Le débat sur ce que recouvre la sécurité économique — autrement dit, ce qui doit y être inclus ou exclu — est loin d’être clos. Les acteurs mondiaux, à commencer par l’Union européenne, évitent en effet de fournir une définition de la sécurité économique, et préfèrent alimenter leur stratégie en la matière avec des mesures et dispositions, nouvelles ou anciennes. La stratégie de sécurité économique de l’Union a ainsi envoyé des signaux forts sur l’ampleur prise par son concept de sécurité économique, sans pour autant le définir. Les trois piliers, que constituent la promotion (promote), la protection (protect) et le partenariat (partnership), englobent un large éventail de politiques de l’Union. D’une part, cela garantit une flexibilité et une coordination plus aisée avec des partenaires, comme ceux du G7. D’autre part, cela crée une situation inconfortable où tout peut relever de la sécurité économique.
C’est le cas des instruments de défense commerciale appliqués à des secteurs de l’industrie qui n’ont aucun lien avec la sécurité, comme dans le cas de l’enquête lancée par la Commission européenne sur les véhicules électriques à batterie chinois. Ce ne sont pas des objets militaires ou à double usage, et en tant que tels, ils ne comportent pas l’élément de sécurité nécessaire pour que l’enquête s’inscrive dans un programme de sécurité économique. À moins que la sauvegarde de la prospérité ne fasse partie de la stratégie de sécurité économique, ce qui n’est pas encore tout à fait clair. Certes, la notion de prospérité est mentionnée dans l’introduction de la stratégie européenne, ainsi que celles de souveraineté et de sécurité : tous sont des concepts que l’Union doit sauvegarder. Cependant, le risque d’atteinte à sa prospérité ne figure pas sur la liste des quatre risques qui devraient être évalués dans la stratégie de sécurité économique de l’Union, ce qui ne contribue pas à éclaircir son statut. En théorie, le statut incertain de la prospérité constitue un compromis confortable pour éviter une politique de sécurité économique excessivement axée sur la sécurité ainsi qu’une évolution protectionniste. Dans la pratique, le manque de clarté laisse non seulement l’observateur perplexe, mais il n’empêche pas réellement l’un ou l’autre des extrêmes. Seule une meilleure définition du rôle de la prospérité dans la sécurité économique peut éviter les extrêmes.
Garantir la sécurité économique
Les instruments de défense commerciale font partie des outils officiellement mentionnés dans la stratégie de sécurité économique de l’Union. Sur le papier, il n’y a pas de meilleur candidat pour alimenter une stratégie de sécurité économique que les instruments visant à défendre l’industrie européenne contre les pratiques déloyales des acteurs étrangers. De plus, la réforme de 2017 permet aux instruments de défense commerciale de l’Union d’avoir des objectifs stratégiques. Cependant, il est clair que tous les secteurs pour lesquels ils ont pu, ou pourraient, être utilisés ne posent pas forcément de risques en matière de sécurité.
La stratégie de sécurité économique de l’Union identifie quatre risques auxquels elle cherche à répondre : sur la résilience des chaînes d’approvisionnement, y compris la sécurité énergétique ; sur la sécurité physique et cybernétique des infrastructures critiques ; sur la sécurité technologique — notamment celui de fuites ; sur l’instrumentalisation des dépendances ou de la coercition économiques. Ni le risque pour la prospérité ni le risque de préjudice pour l’industrie européenne résultant de pratiques commerciales déloyales — l’objectif principal des instruments de défense commerciale — ne sont mentionnés.
Le texte de la stratégie répertorie explicitement les instruments de défense qui permettent de répondre au quatrième risque, dans le but de garantir une concurrence équitable : « Les dépendances stratégiques, qui peuvent donner lieu à des risques pour la sécurité économique, peuvent être exacerbées par des politiques et des pratiques non marchandes utilisées par des pays tiers qui faussent les règles du jeu. La Commission fera un usage rigoureux des instruments de défense commerciale pour lutter contre ces politiques et pratiques déloyales et est prête à déployer le règlement sur les subventions étrangères pour garantir des conditions de concurrence équitables avec le marché unique. »
Le recours aux instruments de défense commerciale est donc étroitement lié, dans la stratégie européenne, à la réduction des dépendances. Ainsi, le texte suggère que les enquêtes de la Commission font partie de la stratégie de sécurité économique non seulement lorsque leurs cibles sont des matériels de guerre ou des biens à double usage, mais également lorsqu’ils contribuent à prévenir une situation susceptible d’exacerber le risque de coercition économique vis-à-vis de l’Union européenne. À cet égard, la récente procédure engagée contre les nouveaux véhicules électriques à batterie importés de Chine est un exemple à suivre de près.
