C’est dans un train, qui filait à travers la campagne normande, que j’ai appris la nouvelle du décès d’Emmanuel Le Roy Ladurie. Nous étions sans doute tout près de son lieu de naissance, les Moutiers-en-Cinglais. Grande émotion. Le paysage, bocage éternel troué par la ligne de chemin de fer, détrempé par les récentes intempéries, disparut aussitôt. Avec Le Roy Ladurie, c’est un monde qui s’éloigne, une silhouette unique. Mais les objets nouveaux qu’il a fait entrer dans le champ des études historiques demeureront. Car cette façon de faire de l’histoire n’appartenait qu’à lui, qui fut un des historiens les plus originaux et créatifs de sa génération, et bien au-delà : un « nouveau Michelet », a-t-on pu dire. Mais pourquoi et à qui le comparer ? Cette originalité a permis, et le geste inaugural ne s’oubliera pas, d’élargir considérablement le « territoire de l’historien ». Le climat est, à mes yeux, le premier de ces nouveaux objets. Et c’est par ce biais que j’entre dans son monde.
Aujourd’hui je repense à cet autre paysage, dans le magnifique passage qui clôt l’introduction à l’Histoire du climat depuis l’an mil : « Forêts, vendanges et glaciers furent aux points de départ de mon enquête […]. Progressivement, une perspective large, dont ce livre découle, s’imposait à moi : celle d’un climat à étudier historiquement pour lui-même, et non plus seulement dans ses incidences humaines ou écologiques […]. Je découvrais […] un paysage étrange. Ce paysage climatique paraissait presque immobile ; il était néanmoins animé de lentes fluctuations, perceptibles quand on les mesurait sur plusieurs siècles. Celles-ci, sans doute, étaient de faible amplitude ; et, de ce fait, elles importaient assez peu à l’évolution proprement humaine ».
Outre la beauté de ce texte, où la subjectivité affleure alors même que le propos est de faire passer l’humain au second plan, c’est la nouveauté de la démarche qui nous frappe. Neuve, au regard des objets historiques alors en usage dans l’université, histoires de rois, de diocèses, de grandes figures ou de petites localités. Il ne s’agit pas de nier l’importance de cette façon, qui peut paraître démodée lorsqu’on a lu l’œuvre de Le Roy Ladurie, car elle perdure, a donné et donne des travaux essentiels. Il s’agit de prendre la mesure de l’ampleur du paysage ouvert par Le Roy Ladurie. Sous l’influence de l’école des Annales, l’histoire, que l’on a pu appeler alors « nouvelle histoire » — expression dans laquelle ni lui ni les historiens de même école ne se reconnaissaient —, s’ouvrait à d’autres dimensions, à d’autres disciplines (anthropologie, ethnologie, géographie…), d’autres méthodes (quantitatives notamment, mais aussi enquêtes minutieuses dans les archives et sur le terrain). Le Roy Ladurie le dit plus loin : il faut se garder de « l’anthropomorphisme naïf » qui conduit à expliquer par le climat telle migration, telle crise. Deux questions peuvent être posées, deux problèmes épistémologiques, quant à cette démarche : la première est celle de la place de l’humain, puisque refus de l’anthropomorphisme ne signifie pas éviction de l’humain ; la seconde est celle du devenir, fortune et avenir, de cette lecture, de cette « histoire immobile », à l’heure où le réchauffement climatique est au centre de toutes les préoccupations. L’emballement de la machine climatique est-elle compatible avec la démarche ouverte en 1967 (mais le climat est présent dès les années 50 dans les travaux de Le Roy Ladurie) ?
Pour la première question, il faut se replacer dans le contexte des années 1960, avec la nouveauté que représentaient les travaux de l’Ecole des Annales et leur parenté avec ceux par exemple d’un Michel Foucault, qui fut collègue de Le Roy Ladurie au Collège de France, et d’une façon plus générale l’expansion des sciences humaines. Refuser l’anthropomorphisme naïf n’interdit pas la démarche anthropologique. Certes, celle-ci n’est pas au cœur de l’histoire du climat à la Le Roy Ladurie – il est d’ailleurs le fondateur de cette discipline, préférant cette expression à celle de climatologie historique, et le concept de climat à celui d’environnement. Mais la lecture anthropologique, très présente dans les années 1970, apparaît dans la fameuse « anthropologie du conscrit français » puis celle « des conscrits français », travaux écrits, c’est significatif, avec des collègues de l’Ecole Pratique des Hautes études et de l’EHESS ; l’anthropologie, l’ethnologie aussi, seront au cœur du Carnaval de Romans (1979) qui, à partir du récit de la nuit d’émeute et de vengeances lors du mercredi des Cendres 1580, éclaire la violence du poids de l’impôt sur une cité. Le fameux Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, paru en 1975 et best-seller inégalé du livre d’histoire en France, quand même il s’agit d’une reconstitution romancée, relève de cette démarche anthropologique et ethnographique.
