduit dans Les Scènes du peuple, est la transcription de l’exposé de soutenance de thèse de Rancière. Voir aussi le débat collectif avec Alain Cottereau dans le numéro 12 des Révoltes logiques.
- Rancière s’appuie ici sur la Biographie de l’auteur du Livre du compagnonnage, au sujet duquel il pose dans « The Myth of The Artisan » la question suivante : « If he takes up his pen to sing the glories of the work of the compagnons and to rebuke them for their quarrels, is it not also in order to escape this « glorious » work himself ? One is tempted to say yes, especially in light of his Biographie de l’auteur du Livre du compagnonnage which is rather like the dark side of his two famous books. In it, the methodical accounting he presents of the splinters that have entered his body, the falling wood that has injured him, the lung diseases caught breathing sawdust and, finally, his suicidal thoughts, all of this allows us to see the hatred he felt for this work, whose hero and eulogist he has come to be in the eyes of posterity ».
- On retrouve le même genre d’incertitudes dans le court article intitulé « L’Or du Sacramento » (inclus dans Les Scènes du peuple), dans lequel l’Amérique des chercheurs d’or semble se confondre avec celle des militants icariens.
- Voir l’article « Les maillons de la chaîne. Prolétaires et dictatures » dans Les Scènes du peuple.
- Lydia Elhadad et Geneviève Fraisse, « ‘L’affranchissement de notre sexe’ : À propos des textes de Claire Démar réédités par Valentin Pelosse ». Les Révoltes logiques, Paris, n° 2, pp. 105-120, printemps-été 1976.
- Voir Jacques Rancière, « Une femme encombrante (à propos de Suzanne Voilquin) » et Geneviève Fraisse, « Des femmes présentes », Les Révoltes logiques, nos 8/9, hiver 1979.
- Jean Ruffet, « La liquidation des instituteurs-artisans », Révoltes logiques, n° 3, Automne 1976, pp. 61-76.
- « Au Sublime ouvrier. Entretien avec Alain Cottereau », Révoltes logiques, n°12, Été 1980, pp. 31-45. Sur le Sublime de Denis Poulot, voir aussi « The Myth of The Artisan ».
- Ibid., pages 35 et 38. Sur la question de la vie privée, cette stratégie d’Alain Cottereau se comprend facilement ; il s’agit de ne pas valider la perception bourgeoise des rapports de genre au sein des ménages prolétariens faisant de la femme la « martyre » de l’ouvrier. Selon Rancière, cette stratégie n’est toutefois elle-même pas sans difficultés (voir sa question à Cottereau à la page 35 du numéro 12).
- « La Bergère au Goulag », repris dans Les Scènes du peuple… op.cit., pp. 323-325.
- Dans le premier numéro (hiver 1975), et dans le numéro 14-15 (été 1981).
- Sur Maurice Lime, voir la notice biographique du Maitron.
- Voir dernièrement Jacques Rancière, « Le peuple est une construction », entretien paru dans le n°3 de la revue Ballast, 2017.
- Voir les articles des Révoltes logiques « En allant à l’expo : l’ouvrier, sa femme et les machines », « De Pelloutier à Hitler : syndicalisme et collaboration », regroupés dans les Scènes du peuple. Sur le bonapartisme ouvrier, voir l’allusion au cas de Savinien Lapointe dans La Parole ouvrière … op.cit., pp. 157-158.
- Voir L’Anti-Œdipe — Capitalisme et schizophrénie, en collaboration avec Félix Guattari, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1972, pp. 38-39. Le thème de la « servitude volontaire » remis au goût du jour par Deleuze est l’objet de critiques rapides mais claires de la part de Rancière dans ses travaux historiques : voir la préface aux Scènes du peuple, ainsi que les articles « De Pelloutier à Hitler : syndicalisme et collaboration » et « La bergère au Goulag ».