Une enquête sur les véhicules électriques chinois
Le 4 octobre, la Commission européenne a ouvert une enquête contre les importations de véhicules électriques à batterie en provenance de la République populaire de Chine. Pour ce faire, la Commission a inhabituellement déclenché une enquête de sa propre initiative plutôt que suite à une demande de l’industrie. La décision d’ouvrir une telle enquête est décrite par la Commission elle-même comme étant provoquée par des « circonstances particulières » et par le fait que la Commission dispose « de preuves suffisantes [..] de subvention, de menace de préjudice et de lien de causalité requis pour l’ouverture d’une enquête antisubventions ».
La Commission n’a pas eu recours au nouveau règlement sur les subventions étrangères, mais à la procédure antisubventions plus traditionnelle dans le cadre des instruments de défense commerciale de l’Union. L’enquête a deux objectifs principaux : d’abord évaluer s’il s’agit d’un cas de subvention ; et dans le cas où ce serait le cas, se demander si celle-ci cause un préjudice à l’Union. L’enquête suivra ces deux étapes afin de déterminer s’il existe un préjudice économique aux producteurs de véhicules électriques de l’Union.
Si la réponse aux deux questions est oui, l’Union évaluera quel serait l’impact de l’imposition de mesures « sur les importateurs, les utilisateurs et les consommateurs de véhicules électriques à batterie » européens et elle décidera ensuite d’imposer ou non des mesures compensatoires. Les droits antisubventions sont généralement inférieurs aux droits antidumping. Les estimations suggèrent que le prix des véhicules électriques chinois est 20 % inférieur à celui des européens et la Commission pourrait chercher à égaler ce chiffre en imposant des droits de douane d’environ 10 %, qui s’ajouteraient aux droits de douane existants de 10 % sur les véhicules électriques importés.
Deux éléments de l’avis nécessitent une attention plus poussée. Le premier est le libellé consacré aux éléments de preuve dont dispose la Commission concernant une « augmentation imminente et substantielle » du nombre de véhicules électriques originaires de Chine. L’Union ouvre donc cette enquête non seulement pour répondre à l’augmentation de la part de marché des véhicules électriques chinois, mais également pour empêcher une nouvelle expansion (imminente) de cette part de marché. La prévention d’un risque qui ne s’est pas encore concrétisé est une approche nouvelle pour l’Union qui a tiré les leçons du passé, et en particulier du sort de l’industrie des panneaux photovoltaïques. Dans cette approche se dessine un lien indéniable entre l’enquête en cours et l’approche adoptée pour les questions de sécurité économique, qui donne une place importante à la prévention des risques. Le deuxième est le fait que la Commission a le droit d’enquêter sur d’autres subventions qui pourraient apparaître au cours de l’enquête, ce qui suggère que l’Union adopte une approche plus globale du préjudice que les subventions étrangères lui causent et qu’elle pourrait élargir les éléments évalués si l’enquête révèle d’autres subventions « pertinentes ».
Mais est-ce suffisant pour affirmer que l’affaire impliquant les véhicules électriques chinois fait partie de l’agenda de sécurité économique de l’Union ?
L’enquête sur les véhicules électriques chinois fait-elle partie de la politique de sécurité économique de l’Union ?
Il est intéressant de noter que l’affaire a été rapidement qualifiée par les commentateurs de mesure de sécurité économique de l’Union. Cependant, ce terme n’apparaît pas une seule fois dans l’avis d’ouverture de l’enquête.
Dans une conception stricte de la sécurité économique, les instruments de défense commerciale ne participent de la stratégie uniquement s’ils sont utilisés pour gérer le risque d’une instrumentalisation de l’économie ou lorsqu’ils concernent des industries et des produits ayant des applications militaires ou à double usage. Le deuxième point est exclu dans le cas des véhicules électriques. Et l’avis de la Commission ne fait pas mention d’un quelconque risque d’instrumentalisation de l’industrie des véhicules électriques par la Chine. Ce sont les distorsions du marché causées par les subventions qui sont présentées comme la principale raison du déclenchement de l’affaire.
Adopter une telle définition conduit à exclure cette enquête de la politique de sécurité économique de l’Union, ce qui est, nous l’avons vu, difficilement envisageable. Mais tout change si le risque pour la prospérité économique de l’Union est considéré comme l’un des principes moteurs de sa stratégie de sécurité économique.