Quant à la deuxième question, celle du devenir du geste inaugural de 1967, qu’il convient d’associer au concept d’« histoire immobile », titre de la leçon inaugurale de Le Roy Ladurie au Collège de France (1973, publiée dans la revue des Annales l’année suivante), elle invite nécessairement, et paradoxalement sans doute, à considérer dans la durée la pensée du maître. En réalité, l’historien a, au fil des années et des principaux livres d’histoire du climat qui ont suivi, réintroduit l’humain : le titre de la somme en trois volumes Histoire humaine et comparée du climat (2004, 2006, 2009), en dit assez.
Réintroduire l’humain revient aussi à décrire non plus un paysage « presque immobile », mais des événements qui ont eu un impact sur la vie des sociétés : parmi ceux-ci, les événements météorologiques des mois qui précèdent la Révolution française ou les effets des grandes éruptions volcaniques sur la production agricole (Laki en 1783, Tambora en 1815 suivie de « l’année sans été »). On retrouvera ici l’historien du monde rural, celui auquel il appartient, et il le revendiquera toujours plus au fil des ans, par sa famille issue de la grande bourgeoisie rurale normande. On retrouvera ici également l’historien des crises de subsistance, mais aussi des émeutes ouvrières urbaines : c’est lui qui me fit découvrir, par exemple, EP Thomson et le luddisme. Il faut le dire : si Le Roy Ladurie a rompu avec le parti communiste dès 1956, et s’il n’aimait pas qu’on lui rappelle ses premiers engagements politiques, il resta fidèle, dit-il et c’est sensible, au marxisme sur le plan méthodologique. Dans un de ses derniers ouvrages d’historien du climat, paru en 2011, Les Fluctuations du climat de l’an mil à aujourd’hui, ce n’est plus la longue durée mais précisément les fluctuations fines qui scandent la chronologie climatique, encadrée toujours par les grandes périodes auxquelles il resta méthodologiquement attaché (Petit Optimum médiéval, Petit âge glaciaire…).
Restent les questions les plus délicates : a-t-il perçu la nouvelle donne climatique, celle du réchauffement d’origine anthropique, et ses conséquences ? Il est vrai que dans l’Histoire du climat depuis l’an mil, les mots d’« amélioration » ou de « dégradation»du climat désignent pratiquement l’inverse de ce que nous entendons désormais : le mauvais, c’est alors le froid, les « grands hivers » et leurs conséquences sur les récoltes, les subsistances et, partant, sur la vie des populations. Comment ne pas le suivre ? Le Roy Ladurie tenait en haute estime Marcel Lachiver et son livre essentiel, Les Années de misère. La famine au temps du Grand roi. Mais s’il n’a jamais, je crois, utilisé le terme d’anthropocène, il a très vite perçu les dangers de ce qu’il a appelé « le réchauffement récent ». La postface de l’édition de 1983 de l’Histoire du climat depuis l’an mil se présente comme le compte rendu d’un travail du grand historien du climat britannique, Hubert Lamb. C’est là que Le Roy Ladurie parle de l’« écrasant»effet de serre : « Une vue apocalyptique prévoit, écrit-il, si l’industrie “réchauffante” continue ses “méfaits”, notre passage général dans quelques siècles vers un climat tropical tel qu’à l’âge tertiaire, avec disparition de la calotte glaciaire arctique et montée corrélative des mers ; celles-ci submergeront alors les grandes plaines et nombre de villes et de capitales ». Dans quelques siècles ? Nous y voilà presque.
Faut-il en rester à cette vue apocalyptique, qu’en pensait le « dernier » Le Roy Ladurie ? Il n’est plus là pour en débattre, comme il aimait le faire. Et pas seulement avec ses pairs, ses collègues historiens. Le débat, il le pratiquait en toute occasion : dans les médias qui l’accueillaient toujours à bras ouverts, pour sa vivacité, sa perspicacité et son humour ; et dans les séminaires, les colloques, les échanges extra-universitaires aussi, avec les autres « disciplines » — le mot ne pouvait lui plaire — : avec, par exemple, les littéraires dont je suis.
« Le procédé du soleil et des saisons est tout changé » : cette phrase de la marquise de Sévigné, il aimait à la citer.