- Par exemple sur les partisans de Trump : « On invoque toujours le rôle des fake news, mais ceux qui y adhèrent ne le font pas par ignorance ; ils ne le font pas, comme on le dit toujours, parce qu’ils sont des pauvres types perdus et sans repères ; ils le font parce ça leur fait plaisir de les entendre, parce qu’ils ont envie que ce qu’elles disent soit vrai et qu’ils partagent en les accréditant le sentiment d’appartenir, si misérables soient-ils, à une communauté supérieure », dans « Un conflit de mondes plutôt qu’un conflit de forces ». Entretien avec Jacques Rancière, Contretemps, 19 juin 2023. Même commentaire de Rancière sur les négationnistes : « […] le négationnisme est tout le contraire d’un scepticisme affirmant l’indiscernabilité entre réalité et fiction. Ses arguments reposent sur une vision ultradogmatique de l’histoire selon laquelle la ‘différence’ nazie ne peut pas exister au sein du capitalisme. Et ils ne sont crus que par ceux qui ont intérêt ou plaisir à les croire — les mêmes qui croient aux Protocoles des sages de Sion — pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la certitude ou l’incertitude des méthodes historiques » (« De la vérité des récits au partage des âmes », Critique, 2011/6, n° 769-770, p. 476). Souligné par nous.
- Voir notamment « The Myth of the Artisan » et « “le social” : the lost tradition in French labour history », in Raphael Samuel (ed.), People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge, 1981, pp. 267-272.
- Jean Chesneaux, Du passé, faisons table rase ? À propos de l’histoire et des historiens, Maspero, 1976.
- Maurice Agulhon, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851, Paris-La Haye, Mouton, 1970.
- Notons que des historiens lui ont parfois rendu la pareille. Voici la manière dont les Annales commentent en 1977 la troisième livraison de la revue Les Révoltes logiques : « Des analyses solidement marquées du sceau de l’idéologie qui ont parfois le charme de la bande-dessinée, mais un goût très sain du document et de bonnes pistes de recherches, sur le travail des enfants au XIXe siècle et les instituteurs-artisans face à la politique de Guizot ». Annales, Économie, Sociétés, Civilisations, année 1977, volume 32, p. 4.
- Sur la réception de Thompson en France, voir Michel Rapoport, « Quand les cultural studies traversent la Manche. Richard Hoggart, Edward Palmer Thompson et la réception de leurs œuvres dans les revues françaises », in Françoise Albertini, Nicolas Pélissier (dir.), Les sciences de l’information et de la communication à la rencontre des cultural studies, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 77, ainsi que la préface de François Jarrige (« Edward P. Thompson, l’historien radical ») à l’édition française de La Formation de la classe ouvrière anglaise. Notons également que Thompson et Rancière se rapprochent par une critique commune de l’althussérisme. Voir Jacques Rancière, La leçon d’Althusser, Paris, La Fabrique, 2011 (1re éd. 1975) et Edward P. Thompson, The Poverty of Theory and Other Essays, Londres, Merlin Press, 1978.
- Éliane Le Port revient sur ce dernier cas dans l’introduction de son beau livre sur le témoignage ouvrier dans l’après-guerre : Éliane Le Port, Écrire sa vie, devenir auteur. Le témoignage ouvrier depuis 1945 Paris, Éd. de l’EHESS, coll. En temps & lieux, 2021, pp. 11-14.
- C’est ce que Rancière suggère dans La Nuit des prolétaires … op.cit. (p. 29), en s’appuyant sur cette citation d’un article de Gauny publié dans La Ruche Populaire : « Il est des infortunes si nobles et si bien chantées qu’elles resplendissent dans le ciel de l’imagination comme des astres apocalyptiques dont les flammes font oublier nos roturières douleurs, qui, perdues dans les ravins du monde, ne semblent plus que des points fallacieux. Child-Harold, Oberman, René, avouez-nous franchement le parfum de vos angoisses. Répondez. N’étiez-vous pas heureux dans vos belles mélancolies ? »
- Le Philosophe plébéien, … op.cit. p 15. Jacques Rancière souligne dans l’ouvrage le rapport complexe de Gauny à l’hellénisme. Voir aussi ce commentaire à la page 181 : pour Gauny, « le réseau militant est d’abord société d’amis, école mutuelle où s’opère le partage des initiations ».
- Sur ce thème, voir Frank Paul Bowman, Le Christ des barricades, 1789-1848, Ed. du Cerf, 1987, 364 p. Sur le rapport de Gauny au christianisme, voir La Nuit des prolétaires… op.cit., pp. 128-129.