La prospérité économique fait partie de la sécurité économique de l’Union
La stratégie de sécurité économique de l’Union ne cite dans son introduction qu’une seule fois la prospérité, ainsi que la souveraineté et la sécurité, comme éléments que l’Union devrait sauvegarder. L’avis d’ouverture de l’enquête sur les véhicules électriques chinois cite comme motif des éléments de preuve suggérant qu’il existe des subventions aux véhicules électriques chinois et que la poursuite de leurs importations dans l’Union pourrait « avoir un impact négatif sur la situation économique de l’industrie de l’Union ». Le fait que la prospérité de l’économie européenne soit la préoccupation ultime de l’adoption des instruments de défense commerciale n’est pas inhabituel et cela est en fait conforme aux utilisations passées de cet instrument par la Commission. Ce qui est nouveau, c’est que l’utilisation des instruments de défense commerciale comme moyen de protéger la prospérité de l’Union contre les pratiques déloyales est considérée par des tiers et, selon toute vraisemblance, par certains au sein de la Commission elle-même, comme faisant partie de la stratégie de sécurité économique européenne. Dans le même temps, cela élargit la stratégie de sécurité économique de l’Union pour y inclure la prospérité tout en élevant l’utilisation des instruments de défense commerciale dans n’importe quelle industrie au rang de moyen permettant de lutter contre les distorsions injustes et illégales du marché et de rétablir des conditions de concurrence équitables.
L’inclusion des instrument dans l’arsenal de la politique de sécurité économique est peut-être inévitable, mais elle a des implications géopolitiques
Avant la publication de la stratégie de sécurité économique, les instruments de défense commerciale auraient été répertoriés comme des mesures visant à uniformiser les règles du jeu plutôt que comme des mesures de sécurité économique, étiquette réservée aux instruments comportant une visée sécuritaire plus claire comme le contrôle des investissements étrangers et le contrôle des exportations, mais depuis la publication de la stratégie, l’identité des instruments de défense commerciale a quelque peu changé.
Le fait que l’enquête sur les véhicules électriques chinois ait été immédiatement interprétée comme faisant partie de la stratégie de sécurité économique en est la preuve. Et même si en théorie cela ne change rien par rapport aux précédentes enquêtes antisubventions, c’est à une véritable transformation que l’on assiste. Le premier changement est lié au déclencheur. La Commission européenne a fait preuve d’une initiative inhabituelle en rassemblant les informations nécessaires pour déclencher l’affaire de sa propre initiative, alors que normalement l’industrie aurait demandé à la Commission d’ouvrir une enquête similaire. Une telle nécessité d’agir pour améliorer la compétitivité de l’Union en s’attaquant aux pratiques déloyales découle d’une évaluation autonome de la Commission. Certains acteurs de l’industrie européenne ont même exprimé leur désaccord avec la décision, en particulier les constructeurs automobiles allemands, qui ont peur de futures représailles chinoises. Le deuxième changement est l’approche préventive adoptée par la Commission européenne. Plutôt que de répondre (uniquement) au problème actuel de la croissance des parts de marché obtenues grâce à des subventions injustes, la Commission cherche également à éviter la dégradation de la situation dans un avenir proche. L’affaire vise à améliorer la compétitivité de l’Union dans un secteur jugé important non seulement pour le présent mais encore plus pour l’avenir de l’Union.
Le manque de clarté persistant sur ce que recouvre la sécurité économique et ce qu’elle ne recouvre pas risque de transformer l’ensemble de la politique européenne en la matière sous l’effet d’une dynamique de sursécurisation de toutes les interactions économiques qui désavantageraient l’Union, y compris dans les domaines où la dimension sécuritaire est illusoire. Le cas des véhicules électriques chinois est un exemple parfait d’un cas qui nécessite l’application d’instruments de défense commerciale mais qui ne relèverait normalement pas de la sécurité économique dans la mesure où le sujet de l’enquête n’a pas d’application militaire directe ou à double usage et ne fait pas l’objet de mesure d’instrumentalisation économique. Toutefois, si la perte de prospérité est l’un des risques que la stratégie de sécurité économique cherche à traiter officiellement, alors cela pourrait changer.
Si l’objectif est d’éviter les évolutions protectionnistes et une approche schizophrène de la sécurité économique, tout en tenant compte de la situation existante, la prospérité doit faire partie intégrante de l’agenda de sécurité économique de l’Union.