- De même, dans sa préface à L’Eternité par les Astres de Blanqui, Rancière écrit : « Quoi qu’en disent les théoriciens pressés de la ‘sécularisation’, les penseurs de la transformation radicale se gardent de transférer au progrès historique les promesses du salut religieux » (« Préface » à L’éternité par les astres de Auguste Blanqui, Les impressions nouvelles, 2012, p. 12).
- Ajoutons que Rancière aborde également ce point lorsqu’il évoque le rôle des militants chrétiens dans la lutte des ouvrières et ouvriers de Lip (voir le texte « La Bergère au Goulag », dans Les Scènes du peuple, … op.cit., p. 328).
- « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », dans Les Sauvages dans la cité : auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Jean Borreil (dir.), Paris, Champ Vallon, 1985, coll. « Milieux », pp. 34-53. Ce texte a été repris dans Les Scènes du peuple.
- Voir La Nuit des prolétaires, … op.cit., pp. 94-95.
- « L’accumulation des répressions, le manque d’instruction, d’argent et de liberté limitent ceux qui peuvent écrire, être imprimés et diffusés à une petite élite de militants, avant-gardes ou marges de leur classe, bénéficiant d’arrières politiques ou d’appuis littéraires » (La Parole ouvrière… op.cit., p. 16).
- Voir également ce passage de l’article « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé (1830-1848) », Tumultes, n°20, « Révolution, entre tradition et horizon », mai 2003, p. 59 : « L’émancipé n’est pas d’abord quelqu’un qui milite pour une cause, il est d’abord quelqu’un qui change sa manière d’être, qui opère une stylisation de sa conduite ». Cf. aussi ce passage dans La Méthode de l’égalité, … op.cit., pp 208-209 : « On sait à quel point le mouvement anarchiste ouvrier a pu être lié à toute une série de mouvements naturistes, gymnastiques. Je pense qu’il y a toute une tradition du travail sur soi comme partie intégrante d’un travail d’émancipation que j’ai essayé d’exhiber par rapport à toutes les dimensions collectives ».
- Cf. Jacques Julliard, « Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe », Le Mouvement social, n°75, « Non-Conformistes » des Années 90 (Avril-Juin, 1971), pp. 3-32.
- Élitisme moral et intellectuel que l’on retrouve de Corbon à Merrheim comme Rancière le rappelle dans sa réponse dans le débat autour de « The Myth of The Artisan » (« A Reply », International Labor and Working-Class History, Spring, 1984, No. 25 (Spring, 1984), pp. 42-46).
- Voir La Parole ouvrière… op.cit. (p. 11), Les Scènes du peuple… op.cit. (p. 128) ou encore l’article « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé ».
- Jacques Rancière, « De Pelloutier à Hitler. Syndicalisme et collaboration », Révoltes logiques, n°4, hiver 1977. Voir également à ce sujet l’entretien « Déconstruire la logique égalitaire » in Et tant pis pour les gens fatigués : Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, pp. 646-647.
- Jacques Rancière, « Une femme encombrante (à propos de Suzanne Voilquin) », Les Révoltes logiques, nos 8/9, hiver 1979.
- Collectif Révoltes logiques, « Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir », Le Mouvement social, n°100, 1977, pp. 21-30. Sur les Révoltes logiques, voir les travaux de Vincent Chambarlhac et notamment l’article « ‘Nous aurons la philosophie féroce’. Les Révoltes logiques, 1975-1981 », La Revue des revues, 2013/1 N° 49, pp. 30-43.
- L’article dénonce notamment ce qu’il appelle « la prétention d’exterritorialité de la pratique universitaire ». L’on retrouve ce thème, mais appliqué à l’histoire de la sociologie en France, dans l’article « L’éthique de la sociologie » (repris dans Les Scènes du peuple).
- Geneviève Fraisse, « Les femmes libres de 1848 : Moralisme et féminisme », Les Révoltes logiques, n°1, Hiver 1975, pp. 23-50.
- Voir la préface des Scènes du peuple … op.cit., p. 22.
- Voir La Parole ouvrière … op.cit., pp. 16-17.
- Et tant pis pour les gens fatigués … op.cit., p. 116.
- Rancière insiste toutefois sur le fait que 1830 ne constitue pas un commencement (voir La Parole ouvrière … op. cit., p. 8).